Réponse au discours de réception de Paul Thureau-Dangin

Le 14 décembre 1893

Jules CLARETIE

Réponse de M. Jules Claretie
au discours de M. Thureau-Dangin

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 14 décembre 1893

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Vous êtes né historien ; nous le savions, mais vous le prouvez aujourd’hui une fois de plus. Cependant vous aviez rêvé, autrefois, non pas d’écrire, mais de faire, vous aussi, cette histoire au jour le jour qui n’est souvent qu’une très petite histoire et qu’on appelle la politique. Vos études, vos ambitions, vos dons de parole vous destinaient aux succès de la tribune et peut-être auriez-vous alors répété le mot d’un autre historien, qui, lui, réalisa son rêve d’action, je parle de M. Thiers : « Écrire est peu de chose ; je donnerais dix bonnes histoires pour une bonne session. »

Moi aussi, Monsieur, j’ai souhaité de prendre ma part des discussions et des campagnes politiques. J’ai été candidat comme tout le monde, comme M. Camille Rousset lui-même ; mais, plus heureux que bien d’autres, je n’ai pas été élu et je compte parmi les bonheurs que me procure cette indépendance la liberté que j’aide pouvoir vous recevoir aujourd’hui et vous dire tout le bien que je pense de votre talent et de votre de caractère. Supposez, en effet, que nous nous rencontrions, comme on dit en style parlementaire, dans une autre enceinte : vous, avec vos opinions, moi, avec les miennes, nous serions forcés de nous entre-déchirer, tout en nous estimant, et, devenu votre collègue, je serais votre adversaire. Ici, Monsieur, nous pouvons nous estimer sans nous combattre et je vous souhaite la bienvenue au nom d’une Compagnie où, la pensée de chacun étant libre et se faisant courtoise sans rien abdiquer, il n’y a que des confrères servant de leur mieux la cause des lettres, celle qui nous divise le moins !

À tous les travaux de premier ordre qui vous désignaient depuis longtemps aux suffrages de l’Académie, vous venez d’ajouter une page saisissante, le discours où vous avez fait revivre la figure attirante et loyale du confrère que nous avons perdu. M. Camille Rousset, lorsqu’il écrivait ces notes destinées à celui qui serait un jour chargé du soin de sa renommée, n’eût pas souhaité un successeur plus que vous digne de saluer une mémoire de vaillant écrivain et d’honnête homme. Il semble, d’ailleurs, que la destinée ait rapproché vos deux noms dans un labeur commun et dans un commun hommage.

L’Académie vous avait, à tous deux, décerné la même récompense, le prix fondé par le baron Gobert, pour le morceau le plus éloquent de l’histoire de France. Et comme notre cher et vénéré secrétaire perpétuel louait en votre Histoire de la Monarchie de Juillet, dans son rapport de 1885, « le charme élégant de la forme et l’étude savante et approfondie des faits », M. Villemain avait goûté dans l’histoire de Louvois « l’abondance des faits nouveaux et l’exactitude des recherches ». À dire vrai, Monsieur, les éloges de l’Académie pouvaient s’appliquer au livre excellent de votre prédécesseur aussi bien qu’au vôtre, et il semble que M. Doucet eût pu dire de vous ce que M. Villemain disait de M. Camille Rousset : « Le talent de l’auteur est de rendre présents pour nous les hommes qu’il connaît si bien. »

Et ces hommes, si divers, vous nous les faites connaître comme si vous les aviez personnellement fréquentés. Michelet n’a-t-il pas défini l’histoire idéale en l’appelant une résurrection ? Vous n’étiez pas encore au collège que les parlementaires dont vous deviez raconter les luttes étaient à la tribune. Vous appartenez à la génération qui, en entrant dans la vie, s’est heurtée au régime du second empire. Dans le grand silence d’alors, vous rêviez de prendre la parole et, voulant devenir avocat, vous vous rencontriez avec de futurs orateurs, de futurs ambassadeurs, de futurs ministres, et, ce qui est plus rare que des ministres, de futurs poètes qui s’exerçaient comme vous à la discussion publique dans une conférence demeurée célèbre. Déjà, à côté de ce qui pouvait passer pour une vocation, se dessinait chez vous ce que j’aurais presque envie d’appeler votre apostolat. Il ne vous suffisait pas d’étudier le droit, vous vous sentiez porté vers certaines études d’un caractère tout militant, et vous vouliez lutter pour les idées qui vous tenaient au cœur, les idées religieuses, la liberté de votre conscience chrétienne. Auditeur au Conseil d’État, la filière administrative vous tentait médiocrement. Élu le premier des concurrents, votre existence est, dès 1863, celle des heureux ou plutôt des sages qui n’ont pas d’histoire. Vous vous créez, dès la jeunesse, un foyer loin du monde, dans une pénombre discrète et ce foyer a le rayonnement de la gloire de l’illustre artiste dont vous avez épousé la fille et qui mourait l’an dernier, à 94 ans. Vous avez vécu patriarcalement, dans le logis où vous êtes né, sorte d’hôtel historique où vos enfants ont grandi, où s’est écoulée, dans la pratique d’une haute vertu, votre existence sérieuse et douce. C’est, réalisé dans toute sa chère intimité, le vœu du poète des Consolations :

Naître, vivre et mourir dans la même maison ;
N’avoir jamais changé de toit ni d’horizon !

Vous avez, dans cette vieille et silencieuse rue Garancière, dont la seule voix est celle des cloches de Saint-Sulpice, entre les couvents et les séminaires, poursuivi votre œuvre avec une patience et une conviction auxquelles je rends hommage ; vous avez, sorte de bénédictin qui déteste le bruit mais qui ne déteste pas la lutte, élevé un monument, écrit un livre dont le mérite, peu vulgaire, est d’être moins âpre à mesure qu’il s’avance et d’être en quelque sorte apaisé au moment où il s’achève.

