Réponse au discours de réception de Henri Martin

Le 13 novembre 1879

Xavier MARMIER

Monsieur,

Un des anciens rois de France dont vous avez raconté l’histoire disait, il y a longtemps, il y a cinq cents ans : Honorez les lettres. Leur progrès est lié à celui du royaume. Si elles sont délaissées, si elles déclinent, le royaume aussi déclinera.

L’Académie Française a donné la plus haute extension à cette maxime de Charles le Sage. Elle a, dès sa fondation, honoré et fait honorer les lettres dans leur plus pure essence et leurs diverses manifestations : la poésie, l’éloquence, la critique, l’histoire, le roman, tous les dons de l’esprit, toutes les nobles expressions de la pensée.

À travers les vicissitudes de la politique, les bouleversements de toute sorte, elle a conservé ses sages règlements et sa pacifique mission. Si douces et si belles sont ses attributions qu’elle n’en peut désirer d’autres, et elle n’en désire pas d’autres. Ses héros sont les écrivains qui répandent au loin l’étude de notre langue et l’éclat de notre littérature. Ses grands jours sont ceux où elle distribue ses couronnes, et ceux où elle reçoit dans son enceinte un de ses nouveaux élus.

Tout jeune, Monsieur, vous avez montré votre amour pour les lettres. À vingt ans, vous étiez un des disciples zélés du romantisme. Vous disséminez alors en divers recueils les stances élégiaques et les odes belliqueuses. Vous racontez des légendes populaires, et composez des romans historiques : Wolfthurm, le Libelliste, Minuit et midi, réimprimé sous le titre de Tancrède de Rohan., ce même Tancrède dont Tallemant des Réaux a joint le nom à l’une de ses scandaleuses chroniques.

De ce méchant racontage, de quelques pages correctes, mais un peu sèches, du père Griffet, l’honnête historien de Louis XIII, vous avez fait un chaste et intéressant récit où l’on remarque de nobles physionomies, des tableaux de mœurs véridiques et des scènes touchantes.

Il ne vous souvient peut-être plus de ces Juvenilia. On peut cependant y discerner déjà vos sérieuses tendances, y reconnaître l’indice de votre vocation d’historien.

Cela me semble particulièrement marqué dans un de vos premiers livres : la Vieille Fronde, où vous avez tracé en une série de scènes adroitement agencées, parfois vivement dialoguées, le commencement de cette guerre qui suscita des rivalités sans grandeur, des ambitions éhontées, entacha les noms les plus glorieux et finit par l’avortement du principe d’autorité parlementaire pour lequel tant de bonnes gens avaient tiré tant de coups d’arquebuse.

Dans l’essor intellectuel, dans le merveilleux épanouissement de poésie et de science qui éclata en France vers la fin de la Restauration, et dont la France doit à jamais garder le souvenir, les études historiques s’élevaient ait premier rang. Plus tard leur cercle s’est encore agrandi.

Les éléments de ces études étaient depuis longtemps préparés par les archéologues et les numismates, par les investigateurs des vieux diplômes et des vieilles chartes, par les admirables travaux des bénédictins de Saint-Maur, par les recherches et les écrits de plusieurs autres savantes corporations.

L’école moderne compulse ces documents avec une nouvelle pensée et donne à l’histoire une nouvelle vie.

Car l’histoire, a dit M. de Chateaubriand, change de caractère avec les parce qu’elle se compose des faits parce qu’elle et des vérités trouvées, parce qu’elle réforme ses jugements par ses expériences, parce qu’étant le reflet des mœurs et des opinions de l’homme, elle est susceptible des perfectionnements mêmes de l’espèce humaine. »

Avec cette idée de perfectionnement si justement exprimée par l’illustre écrivain, l’histoire est reconstituée de nos jours en tout pays, en Russie par Karamzin, en Suède par Geiier, en Danemark par Allen, en Allemagne par Ranke, en Hollande par Motley, en Angleterre par Lingard et Macaulay, en Amérique par Prescott et Bancroft, en Italie par Cantù, en Espagne par Lafuente.

Je ne cite que les principaux noms ; et la France, en ce concours des nations, au milieu de tant d’œuvres d’érudition et de rénovation, occupe encore la plus haute place. C’est une de nos gloires, une douce gloire en ce siècle tourmenté. Tâchons de la garder.

Parmi les livres de cette féconde période, les vôtres, Monsieur, ont acquis un juste renom. Dès le jour où vous avez trouvé la voie que vous cherchiez dans vos premiers essais, vous y êtes entré résolûment, vous avez entrepris une grande tâche avec l’ardeur de la jeunesse, et d’année en année, vous l’avez poursuivie avec une persistance, un talent et un sentiment patriotique qui méritent bien d’être loués. C’est le travail de votre vie, un mémorable travail, toute une histoire de France très étudiée, très savante, depuis son origine jusqu’au temps actuel. Nulle autre histoire complète de notre pays, sauf celle de M. de Sismondi, n’a été faite en de si larges proportions. Nulle autre ne présente une telle quantité d’évènements et d’images habilement coordonnés.

Mais vous n’avez pu dessiner tant de portraits, toucher à tant de questions, juger selon vos idées personnelles tant d’hommes et tant de choses sans susciter de vives controverses.

Je n’essayerai pas de les reproduire. Permettez-moi seulement de vous adresser quelques réflexions.

Au milieu de vos graves recherches, vous avez gardé un sentiment poétique qui doit être apprécié. Il vivifie votre drame de Vercingétorix. Celtil Vercingétorix, l’immortel Gaulois, le héros du camp d’Alaise, entre les deux jolies villes d’Ornans et de Salins, dans la vaillante Franche-Comté, le vaincu de cet antique Waterloo, si grand dans sa défaite et son sacrifice devant César le victorieux, si indigne dans sa vengeance !

Le sentiment poétique anime aussi vos dissertations littéraires, vos récits de bataille, principalement votre description de l’ancienne Gaule.

