Victor Hugo et l’Académie française. Séance publique annuelle

Le 6 décembre 2001

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Victor Hugo et l’Académie française

 

 

Madame, Messieurs,

Ce siècle aura deux ans. Il marquera le bicentenaire de la naissance de Hugo. Qu’il soit permis à l’Académie, et à celle qui après lui occupe le quatorzième fauteuil, d’ouvrir l’ère des célébrations.

« Jeune fille, ouvre-moi. Voici la nuit, j’ai peur

La nuit qui peuplant l’air de figures livides

Donne aux âmes des morts des robes de vapeur. »

Ces « robes de vapeur », placées à la fin de la première strophe du poème Le Sylphe, firent bondir le critique littéraire du Journal des débats. Il s’en prit violemment à l’auteur pour avoir ainsi mêlé en une seule locution le concret et l’abstrait : « M. Victor Hugo désavoue formellement la dénomination de romantique donnée à la nouvelle école, écrit-il, mais il montre une grande tendance vers la chose. »

En 1824, lorsque éclate cette querelle, le jeune poète de vingt-deux ans est dans une position ambiguë. Il incarne déjà pour le public le romantisme, même s’il récuse encore l’opposition entre classiques et romantiques. L’Académie française, pour sa part, constate avec perplexité, voire hostilité, le prestige grandissant de jeunes écrivains qui bousculent la tradition qu’elle représente encore, celle d’une littérature dominée par la précision et la clarté. Dans sa séance publique d’avril 1824, elle va condamner le romantisme par la voix de Louis-Simon Auger. Si elle accueille la même année le poète romantique Alexandre Soumet, il doit payer son élection du sacrifice de sa revue, La Muse française. À son ami Victor Hugo, peu enclin à accepter ce marché, Soumet avoue : « Je prends de l’âge, je voudrais être de l’Académie… »

Mais en peu d’années le romantisme triomphe auprès du public. La préface de Cromwell — dont Théophile Gautier a dit : « elle rayonnait à nos yeux comme les tables de la loi sur le Sinaï » — en est le drapeau. À moins de trente ans, Victor Hugo est devenu le chef de file du mouvement. La bataille d’Hernani, gagnée par ses fidèles, et non par la claque professionnelle en usage en ces temps-là dans les théâtres, va assurer définitivement sa position prééminente auprès de la jeunesse et d’une partie de l’opinion. Le moment ne serait-il pas venu d’ouvrir au romantisme la citadelle des classiques : l’Académie ? Ses amis en sont convaincus, et d’abord Lamartine, membre de l’Académie depuis 1829, qui souhaite passionnément y être rejoint par Victor Hugo.

À l’heure de la décision, comment Hugo ne se souviendrait-il pas de ses premiers pas à l’Académie ? de l’entrée qu’y fit en 1817 l’enfant sublime ?

Il avait alors tout juste quinze ans. L’Académie avait donné pour sujet de prix de poésie : « Le bonheur que procure l’étude dans toutes les situations de la vie. » Pensionnaire et malheureux de l’être, ayant appris l’existence du concours un mois avant la clôture des inscriptions, le jeune Hugo avait décidé de s’y présenter. Il composa un poème de trois cent vingt vers, assez académique certes, pas toujours adroit, mais où soudain, au détour d’un hémistiche, il avouait son âge :

« Moi qui toujours fuyant les cités et les cours

De trois lustres à peine ai vu finir le cours. »

L’Académie fut émue par la grâce de ces strophes et par l’âge du poète. Dans sa séance publique du 25 août 1817, son Secrétaire perpétuel, François Raynouard, lut quelques vers du poème du « numéro 15 » sous lequel Hugo s’était inscrit, « avec tant de charme, écrit ce dernier, qu’il entraîna dans un mouvement de sympathie le public et l’Académie… » Et il ajoute : « Quelques minutes après, ce vif rayon de gloire, si inattendu, si pur et si charmant, alla éblouir dans son obscurité le naïf lauréat qui, à cet instant même, jouait dans je ne sais quelle arrière-cour de collège à je ne sais plus quel jeu d’écolier. »

Du coup, le jeune poète adressera des épîtres en vers à tous les académiciens qui lui répondront souvent chaleureusement. Le doyen, François de Neufchâteau lui écrivit ainsi :

« Tendre ami des neuf sœurs, mes bras vous sont ouverts

Venez, j’aime toujours les vers. »