Vous ne songiez pas alors à devenir le confrère de l’historien dont vous venez de raconter la vie et les travaux, et cependant, si l’atavisme académique n’est pas un leurre, vous pouviez croire à une prédestination. D’une vieille famille de Parisiens de Paris, famille de gens de loi, estimés entre tous, vous avez, dans vos ancêtres maternels, des aïeux qui furent jansénistes et d’autres qui déjà furent membres de l’Institut. Il vous était facile aussi d’occuper quelque haute situation dans la magistrature ; vous vous y êtes refusé. N’ayant pas à votre disposition la tribune, vous aviez la tentation de vous servir du journal pour défendre vos idées.

Un de vos amis, votre ami le plus cher, fondait en effet un journal. Vous y collaborez, mais toutefois, sans penser à vous faire alors précisément journaliste. Vous savez maintenant, Monsieur, ce qu’il y a d’attrait, de fièvre, de séduction dans ce métier, dans cet art, qui est comme l’instantané de la pensée ! Vous y êtes entré comme ces touristes qui visitent une ville, s’y arrêtent pour quelques jours et y demeurent des années, quelquefois même y achèvent leur existence. Vous n’avez pas achevé la vôtre dans le journalisme, mais vous y avez passé neuf ans.

À ce propos, Monsieur, vous m’avez demandé de ne pas oublier dans cette séance où l’Académie rend hommage à votre talent, le souvenir de l’homme qui fut pendant ces années, votre collaborateur assidu, François Beslay. Vous avez tenu à ce que le nom de ce frère d’armes fût prononcé aujourd’hui à côté du vôtre. C’est là, Monsieur, une pensée qui vous honore et je suis heureux de m’y associer en évoquant la mémoire de ce publiciste convaincu, laborieux, honnête, dont le rare talent charmait ceux-là mêmes qui ne partageaient pas ses idées. Le rédacteur en chef du Français, dont la perte fut pour vous un chagrin cruel, mourut attristé de porter un nom que son père avait mêlé en 1871 aux troubles sanglants de la Commune. Mais le fils de Charles Beslay ne pouvait-il pas se dire que le vieux démocrate qui, en 1870, s’était engagé dans un régiment de ligne pour combattre l’étranger, et dont le patriotisme déçu avait irrité la colère, était du moins sorti de la tourmente la tête haute, la mémoire intacte et les mains pures ? Dans des camps opposés, le père et le fils avaient combattu en gardant, avec une foi différente, un même culte, celui de l’honneur.

Les vieux articles de journaux ressemblent à des brûlots éteints. Cependant, en relisant les vôtres, j’ai pu constater que votre journal avait, au total, le respect de l’adversaire et le souci de la modération. Ce n’est pas un mince mérite. La foule aime le tapage et le public ne déteste pas le scandale. Un des plus haïssables, parmi les ultras dont vous avez compté les fautes, Martainville, le rédacteur du Drapeau blanc qui défendait le trône et l’autel après avoir écrit le Pied de mouton, disait en riant : « Il faut bien croire que j’ai raison, car plus mes articles sont violents, plus mon journal gagne d’abonnés ! » Le Drapeau blanc pouvait gagner des abonnés sans que le trône gagnât des partisans. Il y a, en effet, beaucoup de curieux dans les rassemblements et lorsqu’on injurie quelqu’un on trouve toujours une galerie de spectateurs. Seulement ces spectateurs sont aussi des juges, et j’ai maintes fois remarqué qu’ils étaient même assez sévères pour les insulteurs de profession et les justiciers de hasard.

Polémiste par occasion et par tempérament, vous avez Monsieur, parlé avec mesure de deux publicistes du temps passé : Armand Carrel, ce représentant du journalisme de l’idée tué, comme en un duel symbolique, par le maître du journalisme de spéculation, et Armand Marrast, dont les réceptions pourtant bien simples et l’élégance personnelle, furent une des légendes de 1848 et qui mourut en 1852, oublié, sans laisser même de quoi payer ses obsèques. Je vous demanderai seulement si vous croyez qu’en vérité, comme vous le laissez entendre, Carrel devint un adversaire de la monarchie qu’il avait contribué à fonder, cela parce qu’on lui aurait offert simplement la préfecture du Cantal. Je ne crois pas à une telle petitesse. Carrel, qui ne se souciait ni de la richesse ni d’une situation officielle, combattait pour une doctrine, non pour une place, et je salue ces représentants de l’âge héroïque du journalisme qui traversaient la Presse et le Pouvoir sans faire fortune et, quand ils ne tombaient pas en quelque exécrable rencontre, mouraient dans un dénûment qui est comme un dernier titre à notre respect.

Mais j’ai hâte, Monsieur, d’arriver aux travaux qui vous recommandent si hautement à la reconnaissance des lettrés et particulièrement à cette magistrale Histoire de la Monarchie de Juillet qui est le couronnement de ces autres ouvrages : Paris Capitale, Royalistes et Républicains, Le Parti libéral sous la Restauration, où je retrouve, avec tout votre talent, la chaleur de votre conviction et l’éclat de votre style ; La question de Monarchie ou de République du 9 Thermidor au 18 Brumaire, et ce livre :l’Église et l’État sous la Monarchie de Juillet, qui n’est qu’un épisode de votre grande histoire. Vous aviez jugé les partis sous la Restauration, les libéraux et les ultra-royalistes. Vous aviez demandé, pour parler comme vous, aux libéraux ce qu’ils avaient fait de la liberté et aux royalistes ce qu’ils avaient fait de la royauté. L’idée vous vint alors de continuer cette étude jusqu’à la fin du règne de Louis-Philippe. Mais bientôt vous vous rendiez compte que vous ne pouviez apprécier la conduite des partis en supposant connue de tous l’histoire de ce temps. Elle n’était pas étudiée comme celle de la Restauration : elle restait à écrire. Et courageusement, donnant un bel exemple de labeur à un siècle fatigué qui s’effraie volontiers des longs ouvrages, vous avez, pendant plus de seize ans, vécu dans ce passé d’hier que vous alliez évoquer, et vous avez ajouté un maître livre à la liste de nos grandes œuvres historiques.

