Réponse au discours de réception de Xavier Darcos

Le 12 février 2015

Jean-Loup DABADIE

RÉPONSE

DE

M. Jean-Loup DABADIE

AU DISCOURS

DE

M. Xavier DARCOS

____

 

Monsieur,

Il faisait nuit quand vous avez vu le jour.

C’était un 14 juillet à Limoges et, votre mère n’en a jamais fait mystère, vous êtes né pendant le feu d’artifice. Premières étincelles...

Quelques décennies plus tard, vous êtes élu à l’Académie française et lors de la remise de votre épée par Pierre Nora, le président de votre Comité d’honneur commence ainsi son discours :

Messieurs les Premiers ministres,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Monsieur le Grand Chancelier de la Légion d’honneur,
Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,
Mesdames et Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames et Messieurs les Présidents et Directeurs,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mes chers amis,
Mon cher Xavier...

Ce que Bruno Roger appelle « un simple rappel ». Et d’enchaîner avec cet emprunt à votre Dictionnaire amoureux de la Rome antique : « Enfin voici le triomphateur, sur un char de parade tiré par quatre chevaux, entouré de sa famille et de ses officiers. Il porte une toge brodée d’or et décorée de palmes... Sa tête est couronnée de lauriers. »

Diable ! Me restera-t-il assez d’encens pour parfumer aujourd’hui la Coupole ?

*
*      *

Mais... Enclenchons la marche arrière de ce char triomphal et remontons le temps jusqu’à votre enfance, comme dans les belles histoires...

D’une famille de huit enfants, vous étiez le dernier. Le préféré, non seulement de vos parents, mais de vos frères et sœurs. Xavier le chouchou ! Vous leur arriviez à la taille, plus tard vous leur arriviez au cœur, et toute votre vie vous avez voulu être à la hauteur... Vous étiez si drôle, si heureux de vivre. Comme cet exemple dans nos grammaires latines : puer egregiae indolis ou egregia indole, un enfant d’un heureux caractère. Turbulent, dormant peu, intenable à la maison comme en classe.

Et un imitateur inimitable (vous l’êtes resté, d’après nos sources). On pense à Portnoy, le fameux personnage de Philip Roth, qui enfant faisait se tordre de rire son entourage et s’attirait toutes les faveurs parce qu’il imitait tout le monde. Mais vous souvenez-vous de M. Zampa ?

Lui s’est souvenu longtemps de vous qui lui donniez, comme on disait dans sa génération, des palpitations. M. Zampa était votre premier maître d’école. Non seulement vous l’imitiez comme personne, mais pendant qu’il écrivait au tableau, vous aviez la spécialité de faire tomber de votre pupitre votre crayon, votre règle, puis votre plumier. Quand il se retournait brusquement vous le regardiez fixement, imperturbable. Un jour M. Zampa vous prit sur le fait et vous infligea une punition de son invention : il fallait vous lever et tourner autour de votre bureau, une fois, dix fois et plus, histoire de vous calmer. Mais quand il décida de mettre fin à la sanction et vous enjoignit de vous rasseoir, vous avez affecté de ne plus pouvoir vous arrêter et vous avez continué à tourner. Succès immense auprès de vos camarades.

Nous sommes au cœur des années 50-60, à Gap dans les Hautes-Alpes. Jean-Gabriel Darcos, votre père, est le fils d’un modeste paysan du Bazadais. Le Bazadais, cette contrée de la douce France entre Guyenne et Gascogne, composée de collines et de landes où l’on imagine le poète Ausone, natif d’ici, lever la tête pour regarder passer les palombes... Sans savoir qu’à défaut de devenir un grand écrivain, il deviendrait un grand bordeaux.

Vous ne romprez jamais vos attaches paysannes.

Jean-Gabriel Darcos, son certificat d’études en poche, avait quitté le foyer familial pour préparer l’École du Trésor. Est-ce qu’on peut dire « Bon sang ne saurait mentir » quand le sang remonte ? Je ne sais pas. En tout cas votre père était brillant comme vous promettiez de l’être : reçu 1er, il devint le plus jeune percepteur de France.

Le 1er, mais peut-être pas le plus enjoué. C’était un homme droit et sévère, et quand son fils cadet devint le chef de la bande du Monu, il se rembrunit – c’est le moins qu’on puisse dire.

La bande du Monu !

Le trésorier-payeur général de Gap défendait formellement à ses enfants de jouer dans les jardins de fonction de la Trésorerie avec les autres garnements du quartier, et aussi quelques bandits de petit chemin recrutés dans la campagne, et même des louveteaux avec la raie sur le côté. (Vous étiez louveteau, début de votre engagement dans le scoutisme, pour l’heure toujours prêt à faire des bêtises.)

Dès lors les troupes se replièrent sur le monument aux morts où se livrait une Guerre des boutons quotidienne après l’école – ce qui vous valut une certaine notoriété quand les vôtres vous nommèrent à l’unanimité chef de la bande du Monu.

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Nous recevons aujourd’hui celui qui ne fut autre à ses débuts que le chef de la bande du Monu.

