Réponse au discours de réception de Robert d’Harcourt

Le 28 novembre 1946

Georges GRENTE

Monsieur,

L’Académie a renoncé, pour un temps, au jeu fortuit des contrastes qui charmaient l’auditoire quand un romancier recevait un prélat, ou qu’un grave historien devait accueillir un auteur de comédies légères. Le retard justifié de ses élections, en multipliant les morts de ses directeurs trimestriels, a bouleversé son règlement. Puisqu’il fallait choisir, ne convenait-il pas à nos savants d’échanger de fraternelles considérations sur des problèmes où ils excellent, à nos médecins de s’entretenir avec maîtrise de leur art ? Les d’Harcourt et les gens d’Église ont assez l’habitude de se fréquenter, chez eux et en notre Compagnie même, pour que notre rencontre n’éveille nulle surprise, et nous avons, l’un et l’autre, quelques motifs de nous y complaire.

 

Il vous souvient, qu’au lieu d’attendre, selon l’usage, votre désir légitime d’un rameau de notre laurier, je vous exhortai, des premiers, à y prétendre. Mais votre amour paternel objecta la présence de vos deux fils dans ces camps d’Allemagne, trop fameux, qui déjà suscitaient l’angoisse : votre nom, vos œuvres, vos véhémences et vos verdicts mérités contre le nazisme concentraient sur eux une dangereuse attention, sans qu’un regain de publicité les désignât plus encore à des représailles. C’est seulement après leur retour que vous avez écouté vos amis.

 

Vais-je, en vous souhaitant la bienvenue, imiter ceux que l’on vit, de cette place, avancer insidieusement à leur nouveau confrère le fauteuil, « rembourré de sévères remontrances », dont notre cher Maurice Donnay disait joliment : « Ici, a un sens littéral la formule courtoise : prenez donc la peine de vous asseoir » ?

 

Vous regretteriez que je ne me fusse pas inspiré plutôt de l’historien Gaillard, ce spécialiste ès éloge, qui reçut avec urbanité, le 26 février 1789, le maréchal-duc d’Harcourt, gouverneur du Dauphin. Après avoir déclaré délicatement qu’« aucun nom, aucun rang, ne donne de droit à l’Académie, afin que ses libres suffrages soient flatteurs pour celui qui les obtient », il remercia votre aïeul, sans doute en un sourire, d’avoir dit qu’« un académicien est un homme que sa haute destinée appelle à influer sur l’univers », et il conclut ainsi élégamment sa louange de votre famille, à laquelle vous ajoutez un rayon  : « Qu’il est heureux de descendre de tels ancêtres ! et qu’il est beau de leur ressembler ! »

 

Nous sommes presque à l’anniversaire de votre naissance, dans la Brie, au château de votre grand-père, le marquis de Mun, et de votre oncle, Albert de Mun, qui a laissé à l’Académie et au delà de nos frontières, le souvenir d’initiatives sociales avant-courrières de lois bienfaisantes, et celui d’une éloquence majestueuse, si vibrante aux souffles de la religion, de la charité et de la patrie, qu’au témoignage de Gambetta, « elle ne lassait que l’admiration ».

 

Vous m’avez épargné de cueillir, ici et là, des détails sur votre adolescence, afin de paraître, à l’accoutumée, vous en offrir aujourd’hui la gerbe fraîche. Au mois de novembre 1942, en retrouvant votre tranquille demeure de Pargny-les-Reims, « salie, humiliée » par l’occupation, puis victime de la nature envahissante, vous avez résolu d’arracher votre jeunesse aux griffes de l’oubli. Inédite encore, cette autobiographie égaiera d’abord mon discours ; mais anecdotes ou allusions piquantes seront un prélude fort différent des péripéties et des exploits qui vous ont honoré, durant les deux guerres et à l’époque de la Résistance. Car si on lisait, jadis, sous le portrait d’un maréchal, dans le château d’Harcourt incendié par les Allemands à leur départ : Haec est virtutis effigies, l’éloge de son courage peut être rappelé devant l’un de ses descendants, dont la vaillance et le dévouement patriotique ne l’ont pas démenti.

 

Vos Mémoires nous apprennent donc plaisamment que, doté d’une singulière nourrice, qui a provoqué votre répugnance du vin pour en avoir trop aisément rempli vos biberons, vous ne gagnâtes guère à passer aux mains d’une bonne allemande : elle vous révéla aussitôt que la Poméranie et le Brandebourg préféraient la rudesse à la douceur, en « tapant, dites-vous, sur votre crâne, afin de vous enfoncer des idées justes. »

 

Survinrent alors des institutrices et des précepteurs, voués à la caricature : l’une, fière de représenter l’exactitude, vous infligeait un problème supplémentaire par minute de retard ; celui-ci était aussi balourd d’esprit que de manières ; celui-là vous punissait si sévèrement, que lorsqu’il vous quitta, sans vos larmes, vous aviez une dette, probablement impayée encore, de plusieurs milliers de pages à lui réciter par cœur.