Cette terre de nos ancêtres vous séduit et vous entraîne. Vous y allez comme en un pays de fées, vous y vivez par la pensée. Vous aimez à la voir dans sa vaste extension et dans ses différents cercles ; vous aimez à observer le caractère et les mœurs de la nation gauloise dans le calme de son foyer et le tumulte de ses combats, à écouter à travers les siècles le retentissement des chants d’amour ou des chants héroïques des bardes, à contempler au sein de leur mystérieuse retraite, dans la majesté de leur sacerdoce, les druides, juges et prêtres de la communauté.

Mais un jour vient où la Gaule, envahie par les légions romaines en vain rassemble toutes ses forces, en vain combat avec un merveilleux courage. Elle est vaincue, et l’on ne peut dire d’elle ce qui fut dit de la Grèce par Horace : « La Grèce vaincue captiva son conquérant incivilisé et importa ses arts dans l’agreste Latium. »

Les lois romaines sont imposées à la race gauloise ; des colonies romaines s’établissent au sein de ses clans féodaux ; sa vieille organisation est peu à peu détruite, son culte proscrit, et bientôt sa transformation entière s’accomplit par une puissance plus grande que celle du glaive des Césars, par la douceur de l’Évangile.

Dans cette nouvelle phase, vous ne pouvez rompre le charme qui vous lie aux institutions celtiques, ni renoncer à l’idée de l’immense développement que vous entrevoyiez pour elles dans l’avenir. Vous prolongez par l’imagination au-delà des limites de la réalité l’empire de l’ancienne Gaule, vous attribuez à ses bardes une importance qu’ils n’avaient plus, qu’ils ne pouvaient plus avoir.

Le druidisme, avec ses arrêts mystérieux, ses sacrifices sanglants, a disparu devant l’étoile de Bethléem et les œuvres des bardes n’ont point eu sur la chevalerie chrétienne l’influence que vous leur accordez.

Le cycle des romans de la Table ronde ne date pour nous que du milieu du XIIe siècle. À cette époque, la chevalerie instituée depuis longtemps était dans sa généreuse ardeur, très brillante et très forte.

Sous l’étendard d’Alphonse VI, elle venait d’expulser les Maures de Tolède. Sous la bannière de Godefroi de Bouillon, elle venait de conquérir Antioche et Jérusalem. Elle allait, avec Louis VII et l’empereur d’Allemagne, entreprendre une nouvelle croisade.

Les lais bretons traduits par Marie de France, les romanesques aventures de Lancelot du Lac, de Tristan, de Perceval le Gallois, ne pouvaient rien ajouter à ses sentiments d’honneur, à son enthousiasme religieux.

L’un des plus fameux personnages de l’ancienne poésie armoricaine, c’est Merlin, le barde, le magicien, le prophète, le héros d’une triple légende. Enfanté par un démon ( 1), il a été, après une fabuleuse existence, enseveli dans les profondeurs de la forêt de Brecheliant,

Donc Bretunz vont lovent fablant (2 ).

Là se rassemblent les fées.

Wace, le célèbre auteur du roman de Brut, ayant voulu visiter ces bois enchantés, a cependant été très déçu dans son rêve de poète, et il raconte en une strophe facétieuse son erreur :

Là allai-je merveilles querre,
Vis la forêt et vis la terre ;
Merveilles quis (cherchai), mais ne trovai.
Fol m’en revins, fol i alai ;
Fol i alai, fol m’en revins ;
Folie quis, por fol me tins (3 ).

L’enchanteur Merlin vous apparaît comme la personnification du « néo-druidisme imposant de toute part son mysticisme inspiré, et planant sur le moyen âge avec le livre des destinées à la main ». Il annonce dans ses prédictions, à plusieurs siècles de distance, « l’avènement, dites-vous, du Messie féminin qui fut la sublime manifestation du génie celtique ».

Ce Messie féminin, cette manifestation, c’est Jeanne d’Arc.

Nous ne pouvons nous représenter en de telles formules la vierge chrétienne de Domremy, la sainte héroïne d’Orléans, l’envoyée de Dieu dans les calamités de la France.

En commençant après vos patientes études votre patriotique narration, vous vous êtes promis d’être en tout point très-impartial, et personne assurément ne mettra en doute votre sincérité. Mais, malgré votre bon vouloir, n’avez-vous pas été quelquefois détourné de cette résolution ?

Un des grands avantages de notre pays, vous le savez, c’est son unité. Jamais, en aucun temps, il n’y en eut une si compacte en un si vaste royaume.

Cette unité, Monsieur, vous l’avez vue poindre à une époque lointaine. Vous en avez suivi le lent et difficile développement à travers de cruels orages, comme les marins suivent le déroulement du câble électrique à travers les flots tourmentés de l’Océan.

À qui devons-nous cette force de la France, cette précieuse unité ? À la monarchie.

Cependant elle ne vous apparaît réellement accomplie que par les décrets de l’Assemblée constituante en 1789.

Comme le voyageur qui parcourt une vaste contrée en songeant au lieu de prédilection vers lequel il se dirige et où il espère séjourner, vous pénétrez dans les phases successives de l’histoire, en aspirant à l’aurore des temps nouveaux où l’ancienne France, selon votre expression, sera transformée.

Par l’effet de cette pensée dont nous respectons la franchise, n’êtes-vous pas, chemin faisant, quelquefois bien sévère pour les hommes et les évènements qui s’opposent à la rapidité de vos vœux, bien indulgent pour ceux qui trop tôt la favorisent ?

Ainsi Charles V a par son habileté et sa patience sauvé des plus terribles périls son royaume : vous-même loyalement le reconnaissez. « Mais l’histoire, dites-vous, en lui donnant place parmi les hommes qui ont le mieux servi la France contre l’étranger, ne doit pas oublier qu’à l’intérieur, il fit avorter l’essai d’un gouvernement libre et fraya la funeste route de la monarchie absolue. »

Voilà le sage Charles V condamné, et vous condamnez aussi l’ambition prématurée d’Étienne Marcel. Mais ne faites-vous pas trop d’honneur à ce prévôt de Paris en le représentant comme la plus grande figure du XIVe siècle. Il me semble que, dans cette époque si âpre et si sombre, Duguesclin est une assez grande figure et Robert Bruce, le héros écossais, et Pétrarque, et Dante ! et Rienzi, le fameux tribun de Rome, sont aussi du XIVe siècle.

