Réponse au discours de réception du cardinal Jean-Marie Lustiger

Le 14 mars 1996

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Réception du cardinal Jean-Marie Lustiger

 

Monsieur,

« N’ayez pas peur d’accueillir le Christ et d’accepter son pouvoir ! N’ayez pas peur ! » Ces paroles, conclusion de la première homélie prononcée le 22 octobre 1978 par le nouveau pape, Jean-Paul II, donnent le ton du pontificat qui s’ouvre. Elles pourraient aussi, Monsieur le Cardinal, vous servir de devise, car elles éclairent votre vie et votre pensée.

Dans ce dernier quart d’un siècle qui fut terrible pour l’être humain, bafoué dans sa dignité par des systèmes d’idées et de pouvoir prétendant disposer de son destin, l’Église se devait de marquer sa place dans le monde. Elle devait rassurer des hommes qu’un progrès scientifique sans précédent privait soudain de tous les repères et certitudes du passé. L’homme n’est-il pas aujourd’hui sur le point de pouvoir fabriquer une créature humaine, rêve fou de toutes les utopies ? Ne peut-il, par un simple geste, détruire toute vie sur notre planète et en effacer toute trace ? À ce pouvoir humain démesuré, l’Église doit répondre. C’est là le grand défi auquel elle est aujourd’hui confrontée. Que dire à une humanité troublée ? Autour de quelles vérités la rassembler ? Comment affirmer la permanence du message évangélique tout en prenant en compte les fantastiques bouleversements scientifiques et intellectuels de ce siècle, qui donnent à l’homme le sentiment d’avoir enfin gagné le pari de Prométhée ?

Notre Compagnie, Monsieur le Cardinal, a compté en son sein un grand nombre d’hommes d’Église. Votre fauteuil a été illustré par Massillon, mais aussi par votre prédécesseur, le cardinal Albert Decourtray. Avant lui, ce fut un savant et un humaniste exceptionnel qui l’occupa, le professeur Jean Hamburger, que ses découvertes scientifiques ont toujours conduit plus avant dans la certitude qu’au-delà du visible, il fallait atteindre le mystère de l’homme.

Le débat entre savoir et transcendance n’est pas nouveau, et l’Académie n’y fut jamais indifférente. Il y a un siècle, l’Église de France fut déchirée entre les tenants d’une approche exclusivement scientifique de la religion et ceux qui, tout en cultivant l’appétit de savoir, voulaient maintenir la primauté de la croyance. De grands protagonistes de la crise moderniste – Ernest Renan, Mgr Louis Duchesne et son successeur, l’abbé Bremond – furent membres de notre Compagnie qui, en les accueillant, témoignait qu’elle prenait part à cette effervescence intellectuelle et spirituelle. Si le débat du modernisme appartient au passé, les problèmes soulevés alors trouvent un prolongement dans ceux que l’Église doit affronter. Notre temps n’est-il pas celui que Max Weber, et après lui Marcel Gauchet ont nommé le Désenchantement du monde ? Au terme de deux millénaires au cours desquels le christianisme s’était imposé dans un univers où tout était religieux, l’Église doit en effet constater que le monde a cessé d’être religieux.

N’est-ce pas là la pensée du pape Léon XIII qui, dès 1877, dans L’Église et la civilisation, écrit : « La civilisation de notre temps, séparée de l’Église et de Dieu, a pour finalité de supplanter le christianisme » – et il ajoute : « C’est là la barbarie naissante et une lutte implacable entre la véritable civilisation et cette chose bâtarde qui n’a de civilisation que le nom. » Faisant le même constat, en termes différents, André Gide n’en était pas moins affligé : « La religion et la civilisation nous tiraillent en sens contraire. Et dans aucun sens nous ne réussissons rien de pur. Ne consentant à lâcher ni l’une ni l’autre, nous avons fait de l’Europe le lieu du mensonge et du compromis. » À cette crise, reconnue de tous, l’Église était-elle vraiment incapable de réagir ? Jacques Maritain a apporté à la controverse, en 1922, une réponse d’espérance. Il écrit, en effet, dans Antimoderne : « Le catholicisme est certes antimoderne par son immuable attachement à la tradition, mais ultra moderne par sa hardiesse à s’adapter aux conditions nouvelles surgissant dans la vie du monde. »

Soixante-dix ans se sont écoulés depuis lors ; les questions posées au siècle passé, et au début des années vingt subsistent, presque inchangées. Voilà donc, Monsieur le Cardinal, planté le décor de votre vie et de votre choix. Permettez à présent qu’au risque de heurter votre pudeur, je parle de vous, et d’un chemin qui fut, au sens le plus strict du terme, extraordinaire.

Les premières lignes de votre notice biographique dans l’Annuaire de l’Académie sont fort trompeuses, car elles résument un destin simple qui, tout naturellement semble-t-il, devait vous conduire à l’Archevêché de Paris. De cette notice, je retiens que, né dans la capitale en 1926, vous avez fait des études secondaires au lycée Montaigne, puis au lycée Pothier d’Orléans, des études de Lettres à la Sorbonne avant d’entrer au séminaire des Carmes, à l’Institut catholique. Enfin que vous avez été ordonné prêtre le 17 avril 1954. Ce parcours, en apparence si droit et si aisé, que de tragédies, de douleurs, mais aussi que de grâces exceptionnelles ne dissimule-t-il pas !