 

Aussi bien, quel besoin avait d’un précepteur un enfant assidu qui, de lui-même, descendait à 7 heures, pour faire un thème, et qui ne considérait, nous assurez-vous cinquante ans plus tard, ni « la première flamme brillante du fagot de bois », ni « les illuminations intermittentes de la plaque du fond de l’âtre ». Quand cette louable application vous eut valu, certain jour, une correction de votre aîné, réprimandé de ses fautes plus nombreuses, vous vous empressâtes de parsemer vos devoirs de solécismes volontaires. Quel exemple d’amour fraternel à citer dans les chroniques des collèges !

 

Mais vous vous accordiez parfois une visite au fusil de chasse paternel, tout proche, que vous examiniez, caressiez, et où vous glissiez imprudemment deux cartouches, réservées à des sangliers. Promenant avec audace vos doigts de dix ans sur la gâchette, vous imaginiez, délicieux frisson, « le bruit de tonnerre » qui secouerait le château endormi si vous aviez « appuyé ».

 

C’est que le jeu vous était mesuré, chaque jour, sous la forme, peu amène, d’une promenade monotone et d’une heure et demie de piano. O Berceuse de Chopin, devenue votre supplice ! Ne vous questionnait-on pas sur les verbes en mi pendant la pêche du brochet, ou au sortir des vêpres ? Aussi avouez-vous que vous ne fûtes point « choyé », mais astreint à un régime minutieux de ponctualité, de tenue, de gravité, à un horaire d’études invariable. Même un matin de léger malaise, lorsque votre tante de La Tour du Pin, providence d’une cinquantaine de pauvres, vous apporta du sirop de framboise, « votre faible », elle prit soin, sur les mêmes cimes, de vous suggérer que la mère de Bayard n’en eût pas donné à son fils.

 

 

Vous avez eu, en votre père, un maître éminent, fort cultivé, châtié dans sa langue, et qui possédât à merveille les classiques latins et grecs. De sa « royale écriture » il avait esquissé un traité de pédagogie, où il constatait que la grammaire de Lhomond obtenait plus de résultats que tant d’ouvrages compacts, importés d’outre-Rhin. Sans vous initier au trimètre, ïambique, ou au grand asclépiade, il se bornait à vous faire scander Virgile, et vous mettait en main un texte intégral, dont il ne laissait aucun mot vaporeux. Hanté par la nostalgie d’une fonction à sa taille, hors du cercle de famille, il s’en consolait utilement à vous instruire.

 

Comment ne pas admirer votre commun travail au cours d’une année, puisque, de votre aveu, vous aviez traduit deux traités de Cicéron, un livre des Géorgiques, le Catilina de Salluste, un livre de Tacite, le Phédon, les Philippiques, l’Anabase, la Cyropédie des Vies de Plutarque et quelques chants de l’Odyssée ?.... « O temps, suspends ton vol ! »

 

À cette allure, vous avez commencé de sentir la passion du grec, qui vous fera, plus tard, lire Démosthène, ou Hérodote, sur l’impériale d’un omnibus, comme votre père ébahissait ses voisins de wagon par la lecture de Thucydide ou de Tacite, « dans la majesté du texte ». Vraiment les jardins et les portiques de l’Académie vous étaient réservés d’avance, et M. d’Harcourt a bien mérité que je l’associe, en ce jour, à la gloire de son fils.

 

Je me suis attardé, Monsieur, à votre éducation, parce que vos Mémoires sont captivants, et que vous avez le don de ressusciter cet âge très pur de votre enfance, où, dites-vous, « sur le miroir de votre cœur n’avait encore passé aucun des troubles de la vie ». Vos portraits jaillissent même d’une telle verve, que je souhaiterais charitablement à certains de légères retouches avant l’impression. Nul n’oubliera ni votre oncle, l’abbé de Mun, aussi ardent à la chasse isolée, que dévot et généreux ; ni cette tante, infatigable liseuse, qui, attachée à saint Bernard, consentait à descendre jusqu’à Bossuet et à Port-Royal, mais réprouvait les siècles suivants ; ni le curé de Grosbois, au « teint de géranium », qui transformait copieusement en petite douche l’eau bénite de l’aspersion ; ni les docteurs suisses, malmenés pour avoir imposé aux humains « leurs tristes nouilles », Comme dans la Princesse lointaine  :

 

Vos airs sont doux, mais persifleurs

 

Ne serait-ce pas un malicieux héritage de famille ? Car le duc d’Harcourt, en son agréable Traité de la décoration des jardins et des parcs, n’hésita point à cribler d’ironie les « longues allées qui vont porter la géométrie à plusieurs milles des châteaux », ou la « petite étoile » devant laquelle « l’hypocrisie de la politesse » exige qu’on tombe en extase. Quand, à la veille de la Révolution, il en réclamait une autre, pour arracher la nature aux « fers de la symétrie », n’était-ce pas une première note des railleries d’Alfred de Musset :

 

Sur l’ennuyeux parc Versailles...

Les bassins, quinconces, charmilles,

Où, les dimanches, tout l’été,

Bâillent tant d’honnêtes familles ?