Cela n’allait pas sans quelques dégâts dans le voisinage. Votre père criait, votre mère riait...

Elle était une femme magnifique, et pour elle, quand on a autant d’enfants qu’elle en avait, le paradis c’est les autres. Elle vous aimait tous passionnément. Elle chantait, elle jouait du piano parmi les bruits de la maison, elle cuisinait comme un chef et vous enseignait la lecture en même temps que les bonnes façons. C’était une personne, comment dire ? Enthousiaste. Elle a vécu jusqu’à l’âge de cent trois ans et on peut se demander si ça lui a suffi.

Quand elle s’asseyait sur son tabouret pour chanter Théodore Botrel (« La Paimpolaise ») ou Vincent Scotto (« Sous les ponts de... Paris ») en s’accompagnant au piano, son mari grommelait parfois :

« La musique est un bruit inutile qui coûte cher. »

Ce qui n’est pas toujours faux. Vous-même, dans votre ouvrage Oscar a toujours raison, dénoncez longtemps après « les grands concerts techno : un maximum de tohu-bohu, de pétarades, de lasers, de feux d’artifice, de galopades sur scène pour un minimum de musique »…

Mais au pied du piano se tenait tapi un enfant que sa mère baignait de ses mélodies. C’est pour elle et par elle que vous êtes devenu fou de musique, Monsieur. Bientôt commenceront les cours de piano et bientôt vous escaladerez sans permission les tribunes des églises pour y faire sonner les orgues. Mais cela, c’est à Périgueux.

Car la famille, mettant le cap à l’ouest, est venue s’établir en Dordogne. Vous entrez en 6e au lycée de garçons.

Ah ! Légère éraflure sur le flanc du carrosse, vous êtes susceptible.

Je m’étais laissé dire qu’au terme de cette première année, le préfet des études, priant au lycée votre précieuse maman, lui avait tenu à peu près ce langage : « Madame Darcos, pouvons-nous parler d’erreur d’aiguillage ? Sur le plan euh, je ne dirai pas intellectuel mais littéraire, Xavier est insuffisant, pour ne pas dire nul » – c’est moi qui avais rajouté ce malheureux attribut... Et l’enseignant de poursuivre : « Nous avons de la chance, il est encore temps de l’orienter vers un métier manuel. »

Commettant l’imprudence de vous rapporter l’affaire qui me semblait très lointaine et pensant vous faire rire, j’ai reçu de vous une vive mise au point : « Cette version est totalement inexacte. Je n’étais pas « nul », vraiment pas, et même d’un niveau fort convenable. Mais déconcerté par un environnement inconnu et terrorisé par un certain M. Roques, je flottais. » ... Nec mergitur, puisque dès le trimestre suivant, vous repreniez pied sur la terre ferme, direction le 40e fauteuil de l’Académie française qui vous tendait de loin ses bras. Avec quelques escales au passage, notamment dans de grands ministères ou l’on ne vous trouva ni insuffisant, ni suffisant.

Cependant j’étais contrarié parce qu’après tout, ce que les uns appellent susceptibilité, c’est la sensibilité des autres. Je n’aurais pas eu l’arrogance de m’exclamer comme Oscar Wilde, votre Oscar : « Je vis dans la terreur de ne pas être incompris ! » Vous êtes mon ami et loin de moi l’idée d’offenser en vous l’élève intimidé du lycée de garçons de Périgueux.

Mais vous êtes mon ami et je ne peux pas me résoudre à tirer sur vous avec un pistolet à confiture. Aujourd’hui encore et vous voyant ici, je pense qu’il n’y a nul déshonneur à avoir été un jour un lycéen qui patinait. Comme tant d’entre nous l’avons été... Et bien moins que Sacha Guitry qui, ayant triplé sa 6e, s’apprêtait à la quadrupler quand sa mère lui dit :

« Mais enfin Sacha, tu ne vas tout de même pas te marier en sixième ? »

Revenons à M. Roques, l’interlocuteur de votre mère – un homme qui, dès qu’il voyait un enfant, avait tout compris. En dessous de la moyenne : un manuel. Au-dessus de la moyenne : on verra. Un intuitif. Le cher M. Roques me fait penser au procureur La Chalotais.

Pourquoi attendre plus longtemps pour ouvrir votre ouvrage L’École de Jules Ferry, qui retient tant de trésors entre ses pages ? Outre l’esprit des lois et des décrets depuis la Révolution française, outre les mots d’ordre de notre grand ancien Condorcet (39e fauteuil), « Rendre la raison populaire ! », outre la guerre scolaire du xixe siècle, les hussards noirs célébrés par Péguy et les bouillants enjeux de l’enseignement moderne, on trouve parmi le livre des propos très secs comme ceux d’Hannah Arendt (« L’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté ») ou des phrases ahurissantes comme celle qu’en juin 68 Sartre crache au visage de Raymond Aron :

« Il faut, maintenant que la France entière a vu de Gaulle tout nu, que les étudiants puissent regarder Raymond Aron tout nu. On ne lui rendra ses vêtements que s’il accepte la contestation. »

Allez-vous rhabiller, Jean-Paul.