Mais là ne s’arrêtèrent pas ses débuts académiques. Quelques mois plus tard, il était convié à dîner par le même François de Neufchâteau qui, après avoir été membre de toutes les assemblées depuis la Révolution, se consacrait à la propagation de la pomme de terre, qu’il avait baptisée « parmentière » et que l’on servait chez lui à tous les repas. L’invitation avait pour but d’associer le jeune Hugo à une grave querelle littéraire. Il s’agissait de décider si le Gil Blas de Lesage était une œuvre originale ou si, comme l’avait insinué Voltaire et démontré un auteur espagnol, elle était le plagiat d’un ouvrage de langue castillane. François de Neufchâteau devait préfacer le Gil Blas. Soucieux de se documenter, mais ignorant le castillan, il fit appel à la collaboration du jeune Hugo qui devait à son séjour au Collège des nobles de Madrid une bonne connaissance de la langue de Cervantès.

Aider le doyen de l’Académie française à réhabiliter Lesage était pour Victor Hugo un nouveau moyen de se rapprocher de l’institution. Il y mit un grand zèle. Sa part dans la préface est loin d’être négligeable, même s’il ne la revendiqua pas ouvertement. M. de Neufchâteau lut son étude à la séance publique de l’Académie du 7 juillet 1818, et dit sa gratitude à « quelques amis zélés de la littérature et de la langue castillanes qui avaient aidé par leurs réponses à ce travail ». Dans un article de critique, Hugo loua la préface, mais y introduisit une remarque éclairante : « Si rien n’est plus rare qu’un véritable savant, rien n’est plus commun que l’érudition d’emprunt ! » Ainsi, tout en s’effaçant derrière l’auteur de la préface, l’enfant sublime prenait soin de revendiquer la part qu’il y avait prise.

Ces débuts si précoces et si prometteurs n’étaient-ils pas un encouragement à se présenter à l’Académie ? À Lamartine, Hugo répondit que jamais les portes du Quai Conti ne s’ouvriraient devant un poète romantique. La réplique indignée de Lamartine — « J’y suis bien, moi ! » — impressionna son jeune interlocuteur.

Dans le camp des romantiques, une certitude s’impose alors : l’élection de Victor Hugo confèrera à ce mouvement une vraie légitimité et sera le symbole d’une révolution des esprits. La même certitude habite sans aucun doute les tenants du classicisme qui en concluent qu’ils ne peuvent accueillir ce poète si doué sans ruiner leur cause.

Mais en 1835, le comte Lainé, ministre de l’Intérieur de Louis xviii et pair de France, meurt, ouvrant une vacance qui inspire ce propos à Lamartine : « Ma première pensée, en apprenant la mort du premier homme politique de notre temps, a été de le voir remplacé à l’Académie par notre premier génie poétique. » Aux encouragements de Lamartine s’ajoutent ceux de Sainte-Beuve et de Gustave Planche qui ont pourtant toujours dénigré les œuvres de Hugo dans La Revue des Deux Mondes. Plus inattendu encore, l’académicien Népomucène Lemercier, adversaire intraitable du romantisme, dit au jeune prodige qu’il doit se présenter, qu’il ne sera certes pas élu, mais qu’un nombre convenable de voix lui sera une garantie de succès dans l’avenir. Sans doute, en incitant ainsi Hugo à se porter candidat, celui qui sera jusqu’au bout son adversaire acharné poursuivait-il quelque obscur dessein. Pour ceux qui en détiennent les clefs, les élections académiques présentent un charme certain : celui d’inspirer de subtils calculs compréhensibles aux seuls initiés.

Hugo comptait quelques partisans à l’Académie, mais surtout au-dehors. Le plus passionné à défendre sa cause fut Béranger, alors au faîte de la célébrité, mais que ne tenta jamais l’aventure académique. Il écrivit à Lebrun, dont l’hostilité, à une candidature romantique était vive : « Quant à Hugo, puisqu’il vous fait l’honneur de rechercher un fauteuil, pour Dieu, ne le repoussez pas ! Après tant de choix ridicules, n’est-il pas temps, pour votre vieille synagogue, de se donner un pareil lévite ? »