 

*

*   *

 

Je ne vous accompagnerai plus, Monsieur, au pas ralenti, dans vos études supérieures, tandis que vous prépariez, à l’Institut catholique, les examens de trois licences littéraires, qui amplifièrent votre culture classique. Nous y avons eu les mêmes maîtres, et ce sera réjouir toutes les générations d’étudiants, qui leur gardent, comme nous, une reconnaissance affectueuse, de rendre ici hommage à leur valeur, à leur désintéressement, à leurs services.

 

Vous découvrez alors l’Allemagne par de longs séjours en diverses villes, des stages en ses bibliothèques et ses universités, par le commerce assidu de ses auteurs. Entre temps, vous élaborez une thèse de doctorat ès lettres sur le romancier et poète suisse Conrad-Ferdinand Meyer, et quoique ce ne soit point le plus marquant de vos ouvrages, vous y avez consacré, ainsi que l’exigent les travaux de cet ordre, une attention faite d’inquiétude, à la perspective d’un jury éminent, et aussi d’espérance, à la pensée d’un premier, parfois d’un décisif éveil de la renommée. Émile Faguet me dit, un jour : « Que d’années j’ai cru perdre à ma thèse ! Mais elle fut le tremplin qui m’a lancé jusqu’à la Sorbonne. » Vos juges vous complimentèrent sans parcimonie, et les compatriotes de Meyer, appréciant aussi votre étude, vous convièrent à une fête solennelle en son honneur.

 

Quand surgit la guerre de 1914, votre myopie vous en eût écarté ; votre passé familial et votre conscience personnelle vous y introduisirent en volontaire. Nous venons de vous entendre excuser, avec bonhomie, un « simple sergent » de prononcer l’éloge d’un maréchal de France. Prix de la bravoure, vos galons se fussent vite changés en de plus brillants, si, dès le sixième mois, une grave blessure, puis la captivité, ne vous avaient éloigné du combat. Mais votre bref passage à l’armée vous a permis de noter les intuitions, les rapidités et les endurances de l’action militaire aux heures tragiques de la retraite et du redressement de la Marne, et nous avons nous-mêmes bénéficié de votre épreuve par vos Souvenirs de captivité et d’évasions.

 

N’est-ce pas un film pathétique que votre récit de l’attaque soudaine des Allemands dans le bois du Juré, par temps de neige, après une série de jours mornes en des marécages ? Les préparatifs haletants de nos soldats sur le point de mourir ; la fusillade qui en abat d’emblée une vingtaine ; vos dix coups de fusil, tirés crânement, debout, jusqu’à ce qu’une balle ennemie, vous brisant la mâchoire, vous couche à terre tout sanglant ; votre refus de secours, en faveur de vos camarades, et l’héroïsme du capitaine Jacques Cochin, votre ami, qui répond à la sommation de se rendre par la décharge de son revolver, autant d’inoubliables projections sur l’écran.

 

À l’hôpital de Metz, où l’on vous transporte, mi-évanoui, une sœur infirmière, ignorant votre connaissance de la langue allemande, s’écrie : « Il en a pour deux heures ! » Et vous nous décrivez, en termes touchants, votre acceptation chrétienne du sacrifice, puis la vision prodigieusement claire et dramatique de tout ce que vous aviez aimé, et qui affluait en torrent vers votre adieu.

 

Revenu à la vie, de quel regard incisif vous faites le tour du dortoir et de l’hôpital ! De quel impitoyable crayon vous dessinez les ridicules des gens et des méthodes, la brutalité, la duplicité et le servilisme, la passion du document, voisine de l’espionnage, et la joie pétillante de la plupart, après le torpillage du Lusitania !

 

Mais, prestement déclaré, guéri, vous êtes dirigé vers un camp de Bavière. Au départ, le général gouverneur de Metz, vous munit avec arrogance de ce viatique : « La France est un pays dégénéré, pourri. La grande Allemagne est saine, ordonnée, laborieuse. L’avez-vous vu ? » La question rebondit, plus impérieuse : « L’avez-vous vu ? » Sans abandonner l’attitude réglementaire, vous lui fîtes une réponse diplomatique : « Je ne connais que les murs de l’hôpital et ne puis en juger. »

 

Si nous vous suivions au camp d’Hammelburg, ce serait pour nous émouvoir, ou nous égayer, tour à tour. Car aux heures des sanglots refoulés, à l’annonce mensongère de la prise de Verdun, fêtée par des défilés ostentatoires et de bruyants orphéons, succédaient quelques épisodes de comédie. Je devine votre satisfaction, le jour où, à l’improviste, réputé docteur, vous avez, aussi sérieusement que Knock, prescrit aux Allemands accourus des cachets d’antipyrine et des bains de pieds très chauds.