Étienne Marcel inaugurait le règne de la terreur quand sous les yeux du Dauphin, éperdu, sans défense, il faisait égorger le maréchal de Normandie et le maréchal de Champagne.

Étienne Marcel n’a peut-être pas suscité lui-même, comme l’affirment plusieurs chroniqueurs, la fureur de la Jacquerie. Mais son intérêt était de soutenir cette terrible insurrection, et il l’a soutenue ( 4).

Par un de ces revirements que la droite raison ne peut comprendre, mais qui ne sont pas rares dans les temps révolutionnaires, Étienne Marcel, après avoir été l’actif auxiliaire de la Jacquerie, se rangeait du côté de Charles de Navarre qui venait de la combattre. Au moment où l’ardent prévôt périt, il allait ouvrir les portes de la capitale à cet allié des Anglais.

Quant à sa tentative de réformes, elle a été nettement jugée par un maître.

« Cette tentative, dit notre savant historien, notre cher honoré confrère, M. Mignet, était contraire à l’esprit du temps et au progrès de l’État. Elle ne pouvait pas réussir. La résistance qu’elle devait rencontrer était, dans un pays encore tout féodal, incomparablement supérieure à la force qui poussait à l’entreprendre.

« Si elle avait obtenu un succès qui eût été inévitablement funeste, les villes de France seraient devenues indépendantes à la façon des villes d’Italie ou des villes des Flandres. Le royaume, qui commençait à sortir de son morcellement, y serait retombé ; l’administration, plus générale et dès lors plus équitable, qui commençait à régir les diverses classes de personnes et à rapprocher les divers ordres d’intérêts, aurait fait place à la lutte acharnée des uns et à l’anarchie inconciliable des autres. Au lieu de cette marche heureuse vers une unité toujours plus complète, et une condition toujours plus égale, la France serait revenue à des désordres compliqués, puisqu’ils n’auraient pas été seulement féodaux, comme dans les périodes précédentes, mais encore municipaux ( 5). »

D’autres chapitres de votre livre m’obligeraient à vous soumettre d’autres remarques.

Je m’arrête.

La critique est aisée, dit le Philinte de Destouches ( 6). Elle me semble, au contraire, fort difficile. Je ne m’y sens point apte et n’en ai point le goût. C’est si triste de chercher ce que nous appelons les défauts d’un livre. C’est si bon de reconnaître ses qualités.

À côté des récits où vous exprimez sur nos anciennes institutions religieuses et civiles des sentiments que la conscience d’un grand nombre de vos lecteurs ne peut admettre, à côté des pages de dialectique où vous n’avez pu, malgré le fonds de bienveillance inhérent à votre nature, atténuer la rigueur de vos opinions, il y a dans votre œuvre tant d’autres pages qui ne soulèvent aucune objection, qui attirent et instruisent et auxquelles on s’attache ! Telles sont la plupart de vos dissertations sur le développement des arts, des lettres, des sciences, à diverses époques, et de vives relations de batailles, et des chapitres politiques où l’on sent vibrer la corde d’un vrai patriotisme, où la pensée s’exalte parla juste appréciation de plusieurs de nos hommes d’État.

On se plaira à relire ce que vous avez si bien dit de l’héroïque activité, des vastes combinaisons de Richelieu, dont le nom doit être particulièrement honoré dans notre Académie, à relire aussi ce que vous dites des habiles et heureuses négociations de Mazarin, du traité de Westphalie et du traité des Pyrénées qui réalisaient les hautes combinaisons de Henri IV et de Richelieu.

Si vous formulez parfois un peu vivement le blâme, vous savez aussi accentuer l’éloge.

Avec votre foi dans l’avenir, vous parlez éloquemment du passé et vous nous ramenez à d’heureuses réminiscences par le nom de Colbert.

« Jamais, dites-vous, la France ne s’était vue dans une situation semblable à celle qu’elle occupait en 1672, jamais elle n’avait atteint une telle hauteur de puissance et de majesté. Non-seulement les admirateurs et les panégyristes du règne de Louis XIV, mais ses détracteurs les plus systématiques, Saint-Simon lui-même, se sont inclinés devant le souvenir de cette époque immortelle. Tout était florissant dans l’état, s’écrie Saint-Simon, tout y était riche. Colbert avait mis les finances, la marine, le commerce, les manufactures, les lettres même au plus haut point. »

Au témoignage de Saint-Simon, vous ajoutez cette image superbe : « La France grandissait par la paix, comme elle avait grandi par la guerre. Ce sont les dix ou douze plus belles années dont ait joui notre patrie. Ne nous hâtons pas de les quitter. Les temples et les palais, les théâtres et les académies, nous appellent au sortir des bureaux, des ateliers, des ports. Partout rayonne l’activité féconde d’un grand peuple ; partout s’épanchent des torrents de vie et de lumière. Là encore nous retrouverons le grand ministre à côté du grand roi, non plus créateurs, mais inspirateurs et protecteurs, mais centre l’un et l’autre, l’un par l’autre, du cercle magnifique formé par la réunion de toutes les gloires. »

L’œuvre si vaste à laquelle vous avez, Monsieur, consacré tant d’années d’un patient labeur, que vous avez animée par un remarquable talent de composition et de style, a eu un éclatant succès. Le public a épuisé en peu de temps plusieurs éditions de vos vingt volumes. L’Institut vous a mis dans ses concours à un haut rang, et les prix qui vous étaient décernés par notre Académie annonçaient votre élection.

Soyez, parmi nous, le bienvenu.

Vous venez de rendre un juste hommage à l’homme éminent dont nous ne pouvons assez déplorer la perte. Oui, il aima sa patrie, il l’aima profondément.