Mais on y trouve aussi... La maison d’école de nos parents – ou de nos grands-parents – quand ils étaient petits, la salle de classe, les pèlerines accrochées, l’emploi du temps, les cahiers, les encriers de porcelaine, et l’encre violette, la craie, la carte de la France de Vidal de La Blache, les instituteurs... Le passé ne fait que passer, Monsieur, l’émotion demeure et le cœur fait le guet.

Et M. Roques, au fait ? Pourquoi le procureur La Chalotais ?

Parce que, avant M. Roques, le procureur général au parlement de Bretagne La Chalotais, illustre penseur et auteur d’un Essai d’éducation nationale en 1763, avait décidé comme beaucoup d’esprits éclairés que l’instruction publique généralisée était non seulement inutile, mais nuisible.

Les Encyclopédistes eux-mêmes, hélas, avaient des positions ambiguës, emportés par leur apologie du savoir « utile », donc des seules compétences manuelles. La Chalotais écrivait dans son Essai – je pense que c’est la dernière fois, dans ma vie, que je citerai La Chalotais –, il écrivait : « Que les jeunes apprennent à dessiner et manier le rabot et la lime, car le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. »

Il y a de quoi rire mais on rit moins quand on s’aperçoit que Rousseau et Voltaire (Voltaire !) partageaient des idées aussi nulles. Ah ! « Nulles », je retire. Des idées aussi ridicules. Dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques Rousseau ne trouve pas nécessaire de scolariser, ouvrons les guillemets, « l’enfant des villageois, car il ne lui convient pas d’être instruit », fermons les guillemets. On peut penser qu’au savoir abstrait il préférait l’éducation par la sensation et l’expérience, mais enfin, ce qui est dit est dit.

Quant à Voltaire (33e fauteuil !), il se distingue en félicitant ainsi notre ami La Chalotais : « Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manœuvres, et non des clercs tonsurés. »

Le siècle des Lumières ne l’était donc pas pour tous. Diderot néanmoins sauve l’honneur :

« Le grief de la noblesse, dit-il, se réduit peut-être à dire qu’un paysan qui sait lire est plus malaisé à opprimer qu’un autre... »

Musique.

Musique, car c’est en musique que, déjouant les pronostics de votre préfet des études, vous caracolez en tête de classe vers le bac philo. En même temps, vous travaillez la Marche turque (si la sol la do, ré do si do mi) et vous accompagnez au cours des offices le titulaire des orgues de la cathédrale de Périgueux. Cela ne vous suffit pas. Une de vos amies d’enfance m’a dit : « Il a toujours été un hyperactif (je ne sais pas si le mot est convenable) : aujourd’hui il va traduire pour son fils quelques vers de l’Odyssée le matin, disserter à midi sur les bourgognes devant un coq au vin au Club des Cent, et prendre un avion l’après-midi pour une conférence à Osaka. »

Donc au temps joyeux de votre adolescence, entre le lycée, le latin, le piano, le français, le grec et l’orgue, vous vous sentez particulièrement désœuvré et, pour tuer le temps, vous fondez une troupe de théâtre ! Première rencontre avec Oscar Wilde ! « Les Arlequins », ce fut le nom de cette jeune troupe d’amateurs, jouèrent Un garçon d’honneur – mais aussi Labiche, Feydeau, et même Camus. Avec un certain succès, les parents au premier rang d’accord. Vous aviez quinze ans. Vous n’avez pas changé, quand vous parlez d’Oscar : « Rien ne vieillit aussi vite que le bonheur », lui laissez-vous dire.

Au demeurant votre père, bien dans son rôle, fronçait les sourcils et gourmandait sa femme : « Oui bon, mais à part les planches, et son bac ? » Il fut bientôt rassuré : Xavier le fils préféré obtient haut la main le bac si difficile d’accès à l’époque, et même décide de poursuivre ses études de lettres classiques à Bordeaux, Bordeaux-Burdigala à l’origine, la ville du poète, cher Ausone comment allez-vous depuis tout à l’heure ?

C’est à Bordeaux que vous réussirez quelque temps plus tard à la prestigieuse agrégation de lettres classiques. La fierté de la famille pouvait être à son comble, et singulièrement celle de votre mère. Ah ! Les mères des garçons...

Me permettrez-vous cet aparté sentimental... La mère de Gérard Oury, Marcelle Oury, petite personne d’une énergie formidable, égérie parmi les plus jolies des artistes de l’école de Paris, dit un jour à ma mère qu’elle rencontre à l’entracte d’un concert – à l’époque son fils Gérard avait quand même près de soixante-dix ans et publié des films comme La Grande Vadrouille, Le Corniaud, La Folie des grandeurs... Elle lui dit :

« On dira ce qu’on veut, mais nos garçons – nos garçons... – nous donnent beaucoup de satisfaction... »

Ah ! Les mères des garçons...

Mais nous voici en juin 1968. Année de rêve pour faire vos débuts d’enseignant dans le calme et la lucidité. Vous aviez vingt et un ans ! Le petit dernier avait quitté la maison pour être indépendant. Mes chers parents je vole...