 

Comment les barbelés eussent-ils retenu longtemps votre esprit de décision et d’aventure ? Vous postulez un vague emploi d’horticulteur, mais à la manière des princes chinois, arrivés à la cour de Louis XIV pour des études, et qui choisirent d’apprendre le métier de jardinier, parce qu’il consistait chez eux, dirent-ils au roi, à se promener dans les jardins. Sans retard, vous combinez votre évasion, et, aux coups fatidiques de minuit, avec une corde de mouchoirs, vous vous élancez de huit mètres.

 

Je ne ranimerai point, au détriment de vos autres ouvrages, le régime cellulaire qui vous en châtia, ni ne raconterai votre seconde évasion et ses suites dans « le camp de la faim » ; mais la troisième suscita un trait d’héroïsme que vous reprocheriez de taire. Vous traversiez le Rhin à la nage quand, moins fortuné que vos deux compagnons, vous eûtes le bras droit broyé par une sentinelle autrichienne. Que firent-ils, parvenu sur la rive libératrice ? Ils exposèrent leur vie à passer le fleuve pour vous secourir, et ils acceptent, derechef, magnifiquement, les hasards de la captivité.

 

C’est le 2 juin 1918 qu’un échange de grands blessés vous ramena en France. Vos Souvenirs s’achèvent par ces deux lignes : « Une silhouette, que reconnut mon cœur avant mes yeux, s’avança vers moi. Il y a des minutes que les mots ternissent. » Votre admirable compagne, digne de votre courage, m’approuvera de les avoir fait revivre.

 

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De nouvelles formes de dévouement vous attirent. Une de ses parentes, offusquée, blâma Montesquieu de se livrer au commerce, parce qu’il écrivait des livres qui se vendaient. Sans vous demander s’il convient à un d’Harcourt d’être professeur, dès qu’il s’agit de servir, vous et votre ami de votre trempe, le comte de Franqueville, mort au camp de Dachau, vous enseignerez à l’Institut catholique. Quelle réalisation du rêve paternel ! Ainsi s’étaient préparés, à votre insu, en Côte-d’Or, dans les allées du parc de Grosbois, « le long d’une rivière naissante », votre renom et votre influence didactiques. Car nous savons que, dans la chaire de langue et de littérature germaniques, vous témoignez une maîtrise qui vous apparente à notre regretté Georges Goyau, historien si lucide de l’Allemagne religieuse, avec une de ces générosités propres à dissiper les angoisses de l’enseignement libre.

 

L’Allemagne ! Elle vous revoit de 1924 à 1939, et vous envoyez aux journaux, aux revues, vos loyales impressions, peu semblables au dithyrambe du gouverneur de Metz, et qui provoquent controverses par delà le Rhin. Puis vous tenez la gageure de ramener l’attention sur Schiller, bien qu’il inspirât à la jeunesse française le souvenir rancunier d’avoir peiné pour le mal traduire, et que l’opinion, presque unanime, le reléguât chez les « rhétoriqueurs ». Ne le proclamait-on pas vide de poésie et d’émotion, épris d’allégories artificielles, et son lyrisme teinté de la morale du prêche ?

 

Ce verdict vous parut digne de révision, car, d’après Goethe, « Schiller ne peut rien toucher sans l’ennoblir ». Vous avez donc étudié ses débuts en un volume in-8°, qui m’effraya d’abord par ses cinq cents pages, mais que j’ai lu avec un intérêt persistant, parce qu’il est alerte, varié, et qu’il m’a beaucoup appris.

 

Vous y campez un autre personnage que celui des Essais historiques et des drames, le poète de la Promenade, de l’Idéal et la Vie, le critique des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, l’auteur de l’héroïque Don Carlos. En sa jeunesse, « écho sonore », vibrent les rumeurs d’une race, et sa lutte contre la misère et la maladie inspire la compassion. Mais, loin de vous laisser éblouir, vous ironisez sur certaines de ses élucubrations. Vous avouez même quelque cruauté à son égard, et comme vous déclarez finalement que vous l’aimez, Boileau le féliciterait d’avoir trouvé, en vous, un « ami prêt à le censurer ».

 

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Schiller vous conduisit à Goethe : vos deux livres sur ce grand poète vous classent parmi les meilleurs germanistes français.

 

Le premier, l’Education sentimentale de Gœthe, parut en 1932, lors des fêtes qui commémorèrent, dans plusieurs pays, le centenaire de sa mort ; trois ans plus tard, le second, Goethe et l’art de vivre, surgit en opposition aux violences dont frémissait déjà l’Allemagne. Vous jugiez opportun de rappeler à une Hitlérie tumultueuse, reprise de fièvre guerrière, une époque heureuse de sa tranquillité, et de raviver l’éclat du maître, qu’une antipathie, insufflée de Prusse, rendait suspect, presque étranger, sur son propre sol.

 

Sujet ardu, puisqu’il vous le fallait affronter ensemble et le clan des hostiles et le groupe des adulateurs. Le conseiller Muller n’avait-il pas écrit, en 1825, que « depuis Adam et Eve, aucun sage ne fut plus exalté que Goethe » ? Vous avez, Monsieur, habilement évité les écueils. Trop sensible au charme de ce génie pour ne pas le traiter avec déférence, vous vous gardez de l’apothéose, autant que du dénigrement. Vos livres, sérieux, ornés de citations, plaisent par l’agrément du style : nul élargissement des aspects choisis ; nulle ambitieuse synthèse de son œuvre ; nul regard vers d’autres célébrités, pour assigner à Goethe un rang dans le palmarès des gloires. Une série d’agréables tableaux le font parler et agir en artiste de sa vie.