Certes, vous êtes né à Paris dans ces années difficiles séparant la guerre et la crise de 1929, crise qui rapidement se mue en une inquiétante avant-guerre. Vous êtes né dans un pays malheureux et inquiet, qui n’a jamais pansé les plaies de la Première Guerre mondiale, ni recouvré sa force morale. Votre génération, la nôtre, en fut durablement marquée. En ces temps de désespérance vos premiers pas dans la vie n’étaient pas faciles. Vous étiez enfant d’immigrés et en période de crise, où le travail manquait, l’étranger n’était pas, en France, entouré de considération. Vos parents étaient venus de Pologne pour fuir la misère, la menace de persécutions qui toujours planait sur les communautés juives ; et peut-être aussi, un milieu traditionnel pesant. Leur vie fut un modèle de courage et de volonté d’adaptation à leur terre d’accueil. Avant d’ouvrir leur propre magasin, ils avaient dû faire les marchés. Né dans le XIIe arrondissement, vivant à Montmartre où était située votre première école, vous avez, avec votre famille, déménagé ensuite à Montparnasse et vous êtes entré alors au lycée Montaigne. Vos parents avaient acquis la nationalité française, votre naissance sur le sol français vous fit, en vertu du droit du sol, français d’emblée. En définitive, malgré l’exil, vous aurez eu la chance de connaître une enfance d’immigré réussie : une certaine ascension sociale que traduisait le passage géographique de Montmartre à Montparnasse, le passage professionnel des marchés au commerce installé, et surtout l’intégration civique grâce à la nationalité française de tous les membres de la famille. Comparée à l’enfance difficile de fils d’immigré de notre confrère Henri Troyat, dont il fit le récit dans Aliocha, la vôtre, Monsieur le Cardinal, fut privilégiée. Mais permettez-moi de m’attarder, un instant encore, sur les grâces étonnantes dont vous fûtes le bénéficiaire.

Votre famille était juive, Monsieur le Cardinal ; un de vos grands-pères était rabbin en Pologne. Vous n’avez pas été élevé dans la tradition religieuse juive, mais la conscience d’être juif était forte en vous. Vos parents vous ont voulu, votre sœur et vous, français, vous parliez français à la maison, ils en avaient décidé ainsi. Mais ils vous ont transmis un savoir juif – le récit des coutumes, dont ils respectaient certaines ; ils vous ont donné un prénom juif, Aron ; et ils parlaient yiddish lorsqu’ils souhaitaient n’être point compris de vous. Français et juif, vous l’avez été pleinement, sans débat intérieur, n’imaginant point qu’il pût y avoir une contradiction dans cette identité.

Les années de votre adolescence ont été marquées par la montée de l’antisémitisme. Pourtant vous n’en avez guère souffert avant la guerre, si ce n’est en entendant quelques propos déplorables à l’école dont vous avez gardé peu de souvenirs. Plus remarquable est en revanche l’accueil que vous reçûtes en Allemagne, lors des deux séjours que vous y fîtes dans l’immédiat avant-guerre. Vos familles d’accueil vous savaient juif. Vous y avez été entouré de discrétion et d’amitié, même si, lors de votre second séjour en 1937, partageant la vie d’un enfant membre de la Hitlerjugend, vous avez été confronté à un discours antisémite virulent, et plus généralement au dévoiement moral de l’enfance par les mouvements de jeunesse nazie. Bien que votre conscience de la menace pesant sur les juifs ait toujours été aiguë, vous en avez conclu que l’antisémitisme appartenait à la « civilisation barbare », pour reprendre les termes de Léon XIII, et que c’était une des formes de lutte contre le christianisme. À cette époque, vous êtes peut-être étranger à la religion, mais vous portez sur le monde qui vous entoure le regard que votre éducation et votre famille vous ont inspiré : celui de la Bible, du peuple choisi par Dieu, dont le destin est inséparable de la persécution et qui par là, déjà, témoigne de son élection.

Avec la guerre et la défaite de la France, vous êtes directement atteint par l’antisémitisme. Pardonnez-moi, Monsieur le Cardinal, d’évoquer une douleur toujours présente. Votre mère fut arrêtée et mourut à Auschwitz. Votre père, votre sœur et vous-même fûtes condamnés à vous cacher, à errer d’un bout à l’autre de la France, en quête de sécurité.

C’est alors, pourtant, que le Christ s’est emparé de vous. Ceux qui ont lu Jacques et Raïssa Maritain ou nos confrères disparus, Paul Claudel et André Frossard, savent que l’appel du Christ suit des voies diverses et inattendues, mais qu’il entraîne en général un ébranlement de tout l’être, lui imposant de durs combats, à tout le moins une certaine période d’adaptation. Pour vous, la rencontre avec le Christ fut naturelle. Vous aviez lu – vous l’aviez souhaité – le Nouveau Testament et Pascal. Puis, un jour – vous ignoriez que c’était le Jeudi saint, vous n’aviez pas encore quatorze ans –, vous êtes entré dans la cathédrale d’Orléans et vous y êtes resté un grand moment, saisi. Vous y êtes revenu le lendemain et vous avez alors subi « l’épreuve du vide » soudain qui y régnait. Vous ne saviez pas que c’était le Vendredi saint et que le Christ était mort. Vous avez su pourtant reconnaître le Messie souffrant d’Israël.