Que reste-t-il, à distance et dans la mémoire générale, des événements dont vous vous êtes fait l’historien ? Un roi familier, des princes jeunes et chevaleresques, des penseurs qui cherchent ou prévoient, des artistes qui créent, des poètes qui chantent, des soldats qui meurent et M. Thiers qui combat M. Guizot quand M. Guizot ne combat point M. Thiers. Pour moi, dans mes plus lointains souvenirs, l’image de la monarchie de Juillet se résume en un seul fait, celui qui me frappait alors : la revue de la garde nationale en pantalons blancs, le jour de la fête du roi, dans notre ville de province. Avec cela, le nom d’Abd-el-Kader qui revenait dans tous les propos, mystérieux et menaçant comme un fantôme. Un jour, chez nous comme partout, la malle-poste, qui apportait les nouvelles, arriva en retard, et il y eut pour se précipiter au-devant d’elle un grand concours de population. Le courrier, juché sur l’impériale, expliqua la cause de son retard. La République venait d’être proclamée à Paris. Voilà tout ce que j’ai su, pendant bien longtemps, du règne de Louis-Philippe.

Depuis, nous avons appris et vous nous avez appris, Monsieur, à être plus équitables pour cette monarchie dont on nous annonçait la chute du haut d’une diligence, et le roi détrôné, ce roi de plein jour, comme l’a appelé un poète, a, lui aussi, rencontré plus de justice. Louis Blanc lui-même, en parlant de Louis-Philippe, a atténué le verdict passionné qu’il portait dans son Histoire de Dix ans, et Victor Hugo a laissé du roi, sacré non pas à Reims mais à l’Hôtel de Ville, un portrait qui restera populaire.

Ce fut un politique et un patriote, ce souverain qui prit en main les destinées de la France sous l’œil soupçonneux, presque irrité, hostile et méfiant de l’Europe et laissa, au jour de sa chute, à la patrie respectée, une armée qui devait sur nos drapeaux inscrire de nouvelles victoires. Je sais bien qu’il ne comprit pas toujours « les courants invisibles des consciences » et qu’il laissa trop souvent croire à un pays amoureux et affamé de gloire que l’heure était passée des grandes aventures de l’aurore de ce siècle.

Nous avons trop connu les maux atroces de la guerre pour ne pas savoir gré à sa prudence d’avoir travaillé à une œuvre de paix. C’est de la justice rétrospective, mais à quoi servirait l’histoire si ce n’est à réformer le passé et à enseigner l’avenir ? Le jeune soldat de Valmy devenu le roi citoyen avait vu de trop près les hécatombes, il avait assisté à l’effroyable consommation d’hommes qu’avait faite l’Empire, pour n’avoir pas l’horreur de ces tueries dont le total formidable se chiffrait par millions de vies humaines sacrifiées. Victor Hugo, dans le portrait que j’ai cité, dit, en parlant du postillon qu’un jour Louis-Philippe avait sauvé en le saignant : « Ce fut le premier roi qui ait versé le sang pour guérir. » Le vieux roi ne voulut pas même verser le sang pour défendre son trône emporté en trois jours, et après avoir toujours détesté, comme il disait, cette profonde iniquité qu’on nomme la guerre, il se refusa à déchaîner cette horrible calamité qu’on appelle la guerre civile. J’allais oublier le sang-froid souriant avec lequel il syndiquait en sa personne les attentats disséminés aujourd’hui sur tout le monde puisque tout le monde est souverain.

Et je ne veux pas, après vous, refaire des portraits qui sont devenus définitifs. L’art du portrait est, du reste, un de vos talents, et votre discours, où revivent en quelques touches magistrales les héros de M. Camille Rousset, vient de nous prouver encore votre rare valeur de portraitiste.

Vous avez eu, au siècle dernier, un prédécesseur qui se piquait de passer maître tout justement en cet art spécial. C’est Rulhière. Il se plaisait à lire ces portraits et ces parallèles à des admirateurs et à des amis, mais, chose étrange, selon l’effet produit, d’une lecture à l’autre, le portrait changeait de nom. Dupont de Nemours raconte que plusieurs des portraits de l’Histoire de l’Anarchie de Pologne ont été, par exemple, dans les mêmes termes, avec les mêmes jugements et les mêmes épithètes, appliqués à trois hommes différents. Vous n’avez pas suivi une méthode aussi fantaisiste et vos portraits, Monsieur, n’ont qu’un seul titulaire. Une esquisse de Casimir Perier ne pouvait servir à la toile de M. Molé, et on ne vous accusera jamais d’avoir confondu M. Guizot avec M. Thiers.

Il y a, du reste, quelque chose de piquant à vous voir, vous, l’historien très éloquent et très informé de la monarchie de Juillet, souhaiter, si je puis dire, de n’avoir pas eu à en raconter l’histoire. Visiblement, vous regrettez la Restauration que vous avez étudiée avec une conscience rare, et vous détestez si fort la Révolution que vous vous rallieriez volontiers à la parole de M. Guizot déclarant à Manuel avant les journées de Juillet qu’il tenait la Révolution de 1789 pour satisfaite. Personne n’est jamais satisfait, Monsieur, et on a toujours à compter sinon avec une révolution, du moins avec une évolution quelconque. Avouez d’ailleurs que, sans cette Révolution de 1830 que vous déplorez et qui a amené au pouvoir les hommes dont vous faites l’éloge, vous n’auriez pas — et c’eût été dommage — écrit votre meilleur livre.

J’admire l’art parfait avec lequel vous l’avez rédigé d’après les traditions orales et les ouvrages des témoins. Il est malaisé de dire la vérité aux contemporains et l’histoire ancienne est plus facile à écrire qu’une autre, savez-vous pourquoi ? C’est qu’il y a moins de documents. Je plains l’historien de notre temps qui aura à se débattre sous l’amas de renseignements fournis quotidiennement par les journaux. Il n’aura plus rien à dire — que la vérité !