 

Sans vous extasier sur des particularités de son enfance, transformées depuis en mots ronflants, en incidents prophétiques, vous le montrez, avec moins de fantaisie, d’après le témoignage de sa mère, « porté à1a colère plus qu’aux larmes ». Il n’en versa aucune, à la mort de son jeune frère, et ne dissimula point son agacement du deuil de sa famille. Cette sublime indifférence l’éloignera de son foyer, à la naissance de chacun de ses enfants, et, lors du trépas de sa femme, elle le maintiendra dans une placidité qu’il estimait propice à son inspiration.

 

Vous ne cachez pas qu’il fut, dès l’adolescence, orgueilleusement dominateur, se consolant de n’être pas toujours le premier par cette formule adroite, que retiendront des collégiens malchanceux : « Il a plu à mon éminent professeur de couronner mon devoir par la dixième place. »

 

Dans le cadre bourgeois qui l’étouffait, Goethe eut vite ce que Bossuet appelle « une curiosité indocile ». De « grossiers garnements, habitués à l’infamie », éteignirent en lui la fraîcheur d’âme et la foi, au point qu’il se vantera de mêler vilainement la prière à son libertinage. Mais vous louez sa merveilleuse facilité à écrire, tout jeune, des vers élégiaques, et vous relevez sa volonté attentive à préserver, dans la solitude, le cours de ses méditations, sa passion de la musique, pour lui inséparable de la poésie, son mépris des salons, et ses brocards contre le « bavardage politique », qui lui semble le maximum de la stérilité verbale.

 

Malgré votre sympathie, vous ne voilez ni son avarice croissante, ni son égoïsme,  à ce point tyran de sa vie, de ses jugements et de ses relations, qu’il classait hommes et femmes, soigneusement comme ses lettres, selon qu’ils pouvaient lui servir ou lui plaire. Chez ses personnages de Faust, vous discernez des nuances de son tempérament, des allusions à ses mœurs. Marguerite s’excuse-t-elle « de sa main si vilaine, si rude, si sèche », et de la différence de sa condition avec celle du docteur ? Celui-ci, au contraire, exalte-t-il « la main chérie qui étend bien proprement la nappe de la table » ? Ce sont, à vos yeux, réminiscences des compagnies que Goethe préféra. Mais à lire vos sentences assez élastiques, et en face de ses amours ancillaires, à voir votre courtoisie de gentilhomme lui reconnaître seulement « une recherche instinctive de la tendresse sur le plan social intérieur », nul ne pourra, Monsieur, vous inviter à

 

...quitter d’un censeur la triste diligence.

 

Renseigné par vos séjours en Allemagne, vous abandonnez la sérénité de la littérature pour les ardeurs de la polémique, afin d’instruire et de convaincre des Français trop confiants. Déjà l’on avait apprécié, en vos divers écrits, la fière conscience d’un patriote, qui ne se borne point à regarder, lire ou entendre, mais qui juge, l’émoi d’un croyant devant les virulences ou les habiletés d’attaques, conjuguées et perfides, contre sa foi.

 

Comment, au milieu de tant de paroles de publications et de faits, seriez-vous resté insensible ? « Je suis Français, je suis chrétien, s’écriait Bossuet... Tout l’amour qu’on a pour soi-même, pour sa famille et ses amis se réunit dans l’amour de la patrie ». À l’étranger, on le ressent plus vivement encore. Nous allons voir ainsi resplendir, en cette période active de votre existence, la ferveur d’un apostolat, religieux et patriotique, qui donne à votre vie un si belle unité morale. Vous n’avez pas, d’ailleurs, cessé de servir, car vos avertissements, si nets, méritent encore l’attention, au seuil de lendemains gros de menaces.

 

En novembre 1937, après le congrès tapageur de Nuremberg, vous êtes venu, sur mon invitation, donner, au Mans, une conférence, développée ensuite dans vos livres : Catholiques d’Allemagne, l’Évangile de la force, et maints articles ou brochures.

 

Ah ! que vos révélations auraient dû préserver la France d’être dupe ! Vous nous appreniez que la jeunesse allemande, saturée de diplômes, lasse de son inaction, désireuse de parade, vibrait aux aspirations grandioses de son chef, devenu pour elle un rédempteur. Que lui importait, dorénavant, d’appartenir au « pays des penseur et des poètes » ? Sparte a dominé Athènes. On la fanatisait par des formules : « Sois trempée comme l’acier Krupp ! Tu es la flamme, l’incendie ! N’aie d’autre culte que celui de la race et du sang, d’autre morale que la loi du plus fort ! »

 

« Où cette obsession conduira-t-elle la génération présente ? », demandiez-vous, et de répondre, devant la recrudescence de fièvre chez les fougueuses sections, noires ou brunes : « À la guerre, sport principal de l’homme nouveau. »

 

En 1937 ! Les notes de nos clairvoyants ambassadeurs exprimaient la même crainte et, s’il m’est permis de le dire, l’année suivante, rentrant de parler en Pologne et en Hongrie, je manifestai pareille appréhension. Mais l’optimisme officiel persévérait et, au dehors, non moins opiniâtre.