Ce mouvement intérieur, paisible et irrépressible qui, depuis lors, a commandé toute votre existence, quels orages et quelles souffrances il va déclencher ! Pour vos parents, il est signe de rupture avec le judaïsme, donc avec eux et avec vous-même. Et par là, il est inacceptable. Pour les chrétiens qui vous entourent, dont l’évêque d’Orléans, il importe de ne rien brusquer, de tenir compte de la douleur des vôtres, de prendre le temps de la réflexion. Une fois encore, vous aurez eu la chance – ou mieux la grâce – de ne rencontrer que des chrétiens exemplaires, respectueux de la foi de votre famille, de votre identité, et de votre liberté. Les chrétiens prosélytes ou intolérants sont pourtant nombreux. Vous avez été, dans votre face à face paisible avec le Christ, préservé d’eux. Et ceux qui vous entouraient ont compris et accepté le sens de votre démarche, qui n’était en rien rupture d’alliance mais continuité, accomplissement des promesses de l’Ancien et du Nouveau Testament. En devenant chrétien, vous n’avez jamais cessé, Monsieur le Cardinal, d’être juif. Aron Lustiger, qui ajouta à son prénom celui de Jean-Marie en recevant le baptême, eut la certitude d’avoir ainsi parcouru tout le chemin indiqué par Dieu au peuple choisi. Il avait reconnu dans le Christ le Messie attendu. Vous n’êtes pas un converti à la manière de saint Augustin, car vous n’êtes pas entré dans l’alliance divine, vous y étiez dès votre naissance. Pour vous, la Bible se prolonge et reçoit la plénitude de son sens dans le Nouveau Testament. C’est pour cela que je ne suis pas sûre que le mot de conversion soit celui qui convienne le mieux à votre baptême et à votre choix chrétien. Votre rencontre tranquille avec le Crucifié dans la cathédrale d’Orléans, où Il vous attendait, comme Jésus nouveau-né aura rencontré Paul Claudel derrière un pilier de la cathédrale de Paris, a été pour vous la réponse définitive à tout ce que vous saviez du destin du peuple juif, de son espérance et de ses souffrances...

Permettez-moi, Monsieur le Cardinal, avant que d’en venir à votre conception du combat de l’Église dans le monde d’aujourd’hui, de m’arrêter encore sur deux autres moments de votre vie. Laissez-moi d’abord évoquer, car cela importe pour le regard que vous jetez sur le monde, la longue période – près de quinze ans – où vous fûtes l’aumônier des étudiants de la Sorbonne puis le directeur du Centre Richelieu. Vous aurez ainsi – n’est-ce pas un signe du destin ? – rencontré dès les débuts de votre vie de prêtre notre fondateur, dans cette Sorbonne où sa mémoire est partout présente. Vous avez vécu auprès des étudiants dans des années troublées, destructrices pour toute une génération. C’est là d’ailleurs un étrange paradoxe de notre siècle. Jamais autant qu’en ces années – de 1950 à 1970 –, notre pays ne fut aussi prospère et paisible : au terme de trois guerres, la France s’était réconciliée avec l’Allemagne ; la dissuasion nucléaire interdisait les conflits ; pour la première fois dans une longue histoire de sang, notre continent vivait tranquille et croyait en une paix éternelle ; dans un bien-être grandissant dont toute la société bénéficiait, tout encourageait à l’optimisme et à la quiétude. C’est alors, pourtant, que l’inquiétude s’est emparée des hommes, et avant tout de la jeunesse. Quel est le sens de la vie ? À quoi servent cette aisance et ce confort ? Où conduit le progrès continu ? La vérité ne serait-elle pas hors de notre continent ? Du côté des utopies, si critiques de l’ordre établi, des hiérarchies, du savoir ?

Sans doute de tels troubles de l’esprit ne sont-ils pas propres à notre fin de siècle. Après la Première Guerre mondiale, dans les « années folles », combien d’intellectuels n’ont-ils pas pris parti pour la destruction révolutionnaire de l’ordre existant, ou plus simplement pour les désordres de l’existence ? Un Paul Nizan, un Aragon, ou un René Crevel incarnaient alors bien ces extrêmes dans notre pays. Mais il s’agissait de choix individuels et non d’un mouvement s’étendant à l’ensemble d’une génération. Dans les années soixante, au contraire, le doute, voire le désespoir frappent toute une jeunesse, qui verse peu à peu dans la tentation utopiste, ou dans le nihilisme. Au bout du parcours, ce sera le printemps de 1968 où fleuriront des slogans inédits : « Il est interdit d’interdire », « Sous les pavés la plage », en somme le rêve d’un monde idéal où tous les hommes sont frères et égaux, et libres d’agir à leur guise. Pour Raymond Aron, la France a vécu alors un simple psychodrame. Mais, par-delà le psychodrame, 1968 ne fut-il pas le temps de la négation de l’autorité, du « meurtre du Père », sous toutes ses formes et sous toutes les latitudes ? À Pékin, les hommes de science les plus respectés furent promenés sous les huées, coiffés d’un bonnet d’âne. Et, dans les hôpitaux, des gamins illettrés opéraient à la place des chirurgiens, pendant qu’en guise d’anesthésie on lisait au patient le Petit Livre rouge. L’obscurantisme de la « Révolution culturelle » exerçait sa fascination sur le monde et d’abord sur une partie des élites françaises. L’invasion de la Sorbonne par des foules hurlantes, l’obligation faite à des maîtres prestigieux de se repentir publiquement d’avoir cru détenir un savoir, et d’avoir voulu le transmettre, tout cela ne fut que la caricature, heureusement non sanglante, de la révolte chinoise contre le savoir et l’autorité. La malheureuse jeunesse qui se réclama de cet exemple sur les campus américains et dans les universités françaises, ignorait simplement qu’en Chine, ce meurtre du Père était le paravent d’une lutte féroce pour le pouvoir et non pas l’annonce du « meilleur des mondes ».

Vous avez vécu, Monsieur le Cardinal, ces années troublées et le grand psychodrame de 1968 au cœur même de l’ébranlement, parmi les étudiants. Vous avez alors pris la mesure de l’affaiblissement de notre civilisation, des valeurs qu’elle avait portées et inscrites au cœur des hommes. je reviendrai plus loin sur votre pensée à ce sujet. Mais pour l’heure, qu’il me soit permis de dire que de ces années de mission en terre de jeunesse estudiantine, vous avez retiré tout à la fois une compréhension aiguë des problèmes de notre temps et la conviction que le chemin suivi depuis votre adolescence dans la lumière des deux Testaments était le seul vrai. Que les troubles et la désespérance d’une génération provenaient d’une trahison, celle de la civilisation judéo-chrétienne ; à moins que ce soit de l’avoir ignorée.