Professeur au lycée Saint-Joseph de Périgueux, vous n’en êtes pas moins étudiant de haut niveau à Bordeaux. Aux premières loges.

Je prends sur moi de dire, qui ai arpenté votre vie tous ces derniers mois et dans votre vie votre carrière, que c’est là que le feu a pris. En vous, Monsieur, jeune monsieur à l’époque, la passion, le feu a pris, l’amour pour cette longue bataille que vous allez mener de toutes vos forces, pour la perdre, la reprendre, la perdre à nouveau mais sans jamais que votre courage vous abandonne : la bataille de l’Éducation, de l’Enseignement, de l’École.

Saviez-vous, à vingt et un ans à peine et quand vos élèves entraient dans votre classe en vous bousculant fraternellement, qu’un jour vous feriez, et que vous écririez tant de choses dans l’espoir de préserver du naufrage leurs enfants ? Des élèves s’aventurant sans pagaie, comme vous dites, sur un kayak à contre-courant...

Lettre à tous ceux qui aiment l’école, Deux Voix pour une école, L’École de Jules Ferry, et cet ouvrage au titre plaisant mais au style furieux : L’Art d’apprendre à ignorer...

Saviez-vous, sur votre simple chaire du lycée Saint-Joseph à Périgueux, que vous seriez appelé un jour à exercer ces hautes fonctions ministérielles que vous quitteriez quelquefois blessé, cabossé, mal compris, comme la plupart des ministres de l’Éducation ?

Non sans doute, vous ne le saviez pas, jeune homme...

Mais ce que vous saviez déjà, d’instinct, c’était que la tâche était incomparable et vous l’avez choisie.

C’était un engagement très valeureux mais qui demande sur le moment qu’on lui sacrifie beaucoup de ses espérances personnelles, parce que l’espérance des autres passe avant. Cela s’appelle l’humanisme.

Car il n’y a pas que les universités, les collèges, les professeurs, les grands et les grandes classes, les petits et les petites classes. Il y a plus petits que les petits : les analphabètes et les illettrés...

On sait que l’analphabète est quelqu’un qui n’a jamais appris à lire. Les illettrés ont fréquenté l’école en moyenne pendant cinq ans, ils savent déchiffrer mais ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent. Ils regardent les lignes qu’ils ont devant les yeux mais ils ne sont pas des lecteurs, ils sont des spectateurs.

Aussi incroyable que cela nous apparaisse, c’est souvent très tard, au cours de la vie professionnelle ou au passage d’un test quand on est chômeur, que ce handicap démasque et paralyse un homme, une femme, et entraîne tant de souffrance.

Dans une communication en séance, un de nos jeudis où vous serez désormais invité à prendre part, comme il est dit traditionnellement, « aux travaux de l’Académie », Danièle Sallenave, présente ici pour vous recevoir, nous a donné des chiffres bouleversants.

Parmi la population de ceux qu’on appelle les actifs et qui ont entre dix-huit et soixante-cinq ans, aujourd’hui en France, 3,4 millions de personnes sont en situation d’illettrisme. À ces 3,4 millions d’adultes s’ajoutent chaque année 40 000 jeunes – 40 000 jeunes illettrés ! Effarant.

Et nous ne sommes pas au bout de leur peine, 150 000 jeunes, nous dit Danièle Sallenave, quittent chaque année le système scolaire en situation d’échec : ne sachant pas trop lire, et pas trop calculer.

On comprend encore mieux le titre du premier chapitre de votre Art d’apprendre à ignorer : « Le chantier perpétuel... »

Et à propos de chantier, d’outil, de marteau il y a des idées, des mots que vous martèlerez sans répit, depuis vos premières années de professeur jusqu’à ce mois dernier à Paris, quand après le massacre qui a endeuillé la France vous avez été appelé en consultation au ministère de l’Éducation nationale. Ce jour-là, lorsqu’il vous a été donné de parler, il m’étonnerait que vous ayez renoncé à cette profession : pour l’enfant, « la liberté n’est pas un point de départ mais d’arrivée ». « C’est le maître dans sa classe, face aux élèves, qui fait le succès ou l’échec de l’école. » « L’école est un espace de paix et d’ordre, qui ne doit pas chercher à s’adultérer avec la turbulence sociale. » C’est de l’autorité qu’il s’agit évidemment. Quand vous aviez écrit cela, vous ne cherchiez pas à mettre ce mot à la mode : il s’y trouve pourtant, parce que la mode est à la tragédie. Comment parler au jeune garçon ou à la jeune fille qui refuse publiquement d’observer la minute de silence en hommage aux victimes du 7 janvier ? Et qui brouille sa propre image ? Et à qui même l’autorité ni la désobéissance ne suffisent plus ?