Cette vérité, vous l’avez cherchée passionnément, j’entends, avec la passion de votre parti, et vous avez donné ce rare exemple d’un écrivain qui se dégage de ses préventions à mesure qu’il avance dans son œuvre. Votre histoire, dont le début affecte presque les allures de la polémique, s’achève en effet, comme je le disais tout à l’heure, dans une sorte de calme philosophique, et après avoir souhaité, dans votre jeunesse, de nous rendre Montalembert, vous finissez par nous rappeler Montesquieu.

Vous nous faites, avec un art puissant et d’autant plus entraînant qu’il est plus grave et plus simple, revivre ces années de luttes qui vont du premier ministère Laffitte au dernier ministère Odilon Barrot, sorte de promenade de dix-huit années partant de l’Hôtel de Ville pour aboutir à l’Hôtel de Ville, époque dramatique où la France cherche la liberté avec une ardeur singulière, où la tribune a ses victoires comme l’armée d’Afrique, où de 1830 à 1840 plus de 2 000 gardes nationaux tombent dans les émeutes pour la défense du Gouvernement, — car le courage civique est aussi une vertu française, nous l’avons vu hier, — et où les républicains jugent leurs adversaires et se jugent eux-mêmes, en disant « Quand nous affirmions un fait devant un tribunal, on croyait à notre parole d’honneur. » Époque de prospérité économique et de fièvre intellectuelle. Années difficiles et troublées qui voient éclore et mourir bien des rêves, mais qui, pour notre France, voient en même temps bien des dangers conjurés, et donnent en définitive à ce pays l’habitude d’une liberté qu’on va bientôt lui confisquer mais qu’il saura ressaisir.

Ce qui est tout à fait supérieur, Monsieur, dans votre ouvrage, c’est la partie qui traite de la politique étrangère. Grâce à des amitiés illustres, vous avez pu étudier, dans leurs confidences intimes, les hommes d’État éminents qui représentaient alors la France devant l’Europe. Vous avez pu les voir luttant de toute l’énergie de leur intelligence et de toute la force de leur patriotisme, contre le mauvais vouloir des puissances ou la méfiance des souverains. Et c’est un spectacle consolant qui se dégage de votre livre : tous ces hommes que vous avez jugés n’ont ni les mêmes idées, ni la même politique ; ils ont leurs opinions personnelles, leurs convictions ou leurs entêtements, mais au-dessus de leurs discussions, de leurs rivalités, de leurs ambitions, tous placent la sécurité et la grandeur du pays.

Je me rappelle, avoir vu, au lendemain de nos désastres, deux vieillards se promener familièrement sur la plage de Trouville, pendant qu’au loin grondaient les détonations des canons nouveaux dont nos officiers faisaient alors l’essai. De ces deux hommes qui à quelques pas de la tombe, n’ayant plus d’avenir pour eux-mêmes, s’entretenaient surtout de l’avenir de la patrie, l’un était alors président de fait de notre République, l’autre avait été le dernier ministre de la monarchie de Juillet. Tous deux s’étaient heurtés jadis dans les luttes de la tribune, tous deux avaient eu, dans les batailles parlementaires les haines, les colères, les paroles meurtrières de ces mêlées autour du pouvoir. Et maintenant, assagis, réconciliés par les épreuves, se promenant bras dessus, bras dessous, sur le sable où s’effaçait la trace de leurs pas, comme dans leur mémoire la trace de leurs discordes, ils ne songeaient plus au passé, ils ne songeaient qu’à ces canons des défenses futures, dont le vent de la mer leur apportait la sourde voix...

C’était là, Monsieur, comme le post-scriptum et comme la moralité de votre histoire. Il valait bien la peine de s’être si longtemps combattus, pour se retrouver ainsi, M. Thiers, à soixante-quinze ans, M. Guizot à quatre-vingt-cinq, rapprochés par la défaite et comme réconciliés par la mort prochaine ! La fatalité de la politique, c’est que ceux-là se calomnient souvent qui sont faits pour s’unir dans l’intérêt supérieur de la nation ! Et tous ces rivaux du gouvernement parlementaire, tous ces artisans de précaires combinaisons ministérielles et d’immorales coalitions eussent dû écouter plutôt l’appel attristé du duc de Broglie, lorsqu’il s’écriait un an avant le 24 Février, à l’heure où les mariages espagnols rendaient l’Angleterre défiante et hostile : « Tous, tant que nous sommes, gouvernement ou public, législateurs, écrivains, publicistes, au nom du ciel, s’il est possible, faisons trêve sur un point seulement et pendant quelque temps à nos querelles de personnes et à nos discussions intérieures... Nobles paroles, et qui sont à répéter et à méditer encore. L’étranger est toujours là, ironique ou armé. Toutes nos discussions lui fournissent contre nous des armes morales ou lui causent une maligne joie. Ne nous calomnions pas, ne nous déchirons pas nous-mêmes : le moyen âge, écœuré du sang versé, avait institué la « Trêve de Dieu » ; que notre société moderne, écœurée de tant de petites haines meurtrières, pratique du moins la trêve de la Patrie.

C’est un peu du bénéfice de cette trêve que je voudrais jouir aujourd’hui, en parlant moins, entre nous, de politique pure que de littérature.

Où vous avez vu de grands ministres, je vois surtout de grands écrivains. La politique, a tour à tour emporté, élevé, abaissé, enivré et déçu ces historiens, ces orateurs, ces philosophes, ces poètes que vous avez jugés et qui venaient ou revenaient parmi nous, demander aux lettres un peu de consolation ou d’oubli. Il faut avoir occupé une fonction publique quelle qu’elle soit, manié les hommes, les avoir connus par leurs intérêts, leurs amours-propres, leurs rivalités, leurs illusions ou leurs appétits, avoir essuyé à la fois les ingratitudes qui déconcertent et les injures qui honorent, pour comprendre tout ce que gardent d’apaisement la science ou les lettres qui nous sont toujours de doux et sûrs refuges.