En 1969, commence pour vous une autre période, elle aussi riche de leçons, celle où vous fûtes curé de paroisse. Cette période fait suite à la crise de 1968 qui fut, au-delà du psychodrame, une véritable crise de civilisation entraînant la tentation de s’y adapter, de se couler dans ce que l’on peut nommer sans hésiter « l’idéologie soixante-huitarde ». Jusqu’à un certain point l’Église fut atteinte elle aussi par le refus des hiérarchies. Et extérieurement du moins, vous en avez été, Monsieur le Cardinal, un instant, le symbole. Lorsque vous arrivez à Sainte-Jeanne de Chantal, dans ce XVIe arrondissement dénoncé, en 1968, comme la représentation parfaite d’un monde condamné, vous n’êtes pas le curé qu’attendent vos paroissiens. Un glissement du langage, le refus de nommer les choses par leur nom a transformé dès cette époque les aveugles en « mal voyants », les sourds en « mal entendants ». Je ne sais quel nom il eût fallu donner au paralytique à qui Jésus rendit le mouvement. Toujours est-il que dans l’Église aussi le langage changea et les curés sont alors devenus des « REP ». Il ne s’agit pas de Régiments de Parachutistes Étrangers, comme on pourrait l’imaginer, mais de « Responsables d’Équipe Pastorale ». Un REP, voilà ce que les paroissiens de Sainte-Jeanne de Chantal, médusés, virent arriver en lieu et place du curé attendu.

En 1969, les esprits avaient évolué dans le XVIe arrondissement tout autant qu’au Quartier Latin, pour l’excellente raison que les étudiants révoltés étaient bien souvent des enfants des beaux quartiers ; leurs parents s’étaient adaptés à des mœurs et à des façons de parler que pour autant ils pouvaient désapprouver dans leur for. Mais, de l’Église, ils n’en attendaient pas tant ! Et si tout s’arrangea entre vos paroissiens et vous, c’est parce que vous avez vite repris le titre de curé et abandonné aux orties ce « REP » malencontreux.

Le passage d’un monde à l’autre vous aura cependant beaucoup appris. Vous aviez vécu parmi des enfants ; vous rencontrez soudain leurs parents, voire leurs grands-parents. Au sein de la même ville – Paris – au sein des mêmes familles, vous découvrez l’importance des racines familiales, dans une société, qui, en dépit des crises et des modes, évolue à un rythme lent. Vous apprenez l’importance des habitudes, des inerties, des refus du changement. Et vous devez composer avec eux.

Les différences de générations vous les avez aussi perçues au contact d’un clergé qui n’était pas celui auquel vous étiez accoutumé. Les prêtres qui vivaient comme vous parmi les étudiants se sentaient tenus d’être accordés à l’évolution générale. Vos « vicaires » de Sainte-Jeanne de Chantal étaient, eux, confrontés à des vies et des mentalités rythmées par les grandes étapes de l’existence, celles de la vie et de la mort. À la versatilité des esprits, au changement permanent des modes se sont soudain substitués la mémoire, la durée, les efforts et les épreuves, le sens de la continuité des générations, une plus grande stabilité des consciences. Si, au début tout au moins, Sainte-Jeanne de Chantal fut pour vous une sorte d’exil – ce dont attestent vos fuites à vélosolex vers un Quartier Latin encore paré de toute sa magie – ce fut aussi une expérience enrichissante pour votre connaissance des hommes. En ce temps de relative solitude vous avez fait une large part à la lecture et à l’étude. C’est alors que vous avez découvert Urs von Balthasar, qui, avec les cardinaux de Lubac, Daniélou, et le Père Fessard figure parmi les compagnons les plus intimes de votre pensée.

Si j’ai tant insisté sur ces années de formation, c’est parce qu’alors vous aurez subi ce que Gabriel Marcel nommait « les morsures du réel ». Dix ans plus tard commence pour vous une nouvelle vie. Vous accédez aux plus hautes responsabilités de l’Église de France. Évêque d’Orléans en 1979 – dans la cathédrale où près de quarante ans plus tôt vous avez rencontré le Christ – archevêque de Paris quatorze mois plus tard ; enfin créé cardinal en 1983. Quel stupéfiant itinéraire en à peine plus de quarante ans ! Et pourtant, à regarder en arrière et à considérer ce que vous êtes, il me semble, Monsieur le Cardinal, qu’il ne pouvait en être autrement.

Dernière étape – pour l’heure ! –, votre élection à l’Académie, le 15 juin 1995. De cela vous vous êtes expliqué en invoquant l’exemple de votre prédécesseur, notre confrère, le cardinal Albert Decourtray, dont nous déplorons le trop bref passage parmi nous. Il nous avait dit ici même lorsqu’il fut reçu, avec l’extrême discrétion qui était la sienne, que son entrée à l’Académie était un hommage rendu à l’Église et non à lui-même : « Je n’ai pas refusé à cause de l’Église. Et seulement à cause de l’Église. C’est l’Église qui est honorée. » Vous avez repris cette phrase et ajouté : « Ses raisons d’accepter me faisaient obligation d’amitié et de fidélité de prendre la relève. »