Au fait, on vous a certainement traité, en chemin, d’esprit conservateur ? Vous avez écarté vos détracteurs d’une phrase qui n’est pas de vous mais de Philippe Muray : « Les modernes appellent “conservateur” quiconque tente de limiter les dégâts. »

Un chantier perpétuel... Mais votre vie à vous, qu’en aviez-vous fait, pendant la jeunesse des autres ? Était-ce une vie privée privée de vie ? Nullement. Déjà, la musique occupait une grande partie du temps que vous n’aviez pas. On vous retrouve tenant une rubrique de critique musicale dans le journal Sud-Ouest, que vous signez bizarrement sous le pseudonyme de Socrad. « Socrad était dans la salle ! » « On peut s’attendre à un bon Socrad, il a applaudi la soliste ! » Pourquoi Socrad ? Vous imaginez que je ne m’en suis pas laissé conter, et après de laborieuses recherches j’ai fini par vous confondre : si l’on mélange les lettres de « Socrad » et qu’on les assemble dans un autre ordre, on a : Darcos. Anagramme parfaite. De la première à la dernière lettre, aller et retour. Socrad, Darcos, Socrad.

Finalement, à votre bureau et pendant les interrogations écrites au lycée de Périgueux, vous ne faisiez pas qu’annoter d’un air grave des phrases comme celle-ci, de La Rochefoucauld, pour dire que la parole peut précéder la pensée : « ... [Peu d’hommes seraient tombés amoureux] s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. » Vous ne faisiez pas que cela, vous jouiez aux osselets avec les lettres de votre nom.

Parlons d’amour.

Vous vous mariez avec une jeune Périgourdine dont vous aurez deux enfants : Romain et Géraldine. Marié, père de famille, enseignant, agrégatif – et deux doctorats suivront l’agrégation – ce n’est pas qu’il vous manque quelque chose mais il vous manque toujours quelqu’un, et ce quelqu’un c’est vous.

J’ai vingt-trois ans, et que serai-je un jour ? Recteur d’université ? Homme politique ? Écrivain ? Ou qui sait, un grand cuisinier reprenant glorieusement les recettes de sa mère – puisque, et soyons honnêtes avec le préfet des études M. Roques qui ne s’était pas totalement trompé, vous êtes aussi un manuel, vous dites adorer tout ce qui se fait avec les mains et par exemple la cuisine, où vous excellez... Et même la broderie : vous avez préparé un C.A.P. de broderie et là, comme on dirait dans la classe de votre fils Gabriel, « respect ! »

Mais Socrad veillait et vous tirait par la manche. Il n’oubliait pas que les orgues, comme des grands fauves musicaux, sont en voie de disparition sur la planète si on ne vient pas les sauver.

Alors vous créez et vous animez les « Concerts de la Cité » : c’est une association qui a pour vocation de réunir des fonds pour restaurer les orgues vieillissants, quasi abandonnés pour certains, promis au cimetière des éléphants. Le succès est formidable. Des solistes prestigieux viennent donner une trentaine de concerts et ainsi avez-vous fait des débuts très originaux dans l’action culturelle.

Et votre destin politique approche, en musique encore. Car c’est en présidant l’Adam 24 (association pour le développement des activités musicales en Dordogne) que vous êtes appelé à siéger au Conseil économique et social de la région Aquitaine. Et vous avez beau continuer à donner des cours en prépa à Périgueux, puis en khâgne au lycée Montaigne à Bordeaux et un beau jour sur la prestigieuse estrade de la khâgne de Louis-le-Grand à Paris, entretemps la politique vous a repéré : et, d’après la romancière Marie Darrieussecq votre élève à Louis-le-Grand précisément, « tout le monde savait que ça devait arriver... »

C’est d’abord dans votre chère province que cela arrive : le maire de Périgueux, Yves Guéna, vous appelle parmi ses adjoints. Puis vous dirigez le cabinet de votre ami François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale, mais c’est du Premier ministre Alain Juppé que vous serez très bientôt le conseiller pour l’éducation et la culture. En janvier 1997, Yves Guéna partant pour le Conseil constitutionnel, vous voilà maire de Périgueux.

Le temps s’accélère, votre vie prend de la vitesse.

Déjà inspecteur général puis doyen de l’inspection générale de l’Éducation nationale, on s’essouffle à vous suivre, vous êtes élu professeur associé à l’université Paris IV-Sorbonne où vous enseignez la littérature comparée.

Le temps s’accélère, et brutalement...

... Le temps s’arrête.

Au milieu de sa vie, au milieu de la vôtre, la maman de Romain et de Géraldine meurt soudainement.

Vous êtes arrêté vous aussi, empêché de tout, sous le silence du ciel – ce sont des mots que je suis allé chercher à la fin de votre livre sur Tacite, celui qui vous ressemble le plus, m’avez-vous dit. Vous êtes comme chacun, chacune d’entre nous quand l’autre bat des ailes et s’envole : vous êtes perdu. Perdu.