« Mon siècle, disait-il, est ma patrie dans le temps, la France ma patrie dans l’espace, cette chose si belle et si chère à nos cœurs qui était avant nous, qui sera après nous, la France qui seule mérite tous nos efforts et tous nos sacrifices. »

Quelquefois il parlait de la France avec un ton de bonhomie caustique, une sorte d’humour qui était un des traits de son caractère. « Quelle nation que la nôtre, s’écriait-il, si étrange en certains moments, si absurde dans ses moyens d’action, mais si puissante par les résultats de son influence et de son exemple ! Nous ne sommes pas un peuple heureux, il faut l’avouer, et, dans notre perpétuelle effervescence, nous ne sommes pas des voisins commodes. Mais nous sommes le sel de la terre : toujours combattant, et cherchant ; toujours occupés de quelque invention ; détruisant des préjugés, bouleversant des institutions, et ajoutant à la science de la politique de nouveaux faits, de nouvelles expériences, de nouveaux avertissements. Dans deux ou trois mille ans, lorsque la civilisation aura accompli sa marche vers l’Ouest, lorsque l’Europe sera dans l’état où nous voyons à présent l’Asie Mineure, l’Égypte, on se souviendra seulement de deux de ses enfants : l’un, calme, sage, rangé ; l’autre, enfant gâté, indiscipliné, terrible ; et je crois que la postérité aura une prédilection particulière pour l’enfant terrible (7 ). »

À cette patrie aimée M. Thiers a consacré toute son activité : et quelle activité ! Jamais nulle part on n’en vit une si longue et si persévérante, éclairée par une si haute intelligence, soutenue par une si ferme résolution, appliquée à tant de grandes œuvres, toujours si vivante et si lucide, souvent si fructueuse.

Activité politique, activité littéraire ! Par toutes les deux il se signala dès sa première jeunesse, et il les a gardées jusqu’à son dernier jour.

À l’âge où les aspirants aux grades universitaires ne s’occupent que du travail qui leur est imposé pour l’obtention de leur diplôme, et parfois ne poursuivent que très-indolemment cette tâche obligée, M. Thiers, sorti du lycée de Marseille, élève à l’école de droit d’Aix, étonnait ses condisciples et ses maîtres par l’élan de son esprit et l’extension de ses études.

Les leçons de la jurisprudence ne lui suffisaient pas. Les mathématiques et l’histoire, la poésie et la philosophie, les sciences physiques et les arts, tout l’attire, tout l’émeut, et tout se range en bon ordre dans ce large cerveau où circule la sève du Midi en de saines alvéoles.

N’y a-t-il pas, dans l’ordre moral et intellectuel, une hérédité comme dans les choses matérielles, une transmission de goûts et de pensées comme une transmission de terres et de capitaux ? Quelquefois cet héritage s’amoindrit ; quelquefois il reste stationnaire, puis un jour peut-être on est tout étonné de son accroissement.

M. Thiers était, par sa mère, cousin des Chénier. Son grand-père était un homme remarquable par ses qualités administratives et sa fermeté de caractère, avocat au parlement d’Aix à vingt ans, nommé en 1770, par ordonnance royale, archiviste de Marseille. En cette qualité, il n’était pas seulement, dans l’ancienne organisation de cette ville, le gardien des actes officiels, mais le contrôleur des dépenses, le directeur des constructions municipales, et en réalité l’administrateur de la commune ( 8).

Il y a de la poésie d’André Chénier dans un des premiers livres de M. Thiers, dans sa description de la vallée d’Argelez, une des pages de son voyage aux Pyrénées, un ravissant tableau.

Il y a dans le petit-fils ministre des travaux publics l’agrandissement des facultés particulières de l’aïeul. Le jeune ministre achevait le palais d’Orsay, la Madeleine, l’Arc de Triomphe. L’aïeul, en ses vingt ans d’administration, faisait élargir plusieurs places, percer plusieurs rues dans sa ville natale, et prolongeait jusqu’à la mer la fameuse Cannebière.

À vingt ans, M. Thiers, ayant terminé son cours de droit, continuait ses autres études, lisait et discutait. L’académie d’Aix lui donna une agréable occasion d’écrire. Elle mit au concours l’éloge de Vauvenargues, ce noble officier de Provence qui se consola de ses infirmités précoces par une douce philosophie. C’est lui qui a dit : « Les grandes pensées viennent du cœur. »

M. Thiers fit un discours que des juges malveillants voulaient écarter, auquel cependant on ne put refuser un accessit. Il en fit secrètement un autre qui fut couronné à l’unanimité.

On remarque dans cette première œuvre de M. Thiers la netteté de style, la vive compréhension des questions dont il s’empare, plusieurs aperçus ingénieux, plusieurs caractères finement dépeints, enfin le germe évident des qualités qui par leur développement graduel lui donneront un jour l’universelle célébrité.

Cette couronne académique, quelques heureuses plaidoiries, quelques nobles et affectueux patronages ne pouvaient le retenir dans la magistrale cité, et, un matin, il part. Dans l’élan de sa pensée, il aspire à une plus grande arène.

Une de ces bonnes grosses, humaines diligences dont le chemin de fer n’a point enlevé aux hommes de mon âge le souvenir, emporte dans un de ses compartiments le lauréat d’Aix et sa jeunesse, César et sa fortune.

Il va s’établir à Paris, inconnu, pauvre, seul dans ce million d’hommes. Non pas seul ; il a là un ami dont vous avez si justement parlé, son compatriote, son condisciple, laborieux comme lui, destiné comme lui à prendre une place élevée parmi les historiens. Cet ami, en se retirant à l’écart des hauts et turbulents emplois, le verra avec une tendre affection monter de degré en degré au suprême pouvoir, applaudira à ses succès, s’affligera de ses déceptions et sera sans cesse jusqu’à l’heure dernière son confident, son auxiliaire.

Ceux à qui Dieu a donné ce bonheur d’aimer ne peuvent croire que tout est fini quand l’œil s’éteint, quand le cœur cesse de battre.