Le joug du pouvoir, pesant sans doute, mais que sollicitent assez volontiers et même assez ardemment ceux qui gémissent de le porter d’abord, puis d’en être déchargés, ce joug, les écrivains condamnés à la politique en sentent plus que tous les autres la lourdeur comme aussi la vanité. Un jour, au conseil des ministres, au moment d’une crise extérieure assez inquiétante, M. Victor Cousin se pencha, dites-vous, vers M. de Rémusat et soupira mélancoliquement à l’oreille de son collègue : « Ne trouvez-vous pas que j’aurais mieux fait d’achever mon mémoire sur Olympiodore ? »

Il est des moments où, pour un peuple, la solution d’une question extérieure ou intérieure est plus intéressante à coup sûr que l’achèvement d’un mémoire sur le néoplatonicien Olympiodore ; mais M. Cousin donnait là, sans le vouloir, un bon conseil de philosophie pratique à bien des ambitieux qui se croient aptes à gouverner l’État. Ce fut peut-être sa meilleure leçon. Tout le monde, à bien prendre, a son mémoire sur Olympiodore à achever, j’entends sa tâche personnelle pour laquelle il est né, à laquelle il est propre. C’est ce que Voltaire appelait tout simplement « cultiver son jardin ». À dire vrai, cultiver son jardin, qui paraît chose toute simple, est ce qu’il y a de plus difficile au monde. La plupart des hommes ne songent qu’à cultiver et, au besoin, à ravager le jardin des autres.

Olympiodore et, par conséquent, Monsieur, la littérature est ce qui nous rapproche le plus, et pourtant j’ai à vous chercher une querelle, tout justement à propos de cette pauvre littérature que vous avez quelque peu sacrifiée. Dans vos sept volumes, si complets en ce qui touche les questions politiques, si détaillés, si documentés, comme on dit aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de la formation ou de la chute d’un ministère, le tableau de la littérature de 1830 à 1848 ne compte guère, çà et là, que quelques pages sévères, et c’est contre cette sévérité même que je voudrais protester.

De toutes nos conquêtes, en effet, ce sont les seules conquêtes littéraires qui nous restent à jamais. Le Cid ni le Misanthrope ne connaissent de Rosbach. On prédit trop facilement l’oubli aux littérateurs et l’immortalité aux hommes politiques. L’avenir se joue de ces arrêts et garde plus volontiers le souvenir du poète qui a ému un pays que de l’homme qui l’a gouverné. Libre à Lamartine de s’écrier dans sa ferveur de néophyte de la politique : « Je regrette la malheureuse notoriété des vers que j’ai composés dans l’oisiveté de ma jeunesse ! » On raconte que Rossini eût donné la partition de Guillaume Tell non pour un plat de lentilles, mais pour un plat de macaroni. Lamartine eût donné toutes ses poésies pour un de ses discours et que reste-t-il cependant de toute sa généreuse existence ? Des vers que les générations nouvelles répètent encore et dont la douleur ou l’éloquence rencontre toujours un écho dans nos âmes.

Vous avez, à mon avis, accepté bien vite ce que des pessimistes appelaient, il y a près de soixante ans, la faillite littéraire de ce siècle. Dès 1836, un critique parlant des Chants du Crépuscule écrivait que ces vers que nous savons tous encore par cœur « marquent un déclin et désespèrent les amis de M. Victor Hugo ». Deux ans après, Gustave Planche ne disait-il pas : « M. Victor Hugo touche à une heure décisive. Il a maintenant trente-six ans et voici que l’autorité de son nom s’affaiblit de plus en plus ? »

Les critiques jugent le présent, mais c’est l’avenir qui juge les critiques. Et ce ne sont pas seulement les poètes, qui ont supporté le poids de ces verdicts des contemporains dont la postérité est la Cour d’appel. Ces juges sont particulièrement sévères et vous l’êtes après eux, pour un genre très français et très populaire, le roman, et vous voyez dans l’importance qu’on lui donne un signe certain de décadence.

Oui, c’est au roman, en particulier, que vous attribuez la désolation et le découragement qui s’emparent de la jeunesse, et vous citez comme un argument ce mot, ce terrible et injuste mot de M. de Salvandy : « Si la littérature est l’expression de la société, il faudrait désespérer de la France. »

Non, Monsieur, ce n’est pas le roman qui nous attriste et nous désespère ; trop souvent, hélas ! c’est l’histoire.

Savez-vous, au contraire, pourquoi le roman a tant de prise sur les âmes et traîne après lui tant de cœurs ? Ce n’est point, quoi que vous en disiez, parce que sa vogue et l’exagération de son importance sont des signes de décrépitude et que les peuples vieillis s’amusent à des contes d’enfants. C’est que le roman est l’histoire des âmes, la confession des inconnus à travers le talent d’un observateur. L’histoire a tout dit, la philosophie a tout cherché sans tout expliquer ; il n’y a d’infini dans le domaine littéraire que cette chose éternellement attirante, éternellement mobile : le cœur humain. « Le cœur humain de qui ? » Le cœur humain de tous, depuis le plus glorieux jusqu’au plus humble. Il y a un monde de douleurs dans une femme qui passe. C’est cet inconnu dont les traits ressemblent aux nôtres, c’est ce voisin rencontré dans un salon ou coudoyé dans la rue qui nous intéresse. Le roman, et c’est là sa force, aura été la plus variée, la plus puissante, la plus sincère des enquêtes sociales du XIXe siècle. C’est de toutes les formes de la littérature celle qui aura plongé le plus courageusement au fond du gouffre, pour en rapporter cette fleur idéale, la pitié.