En succédant au cardinal Decourtray, vous êtes aussi, Monsieur le Cardinal, privilégié. Comme nous sommes loin de l’épreuve imposée par notre Compagnie à Chateaubriand dans ce rite de passage qu’est le remerciement ! Élu en 1811 au fauteuil de Joseph Chénier, il a rapporté dans Les Mémoires d’Outre-Tombe ce que fut cet éloge pour lui : « J’ai, Messieurs, fini la tâche que les usages de l’Académie m’ont imposée. Près de terminer ce discours je suis frappé d’une idée qui m’attriste. Il n’y a pas longtemps Monsieur Chénier proférait sur mes ouvrages des arrêts qu’il se préparait à publier ; et c’est moi qui juge aujourd’hui mon juge. Je le dis dans toute la sincérité de mon cœur. J’aimerais mieux encore être exposé aux satires d’un ennemi et vivre en paix dans la solitude, que de vous faire remarquer, par ma présence au milieu de vous, la rapide succession des hommes sur la terre, la mort qui renverse nos projets et nos espérances, qui nous emporte tout à coup et livre quelquefois notre mémoire à des hommes entièrement opposés à nos sentiments et à nos principes. » Votre prédécesseur fut votre ami ; son éloge vous aura été aisé ; et vous ne nous en voudrez pas de vous avoir appelé parmi nous.

Jusqu’à présent, je me suis efforcée, Monsieur le Cardinal, de suivre le chemin qui vous conduisit de la ville de Pologne dont vos parents étaient originaires et que vous avez vue pour la première fois récemment, jusqu’à l’Archevêché de Paris. Il est temps de rappeler ce qu’est votre pensée sur ce que le cardinal Decourtray appelait les « questions redoutables posées à notre conscience ».

Qu’il me soit d’abord permis de revenir sur votre conception de ce qui unit judaïsme et christianisme. Évoquant votre conversion, vous récusez fermement l’idée selon laquelle vous auriez abandonné votre identité juive. Cela n’est pas toujours compris et pourtant, vous n’avez cessé de vous en expliquer. Comment ne pas entendre ces raisons qui éclairent toute la longue histoire judéo-chrétienne ? La relation entre les deux Testaments qui est au cœur de votre pensée donne tout son sens à l’élection du peuple juif : « Que Dieu se nomme et parle à Moïse comme à son ami, écrivez-vous, c’est le mystère déjà de l’incarnation de la Parole de Dieu qui se fait notre chair, se communique à nous, se livre à nous. Et que le Messie soit le fils éternel de Dieu fait chair est aussi une métonymie : il est Israël, non pas par substitution, mais par compréhension, ou par inclusion. Il est Celui en qui se réalise la condition filiale de la nation sainte. Jésus a observé et accompli les commandements donnés par Dieu à Moïse pour son peuplé Israël. Il a accompli sans défaillance ce qui a été demandé au juif pour vivre dans la sainteté, en vue du salut de toutes les nations, pour la Rédemption des fils d’Adam, pour rassembler et réunir tout ce que la générosité divine a répandu et prodigué dans le monde. C’est à la fois la délivrance du péché et l’accès à la vie. »

Cette conception du christianisme, fruit d’Israël et accomplissement de la promesse qui lui fut faite par Dieu, elle est pour vous, Monsieur le Cardinal, « une vérité si tranquillement possédée » qu’elle ne nécessite ni débat ni définition. Vous rappelez volontiers le vieil adage : « Le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien et l’Ancien se fait jour dans le Nouveau. » Vous en appelez au saint Augustin de La Cité de Dieu, aux Pères de l’Église, mais aussi à la lecture des textes que l’on doit au cardinal de Lubac. Le Christ, rappelez-vous, est né à Bethléem en Judée ; et les rois mages allant vers lui, demandaient à tous : où est le Roi des Juifs ? Le Christ n’est pas né là par hasard, dites-vous ; il ne pouvait être né ni chinois, ni enfant de l’Afrique. Le Messie n’est le Messie que parce qu’il vient du Peuple élu par Dieu. Portant en vous cette certitude si forte, il vous fallait, Monsieur le Cardinal, être chrétien, issu d’Israël et témoin de celui par qui la promesse est tenue et la prophétie accomplie. Une phrase de vous éclaire cette unité : « C’est Dieu, dites-vous, qui a fait grâce à Israël. Dieu lui a donné d’exister pour le salut de toute l’humanité, pour la venue du Règne et, selon la promesse, c’est en Israël que le Messie souffrant est déjà apparu. Jusque dans la venue en gloire du Messie, le Juif demeure et il demeure juif, qu’il soit chrétien ou non. »

Mais à la question de la relation judaïsme-christianisme s’en mêle une autre, celle de l’antisémitisme et de ses sources. Vous avez toujours repoussé l’idée d’un antisémitisme chrétien, arguant que seul un christianisme dévoyé avait pu sombrer dans l’antijudaïsme ou dans l’antisémitisme. Vous distinguez la fidélité du christianisme au judaïsme biblique et l’infidélité des nations chrétiennes à cette tradition. C’est cette infidélité, selon vous, qui a été à l’origine des persécutions contre les juifs au cours de ce dernier millénaire. C’est elle qui a été cause des mises à l’écart, des interdictions, des baptêmes forcés, des expulsions. Mais le plus grave est à vos yeux l’antisémitisme qui se généralise en Occident dès le XVIIIe siècle. Hanté par la longue durée historique, vous considérez que l’antisémitisme et l’antijudaïsme sont les signes de la crise morale de l’Occident dont vous entrevoyez les lointaines prémices dès la Réforme, et peut-être même plus tôt encore. Mais cette crise, dites-vous, se cristallise avec la philosophie des Lumières où elle trouve sa véritable dimension. De cette crise et de l’antisémitisme qui en est le signe visible, vous citez de grands représentants : Voltaire, Diderot, Hegel. Évoquant l’antisémitisme voltairien, vous constatez que si, comme Hegel, Voltaire a hérité de la culture chrétienne, il n’est pas pour autant chrétien. L’un et l’autre ont choisi leur raison contre la fidélité à l’enseignement du Christ. Pour tant de philosophes des Lumières la pure raison rejette la Révélation dans le domaine de l’obscurantisme. C’est ce culte de la seule raison, expliquez-vous, qui est au cœur de leur intolérance à l’égard du fait juif dans sa puissance de révélation. Ce que récusent les grands esprits des Lumières c’est l’élection divine, irrationnelle, inacceptable. L’antisémitisme moderne sécrète, dites-vous, un antithéisme. Pour autant, peut-on oublier, Monsieur le Cardinal, que Voltaire mena campagne en faveur de Calas ?