Au mois de septembre 1821, M. Thiers occupait avec son ami, un très-modeste appartement. Mais il était là, gai, alerte, avec l’éclair du génie et les ailes de l’espérance.

Pour les hommes d’élite, vouloir, c’est pouvoir. M. Thiers avait, au début de la vie, la volonté et le pouvoir.

En peu de temps, il se fit dans le journalisme une situation considérable. Il écrivait des articles politiques d’une étonnante virilité, puis des articles sur le Salon, vifs et pénétrants comme ceux de Diderot, mais plus simples et plus judicieux. On les relit encore aujourd’hui avec un réel agrément.

Dans l’espace d’un an, il acquiert, heureux homme ! le moyen de voyager, et il s’en va vers les Pyrénées pour examiner lui-même l’état réel de la révolution espagnole, du parti constitutionnel et de l’armée de la foi. À son retour, il disait : « L’Espagne est une Vendée éteinte. » Ce mot fut répété. M. de Talleyrand voulut voir le publiciste qui exprimait une idée si nette en un langage si laconique. Il l’admit dans son intimité, et un jour il disait en parlant de lui : « Notre jeune ami n’est pas parvenu, il est arrivé. »

Arrivé en effet rapidement au renom et à la fortune, très-influent par ses écrits, accueilli avec une faveur toute particulière dans de très-importants salons, actionnaire et directeur du Constitutionnel.

En 1823, il publia sa relation de voyage aux Pyrénées. Elle eut un succès parfaitement mérité. Vers la fin de sa vie, M. Thiers a eu la joie de la voir réimprimée. Il y retrouvait dans sa vieillesse la tiède brise et le parfum de sa primavera.

En cette même année 1823 parurent les premières livraisons de son Histoire de la Révolution, les prémices d’un immense travail qu’il a longtemps continué sans relâche. Pour composer cette première œuvre, les actes officiels de l’époque révolutionnaire, les harangues, les décrets, les livres, les journaux et les pamphlets de toute sorte ne lui suffisaient pas. Avec les documents écrits, il voulait les témoignages de la parole. Il allait cherchant partout les acteurs du grand drame, ceux qui y avaient eu un rôle considérable, et ceux qui y avaient en diverses circonstances participé. Il les interrogeait avec avidité, les écoutait avec une profonde attention et s’assimilait avec sa merveilleuse intelligence la partie essentielle de leur récit.

Il voulait approfondir des questions spéciales, et il allait comme un écolier, son cahier sous le bras, étudier les finances avec le baron Louis, la guerre avec le général Foy et le général Jomini. Plusieurs de ses anciens condisciples étaient officiers d’artillerie à Vincennes. Il allait près d’eux étudier l’art des fortifications, la théorie de l’attaque et de la défense.

C’est ainsi qu’il a recueilli et classé tant de faits, dessiné, comme s’il les avait vues, tant de scènes émouvantes et représenté dans leurs diverses évolutions tant de personnages. « Il y a là, disait M. Villemain, ce premier entrain de la jeunesse, cette vivacité, ce bonheur d’exécution qu’il est difficile de rencontrer deux fois : c’est la campagne d’Italie de M. Thiers. »

En accomplissant cette longue tâche, l’infatigable écrivain continuait de fréquenter les salons, de diriger son journal quotidien et de collaborer à plusieurs recueils littéraires. Dans l’Encyclopédie progressive, il publiait sur les entreprises de Law une dissertation qui étonna par sa justesse et sa précision les hommes les plus experts en pareille matière. Il en a fait plus tard, avec quelques corrections, un livre excellent. En aucun autre, on ne verra la vie de l’aventureux Écossais si bien racontée, ni son système de banque si clairement expliqué.

Comment M. Thiers pouvait-il faire à la fois tant de choses ? Il avait la passion de l’activité. Il a dit dans un article sur les mémoires de Gouvion Saint-Cyr : « Ceux qui ont rêvé la paix perpétuelle ne connaissaient ni l’homme, ni sa destinée ici-bas. L’univers est une vaste action. L’homme est né pour agir. Qu’il soit ou ne soit pas destiné au bonheur, il est certain que jamais du moins la vie ne lui est plus supportable que lorsqu’il agit fortement. »

Chaque matin, M. Thiers, ainsi que son fidèle ami, était debout dès l’aube et constamment à l’œuvre. Jusqu’en ses dernières années, il a conservé ses habitudes matinales. Plus d’une fois, pendant les vacances du parlement, il a pu dire sans exagération : « Mes vacances à moi, c’est dix-huit heures de travail par jour. »

On sait quel fut, en France et en Europe, le retentissement de son Histoire de la Révolution. Dans l’espace d’un demi-siècle, son effet ne s’est point amoindri. De 1825 qu’il est difficile de rencontrer deux fois : c’est la campagne d’Italie de M. Thiers. »

En accomplissant cette longue tâche, l’infatigable écrivain continuait de fréquenter les salons, de diriger son journal quotidien et de collaborer à plusieurs recueils littéraires. Dans l’Encyclopédie progressive, il publiait sur les entreprises de Law une dissertation qui étonna par sa justesse et sa précision les hommes les plus experts en pareille matière. Il en a fait plus tard, avec quelques corrections, un livre excellent. En aucun autre, on ne verra la vie de l’aventureux Écossais si bien racontée, ni son système de banque si clairement expliqué.

Comment M. Thiers pouvait-il faire à la fois tant de choses ? Il avait la passion de l’activité. Il a dit dans un article sur les mémoires de Gouvion Saint-Cyr : « Ceux qui ont rêvé la paix perpétuelle ne connaissaient ni l’homme, ni sa destinée ici-bas. L’univers est une vaste action. L’homme est né pour agir. Qu’il soit ou ne soit pas destiné au bonheur, il est certain que jamais du moins la vie ne lui est plus supportable que lorsqu’il agit fortement. »

Chaque matin, M. Thiers, ainsi que son fidèle ami, était debout dès l’aube et constamment à l’œuvre. Jusqu’en ses dernières années, il a conservé ses habitudes matinales. Plus d’une fois, pendant les vacances du parlement, il a pu dire sans exagération : « Mes vacances à moi, c’est dix-huit heures de travail par jour. »

On sait quel fut, en France et en Europe, le retentissement de son Histoire de la Révolution. Dans l’espace d’un demi-siècle, son effet ne s’est point amoindri. De 1825 à 1879, qui pourrait dire combien de lecteurs elle a conduits à de graves réflexions, et combien de jeunes imaginations elle a enflammées ?