Victor Hugo se heurta dans son projet académique à l’hostilité de ses proches, tout autant qu’à celle de nombre d’académiciens. Sa fille préférée, Léopoldine, contestait que son œuvre eût besoin d’être rehaussée d’un habit vert. Juliette Drouet pensait elle aussi que le génie hugolien se suffisait à lui seul. Et, en son for intérieur, elle craignait que l’Académie n’ajoutât à la vie de son bien-aimé des obligations nouvelles qu’il assumerait au détriment de leurs relations déjà si difficiles. Hugo fit taire Juliette en lui promettant de l’associer aux visites que la tradition encourageait, même si le règlement s’y opposait. Invitée à prendre place dans le fiacre qui le conduirait chez les académiciens, elle finit par se passionner pour cette campagne et en fut la mémorialiste fidèle. On lui doit le récit de promesses ambiguës et de dérobades divertissantes.

Chateaubriand, premier sur la liste, dit à Victor Hugo : « Tant que vous vous présenterez, je ne nommerai que vous », et il le fit si fidèlement qu’il vota pour lui, même lors d’élections où Hugo n’était pas candidat. Mais, au fil des visites, que de déboires ! Nodier, son ami si cher, lui reprocha Lucrèce Borgia et conclut : « Je donne ma voix à l’auteur de Notre-Dame de Paris, mais la refuse à l’auteur de Lucrèce Borgia. » Pour Alexandre Duval, c’est Robert Macaire qui lui avait déplu. Et peu lui importait que Hugo n’en fût pas l’auteur : l’académicien tenait les romantiques et Hugo pour responsables en bloc d’une pièce qui lui avait fait une impression déplorable. Le nouveau Secrétaire perpétuel, M. Villemain, n’était guère plus encourageant : chez lui, l’écrivain eût volontiers donné sa voix à Victor Hugo, mais le Secrétaire perpétuel devait tenir compte de l’hostilité de l’Académie à la candidature du chef de file du romantisme. Avec regret, il avoua qu’il voterait donc pour M. Molé. Casimir Delavigne évoqua d’abord les statuts de l’Académie qui interdisent d’engager sa voix, puis déclara tout tranquillement que M. Molé était son favori. Scribe, pour sa part, dit admirer Racine et refuser au romantisme le droit d’envahir l’Académie. Le candidat Dupaty, « gardien des saintes doctrines », ajouta-t-il, l’aiderait à lutter contre un tel péril. Quant à Royer-Collard, jamais, assura-t-il, il ne donnerait sa voix à Victor Hugo, même s’il était convaincu qu’un jour, après sa propre mort, celui-ci finirait bien par forcer les portes de l’Académie.

Le 18 février 1836, jour de l’élection, Victor Hugo était sans illusion. Juliette avait bien tenu le compte des voix. Le vaudevilliste Dupaty fut élu, mais Hugo avait obtenu neuf suffrages dès le premier tour. Le nouvel académicien eut l’élégance de lui envoyer ce charmant quatrain :

 « Avant vous je monte à l’autel

Mon âge avait droit d’y prétendreDéjà vous étiez immortel

Et vous avez le temps d’attendre. »

La décision de Hugo était ferme : il se présenterait à l’Académie autant de fois qu’il le faudrait pour briser une opposition qui dépassait de loin sa personne. S’il y renonça en avril 1836, laissant le champ libre à Guizot, candidat unique, élu au premier tour par vingt-huit voix sur vingt-neuf, il en alla tout autrement en décembre, lorsque mourut Raynouard qu’avait ému le poète de quinze ans. Le 29 décembre 1836, quatre candidats se présentaient au même fauteuil. L’élu fut l’historien Mignet, déjà membre de l’Académie des Sciences morales et politiques. Lamartine était malade et Hugo obtint moins de voix que la première fois. Mais l’effet de l’élection fut désastreux. Delphine de Girardin écrivit : « Pour l’honneur du pays, Victor Hugo a pour soutiens dans l’Académie Chateaubriand et Lamartine… Quelques-uns disaient à propos de cela que si l’on pesait les voix, Hugo serait nommé. Malheureusement, on les compte ! »

Après cette élection manquée, l’Académie connut une période exceptionnelle où l’immortalité parut prendre un sens concret. Durant trois ans, la grande faucheuse oublia les académiciens, et les ambitions académiques furent condamnées à une longue attente. Enfin, en septembre 1839, la mort reprit ses droits et l’historien des croisades, Michaud, disparut. Victor Hugo se déclara sans attendre, soutenu une fois encore par le fidèle Béranger. Mais une autre candidature de poids surgit : celle de Balzac, élu peu auparavant président de la Société des gens de lettres. Victor Hugo eut beau insister pour qu’il la maintînt, Balzac se retira. Hugo dut faire face à l’obscur Casimir Bonjour, déjà candidat contre lui en 1836, à Berryer, avocat de la cause légitimiste, et à Vatout, historien orléaniste et auteur de chansons-calembours.