Le rationalisme est au demeurant un thème central de votre conception de la crise du monde moderne et tout particulièrement de l’Occident chrétien. La philosophie des Lumières qui divinise la raison humaine, oubliant la révélation, la foi, elle est pour vous source de toutes les tragédies morales et matérielles de notre temps. Vous rejoignez ainsi la pensée de François Mauriac dans sa belle préface à La Nuit d’Élie Wiesel. Certes, vous ne méconnaissez pas l’importance de la raison dans la maîtrise du monde et dans la capacité de l’homme à reconnaître Dieu. Mais vous en appelez à l’alliance de la raison et de la foi qui permet à la première, non de se renier, mais selon votre expression, de « se dessaisir d’elle-même pour gagner sa vérité la plus originelle ». Le lecteur superficiel de votre œuvre pourrait conclure à une simple hostilité de principe à la pensée rationaliste. Mais la vérité est que vous êtes tourmenté à la pensée des assauts que la religion chrétienne a subis tout au long de ce millénaire, et que vous espérez sauver la raison de sa suffisance. Ce que vous reprochez au rationalisme, c’est sa prétention à détenir la réponse ultime aux questions que se pose l’homme.

Votre conception de la liberté de l’homme qui a nourri votre livre Devenez dignes de la condition humaine, se rattache à votre analyse des dévoiements de la pensée des Lumières. C’est la volonté d’arracher la vie sociale de l’homme à la sagesse divine qui est, dites-vous, à l’origine des errements moraux de notre époque. Vous citez tout d’abord en exemple la conception de la liberté religieuse qui prévaut depuis deux siècles, liberté conçue comme simple élément d’une catégorie générale qui est la « liberté d’opinion ». Ainsi la foi devient-elle une opinion parmi d’autres, égale à d’autres. Cette banalisation du religieux découle de l’indifférence à la vérité d’une raison qui se prend pour idole. L’une des conséquences de ce glissement de la foi à la raison, est la substitution du droit positif, « du légal » à la conscience morale dans la vie des hommes et dans l’organisation des rapports sociaux. Certes, la loi civile est-elle loin d’être inutile à la paix entre les hommes ; elle contribue efficacement à faire que l’homme ne soit plus un loup pour son prochain. Mais la référence spirituelle que la raison technicienne méconnaît n’est-elle pas celle qui permet de reconnaître le bien moral qui s’impose à toute conscience ? Le débat est loin d’être nouveau. Les sophistes déjà tenaient que le légal et le politique définissent la conscience morale. Mais Socrate a préféré la mort à l’acceptation de cette vision réductrice de la conscience et de la liberté. La dignité de la personne humaine et de sa condition est d’assumer sa vocation divine. Et, le rappelant, vous soulignez qu’au terme de ce siècle d’horreurs et de douleurs, dont le mépris de l’homme fut le ressort, il est urgent pour clore cette ère tragique et en interdire la réédition, d’en revenir au respect de la véritable liberté humaine.

Une fois encore, évitons les malentendus que votre discours fait parfois naître. Vous ne voulez nullement confondre pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Tout au contraire – et les positions que vous prîtes lors du conflit scolaire de 1984 témoignèrent nettement de votre respect du domaine d’autorité de l’État c’est la personne – terme que vous préférez à celui d’individu que vous appelez à reconnaître sa conscience morale et religieuse. C’est la personne que vous conviez à organiser sa vie en fonction de la Vérité dont la Révélation, paradoxalement, purifie et fortifie la raison. La liberté et la dignité de la personne, c’est le Créateur qui en est le garant, car c’est lui qui toujours rappelle à l’homme la loi non écrite, la loi intérieure, inscrite en son cœur, conforme à sa nature première de créature faite à la ressemblance de Dieu. La société peut définir des règles de vie, qui sont, vous le soulignez, sujettes aux évolutions des modes ou aux pressions de l’opinion. Au-dessus de ces normes et de ces règles – et c’est là, la responsabilité suprême et la liberté ultime de l’être humain –, le recours à la sagesse divine assure à l’homme qu’il reste fidèle à sa condition. Et la morale, au sens absolu du mot, celle qui sépare le bien du mal, doit retrouver sa place dans nos sociétés. Or, cette morale, le christianisme et toute la tradition biblique en sont porteurs.

Notre siècle sanglant, le monde qui nous entoure ont exclu Dieu. Les hommes et parfois l’Église ont été placés devant des incertitudes croissantes. Sommes-nous au temps du désespoir ? Ou, tout au contraire, dans ce moment de grande révolution spirituelle, cette heure des grandes espérances évoquées naguère par Raïssa Maritain ? Votre réponse, Monsieur le Cardinal, vous que l’on présente souvent comme pessimiste, est toute d’espoir. Au terme de siècles de défaites, vous entrevoyez un christianisme qui renaît dans la conscience humaine. Ce réveil, l’Église catholique en a donné le signal avec Vatican II.