Mais à quoi tient le sort de l’homme ? Dans le temps où, par ses polémiques de journaliste et par ses livres, M. Thiers avait les plus brillants succès, il voulait quitter Paris, quitter la France. Passionné pour l’étude des cartes terrestres et marines, il songeait à reconstituer l’histoire universelle par la géographie. M. Laplace, capitaine de frégate, allait faire un voyage de circumnavigation sur une corvette armée de 24 canons, la Favorite. M. Thiers obtint de M. Hyde de Neuville, par une faveur spéciale, son admission comme passager à bord de ce bâtiment. Au mois de décembre 1829, il devait rejoindre la jolie corvette. Le mouvement des affaires politiques, les instances de ses amis le déterminèrent à rester.

Trois ans après, M. Laplace revenait de son lointain voyage et, dans la rade de Toulon, au lieu du drapeau blanc, voyait flotter le drapeau tricolore.

La révolution de Juillet était accomplie, et M. Thiers était ministre de l’intérieur.

Sans renoncer, Monsieur, heureusement pour vos lecteurs, à votre vocation d’écrivain, vous êtes entré dans la vie parlementaire, et vous avez vu de près l’action politique de M. Thiers. Au sympathique tableau que vous en avez tracé, à ce qui en a été si bien dit par plusieurs de nos confrères en diverses occasions ( 9), je ne puis rien ajouter, et comment oserais-je d’ailleurs toucher à de telles questions, moi qui n’ai jamais fait que de la politique de sentiment à une époque où la politique n’accepte guère les idées contemplatives ?

Permettez-moi de revenir à la vie littéraire de votre glorieux prédécesseur.

N’est-ce pas celle qu’il a lui-même le mieux aimée ?

Dans son discours de réception à l’Académie en 1834, il disait avec un accent de cœur : « Je vous remercie d’avoir discerné, au milieu du tumulte des partis, un disciple des lettres passagèrement enlevé à leur culte, je vous remercie de m’avoir introduit dans cet asile de la pensée libre et calme. »

La pensée libre et calme dont il complimentait l’Académie, il a fait voir par ses discours et ses écrits comme il la possédait lui-même en d’orageuses circonstances, mais jamais si bien peut-être, si nettement et si éloquemment que dans son livre Sur la Propriété.

C’était en 1848. Le désordre moral enfanté par la nouvelle révolution impose son patriotisme un nouveau devoir. Il a longtemps médité sur les théories du socialisme et du communisme, et il s’est reproché de ne les avoir pas encore combattues. Les voilà qui reparaissent avec plus d’assurance et d’audace. Cette fois il en démontrera les aberrations et en signalera la fatale influence. Avec l’ardeur que lui donne l’espoir du bien qu’il peut faire, il se met à l’œuvre et en quelques mois compose ce traité Sur la Propriété, où l’on trouve à chaque paragraphe une vigoureuse argumentation, à chaque page un enseignement, et à la fin une touchante profession de foi.

C’est ainsi que dans les loisirs qui lui étaient faits par des changements ministériels, il se livrait à des travaux destinés à servir les intérêts, ou à rehausser la gloire de son pays.

En 1836, quand il a remis son portefeuille au roi, il s’embarque pour l’Italie : il va à Rome, où M. Ingres sera son cicérone ; il va à Florence, où les hommes les plus distingués se feront un honneur aussi de le conduire dans les musées et les bibliothèques. Il va partout où il peut voir quelque beau monument, ou recueillir quelque intéressante notion. C’est le voyageur passionné pour les trésors de l’antiquité, du moyen âge et de la Renaissance. C’est l’artiste et c’est l’historien.

Après son Histoire de la Révolution, qui avait eu tant de succès, il allait écrire celle du Consulat et de l’Empire.

« Il la fera à merveille, disait M. de Talleyrand, si ses amis politiques lui en laissent le temps. » Par bonheur, le temps lui fut donné, et, dès son premier jour de liberté, il commence ses investigations sachant qu’elles seront longues. Si vaste est l’arène qu’il doit explorer, si grand et si varié son récit !

En ces quinze années de notre siècle, nous avons toute une épopée nationale : un nouveau cycle de Charlemagne avec ses douze Pairs,

Qui la terre en donse partaient (10 ),

ses chants de triomphe dans les régions des Wittikind et ses deuils de Roncevaux, le cycle des temps modernes ; le consul à Marengo, l’empereur et le pape « ces deux moitiés du monde (11 ) » à Notre-Dame, le lion vaincu à Sainte-Hélène.

En ces quinze années, l’état intérieur du pays reconstitué par des lois de justice et de finance, par la liberté religieuse et les règlements administratifs, « un monde qui renaît après le chaos (12 ) ».

Pour raconter ces changements graduels, le sagace historien recueillera une multitude de renseignements. La renommée qu’il s’est acquise, les hautes fonctions qu’il a remplies, attirent vers lui tous les regards ; les archives des chancelleries lui sont ouvertes, et de tous les côtés on met à sa disposition les documents qui peuvent lui être utiles : négociations secrètes, correspondances intimes, mémoires inédits.