Cette fois, il comptait davantage de partisans. Mais, en dépit de sept tours de scrutin, l’assemblée fut incapable de se décider. Remise à trois mois, l’élection eut lieu le 20 février 1840. Dans un dernier effort pour freiner les progrès des romantiques, l’Académie fit appel à un candidat jugé sérieux, Pierre Flourens, médecin, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Ce candidat providentiel trouvé, un nouveau problème surgit : l’archevêque de Paris mourut subitement, libérant le trente-quatrième fauteuil. Il fallut improviser d’urgence et seule une élection politique sembla pouvoir sauver l’Académie d’une victoire du romantisme ! On réserva donc ce fauteuil au comte Molé en écartant tout autre concurrent. Il fut élu comme Guizot, par vingt-huit voix sur vingt-neuf. Au second fauteuil vacant la victoire de Hugo semblait assurée. Il avait succédé à Balzac à la présidence de la Société des gens de lettres, argument de poids. Quatorze voix lui étaient acquises d’emblée, selon ses amis. Et, de fait, ces voix-là se portèrent sur lui, mais c’est Flourens qui fut élu. Nul ne s’y trompa cependant : l’opposition à la candidature Hugo s’épuisait. Peu après, Népomucène Lemercier, son sempiternel ennemi, trépassa et l’élection fut fixée au 7 janvier 1841.

Le moment était propice. La gloire de Napoléon et celle de Victor Hugo se combinaient alors. Le retour des cendres du vainqueur d'Austerlitz, le 15 décembre 1840, avait été salué par le poète dans le Retour de l’Empereur, onze poèmes composant une épopée napoléonienne. Ce petit livre, publié à grand tirage et vendu un franc, connut un succès public considérable que l’Académie pouvait difficilement négliger. Cette fois-ci, Hugo pouvait compter sur dix-sept voix. L’Académie lui opposa un auteur de vaudeville, Ancelot, dont le seul titre de gloire était sa femme, qui tenait un salon littéraire influent. Le calcul de Hugo était juste : trente-trois académiciens étant présents, la majorité absolue étant de dix-sept voix, celles qu’il avait recensées assurèrent son élection dès le premier tour. Il devenait le dixième occupant du quatorzième fauteuil, illustré avant lui par Pierre Corneille. Il lui restait à préparer l’éloge de son prédécesseur : Népomucène Lemercier !

La situation ne manquait pas de piquant. Lemercier avait naguère déclaré que jamais au grand jamais il ne voterait pour Hugo. En l’entendant, Alexandre Dumas lui objecta qu’à défaut de sa voix, Hugo finirait bien par obtenir son fauteuil. Ce qui était en effet arrivé.

Dans une première version de son Discours, Victor Hugo commença par évoquer le poète de quinze ans :

« Sous cette voûte lumineuse, à une époque où aucune bouche encore, hors du foyer domestique, n’avait prononcé mon nom, les nobles et radieuses statues qui semblent m’écouter en ce moment ont souri à mes premiers vers. Je suis sorti de cette enceinte il y a vingt-trois ans, et j’y rentre aujourd’hui ! »

Mais ce début lui parut trop personnel et il lui substitua une étonnante fresque historique dont l’Empereur était le héros :

« Au commencement de ce siècle, la France était pour les nations un magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande qu’elle remplissait l’Europe… Une révolution l’avait enfanté, un peuple l’avait choisi, un pape l’avait couronné… »

Dans cette évocation flamboyante de l’Empire, il en vint pourtant à introduire une rupture remarquable :

« Tout dans le continent s’inclinait devant Napoléon, tout — excepté six poètes, Messieurs —, permettez-moi de le dire et d’en être fier dans cette enceinte, excepté six penseurs restés seuls debout dans l’univers agenouillé ; et ces noms glorieux, j’ai hâte de les prononcer devant vous, les voici : Ducis, Delille, Mme de Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand, Lemercier… Ces six poètes irrités représentaient en Europe la seule chose qui manquât alors à l’Europe, l’indépendance ; ils représentaient en France la seule chose qui manquât alors à la France, la liberté. »