 

Vous avez, Monsieur, poursuivi votre mission d’éclaireur. Votre brochure : le Nazisme peint par lui-même, abonde de textes qui affirment le mépris du « matériel humain » et prédisent qu’« un immense Livre noir sera écrit avec le sang de toutes les nations, d’Europe ». Un professeur ne déclarait-il pas, dès 1932, avec une fatuité sincère, que « deux Allemands comptent plus que tous les millions de Polonais » ? Ce n’était point conviction récente ; deux ans après l’effondrement d’Iéna, Fichte, superbement redressé saluait dans l’Allemagne « la pépinière de l’humanité nouvelle ».

 

Votre enquête, établit qu’une impiété, tantôt méthodique et sournoise, tantôt ouvertement persécutrice, animait le nazisme hitlérien. « Il tend, disiez-vous, le poing au Golgotha et à l’Évangile » ; il remplace le crucifix par la croix gammée, qu’il veut arborer sur toutes les flèches à graver dans les esprits et les cœurs ; il expulse les dogmes du péché et de la grâce ; il corrige le Notre Père. « Je crois à l’homme allemand, souverain seigneur de toutes choses. » Odieuse parodie de ce Credo chrétien, pour lequel ont souffert et sont morts tant de martyrs, qui a suscité à travers les siècles, des moissons de sacrifices et de vertus, des merveilles d’éloquence, de poésie et d’art, et soutenu, consolé, dans les camps d’horreur, parmi les tortures de la police, des milliers d’âmes indomptées, fières de leur sublime espérance !

 

Pour le nazisme, plus du fraternel Aimez-vous les uns les autres ! Plus de la divine miséricorde qui a fait naître, à son exemple, la pitié et le dévouement ! Au son des tambours et des fifres, dans le claquement des drapeaux, on exaltera les vertus de force et de dureté.

 

Ces rodomontades faisaient alors sourire... Hélas ! Vous nous prévenez que « la griserie du triomphe » ne les inspire pas seule. Avec une implacable logique, une vigueur de périodes ou de phrases courtes, qui rappellent les accents de Courier, ou de Veuillot. Vous observez que « l’Allemagne s’est donnée à son bourreau légalement, quand les urnes étaient libres ».

 

Il y a quelques mois, dans la revue les Études, vous analysiez encore sa responsabilité collective. « L’Allemand moyen, dites-vous, ne se sent pas atteint par l’abjection des monstres. » Sensible au mal, suivant ses répercussions, « il tient registre des épreuves qu’il endure, mais il a un remarquable détachement pour les souffrances qu’il a fait peser sur autrui ».

 

Vous observez, du reste, équitablement, — et l’on aurait dû considérer davantage ce menaçant préambule, — qu’avant l’afflux des prisonniers et déportés d’Europe dans les sinistres camps, des milliers de victimes allemandes, signalées par des espions ou une délation familiale, furent suppliciées si atrocement qu’on chuchotait, en Bavière : « Seigneur, gardez-moi silencieux, afin que je n’aille point à Dachau »

 

 Vous savez rendre hommage au « front des âmes », qui n’a pas cédé, à ces Allemands intrépides, qui ont aussi maintenu chez eux, parmi tant d’embûches et de périls, la sagesse de la mesure, la dignité de la conscience et la fidélité au Christ, et vous souhaitez que ce soit avec des hommes de cette pondération que les vainqueurs établissent la sécurité du monde. Dieu daigne vous exaucer ! Et que vous entendent les rédacteurs du futur traité de paix, auxquels vous citez ces vers d’une fillette de quatorze ans, opposée à la gentillesse de nos petites Françaises :

 

La bataille ! la bataille !

C’est l’appel des aïeux,

C’est notre serment pour toujours,

 

et que vous mettez en garde par cette redoutable perspective : « Il y aura un autre Hitler dans cinquante ans, si survit l’esprit dont il sort. »

 

*

*   *

 

Aussi documenté et audacieux, comment n’eussiez-vous pas, dès l’occupation, attiré la foudre ? Perquisitions minutieuses, destruction de vos livres, visites réitérées de la police dans votre appartement, battues de jour et de nuit à votre poursuite, furent votre récompense. Passé en zone libre, vous dérivez votre chagrin par des cours à l’Université catholique de Lyon ; mais au début de 1941 vous regagnez Paris, en fraude, pour vous mêler activement à la Résistance.