Pour reproduire l’héroïque poème, il étudiera minutieusement les plans de campagne des généraux et la marche des armées. Il saura, comme César, les exploits de chaque légion. Il visitera, comme Polybe, les lieux qu’il veut décrire, les champs de bataille de ses héros. « J’ai, dit-il, pour la mission de l’histoire un tel respect que la crainte d’alléguer un fait inexact me remplit d’une sorte de confusion. Je n’ai alors aucun repos que je n’aie découvert la preuve du fait objet de mes doutes ; je la cherche partout où elle peut être et ne m’arrête que lorsque je l’ai trouvée ou que j’ai acquis la certitude qu’elle n’existe pas. »

Des années s’écoulent. On attend avec impatience l’œuvre promise. Enfin, nous en voyons paraître la première partie. Elle est lue avec avidité et partout admirée. Les autres volumes sont publiés à divers intervalles, et à chaque livraison l’intérêt s’accroît.

Ceux qui ont vécu sous le Consulat et l’Empire se réjouissent de voir les vives et véridiques peintures du temps dont ils aiment à se souvenir ; ceux qui n’ont de cette époque qu’une vague notion applaudissent l’écrivain qui la leur fait connaître d’une façon si sûre et si agréable.

Quand M. Thiers entreprit cette grande œuvre, il joignait à la jeunesse constante de son esprit la raison de l’âge mûr, à sa perpétuelle curiosité l’expérience de l’homme d’État. Député d’Aix dès l’année 1830, il avait été successivement sous-secrétaire du ministère des finances, ministre des travaux publics, de l’intérieur, des affaires étrangères, et deux fois président du conseil. Il avait par là acquis des connaissances pratiques qui lui donnaient une nouvelle force.

Grâce à ses dons innés et à ses études, rien de ce qu’il doit remarquer ne lui échappe, et telle est sa puissance d’assimilation qu’il semble avoir connu personnellement les personnages dont il nous peint la physionomie, et participé aux évènements dont il nous montre les causes et les conséquences.

La guerre lui plaît. On dirait qu’il l’a faite. Nous la faisons bravement avec lui et nous tressaillons de joie avec lui quand nous entendons la fanfare de la victoire. Il n’a pas moins d’ardeur pour le développement des institutions pacifiques de la France, pour ses heureuses réformes, pour tout ce qui tient à son amélioration morale et matérielle, à ses lois religieuses, à son labeur agricole et industriel.

« Sésame, ouvre-toi. » Avec son Sésame magique, il ouvre toutes les portes des salles mystérieuses où l’on élabore la Constitution de l’an VIII, où l’on discute les principes du concordat, où l’on prépare les négociations des traités de paix et des traités de commerce, où une solennelle assemblée rédige nos nouveaux codes.

Avec sa lampe d’Aladin, il éclaire toutes ces questions, de telle sorte que, les comprenant si nettement dans toute leur étendue, nous en venons à nous croire nous-mêmes doués de la science du jurisconsulte, du diplomate, du financier et du théologien.

Par l’ensemble et les détails de ce travail si vaste et si français, M. Thiers a bien mérité le titre de « grand historien national », et M. Lamartine a dit avec raison : « L’Histoire du Consulat et de l’Empire est le livre du siècle. »

Ce qui rend si attrayante la lecture des ouvrages de M. Thiers, c’est son style. « Je suis, a-t-il dit, fanatique de simplicité. » Son style est un modèle de simplicité. Nul effort, nulle recherche prétentieuse, nul artifice de rhétorique ; mais le mot juste, la phrase limpide, le vêtement diaphane de la pensée.

Le style de ses écrits était celui de ses débats parlementaires et de ses entretiens. Il parlait comme il écrivait avec une aisance incomparable, une indicible richesse d’idées et de réminiscences, et l’esprit le plus pénétrant. Il y avait de l’esprit dans son geste, dans son sourire, dans ses yeux étincelant à travers ses lunettes. Il y en avait même dans ses colères, quelquefois simulées, plus apparentes que réelles. Nul n’a eu comme lui le don de la persuasion. Une sirène ! disaient avec douleur ses adversaires quand il prononçait à la tribune ses mémorables discours en son net et souple langage, souvent familier comme une candide confidence, et dans les grandes occasions, s’élevant, par un superbe essor, à la plus haute éloquence.

Une sirène aussi à son foyer ! Ceux qui ont eu le privilège d’être admis à ses réunions intimes ne peuvent oublier les heures qu’ils ont passées près de lui, l’hiver à Paris, l’été à la campagne.

À Paris, c’étaient les visites du matin dans le cabinet où il avait peu à peu rassemblé avec un goût exquis une précieuse collection : bronzes, marbres, terres cuites, laques de Chine et du Japon, dessins de maîtres, gravures choisies parmi les plus rares, et, à défaut des originaux, les meilleures copies des plus célèbres chefs-d’œuvre : tout un musée.

C’étaient le soir, à certains jours, dans le cercle le plus amical, les causeries dont on ne pouvait se détacher, les causeries expansives du charmeur.

À la campagne, on voyait comme il était vraiment heureux de se sentir affranchi des turbulences de la politique, de retourner aux templa serena de la nature et de l’étude, heureux de lire en paix un bon livre, heureux de s’en aller avec ses hôtes, comme un écolier en vacances, errant de côté et d’autre, contemplant les bois et les prés, s’arrêtant à examiner la culture d’un champ, ou la construction d’une ferme, à causer avec le laboureur et l’ouvrier. Les gens du village aimaient à le rencontrer. Il s’intéressait à leurs travaux et les interrogeait avec une véritable bienveillance.

« Nous avons tant d’écoles de toute sorte, disait le prince de Ligne ; pourquoi ne fonderait-on pas l’école du bonheur ? »

Si le vœu du galant épicurien pouvait se réaliser, on devrait, dans son philanthropique établissement, donner des leçons de bienveillance. Ceux qui possèdent cette qualité ont par là un réel élément de bonheur.