Il rendait ainsi et avant tout hommage à Chateaubriand. Mais il amalgamait aussi dans cette pléiade de défenseurs de la liberté son prédécesseur. Ici l’éloge était ambigu, car Lemercier, avant de s’opposer à Napoléon, avait été l’ami de Bonaparte. Et Hugo décrivit ainsi celui auquel il succédait :

« En 1789, M. Lemercier était royaliste ou, comme on parlait alors, monarchien de 1785 ; en 93, il devient, comme il l’a dit lui-même, libéral de 89 ; en 1804, au moment où Bonaparte se trouva mûr pour l’Empire, Lemercier se sentit mûr pour la République. Comme vous le voyez, Messieurs, son opinion politique, dédaigneuse de ce qui lui semblait le caprice du jour, était toujours mise à la mode de l’an passé. »

À l’œuvre de Lemercier, Hugo rendit un hommage équitable, soulignant que si l’usage accepte que l’on mêle aux louanges quelques critiques, il laissera ce soin-là à la postérité. Cependant, ajouta-t-il :

« Quand on parle de M. Lemercier, quel que soit son éclat littéraire, son caractère était peut-être plus complet que son talent. »

Mais il s’attacha surtout à développer ses propres conceptions politiques et à faire de la France un éloge magnifique, évoquant en ces termes sa gloire et son prestige à travers le monde :

« Depuis la mort du grand Goethe, la pensée allemande est rentrée dans l’ombre. Depuis la mort de Byron et de Walter Scott, la poésie anglaise s’est éteinte. Il n’y a plus dans l’univers qu’une seule littérature allumée et vivante, c’est la littérature française. On ne lit plus que des livres français de Pétersbourg à Cadix, de Calcutta à New York le monde s’en inspire. » Et il revient à l’Académie française, un des principaux centres spirituels, d’accueillir dans ses rangs toutes les renommées de la France ; c’est à elle aussi qu’il appartient de gouverner la vie intérieure et les mœurs.

De cette responsabilité écrasante de l’institution qui l’accueillait, Hugo passa, pour conclure, au modèle dont lui-même se réclamait implicitement : Malesherbes, qui fut tout à la fois, dit-il, « un grand lettré, un grand magistrat, un grand ministre et un grand citoyen ».

On avait attendu de Victor Hugo un règlement de compte avec l’Académie pour sa résistance aux romantiques et ses propres déboires. Une nouvelle préface de Cromwell, en quelque sorte. Le discours politique, l’éloge loyal de Lemercier, le salut à l’Académie, la péroraison enfin, tout étonna et dérouta. Si le public fut enthousiasmé par ce discours et le montra, Sainte-Beuve laissa paraître comme à l’accoutumée son caractère amer et acrimonieux : « un pathos long et lourd, un discours très bon à mugir dans un colisée devant des Romains, des Thraces et des bêtes ». Le comte de Salvandy, qui le recevait, fut tout aussi critique et même, par moments, insultant, accusant le nouvel élu de tenir l’Académie pour une tribune politique :

« Napoléon, Sieyès, Malesherbes ne sont pas vos ancêtres, Monsieur. Vous en avez de non moins illustres : Rousseau, Clément Marot, Pindare, le Psalmiste. Ici nous ne connaissons pas de plus belle généalogie. Les modèles que les lettres vous demandent d’accepter à ce jour solennel où elles vous couronnent, c’est Corneille, c’est Shakespeare, c’est le Dante ! »

Ainsi ramené dans le droit chemin, Hugo dut ensuite subir une véritable correction de son Discours. Salvandy consacra un très long moment à présenter son propre portrait de Népomucène Lemercier, de son œuvre, soulignant lourdement tout ce qu’il tenait pour erroné ou mal interprété dans l’éloge qu’en avait fait Hugo.