 

Vous menez alors une vie errante, chez des amis, en des hôtels, d’autant plus sur le qui-vive que votre glorieuse blessure vous signale, mais secouru par de modestes patriotes. Telle cette servante d’hôtel, qui, au moment où les sbires surviennent, favorise votre évasion et cache rapidement dans la cave vos papiers compromettants ; tels ces trois ouvriers qui impriment presque gratuitement vos tracts, et dont deux, incarcérés plus tard, ne sont pas revenus de leur déportation.

 

Car vous répandez, par milliers d’exemplaires, des pages clandestines, signées H. B. (Harcourt Beuvron), les premières, m’a-t-on dit, spécialement adressées à la jeunesse universitaire : Lettre à la jeunesse, Dignité française, Éclairs dans la nuit, le Sens de la honte, Garder son âme...., et vous écrivez, avec la même vigueur d’assaut, en plusieurs journaux de la Résistance. Vos appels réconfortent et entretiennent l’optimisme ; ils demandent de ne point perdre l’âme, après avoir perdu la terre ; ils proclament notre cause celle de la liberté du monde, même de l’idéal chrétien, et ils claironnent une noble consigne : « Gardez ce diamant : un cœur fier ! »

 

Dans l’un de vos articles, vous décriviez le cadre de la lettre suprême, griffonnée pour ses parents par un condamné dans les geôles allemandes, tandis que résonne le pas du peloton d’exécution qui arrive. Et voici, Monsieur, que vous en recevrez ainsi de vos fils, que je dois évoquer avant de finir, car ne les jugez-vous pas la meilleure de vos œuvres ? Tous les trois, sur vos traces, ont risqué leur vie pour la France : l’aîné, agent de liaison, grièvement blessé en 1941 quand on le saisit, torturé à Paris où l’on s’efforce en vain d’arracher ses secrets, séquestré et régulièrement frappé à la figure, deux années durant ; le second, arrêté en 1943 pour distributions de tracts ; plongé dans un bain glacé, et maintenu la tête sous l’eau presque jusqu’à l’asphyxie, puis envoyé au lugubre camp de Buchenwald rejoindre son frère ; le troisième, encore collégien à l’heure de la libération de Paris, mais de même vaillance, et qui participe aux dures escarmouches de la Chambre des députés, où périrent autour de lui plusieurs de ses jeunes compagnons. Belle émulation de courage prime-sautier, de dévouement total, dont il faut chercher l’élan au foyer domestique.

 

Votre aîné, le 181e jour de sa captivité, qu’il appelait son « agonie » morale, s’attendant à être fusillé, vous adressa de tendres adieux, débordant d’amour filial, de foi chrétienne et de sentiment patriotiques. Ah ! Monsieur, quand un fils de vingt-huit ans, à l’instant, croit-il, de mourir, écrit à son père : « Je vous remercie de l’exemple que vous n’avez cessé de me donner. Comme je voudrais savoir prier comme vous et avoir mené votre vie ! » quel éloge ajouter, qui vous fût plus honorable ?

 

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Il se serait réjoui de notre choix, le maréchal Franchet d’Esperey, dont l’Académie déplore l’absence à cause de son prestige, et aussi de sa régularité à nos séances hebdomadaires, que la difficulté de sa marche, due à un grave accident, rendait méritoire, et pour chacun de nous plus précieuse.

 

Elle ne le retint pas, au début de la dernière guerre, d’offrir ses services à la France : l’éclat de son nom, et le souvenir que gardaient de lui ses compagnons d’armes, seraient un ralliement.

 

C’est en mon diocèse, dans les deux châteaux de Bonnétable et de Montdragon, qu’il établit son domicile et ses bureaux. Je l’y rencontrai plusieurs fois, intrépide moralement et semblable à lui-même, toujours incapable d’indifférence, toujours spontané et bref dans ses jugements, mais victime d’infirmités qu’alourdissaient les épreuves de la patrie. Il ne me cacha point sa surprise et son mécontentement d’une stagnation militaire qui le déroutait. Qu’était devenue sa tactique ? son entrain ? Comme je lui disais avec tristesse : « Ce ne sont plus vos essors ! », il me prit les mains et les serra. Aveu d’un regret intime qu’on n’imitât point ses initiatives, quelquefois enveloppées de bourrasques, et que manquât, ou fût amorti, le fluide d’autorité par lequel, la tête haute, le verbe clair, il avait imposé à tous sa personne et ses idées, affirmé sa croyance et ses pratiques religieuses.

 

N’eut-il pas, ici même, un de ces secrets retours sur soi, quand il proclama sa persuasion que Lyautey, malgré la splendeur de sa vie, n’avait pu donner toute sa mesure ? Quel ressentiment il gardait à ceux qui l’empêchèrent lui-même, non de rendre son rôle plus brillant — il avait assez de gloire pour n’être pas insatiable, — mais de procurer à la France une victoire plus prompte, qui eût diminué la durée des souffrances générales, épargné le sang d’une multitude !

 

Sa connaissance des armes, sa mémoire, propice aux allusions et aux rapprochements, son indépendance d’opinion, facilitèrent sa large synthèse de notre histoire militaire, où un maître apprécie, avec célérité et vigueur, les qualités et les défauts de ses émules.