La pitié, en vérité, voilà la grande vertu du roman en cette époque d’angoisse morale, et cette aspiration on la retrouve jusque dans les livres les plus amers dont vous avez parlé. N’est-ce pas une soif d’idéal qui arrache à George Sand les sanglots éperdus de ses premiers ouvrages ? Pourquoi n’avez-vous pas, après avoir été sévère pour ces cris passionnés de la jeunesse, ajouté que chez Mme Sand l’admirable bonté de l’aïeule a doucement, comme avec un sourire, réfuté les tirades mêmes de la révoltée ? Et Balzac ? Vous n’avez vu ou voulu voir en lui que l’un des plus grands diffamateurs des classes dirigeantes. Il ne songeait pourtant à diffamer personne, ce grand peintre de l’humaine comédie qui fut, je vais bien vous surprendre, un des plus profonds idéalistes de son temps.

C’est lui qui dit d’un de ses héros, Lucien de Rubempré, patronné par Vautrai, qu’il est comme un lis poussé sur un fumier. Giboyer répétera le mot, un jour. Eh bien ! sur le fumier humain remué de sa main puissante, Balzac nourrissait ces lis immaculés qui sourient dans son œuvre immense. Vous le déclarez à peu près incapable de créer un type pur de femme ou de jeune fille. Et Eugénie Grandet ? Et lorsque vous nous adjurez de comparer les femmes de Balzac aux héroïnes précédentes, Atala, Velléda, Corinne, Elvire, permettez-moi de rester fidèle à ces créatures vivantes et exquises qui se nomment Mme de Morsauf, Mme Hulot, Ursule Mirouet, Mme Balthazar Claes.

Et ce grand enchanteur du roman de cape et d’épée, l’inventeur intarissable dont les générations nouvelles écoutent encore les contes bleus, vous lui reprochez aussi, comme on eût reproché à Rubens sa fécondité, la prodigalité de son génie ? Plût aux Dieux de la lecture que, pour nous donner l’illusion du panache et de l’héroïsme à bon marché, un nouveau Dumas vint, comme Schéhérazade, nous tenir éveillés avec le rire de Chicot ou les coups d’épée de d’Artagnan ! Ce roman-là, c’est l’épopée du faubourg populaire, mais c’est aussi l’amusement des raffinés de notre nation de don Quichottes ; — et ce ne sont pas seulement les grisettes du temps de Louis-Philippe qui se sont laissé prendre à la moustache en croc des Trois Mousquetaires. Est-ce que le maréchal Soult ne s’inquiétait pas, en plein conseil des ministres, de la mort du bon Porthos ?

Ah ! Monsieur, qui nous rendra, au contraire, la magnifique explosion de talent qui fut l’éclat de la monarchie de Juillet, et que nous avons appris à admirer sous ce nom : la génération de 1830 ? Minute heureuse entre toutes et qui prouve bien que, quel que, soit le nom du pouvoir, République ou Monarchie parlementaire, l’art et la pensée s’épanouissent avec fierté sous un gouvernement libre. Qui nous rendra les orateurs dont vous avez tracé les portraits, les hommes d’action dont vous avez conté les travaux et jusqu’aux désenchantés, les Vigny, les Musset, dont vous avez noté les désespérances ? Ceux-ci même travaillaient à une œuvre glorieuse. Il ne faut pas médire des attristés. La misanthropie est une des formes de l’amour et certains Alcestes ont pour Célimène l’humanité. Nous devons trop à ces aïeux pour ne pas les saluer avec reconnaissance, et c’est peut-être, c’est précisément parce que George Sand, Balzac, Théophile Gautier, n’ont pas fait entendre ici leur voix, que je réclame le droit de leur donner un souvenir à eux qui, comme les Delacroix, les Ingres, les Rude, les David d’Angers, les Jules Dupré, les Henriquel-Dupont, ont travaillé à la gloire d’une époque qui fut la fête de l’art et de la pensée.

Je crains que les hommes d’État de la monarchie de Juillet — je parle des plus éminents et des plus remarquables — n’aient pas attribué à ces semeurs d’idées toute l’importance qu’ils méritaient. Quelle imprudence ! Il ne faut pas avoir les poètes contre soi et encore moins les prophètes. Une nation n’est jamais enfermée entre les quatre murailles du Parlement, et qui n’observe point la rue par les fenêtres d’une Chambre des députés, ne voit rien. Chateaubriand, ce Jérémie de la monarchie qui regardait, sans trop de regrets, monter le flot démocratique, raille quelque part le brouillard législatif qui obscurcit les yeux des plus clairvoyants. Il eût pu tout aussi bien parler de ce mirage parlementaire qui fait prendre une majorité passagère pour une force définitive, et fait croire à tout ministre nouveau, qu’un ministère est une durable oasis. Rien n’est plus ironique et n’inspire une mélancolie plus profonde que ces victoires de la harangue, paroles balayées par des paroles, certitudes d’un jour qui sont les déceptions du lendemain, perpétuelles oscillations du pouvoir, combinaisons qui semblent ne laisser après elles que des dates : ministère du 13 mars, ministère du 11 octobre, ministère du 22 février, orages où la nation, incertaine entre les partis, est comme ballottée entre ce que M. Molé appelait l’impopularité de M. Guizot, et ce que M. Guizot appelait la pusillanimité de M. Molé ! Spectacle décevant, malgré les splendeurs de la tribune et les fiertés de l’éloquence, qui souvent conduit les plus courageux à la lassitude et fait dire à tel grand ministre que le pouvoir consiste à peser dans des balances de toile d’araignée la quantité de bureaux de poste qu’on a donnés d’un côté et la quantité de bureaux de tabac qu’on a donnés de l’autre.