Hugo ne s’y était pas trompé, qui écrivit au lendemain de cette réception agitée, dans Choses vues :

« Alphonse Karr dit, dans Les Guêpes, que je suis entré à l’Académie en enfonçant les portes, et que mes confrères, malgré eux, ont fait comme les vieilles femmes des villes prises d’assaut : elles jettent du haut des fenêtres sur la tête de l’ennemi, tous leurs ustensiles de ménage. En effet, on m’a vidé sur la tête le discours de Salvandy. »

Bien d’autres traits de ce discours en forme de constante admonestation blessèrent Hugo. La fresque napoléonienne rendait compte de l’influence du général Hugo sur son fils. Salvandy en prit le contre-pied, rappelant le poète à l’ordre en évoquant le souvenir de sa mère, le conviant dans son exorde à en revenir aux généreuses convictions héritées de la culture maternelle. Le portrait de la Esméralda — qu’il jugea d’ailleurs sans âme : « une forme, un caprice, un songe, l’ombre gracieuse d’une femme ; rien de semblable, en réalité, à la compagne et à l’inspiratrice de l’homme » — lui fournit l’occasion d’une allusion à la double vie de Victor Hugo pour amuser à ses dépens un auditoire prompt à la comprendre. Qu’en pensa Juliette Drouet qui s’était tant réjouie d’être présente ce jour-là aux côtés de son grand homme ? D’elle nous ne disposons d’aucun commentaire. Elle se bornera peu après à moquer les effets de l’élection sur son bien-aimé : « Toto se serre comme une grisette. Toto se frise comme un garçon tailleur. Toto est ridicule. Toto est académicien. »

Victor Hugo réagit au discours peu amène de Salvandy en lui écrivant que « comme homme, dans ses convictions, il en avait été froissé ». Béranger, pour sa part, qui s’était si longtemps échiné à faciliter son entrée à l’Académie, s’attrista du contenu politique de la harangue du nouvel élu.

« Je trouve bizarre que Victor Hugo n’entre à l’Académie que pour se poser en homme politique et même en futur ministre. »

Indifférent à ces commentaires, Hugo prend la mesure de son succès et écrit à Alphonse Karr : « Je suis dans la place et vous y êtes aussi. Toutes mes idées et toutes les vôtres y sont… Je suis la brèche vivante par où ces idées entrent aujourd’hui et par où ces hommes entreront demain. »

Ces propos nous incitent à revenir sur le long combat académique de Victor Hugo. Il est d’usage de s’étonner de son obstination, de la résistance de l’Académie, des échecs répétés qui furent infligés à un poète dont la gloire et la popularité étaient déjà immenses. Cette lutte — car ce fut une véritable lutte entre Hugo et une majorité académique qui s’étrécira au fil des élections — doit être considérée à la lumière de l’histoire de l’Académie en cette première moitié du xixe siècle. L’institution était alors le produit de la réorganisation de 1816, qui soldait d’une certaine façon les comptes d’un passé tumultueux et tragique. En 1816, il y eut des exclusions, celles des régicides, et des nominations qui cédèrent peu à peu la place à de véritables élections. Au début des années trente, l’Académie était déjà plus sûre d’elle-même, forte de grandes figures littéraires : Chateaubriand, Lamartine, mais aussi Villemain, favorable au romantisme. L’opposition de la majorité académique à ce mouvement n’était pas le fruit de considérations médiocres. Pour nombre d’académiciens, les jeunes écrivains hantés par la poésie allemande, par les romans anglais et les brumes du Nord, menaçaient un équilibre intellectuel et moral à peine reconquis et mettaient en cause les éléments les plus essentiels du génie français.

De son côté, Victor Hugo en pleine gloire n’avait personnellement rien à attendre de l’Académie. Karr écrira : « Ce n’était vraiment pas la peine de se faire Victor Hugo pour devenir l’un des quarante, l’égal de M. Flourens. » Mais en entrant à l’Académie, il apportait une légitimité au mouvement dont il se réclamait. Son obstination tenait avant tout à la reconnaissance de l’autorité suprême de l’instance académique. Aussi venimeux fût-il, Sainte-Beuve le reconnaîtra :

« Voilà Hugo nommé, mais tout n’est pas gagné. Hugo apporte comme candidats de sa prédilection et de sa charge quatre illustres : Alexandre Dumas, Balzac, de Vigny ; je suis le quatrième, très indigne et pourtant moins impossible, je crois, qu’aucun des trois autres. »

Sainte-Beuve avait vu clair. Pour Hugo, l’Académie, en l’élisant, avait franchi un premier pas ; c’est à lui qu’il incombait d’assurer la suite — l’élection de ceux qui incarnaient une ère nouvelle en littérature. Mais l’Académie était aussi, pour lui, le lieu où vivait et se transformait jour après jour la langue française. Lors de sa réception, Salvandy l’avait averti : « Au sein de cette Compagnie, vous ne pourrez rien de plus que nous seconder dans notre séculaire devoir de défendre le style et la langue. »

Cette injonction était-elle nécessaire ?