Pourtant le désespoir n’a pas d’ailes, comme l’écrit André Breton dans un texte déchirant que l’on trouve dans votre Anthologie historique de la poésie française : « Le désespoir n’a pas d’ailes, il ne se tient pas nécessairement à une table desservie sur une terrasse, le soir, au bord de la mer. C’est le désespoir [...]. C’est un bateau criblé de neige, si vous voulez, comme les oiseaux qui tombent et leur sang n’a pas la moindre épaisseur. Une forme très petite, délimitée par des bijoux de cheveux... Un collier pour lequel on ne saurait trouver de fermoir et dont l’existence ne tient pas même à un fil, voilà le désespoir [...]. C’est une corvée d’arbres qui va encore faire une forêt, c’est une corvée d’étoiles qui va encore faire un jour de moins, c’est une corvée de jours de moins qui va encore faire ma vie. »

J’ai laissé le poète, avec son archet, tirer ce long trait sous le silence du ciel, car je ne pouvais pas parler aussitôt de la suite de votre vie.

… Pourtant elle est là, la vie, qui vous attend pour vous reprendre.

*
*      *

Le maire de Périgueux est très vite élu sénateur de Dordogne. Votre carrière politique nationale commencée avec François Bayrou va bondir et rebondir : ministre délégué à l’Enseignement scolaire, puis ministre de le Coopération et de la Francophonie, ambassadeur de France auprès de l’O.C.D.E., et bientôt ministre de l’Éducation nationale, avant de vous asseoir – quand vous aviez le temps de vous asseoir – dans le fauteuil du ministre du Travail. Des passe-temps variés, qui vont bien avec votre caractère…

Mais entre-temps, le plus beau est arrivé.

Non, ce n’est pas toi, mon cher Gabriel, c’est maman, d’abord.

Vous aviez été choqué par le malheur.

… Et puis, vous avez été choqué par le bonheur.

Laure est entrée dans votre histoire.

Pour toujours et pour le meilleur et le meilleur encore depuis plus de quinze ans maintenant, et quand il faut changer une roue du carrosse, cette belle personne est là. Laure le sait du fond de son cœur, il y a le bonheur, Gabriel et vous : mais aussi, dans votre vie exceptionnelle, quand les épreuves s’invitent, il faut les recevoir. Même à l’improviste.

Au ministère de l’Enseignement scolaire, vous aurez affronté les premières manifestations modernes de la violence scolaire, coups de couteau, incendies volontaires, etc., qui étaient jusque-là inconnues.

À la Coopération et la Francophonie, l’organisation du Sommet de la francophonie à Ouagadougou vous passionne et votre mission en Indonésie vous bouleverse, après le tsunami du 26 décembre 2004. Mais quand vous irez à Bangkok où se réunit le Congrès mondial de la lutte contre le sida, ce sera pour être bombardé, aspergé de peinture rouge avec la délégation française que vous conduisez, par des mouvements militants qui reprochaient à la France de n’en pas faire assez, alors qu’elle était le premier contributeur mondial.

En 2008, vous êtes ministre de l’Éducation nationale, vous proposez une réforme qui a pour objectif un soutien individuel et gratuit au bénéfice de tous les élèves. Mal compris, vous sentez l’orage peser sur les lycées. C’est ce que tous les politiques redoutent et ils en parlent : les enfants dans la rue. Mais comme disait Michel Simon dans Drôle de drame : « À force de raconter des choses horribles, elles finissent par arriver… » Et vous voyez défiler, déferler contre vous des « collectifs » aux enseignes surprenantes : « Bahuts en lutte » « Collectifs de résistance lycéenne »…

Vous êtes un homme discret, parfois secret, et vous ne faites pas de vos tourments un sujet de conversation. Mais vous connaissant, on sait qu’à l’intérieur de vous le drame du suicide au travail, quand vous étiez ministre du Travail, ne se cicatrisera jamais. Ministre du Travail, des Relations sociales, de la Solidarité, de la Famille et de la Ville. Tous ces mots qui parlent, et qui ne parlent que de fraternité, d’humanité. Pour en arriver à la mort volontaire de ceux qui n’y croient plus.

*
*      *

Ces moments terribles vous ont-ils incité à quitter ce qu’on appelle pudiquement aujourd’hui les responsabilités ? Voici la première phrase de votre livre Tacite, ses vérités sont les nôtres :

« L’homme n’est pas naturellement un être politique. »

Il n’est pas non plus naturellement un écrivain.

Vous aviez publié des essais, divers ouvrages considérés comme des références, qui commentent les grands textes du Moyen Âge à nos jours – on ne peut pas parler de tout. Mais votre véritable entrée littéraire, c’est dans les années 2000 qu’elle se fait avec votre Mérimée. Une grande biographie plusieurs fois rééditée et qui, comme les grandes biographies, signale un écrivain dans sa manière d’accompagner ses héros.

Dès la première lecture on voit bien qu’en vous le romancier sommeille – je retire prestement le mot, mais non, cher ami, je ne sommeille jamais –, et que vous êtes tenté par l’indiscipline du genre : dès lors qu’une biographie n’est rien moins qu’une main courante de commissariat, que peut-on lui ajouter de son fait ? Simplement, le style.

Tambour battant, vous courez son siècle avec Mérimée, vous fréquentez les palais et les bas-fonds de sa vie, et nous avec vous. Nous voici à Londres, à Malte, et à Smyrne, à Constantinople. « Dans ces contrées supposées lascives, écrivez-vous, le charme grisonnant de Mérimée reste en éveil. » Nous sommes loin du lycée de Périgueux : l’écrivain a pris la main. Nous perdons tout dans un casino de Mayence, et nous nous retrouvons un matin de printemps au cimetière de Montmartre. Pas nombreux. Trois seulement, pour l’enterrement de Stendhal.