C’est Vatican Il qui a produit Jean-Paul II, de même que vous, Monsieur le Cardinal. Vous incarnez l’un et l’autre ce que le concile a apporté de neuf dans l’Église. Mais un concile est difficile à analyser d’emblée, et il ne fut pas toujours compris. Trente ans nous séparent désormais de ce qui fut pour la chrétienté un véritable tremblement de terre. Et l’on peut en juger plus paisiblement l’enseignement et les effets. Un pape étranger au monde romain, un pape venu du monde totalitaire et de la chrétienté slave ; un pape résolument moderne dans ses curiosités et sa culture, tourné vers tous les modes d’expression de la pensée contemporaine, ce dont témoigne sa connaissance approfondie de la phénoménologie et son amitié de naguère avec Emmanuel Levinas. Ce pape qui, en dépit de son épuisement parfois visible, parcourt le monde en portant le message évangélique aux peuples les plus démunis, ce pape qui répond avec courage à toutes les questions que lui pose le monde moderne sans craindre d’aller à l’encontre du laxisme dominant, faut-il s’étonner qu’il ait créé cardinal-archevêque de Paris celui qui se dit chrétien et juif ?

Comme Jean-Paul II, Monsieur le Cardinal, et avec lui, vous savez vous montrer intransigeant chaque fois que vous considérez l’homme menacé dans son essence. Vous pensez, comme lui, qu’il n’est pas de compromis entre le message évangélique et les dévoiements de notre temps. Vous réaffirmez sans cesse l’existence du mal et la nécessité de tracer une frontière claire entre le mal et le bien.

Mais, en même temps, un grand souffle d’optimisme traverse vos propos et votre action. Archevêque de Paris, vous avez entrepris – et c’est là une nouveauté pour l’Église de France – de rénover la formation des prêtres de votre diocèse. Un studium, une école cathédrale et un séminaire d’un type nouveau accueillent désormais de futurs prêtres pour des études longues où la formation générale, la formation théologique et la vie de paroisse se combinent dans un enseignement original. Cette innovation reflète les changements en cours dans le monde chrétien, à tout le moins de notre pays. Tout d’abord un climat religieux nouveau, que vous percevez et qui, probablement, est un effet de Vatican II. Il se traduit par de nouvelles vocations qui conduisent à l’Église des hommes souvent différents de ceux qui par le passé aspiraient à la prêtrise. Depuis le XVIIe siècle, les futurs prêtres étaient avant tout issus du milieu rural, ils avaient reçu une éducation chrétienne et étaient imprégnés de la mémoire de ce milieu. Ceux qui frappent aujourd’hui aux portes des séminaires viennent d’un monde déchristianisé. Ils doivent beaucoup apprendre du christianisme auquel ils ont décidé de se consacrer. Parmi les prêtres que vous formez se trouvent de véritables convertis ; le choix de la prêtrise marque dans leur existence un bouleversement et une rupture avec le monde qui les entourait. Être chrétien aujourd’hui n’est plus seulement l’effet d’une tradition et d’une éducation. C’est souvent une conversion, c’est-à-dire une décision aussi forte et lucide que celle de saint Paul. Ces convertis sont soudain saisis d’une évidence que Jean-Paul II a évoquée pour lui-même, lorsqu’il opta pour le sacerdoce : « Je travaillais à l’usine, je m’adonnais, autant que la terreur de l’occupation le permettait, à mon penchant pour les lettres et l’art dramatique. Ma vocation prit corps au milieu de tout cela comme un fait intérieur d’une transparence indiscutable et absolue. »

Ces « conversions » qui se multiplient désormais dans le diocèse de Paris et entraînent un rajeunissement du clergé permettent d’espérer que la crise des vocations peut être surmontée. Sans doute est-il encore trop tôt pour parler d’une nouvelle ère chrétienne. Mais il y a peu, on pensait l’âge théologique achevé, et Dieu irrévocablement absent de notre monde. Au vrai, les incertitudes de la conscience, le glissement continu des valeurs auxquelles les sociétés avaient été si durablement attachées, la transgression des interdits, tout paraissait donner force à la phrase épouvantée de Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Peut-être est-ce pour cela que les hommes, pris de vertige devant une liberté dont ils ne connaissaient plus les bornes, ont éprouvé la nécessité d’en appeler à Dieu. Ce qui semble s’annoncer ainsi en France, et peut-être ailleurs, c’est la fin d’une époque dont la crise de 1968 marqua le paroxysme. Vous fondez, Monsieur le Cardinal, comme le Saint-Père, d’immenses espoirs sur ces frémissements de la conscience religieuse. La génération de prêtres qui vient à vous aujourd’hui peut être une nouvelle vague de la mémoire chrétienne.

Ces espoirs expliquent aussi votre conception de votre fonction épiscopale vis-à-vis des prêtres de demain, mais aussi à l’égard de tout le peuple chrétien. Vous n’êtes pas, et vous le dites, un spectateur engagé des événements en cours. Vous êtes le père de famille, qui en ces temps incertains, doit, sans concessions aider les siens à trouver le chemin vers lequel, en aveugles, ils tendent. Parce que pèse sur vous cette responsabilité, on dit parfois de vous, Monsieur le Cardinal, que « vous n’êtes pas commode ». La vérité est que vous ne pouvez être accommodant aux modes et aux pressions de l’opinion ; et qu’il vous revient de remettre votre famille dans la voie de l’exigence morale et de vérités perdues. Il n’est certes pas aisé d’aller à contre-courant. Depuis que les sociétés, négligeant le jugement de la conscience, entendent faire reposer leur ordre sur des règles édictées par la coutume et l’opinion, il paraît admis que ce qui n’est pas légalement défendu est permis, et que la loi humaine peut indéfiniment faire reculer le domaine de l’interdit. L’idéologie du progrès continu a fait prévaloir l’idée que les évolutions des mentalités et des mœurs étaient irréversibles, car conformes à un prétendu « sens de l’histoire » au nom duquel on a beaucoup tué et avili l’homme. L’un des grands acquis de l’explosion de 1968 aura été la mise en cause des idéologies et de leurs postulats, de l’idée naïve d’une histoire dont le progrès ininterrompu façonnerait un monde neuf et un homme nouveau. Vatican II a coïncidé avec cet effondrement des idéologies, avec la prise de conscience de la nécessité d’en revenir à une conception vraie de la personne humaine et de sa responsabilité. Aujourd’hui, débarrassé des scories des malentendus et des incompréhensions, l’enseignement du concile peut enfin commencer à produire ses effets.