Hugo avait la religion de la langue, de sa langue, et il en avait le génie. Il se laissait porter, guider par les mots. Qui, plus que lui, depuis Rabelais, disposa d’un aussi riche patrimoine linguistique ? Il maîtrisait la langue la plus classique, mais, de la même manière, celle des métiers, des bas-fonds de la société, des vocables inattendus, créés de toutes pièces ou collectés au hasard de ses promenades. Les jeux de mots sont légion dans son œuvre. Et l’invention du mot neuf ne l’effraie pas. À quelqu’un qui lui reprochait d’avoir utilisé un mot inconnu des dictionnaires, Hugo répondit : « Désormais, ce mot existe dans la langue française ! » Les conseils du comte de Salvandy étaient inutiles. D’emblée, le nouvel élu était préparé non seulement à remplir tous ses devoirs académiques, mais à se faire le modèle des académiciens.

Si l’on veut caractériser Hugo à l’Académie, on retiendra trois traits : assiduité, disponibilité, attention passionnée à la composition de l’institution. Pourtant, le temps lui fut toujours mesuré. Son œuvre le requérait. La vie politique, aussi. En 1845, il fut nommé Pair de France. Sa vie privée compliquait encore ses emplois du temps.

Jamais pourtant il ne sacrifia l’Académie à ses obligations politiques. Les procès-verbaux de séance sont révélateurs. De son installation en juin 1841 au 10 juillet 1845, il ne manqua pas une seule séance et joua d’emblée un rôle actif. Élu chancelier le 24 juin 1841, aussitôt après avoir été reçu, il fut directeur à l’automne 1843. Membre assidu de la Commission du Dictionnaire, il écrivit à Edmond de Goncourt :

« Je vous l’avoue, j’aimais aller à l’Académie. Les séances du dictionnaire avaient un intérêt pour moi. Je suis très amoureux d’étymologies, charmé par le mystère des mots de subjonctif et de participe… »

Et au sein de la Commission, il ne se priva pas de défendre une conception vivante de la langue contre Victor Cousin qui toujours en déplorait la dégradation. À ce dernier qui déclarait « la décadence de la langue a commencé en 1789 », Hugo faux naïf demanda « À quelle heure, s’il vous plaît ? »

Hugo participa aussi à toutes les commissions de lecture des discours de réception, aux commissions de prix. Il acceptait volontiers d’être rapporteur des décisions prises. Et lorsqu’il était absent — ce fut le cas entre le 10 juillet et le 9 décembre 1845 —, c’était pour une raison sérieuse.

Faire élire les romantiques, Hugo le tenait pour un devoir. En 1844, une triple vacance lui fit espérer l’entrée à l’Académie de Vigny et de Sainte-Beuve. Il les soutenait tous deux. S’agissant de Sainte-Beuve qui l’avait toujours critiqué, puis trahi, et qui, dans son Livre d’amour étalait en public sa relation avec sa femme, Hugo y avait quelque mérite. Même si, poussé par la « fièvre verte », Sainte-Beuve s’était alors résolu à garder par devers soi le tirage de son livre.

Après une élection manquée, Sainte-Beuve fut élu tandis, que Mérimée l’emportait sur Vigny. Il revenait à Hugo, Directeur de l’Académie lors de la disparition de Casimir Delavigne, prédécesseur de Sainte-Beuve, d’accueillir ce dernier. En ce temps-là, l’Académie ne badinait pas avec le règlement, et, pour gênante que fût la situation, Sainte-Beuve devait subir le discours de celui qu’il avait tant malmené. Inquiet d’une situation aussi tendue, le Secrétaire perpétuel écrivit à Hugo : « Je suis sûr d’avance que vous ne vous souviendrez plus que vous vous êtes senti blessé. Dans le fauteuil de l’Académie, seule l’Académie prend place ; celui qui la représente songe à elle, et non à lui. » Hugo s’abstint de rassurer le Secrétaire perpétuel. Le public qui se pressait sous la Coupole en février 1845 attendait l’éclat ! Dans son discours, Sainte-Beuve, rappela qu’il était entré sans difficulté à l’Académie, « succès que d’autres, plus dignes, ont attendu plus longtemps », avant de multiplier les hommages appuyés à celui qui le recevait. Hugo fut à l’unisson de ces amabilités tenant à montrer qu’il savait dépasser les rancunes pour le bien de la Compagnie. Ce discours fut critiqué par ceux qui attendaient de lui plus de vigueur. George Sand assura « qu’elle avait failli s’endormir ». Quant à Sainte-Beuve, si la générosité de Hugo l’enchanta, son caractère ne tarda pas à reprendre le dessus. Il écrivit peu après dans une réédition de son Port-Royal : « M. Hugo fut amené à parler de Port-Royal le jour où il me fit l’honneur de me recevoir à l’Académie. Il en parla avec éclat et force mais sans justesse. Le trop d’éclat même et la magnificence appliqués en un tel lieu faisaient contresens. »