Mérimée est l’un des trois. Il a beaucoup de chagrin à la mort de son ami le plus cher, malgré leurs querelles. Stendhal qu’il s’obstinera à appeler « Beyle » dix ans même après sa mort et dont il brûlera les lettres, comme pour rester à jamais seul avec lui dans on ne sait quel club de happy few.

Peut-on se moquer d’un homme pareil ? Par moments oui, car lui savait se moquer du monde. Vous racontez avec brio sa course et ses zigzags effrénés sur le chemin de l’Académie française. Le « bâton de maréchal d’homme de lettres », déclare-t-il à Adolphe Thiers. Soudain sa vie n’est que visites, intrigues, lettres, courbettes et calculette puisqu’il a le front d’écrire à son amie Mme de Montijo : « La mortalité s’est répandue dans l’Académie française, en voilà trois qui attendent leur oraison funèbre ! » Et il donne les noms. Un peu plus tard, il livre à Adolphe Thiers le résultat de ses statistiques : « Il meurt un académicien et un quart par an. » Puis sans plus de vergogne à Mme de Montijo :

« Les académiciens crèvent comme des mouches. »

La fièvre verte l’a rendu fou.

Mais Prosper sera élu – au septième tour quand même – le 14 mars 1844 au 25e fauteuil, celui de Charles Nodier dont il prononcera l’éloge à contrecœur et d’une voix éteinte.

Pauvre Prosper. La destinée l’a bien puni. Sur le tard de sa vie, alors que, cardiaque et asthmatique, il multiplie les allers et retours entre Paris et la Côte d’Azur en toussant, en gémissant et maudissant ses innombrables médecins qui, écrit-il, « n’ont pas changé depuis Molière », il apprend en lisant le Figaro... Qu’il est mort.

La rumeur courait depuis quelque temps de sa difficulté d’être, mais tout de même, la mort ! Lui qui avait tant guigné celle des autres à son époque, il lit : « Mérimée est mort à Cannes, le 8 mars 1869, à quatre heures de l’après-midi. » Le lendemain le journal démentit précipitamment. Mais déjà La Gazette de France et Paris reprennent la notice nécrologique et ne se soucient pas du démenti. Guizot commence son éloge funèbre devant l’Académie, on le ceinture à temps.

L’auteur de Colomba et de Carmen choisit d’en rire avec ses amis, des femmes de préférence. Il tiendra encore quelques mois, sans lire la presse pour ne pas y trouver de mauvaises nouvelles.

Prosper Mérimée est mort à Cannes, le 28 septembre 1870.

La fin d’Oscar Wilde n’est pas plus enviable. Lui qui avait fait rire tout Paris, tout Londres et tout lui-même n’était plus, après ses années de prison, déshonoré et ruiné, qu’un « amusant fantôme » comme disait de lui André Gide.

Certes, on n’est pas obligé de se pâmer à tous les coins de phrases devant ce Narcisse méprisant qui estimait avoir confisqué le goût et décochait, en voulez-vous en voilà, ce qu’il prenait pour des traits d’esprit et qui n’était souvent qu’idées reçues retournées comme des gants – « Je ne remets jamais au lendemain ce que je peux faire le surlendemain », « J’adore avoir des ennemis, les seuls avec qui je ne me brouillerai pas » –, paradoxes faciles – « La vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie » –, ou formules misogynes qui annoncent le pire de Sacha Guitry : « Les femmes ont un instinct merveilleux. Elles peuvent tout découvrir, sauf ce qui est évident », ou encore, dans Dorian Gray, « Un homme peut être heureux avec n’importe quelle femme – aussi longtemps qu’il ne l’aime pas ! »

Notre rodomont se faisait parfois moucher. Il envoie à George Bernard Shaw deux places pour l’une de ses pièces, accompagnées de ce petit mot : « Je vous envoie deux places. Vous pourrez ainsi amener un ami... Si toutefois vous en avez un. » Shaw le remercie : « Désolé, je ne suis pas libre ce soir-là. Mais je viendrai à la deuxième représentation... Si toutefois il y en a une. »

Mais, Monsieur, on se doute bien que c’est pour d’autres raisons que vous estimez qu’OSCAR a toujours raison.

Quand par exemple il écrit cette merveille : « Soyez vous-même, les autres sont déjà pris. » Un jour un moraliste lui dit : « La boisson est le fléau des classes qui travaillent », et il réplique : « Le travail est le fléau des classes qui boivent. » Ou bien, sur la critique : « Je ne lis jamais les livres dont je dois faire la critique car j’ai l’horreur de me laisser influencer. » Et encore, et encore à un auteur qui ne cessait d’écrire à l’abri du succès et se lamentait d’être victime d’une « conspiration du silence » : « Un conseil : entrez dans la conspiration. »

Et cette réflexion de lui qu’on m’a rapportée, si belle, s’agissant de l’écriture :

« L’angoisse est insupportable, pourvu que ça dure. »

... Comment ne pas être saisi par le récit, votre récit, de la fin désolante de sa vie ?