 

Comment ne pas s’attarder dans sa galerie des maréchaux de Napoléon ? Un simple croquis y attire autant qu’un portrait d’apparat. Si Lannes n’obtient que cette ligne condensée : « L’empereur l’avait pris pygmée et il le perdit géant », Davoust est peint avec une richesse de couleurs où je crois apercevoir quelque arrière-pensée de ressemblance personnelle. « Ce benjamin des maréchaux, qui n’avait encore aucun commandement, — la meilleure preuve, dit-il, que Napoléon se connaissait en hommes — sera bientôt, le plus solide et le plus dévoué de ses lieutenants, le seul qu’il daignera parfois consulter, le seul aussi capable d’agir sans lui et de remporter des victoires dignes de celles de l’empereur lui-même. »

 

Que d’applications faciles ! La nouveauté et la jeunesse du commandement, la solidité, que Bossuet vantait en M. le Prince... Et Joffre n’a-t-il pas écrit qu’il consulta Franchet d’Esperey avant de livrer l’immortelle bataille, et que de son avis dépendit l’ultime décision ? Le 4 septembre 1914, vous avez, Monsieur, cité cette parole décisive du vainqueur — « c’est lui, souligne-t-il devant l’Histoire, qui a rendu possible la victoire de la Marne ».

 

D’autre part, selon l’exemple de Davoust, Franchet n’a-t-il pas agi de lui-même, et remporté, à sa guise, d’inoubliables triomphes ? N’est-ce pas lui qui a repris Reims et, après la foudroyante bataille de Dropolie, soumis la Bulgarie, la Turquie et la Hongrie ? Nul n’ignore qu’il se proposait d’entrer à Vienne pour attaquer ensuite l’Allemagne à revers.

 

Son esprit acéré l’a conduit à des verdicts qu’il assène, d’une main de fer dégantée, sur les événements et les hommes. Est-il superflu, aujourd’hui, de se souvenir qu’il a critiqué « la paix boiteuse, détestable cause des années troubles que nous vivons depuis. Je n’y suis pour rien, conclut-il, j’ai fait ce que j’ai pu ».    

 

À l’encontre de M. d’Haussonville, qui, le soir d’une revue navale, se demandait : « Construire et armer tant de vaisseaux, n’est-ce pas un moyen d’assurer la guerre, au lieu de garantir la paix ? » le maréchal accepte le vieil adage d’une préparation nécessaire, et en prouve le bienfait par des exemples. « Si le cabinet Méline n’avait pas pris sur lui, dit-il, de commander en silence le canon de 75, la guerre (de 1914) eût été perdue dès les premières batailles ; par contre, si l’artillerie lourde eût été construite à temps, la guerre de tranchées ne se fût pas établie, ou ne se fût pas prolongée. »

 

Aisément son ironie explose. On devine la flamme de ses yeux moqueurs quand il écrit : « Le pouvoir militaire fut peut-être parfois un danger ; mais il s’est rencontré des dictateurs civils qui n’ont pas eu de peine à saisir le tour de main. »

 

Du moins, nous accorde-t-il tous par le souhait que les neuf commandements, pleins de sagesse, qu’au terme de son étude, il assigne « pour l’avant-guerre, à la mémoire et à la volonté des peuples », préviennent les  expéditions futures, et mettent fin « à la noble, mais douloureuse, histoire militaire ».

 

De tels hommes honorent l’Académie et lui permettent, avec nombre d’autres, d’affronter sans émoi les intempéries chroniques qui l’assaillent. Le jour où un diplomate téméraire se permit d’insinuer à Léon XIII que ce serait bientôt fini de la France, le vieux pontife, qui nous aimait, se redressa : « Et par qui la remplacerait-on ? » N’en est-il pas ainsi de notre Compagnie ? Il serait banal de répéter que beaucoup de ceux qui, le long de son existence, ne lui ménagèrent pas leurs censures, l’ont trouvée désirable, à mesure qu’ils se sentaient plus dignes de ses suffrages. Mais je pense sincèrement, et le dis avec gratitude, que la phalange de ses candidats grandirait encore, si l’on connaissait la haute joie qu’offrent des rencontres où tant d’affabilité s’unit à tant de distinction. Ce n’est point d’elle que Mme Necker aurait pu dire qu’« elle n’est pas fertile en amitiés ».

                                                

Vous y apporterez, Monsieur, pour notre agrément, votre enjouement, votre science du monde, votre fidélité à vos convictions, l’ampleur de votre information, la sagacité de votre critique. Et puisque, au fauteuil du maréchal Franchet d’Espérey s’assied encore un homme que sa conscience ne trouva jamais serf, un lettré qui unit de nobles prouesses à des livres de valeur, l’Académie sait que vous l’aiderez, selon la pensée fondatrice du cardinal de Richelieu, à remplir son devoir de maintenir dans le monde, malgré les convoitises ou les oppositions du nombre, de la richesse et de la puissance, le rayonnement et le charme de la langue et de la spiritualité françaises.