Attaché à porter ses amis à l’Académie, Hugo échoua pourtant à plusieurs reprises. Au nombre de ses plus fortes déceptions, il faut inscrire l’élection manquée d’Alfred de Musset en 1849, où avec Vigny et Lamartine il se dépensa en vain. Musset ne sera élu qu’en 1852, à l’heure de l’exil. Et surtout celle de Balzac pour qui Hugo aura plaidé inlassablement et qu’il aurait voulu comme successeur de Chateaubriand. Balzac n’entra jamais à l’Académie.

Jusqu’à l’exil, il ne changera rien à cette assiduité académique. Mais, au retour, Hugo ne retrouva pas l’Académie qu’il avait quittée vingt ans plus tôt. Le 22 mai 1873, comme la Compagnie devait pourvoir à la vacance du fauteuil de Lebrun, il fit son apparition pour prendre part au vote. L’homme était changé par l’âge et les chagrins ; l’Académie, dont nombre de ses contemporains avaient disparu, reçut le revenant avec étonnement et froideur. Si Hugo était là, c’était pourtant, par fidélité, pour donner sa voix à Alexandre Dumas fils, « n’ayant pu autrefois voter pour le père », dira-t-il.

Dans ces années il viendra surtout à l’Académie pour prendre part aux élections, veiller ainsi à la composition de la Compagnie.

En janvier 1881, il note : « Il y aura demain quarante ans que je suis de l’Académie. Si Mignet mourait avant moi, je serais le doyen » (ledit Mignet mourra en 1884). Il assistait alors à la séance pour faire nommer Deschanel au Collège de France. Puis il revint quai Conti en décembre, car trois fauteuils devaient être pourvus. Pasteur figura parmi les élus. En juin 1882, il apportera son suffrage à Leconte de Lisle, en vain.

Hugo donnait assidûment sa voix aux poètes, à Banville notamment, même lorsqu’il n’était pas candidat. Mais curieusement il la refusa systématiquement à François Coppée qui sera élu sans ce suffrage prestigieux le 21 février 1884.

Vint le 22 mai 1885, et sa mort.

L’Académie prit sa place dans l’hommage de toute la nation, mais étrangement ni le Directeur, Maxime du Camp, ni le Chancelier, Camille Rousset, ne souhaitèrent pour raisons personnelles participer aux funérailles et prendre la parole. C’est Émile Augier qui les remplaça.

Le 11 février suivant, Leconte de Lisle est élu au fauteuil de Victor Hugo dès le premier tour. Il sera reçu par Dumas fils en 1887. L’héritage semble assuré. Pourtant une ombre plane alors sur cette gloire. En publiant en 1880 L’Âne, Hugo avait irrité encore une fois ses fidèles : « Il insulte la science, il n’est pas du siècle » avait écrit Zola. Et Leconte de Lisle, aussi admiratif fût-il de son prédécesseur, déplora dans son discours qu’ « il dédaigne la science… il se rattache plus qu’il ne se l’avoue à lui-même aux dogmes arbitraires des religions révélées. »

Commencée et achevée dans la gloire, la vie académique de Victor Hugo sera toujours ainsi, déroutante et exaspérante pour les esprits forts de son siècle. Jusqu’au bout il aura suscité des haines tenaces. Mais sa gloire, à sa mort et au fil du temps, n’en aura pas été affectée. Hugo n’a connu ni purgatoire, ni oubli.

Laissons le dernier mot à Flaubert : « Plus on le connaît, plus on l’aime. »