Il est un tout dernier thème que je souhaite évoquer avant de clore ce discours, c’est celui de l’Europe à laquelle vous êtes tant attaché. À première vue, l’Europe paraît être un thème étroitement politique. Il l’est, certes, mais au sens le plus noble du mot politique, celui qui fait appel à la conscience. Par tempérament, par origine familiale et culturelle, vous êtes ouvert à l’autre, à celui qui est étranger à la communauté. Le monde entier, et d’abord les hommes qui le peuplent vous sont proches. Cette ouverture aux autres fait que vous avez été parfois appelé le « Philoxène » ou encore « l’Évêque des étrangers ». Quels beaux noms !

À l’heure où le monde s’ouvre de plus en plus, où l’Europe se recompose, l’Église a chargé de responsabilités considérables des prélats qui incarnent cette ouverture. Vous êtes né en France, vous avez dès l’enfance pensé et vécu dans la langue française ; pour autant, vous avez toujours su que l’Europe ne s’arrêtait ni au bord du Rhin, ni à la frontière orientale de la Pologne de vos ancêtres. Vous avez toujours su qu’au-delà de l’espace qui fut celui de l’Empire romain, s’étendait encore l’Europe chrétienne. Le patrimoine européen que vous portez en vous, fait que vous revendiquez hautement une identité et un projet européens. Mais l’Europe avec laquelle Nous avons rendez-vous, pour reprendre le beau titre d’un de vos livres, n’est pas simplement un concept fondé sur des intérêts ou des nécessités matérielles et de sécurité ; c’est une exigence spirituelle. L’Europe que vous appelez de vos vœux est le fruit de la révélation biblique et de l’Évangile. La communauté qu’elle doit constituer est une communauté éthique tirant sa légitimité de sa vocation spirituelle. Chaque fois que l’Europe a oublié ce qui faisait sa nature même, elle est devenue le champ clos des idées perverties et avant tout de la négation de l’homme, dont la forme la plus achevée, l’innommable, aura été l’élimination programmée des juifs. Deux idées particulièrement étrangères au christianisme sont, pensez-vous, à l’origine de ce dévoiement de l’esprit. D’abord le projet dément de créer un homme nouveau qui aboutit à diviser l’humanité entre représentants de cet homme idéal et les sous-hommes ou Untermenschen. Le racisme, « dernier avatar de la raison occidentale » ou de la déraison occidentale, trouve ici sa racine. Si cette folie de l’esprit a pu prendre corps, c’est aussi parce qu’au fil des siècles, le pouvoir temporel s’est estimé maître absolu des destinées de la personne humaine. Vous aimez à ce propos citer un texte publié en 1942, dans la clandestinité, sous l’autorité des Pères Chaillet, Fessard et de Lubac : « L’ordre des cités temporelles ne peut pas être pétri selon la fantaisie des hommes, mais il est soumis à des rapports divins de justice que ni les particuliers, ni les États n’ont le droit d’enfreindre en aucun cas ; il est non seulement immoral et antichrétien, mais encore antipolitique d’expulser la morale de la politique. »

Votre Europe c’est tout notre continent, des côtes françaises jusqu’à Vladivostok, parce que dans tout cet espace, en apparence si divers, l’unité du message des deux Testaments est au cœur de l’histoire des peuples ; même si la conscience en a parfois été perdue. C’est cette tradition biblique et chrétienne qui, au-delà des tragédies passées, est, en dernier ressort, garante de la liberté des hommes et des peuples.

Voici venu le moment de conclure. Permettez-moi pour ce faire d’en appeler, Monsieur le Cardinal, à l’apôtre, au converti, que vous citez si souvent, saint Paul ; et de l’évoquer non au travers de ses écrits, mais tel que le décrit l’un de mes prédécesseurs au quatorzième fauteuil, Victor Hugo. Ce qu’il dit de saint Paul ne résume-t-il pas mieux qu’un long discours la direction que vous proposez à vos contemporains ?

« Le chemin de Damas est nécessaire à la marche du progrès. Tomber dans la vérité et se relever homme juste, une chute-transfiguration cela est sublime. À partir de saint Paul ce sera l’histoire de l’humanité. Le coup de lumière est plus que le coup de foudre. Le progrès se fera par une série d’éblouissements. Quant à ce Paul qui a été renversé par la force de la conviction nouvelle, cette brusquerie d’en haut lui ouvre le génie. Une fois remis sur pied, le voici en marche. Il ne s’arrête plus. En avant, c’est là son cri Tel est Paul. Le grandissement d’un esprit par l’irruption de la clarté, la beauté de la violence faite par la vérité à une âme, éclatent dans ce personnage. Désormais, quiconque voudra de cette croissance-là, suivra le doigt indicateur de saint Paul. »

Pour l’espérance dont vous témoignez, Monsieur le Cardinal, soyez ici remercié, et soyez le bienvenu parmi nous.