Oscar Wilde, âme en peine dans la ville, quémandant quelques subsides ici et là, se payant un maigre repas en jetant deux ou trois bons mots dans la soucoupe. Penser que moins de dix ans plus tôt, moins de cinq ans, il triomphait avec Le Portrait de Dorian Gray, L’Éventail de Lady Windermere et L’Importance d’être Constant !

Tout le monde lui tourne le dos et, le plus terrible, sa propre famille le renie, à bout de honte. Au point de changer de nom... Les Wilde ne supportent plus de s’appeler Wilde et choisissent pour patronyme : Holland. H-o-l-l-a-n-d, sans le « e ».

Toute honte bue finalement, Merlin Holland, fils de Vyvyan – l’un des deux fils d’Oscar –, grand spécialiste de l’œuvre de son grand-père et faisant commerce de sa mémoire, a publié ces années dernières des Album Wilde que l’on peut trouver dans les meilleures librairies.

Comme vous racontez bien la mort, Monsieur, et le crépuscule qui la précède... Au point que votre livre sur Ovide, issu de votre thèse de doctorat, ne s’intitule pas Ovide mais Ovide et la mort. Au départ, ce curriculum mortis semble aussi engageant que la phrase sinistre d’Auguste Comte : « L’humanité est faite de plus de morts que de vivants. »

Mais, chemin faisant dans cette dissertation étincelante, nous reprenons confiance sinon dans la vie – prudence – du moins dans l’existence. D’abord parce que Valéry nous rassure au passage : « La mort nous parle d’une voix profonde pour ne rien dire », mais grâce à vous-même qui, nous parlant français, nous parlant latin quand ça vous chante, nous exposez calmement le point de vue d’Ovide : loin de mourir, l’homme se métamorphose et se coule dans l’espèce éternelle.

Ne nous empêchez pas, cependant, de croire qu’au-delà du philosophe et de ses cris, c’est le poète et ses hurlements à la fin de sa vie qui vous ont attiré. Tout a commencé comme dans un communiqué de Jean-Pierre Néraudau, qui avait dirigé votre thèse : « Ovide, poète mondain, marié avec une femme noble proche de la famille d’Auguste, est frappé d’une sentence de relégation. » Point. Mais Jean-Pierre Néraudau poursuivait dans sa préface, on notera le mot sentimental : « Juridiquement la différence est grande avec une sentence d’exil, mais sur le plan sentimental le désarroi reste le même : il faut quitter Rome pour Tomes (« Tomis ») sur la mer Noire, aujourd’hui Constantza en Roumanie. »

Ovide finira ses jours et ses nuits sur cette terre glacée : cet exil qui ne veut pas dire son nom est un scandale pour son cœur. Lui si orgueilleux, il cède à l’amertume et à toutes ses banalités : mes amis s’éloignent, quant à ma femme Fabia, j’ai des doutes. Il connaît la dépression. L’exil et la mort, même défaite. Gelida mors. Ainsi la mort n’était pas une illusion ?... Cela dépend de la mort, quelle mort ?

« Toi, tu ne sens plus le printemps couronné de fleurs, et tu ne vois pas le corps dénudé des moissonneurs. L’automne ne t’offre ni pampre ni raisin. L’hiver enchaîne les mers qui te baignent et souvent le poisson nage au milieu des ondes sous un toit de glace... »

L’hiver enchaîne les mers... Ovide, Tristes Pontiques...

Nous aimerions lire beaucoup d’histoires comme celles-ci, des livres comme ceux-là. Aurez-vous le temps de les écrire ? Il faudra le prendre...

Vous êtes le Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, notre éminente voisine, où il est question tous les lundis des sciences humaines – pour vous le grand voyageur, voici enfin un voyage immobile mais qui vous emmène très loin avec vos savants confrères, et quelquefois très profond.

Toujours en quête d’occupation pour tromper l’ennui du temps, il a fallu que vous fondiez, pour le présider ensuite, l’Institut français qui a fait de vous l’Ambassadeur pour l’action culturelle extérieure de la France. Cela veut dire, avec la légendaire Alliance française pour partenaire, parcourir le monde pour y défendre notre culture et, au cœur de notre culture, notre langue.

Il faudra le prendre, le temps d’écrire vos livres...

Car il y a les amis, la famille, le cinéma, le théâtre, la musique, il y a du temps de poche comme de l’argent de poche, vous dépensez tout, il ne vous reste rien.

Mais encore un mot sur ce mot, cette idée qui serpente en vous, sujet de vos lectures, objet de vos écritures : la mort. Vos familiers m’ont dit que, lorsqu’on en parle devant vous, il ne faut pas abuser de son temps de parole.

Alors, juste quelques secondes pour cette bonne nouvelle : désormais la mort, Monsieur, ce sera pour une autre vie. Parce que dans celle-ci vous voici Immortel. Attendez ! Il faut encore que je vous dise :

Je vous souhaite la bienvenue en notre Compagnie.