Et pendant qu’on se repose sur ces majorités artificielles, on n’entend guère, on n’entend pas ces bruits sourds, ces avertissements lointains que M. Guizot appelle les bourdonnements d’en bas et qui sont les troubles, les anxiétés, les désirs, les appétits, si vous voulez, des générations nouvelles. Ce fut, Monsieur, la faute de ce gouvernement d’honnêtes gens. Il ne tint pas compte du mouvement des âmes. Tous les dix ans — et maintenant le monde va plus vite —une autre France apparaît, une autre conception de la politique et de la vie. C’est aux hommes vieillis dans la pratique du pouvoir de faire la part de ces nouveaux venus et de leur donner la place qu’ils prendront si on ne la leur donne pas. Je parle, bien entendu, des esprits dont l’idéal est la justice et non de ceux dont l’idée fixe est une œuvre de haine et de destruction. Mais lorsque Lamartine, dont les mots pittoresques résumaient cruellement une situation, s’écriait : « La France est une nation qui s’ennuie ! » il fallait l’écouter. Elle allait devenir, cette France, quelques années après, une nation qui s’amuse. Le poète nous eût peut-être évité cette épreuve.

Vous me direz que ces rimeurs sont des trouble-fête et que les songes ont leurs réveils. Nous l’avons vu trop souvent. Il n’en faut pas moins, sans croire aux devineresses, tenir un peu compte des rêves.

Vous avez, par exemple, admirablement fait ressortir que la possession de l’Algérie, de cette Algérie que M. Jouffroy appelait un don providentiel, et dont tant d’autres hommes d’État tels que M. Dupin réclamaient l’abandon, avait été en quelque sorte imposée par ce que vous définissez fort bien la « permanence de cette volonté anonyme, inconsciente, non raisonnée, plus instinct encore que volonté, qui s’imposait au Parlement et le forçait à conserver cette terre où nos colons semaient le blé et nos soldats le grain des victoires futures » . Eh bien ! cette volonté anonyme, cet instinct, cette force impulsive de la foule, c’est la conscience de la nation, c’est l’inquiétude et le suffrage du nombre, c’est ce que les songeurs interrogent, c’est ce que les poètes font parler !

Les poètes, et j’ajoute bien vite, Monsieur, les historiens. L’homme éminent qui fut votre prédécesseur a, plus d’une fois, incarné la conscience nationale. M. Camille Rousset, que vous avez si bien fait revivre et dont nous aimions la cordialité quasi militaire et la bonne foi passionnée, méritait tous les hommages et a laissé dans notre Compagnie les plus profonds regrets. Je ne reviendrai pas sur ce que vous avez si bien dit du livre supérieur qu’il nous a donné, la définitive Histoire de Louvois. Je ne parlerai pas de ce Comte de Gisors, séduisant comme un roman de chevalerie. Je voudrais cependant dire un mot de ces Volontaires qui ont été, dans l’œuvre de l’éminent historien, un objet de polémique.

La question de la discipline dans l’armée est jugée, et Sophocle en parle déjà, par la bouche de Créon. M. Camille Rousset a voulu servir la vérité en combattant un lieu qu’il regardait comme un danger. Il y avait, en effet, péril à déclarer que tout homme courageux peut s’improviser soldat, et qu’à la guerre l’enthousiasme et le patriotisme suffisent seuls à assurer la victoire ; mais je ne sais, il me semble, qu’il y aurait peut-être un autre péril à découronner notre histoire de telle légende de dévouement et de foi par où renaissent d’autres dévouements et d’autres sacrifices. Sans doute l’amour du pays ne donne pas à un conscrit l’art de manier un fusil, mais cet amour est le ferment des jeunes et des vieilles armées.

Et, à tout prendre, il est des heures où tout le monde est plus ou moins un volontaire du fusil. Vous avez montré M. Camille Rousset combattant bravement, en volontaire, dans cette journée de Buzenval où Regnault, Coriolis, Gustave Lambert, tant d’autres qui n’étaient que des volontaires à leur manière, tombaient sous la capote de la garde nationale. M. Rousset n’était pas le seul d’entre vos nouveaux confrères qui fît alors volontairement son devoir, et c’était un garde national volontaire, cet ancien ministre de l’instruction publique, dont la modestie se révolterait si je le nommais ici, et que j’ai vu, la grand’croix de la Légion d’honneur sur la poitrine, montant la garde en simple fusilier devant ce ministère qu’il avait jadis occupé glorieusement.

Qu’était-ce encore, sous un autre nom, qu’était-ce que ces mobiles et ces mobilisés, pauvres petits paysans de France, qui disputèrent notre sol à l’invasion pendant l’hiver de 1870-1871 ? Les cadres manquaient. On improvisait des régiments. Et M. de Moltke s’étonnait — il l’a dit depuis — de la résistance de ces braves gens qu’il regardait, lui aussi, comme un ramassis de volontaires. Et savez-vous bien, Monsieur, que cette Algérie dont M. Camille Rousset et vous, vous avez si éloquemment parlé, cette Algérie qui nous avait coûté tant d’efforts et de sang, une révolte au lendemain de la guerre franco-allemande faillit nous l’arracher ? Oui, la terre de Constantine, de Mazagran, de Sidi-Brahim, d’Isly, de la Smala, de Zaatcha, cette terre africaine, conquise par tant de sacrifices, elle allait nous échapper ! Les populations arabes s’enfiévraient en apprenant que ces soldats qui les avaient domptés venaient d’être repoussés sur le Rhin — que dis-je ? — sur la Loire. Les Mokkrani renvoyaient au gouvernement français les décorations qu’ils avaient portées jusque-là sur leurs burnous blancs et proclamaient la guerre sainte. Ce dangereux épisode de notre histoire, qui est comme le dernier chapitre encore à écrire du livre de M. Rousset, passa inaperçu dans l’horreur tragique de l’année terrible. Eh bien ! — avec quelques milliers de soldats de la vieille armée — qui défendit, qui nous rendit l’Algérie, où les Bugeaud, les Changarnier, les La Moricière, les Charras, les Cavaignac, les d’Aumale avaient multiplié leur héroïsme ? Ce furent les mobiles et les mobilisés de nos provinces, les petits fermiers improvisés soldats, les conscrits de la défense nationale, les volontaires de 1870.