Selon Sterne, l’aimable auteur du Voyage sentimental, c’est un élément de santé. « La vie, dit-il, s’épanouit mille fois mieux dans un cœur bon et sympathique que dans un cœur endurci et rétréci par l’égoïsme. »

M. Thiers, qui a tant bataillé dans les journaux et à la tribune, était d’une nature essentiellement bienveillante. Il a eu des impatiences et des révoltes. Mais la haine ne lui a pas mis son poison dans le cœur. Il ne pouvait être insensible à l’ingratitude et à l’outrage. Mais la peine qu’il en ressentait n’engendrait pas en lui une implacable rancune. Il oubliait aisément l’injure, et se plaisait à remémorer le témoignage d’affection, mettant ainsi en pratique cette noble maxime si brièvement formulée par un poète anglais :
Write injury in sable
But kindness in marble.

« Inscris l’injure sur le sable, mais la bienveillance sur le marbre. »

Nul doute que cette bonté de caractère n’ait été, dans l’exercice de son pouvoir ministériel et dans d’autres circonstances de sa vie politique, un de ses moyens de succès.

Le gouvernement des hommes par la rigueur n’est pas toujours facile et sûr.

Souvent, selon le précepte de La Fontaine,
Plus fait douceur que violence.

Que de fois j’ai vu M. Thiers désarmer par une plaisanterie, conquérir par une bonne parole quelqu’un de ses fougueux antagonistes !

Au temps où il faisait son cours de droit à Aix, M. Thiers avait eu la révélation du sentiment de l’art en visitant des galeries d’amateurs ( 13). Dans cette même ville d’Aix, à vingt ans, il composait un traité de trigonométrie sphérique.

Un demi-siècle plus tard, après ses travaux d’historien, de député, d’homme d’État, la contemplation d’une œuvre d’art était une de ses joies, et la plus grave étude une de ses heureuses occupations.

À l’âge où tant d’hommes des mieux doués constatent avec douleur l’affaiblissement de leurs facultés, les siennes conservaient leur primitive vigueur. Au déclin de la vie, son intelligence percevait les rayons de la science, comme un globe de cristal perçoit la lumière.

Vers ses quatre-vingts ans, il allait journellement passer de longues heures, tantôt dans les galeries du Musée d’histoire naturelle, tantôt à l’Observatoire ou à l’École normale. Il étudiait avec M. Le Verrier le mouvement des astres ; il faisait avec M. Pasteur des expériences de chimie, et souvent, comme un élève zélé, mettait la main à l’alambic et à la cornue.

Le soir, ses amis le retrouvaient dans son salon de la place Saint-Georges, enchanté de ses maîtres, ravi de sa journée, décrivant avec une verve juvénile et un religieux enthousiasme les splendeurs du ciel, les animaux microscopiques de la terre, merveilles de la création dans les infiniment grands, merveilles non moins étonnantes dans les infiniment petits.

Ah ! le charme de la science et des lettres ! Comment celui qui l’a connu peut-il s’en laisser détourner par la Fata morgana de la politique ? On a vu des Syracuse où la politique est un rude labeur : « Syracuse, dit Montesquieu, toujours dans la licence et l’oppression, également travaillée par sa liberté et par sa servitude, recevant toujours l’une et l’autre comme une tempête et, malgré sa puissance au dehors, toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangère, avait dans son sein un peuple immense qui n’eût jamais que cette cruelle alternative de se donner un tyran, ou de l’être lui-même ( 14).

Heureux celui qui des combats de la politique, des arides efforts, des trompeuses expériences revient à l’alma parens, aux sources rafraîchissantes du cœur et de l’esprit !

Après ses longs débats parlementaires, sans se détacher des affaires publiques, M. Thiers revenait aux plus douces attractions de sa jeunesse, à la science, à l’art, à la poésie, au miel de l’Hymète.

Un sentiment de patriotisme l’animait encore dans ses dernières investigations. Il avait, par ses œuvres historiques, relevé la gloire de son pays. Il espérait le servir de nouveau par l’œuvre dont vous venez de faire, Monsieur, une si exacte appréciation et qui a été caractérisée aussi dans cette enceinte par un de nos éloquents confrères (15 ).

Toutes les sciences étudiées dans leurs plus récentes et plus sûres découvertes pour nous représenter l’univers et ses phénomènes, la terre à ses différents âges, l’homme à son origine et dans sa destinée : quel travail gigantesque ! M. Thiers l’avait hardiment entrepris et y songeait sans cesse.

La mort ne lui a pas permis de l’achever. Mais, par ses notes et ses fragments de rédaction, on peut voir quelle était l’étendue de sa tâche, avec quelle puissante intelligence il l’avait conçue, et quel noble spiritualisme !

Dans un de ses discours, il a exprimé le désir de gagner les palmes de la science. Ceux qui connaissent ses œuvres lui donneront ces palmes à pleines mains. Ceux qui ont connu sa bonté de cœur lui garderont un profond souvenir de respect et d’affection.

1 Die Sagen von Merlin herausgegeben von San Marte, 1853, p. 342.

2 Roman de Rou, t. II, p. 343.

3 Roman de Rou, t. Il, p. 143.

4 S. Luce, Histoire de la Jacquerie, p. 114, 116, 117,121.

5 Mignet, Journal des savants, 1855, p. 372.

6 La critique est aisée et l’art est difficile. (Le Glorieux, 2e acte.)

7 Conversations by Nassau William Senior, tome I.

8 Documents inédits sur la famille de M. Thiers, par M. O. Teissier ; Marseille, 1877.

9 M. Cuvillier-Fleury dans le Journal des Débats, 29 et 30 septembre 1877 ; M. de Sacy, aux funérailles de M. Thiers ; M. Caro, dans la séance des Cinq Académies 25 octobre 1877 ; M. Ch. Giraud, à l’Académie des sciences morales et politiques, 21 juin 1879 ; M. Jules Simon, dans son discours à Nancy, 3 août 1879, et dans son livre sur le gouvernement de M. Thiers (Paris, 2 vol., 1879).

10 Partageaient. Roman de Brut, t. I, p. 45.

11 Victor Hugo.

12 Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. I, p. 141.

13 M. Ch. Blanc. Le Temps, 27 septembre 1877.

14 De l’Esprit des lois, liv. VIII, ch. xv.

15 M. Caro, séance publique des Cinq Académies, 25 octobre 1877.