M. Camille Rousset en parlait lui-même avec enthousiasme en demandant, je m’en souviens, pour les Arabes coupables de patriotisme et condamnés alors, une amnistie qui est encore à venir. L’« historiographe de l’armée », comme vous l’avez appelé, était, en effet, aussi ardent, aussi vibrant dans la causerie que la plume à la main. Je l’entends encore, alors que la mort l’avait déjà marqué, nous lire, avec une chaleur communicative, un de ses derniers travaux : l’Histoire du procès de Fouquet. Il apportait à la révision de cette cause une ardeur d’apôtre plus que d’avocat. Sa belle voix sonore se faisait entendre aussi dans les séances consacrées au Dictionnaire historique, où il lisait, avec un amour de lettré pour l’harmonie, le charme musical de notre langue, les exemples tirés de nos auteurs, les périodes de Bossuet, les exquisités de Montaigne, les vers des poètes. Honnête et fière figure d’écrivain, de professeur, d’historien, M. Camille Rousset fut, à l’Académie, un confrère dévoué vers qui allaient l’affection la plus sincère unie à la plus haute estime. D’une simplicité égale à sa loyauté, il ne vivait que pour son labeur, au coin du foyer, laissant à une compagne vénérée et à des enfants dignes de lui l’héritage d’un nom respecté entre tous, et l’on peut dire que l’historien de notre France militaire moderne en fut aussi l’honneur.

Vous avez eu raison d’affirmer, Monsieur, que de tous les ouvrages de notre regretté confrère, l’Histoire de la guerre de Crimée est le plus parfait. Étrange guerre où les Français discutaient parfois avec leurs alliés et fraternisaient souvent avec leurs ennemis ! Vous en avez parlé, d’après le beau livre de M. Rousset, avec une rare éloquence. Il y eut, des deux parts, bien des sacrifices, bien des morts en Crimée, il y eut beaucoup d’héroïsme, il n’y eut jamais de haine. Quand nous lisons aujourd’hui les souvenirs de Sébastopol de ce comte Tolstoï qui parle de la guerre en apôtre de la paix et qui, officier, la fit en héros, nous éprouvons, pour ceux qui combattent et meurent dans les murs croulants de la cité autant de sympathie et d’admiration que pour ceux qui les assiègent. Au milieu des fureurs de l’assaut, Tolstoï nous montre les sœurs de la Miséricorde venant, sous les éclats d’obus, ramasser les blessés, et soudain les adversaires d’un jour cessant de s’entr’égorger, arrêtant leurs coups pour saluer ces saintes filles qui portaient au milieu des carnages de la guerre les consolations suprêmes de la Charité. N’y avait-il pas un symbole dans cette trêve de quelques minutes entre deux armées, et les sœurs de la Miséricorde n’étaient-elles pas déjà l’image des fraternités de l’avenir ?

C’est que les âmes de ces fils du sol français et de la steppe russe ont toujours été faites pour se comprendre. Les deux peuples sont idéalistes et généreux à leur manière. Il y a chez les Russes une poésie mystérieuse qui est comme le parfum de l’âme slave. Pendant la période la plus cruelle de cet héroïque siège, alors que Sébastopol à demi écroulé n’était plus qu’une sorte d’immense charnier où les palais devenaient des hôpitaux comme en 1871, chez nous, nos théâtres se transformaient en ambulances, l’énergique défenseur de la ville assiégée, Todleben, blessé depuis le 18 juin, répondait aux chirurgiens qui le soignaient : « Ne vous occupez pas de moi ; occupez-vous de Nakhimof ! »

L’amiral Nakhimof, le vainqueur de Sinope, était le bras de la défense comme Todleben en était la tête. Il passait sa vie sur le rempart, au milieu des balles. Il inspirait une telle confiance aux soldats qu’on vit des mourants, le soir d’un assaut, expirer tranquilles en apprenant que l’amiral était sain et sauf. Et Nakhimof, chaque matin, envoyait à Todleben blessé un bouquet de fleurs, un bouquet quotidien qui voulait dire : « Je suis debout, les canonniers marins font leur devoir et Sébastopol tient toujours ! » Todleben s’était habitué à ce bouquet de l’amiral qui souriait à son réveil. Un matin, le bouquet ne vint pas et Todleben n’osa point demander des nouvelles de son ami. Une balle venait de frapper à la tempe le vainqueur de Sinope, et depuis lors le défenseur de Sébastopol n’eut plus de fleurs à son chevet.

Ces fleurs, Monsieur, ces fleurs cueillies sous les obus, ces fleurs que l’amiral envoyait à son frère d’armes, d’autres fleurs les font oublier, celles que Paris, de ses mains fraternelles, jetait à ces hôtes que nous avons vus saluer la dépouille du maréchal de Mac-Mahon, comme si toute rivalité était ensevelie dans ce cercueil, comme si rien ne restait du passé que les roses et les violettes offertes à un autre amiral, aux héritiers de Nakhimof, aux officiers de la marine russe.

Et ces fleurs de paix et d’amitié, j’aurais voulu en porter, comme un souvenir, un bouquet sur la tombe de l’historien calme et fraternel de la guerre de Crimée. En rendant justice aux héros, aux soldats des deux armées, il nous avait dès longtemps appris à honorer et à aimer deux nations combattant alors pour une cause différente, et n’ayant déjà qu’un même cœur.

Laissez-moi, Monsieur, finir sur cet hommage au confrère que nous avons perdu. Vous nous le rendez par votre talent, par votre caractère, par les plus rares mérites qu’on puisse louer dans un homme de lettres. Encore une fois, oubliant toutes les divergences d’opinion, j’ai volontairement salué en vous un historien de bonne foi qui, moins heureux que son prédécesseur, nous a fait le récit de batailles parlementaires dont la victoire s’appelle le pouvoir, tandis que celles que nous contait M. Rousset n’avaient d’autre but que le sacrifice et la gloire. Vous avez été l’annaliste des combats livrés autour des portefeuilles et lui, l’historien des combats autour du drapeau. Mais vous et lui, Monsieur, vous avez aimé tout ce qui nous est cher, en dépit et au-dessus des querelles des partis : l’honneur des lettres et le renom de la patrie.