Rapport sur les prix de vertu 1936

Le 17 décembre 1936

Louis MADELIN

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. LOUIS MADELIN
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Le jeudi 17 décembre 1936

 

Messieurs,

Dans les jours malheureux que, depuis bien des années, nous vivons, il y a, tous les ans, en France, pour quelques semaines, un homme heureux : c’est celui de vos confrères à qui vous avez bien voulu confier, pour vous en faire un rapport, les dossiers de la Vertu.

Tandis que, partout, règne ce pessimisme qui d’ailleurs aggrave nos maux, ce privilégié fait une magnifique cure d’optimisme, et, fermant le dernier dossier, il lui faut conclure, chose incroyable, que l’homme est bon.

Par surcroît, l’étude à laquelle vous l’avez convié l’absorbe assez pour que, durant quelques jours, il ne puisse lire que d’un œil distrait les feuilles publiques, et c’est double profit. Ces feuilles sont, en effet, depuis quelque temps surtout, si débordantes de douloureuses nouvelles, qu’elles découragent l’optimisme le plus résolu. Notre temps y apparaît comme l’âge de fer et même, à vrai dire, comme un retour, sous des dehors civilisés, à l’âge des cavernes. Guerres et discordes sanglantes, l’homme jeté contre l’homme, et, même là où il n’y a pas encore conflit meurtrier, de tels préparatifs de massacre et de dévastation que l’angoisse la plus pénible en naît, constituant déjà une insupportable souffrance. Par ailleurs, les crimes privés abondent : des frères tuent leurs frères, des maris leurs femmes, des parents leurs enfants ; on nous signale des dépravations qui, tenues jadis pour rares, courent, dit-on, les rues, et, si parfois un scandale éclate, il éclaire d’un jour sinistre des bas-fonds où le crime jaillit du vice. Une crise effroyable démoralise les masses ; la richesse, que certains prétendent écrasante, est elle-même si précaire, qu’elle ne constitue, si j’ose dire, qu’une pauvre richesse, et ceux qui naguère jouissaient d’un bien-être tenu pour assuré se trouvent aux prises avec les affres de la pauvreté. La force paraît partout primer le droit — j’entends la pire force : celle des masses aveugles — et va tout droit à imposer sa loi au monde. L’esprit, partout, recule devant la matière, et jamais Caliban ne fut plus près d’enchaîner Ariel. A aucune époque, depuis qu’a été prêché l’Évangile de fraternité et d’amour, l’homme — suivant la formule du philosophe allemand — n’a plus clairement paru un loup pour l’homme.

Là dessus, votre rapporteur se plonge dans ses dossiers ; il y prend un bain délicieux. La vertu, sous ses yeux, coule à pleins bords. Elle prend les aspects les plus divers : dévouement filial, fraternel, familial, social ; bienfaisance inlassablement ingénieuse qui multiplie les œuvres, recherche les infirmités pour les adoucir, les maladies pour les guérir, les douleurs pour les apaiser, le malheur pour l’atténuer, recueille les orphelins, soutient les veuves, soulage les misérables, sauve les enfants, trouve du travail à qui chômait, conjure le désespoir et fait l’union dans la charité ; enfin, esprit de devoir presque surhumain qui fait accepter, avec vaillance et même avec joie, par d’admirables parents les charges — tous les jours plus lourdes — de la famille nombreuse, et maintient, sur tous les points du territoire français, les traditions du foyer : l’honneur dans la vie, la probité dans le travail, la tendresse chez les parents, le respect chez les enfants, et, chez tous, le culte de la conscience. Par là, votre rapporteur est-il amené à penser que la vertu n ‘est pas encore un vain mot, et que, faisant des miracles, elle en peul faire encore un — le plus grand de tous — qui serait. de sauver l’humanité de la barbarie qui remonte.

Il apprend aussi qu’il est oiseux de disserter sur la vertu. Elle parle toute seule dans nos dossiers, et parle plus éloquemment que le plus grand des orateurs ne saurait parler d’elle. Nous nous assemblons, Messieurs, tous les jeudis pour trouver des définitions. Aujourd’hui, il paraît superflu d’en donner une de la vertu. Elle est, dit notre dernier dictionnaire, « une disposition ferme, constante de l’âme, qui porte à faire le bien et à fuir le mal ». Mais c’est là une vertu, si j’ose dire, en puissance ; en ce jeudi qui nous réunit, la vertu n’apparaît plus « disposition » : elle est action, et action si diverse en ses manifestations, que toute définition, qui, hier, semblait excellente, paraît en ce jour insuffisante. Que serait une nation, si la vertu y restait simple disposition ? « La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ? » La vertu agit en ce pays, et, si quelques dossiers nous en révèlent quelques cas, ne tenons pas ces cas pour si rares ! Eussions-nous, au lieu de quelques millions, des milliards à distribuer, qu’ils trouveraient leur emploi, et le palmarès de nos prix, qui paraît volumineux, n’est qu’une page bien mince de ce magnifique chapitre de l’histoire du bien qui, en une seule année, s’écrit dans notre France.

Quand votre rapporteur a fini son étude, il reste édifié ; il reste même attendri, et sa tâche lui paraît à la fois facile et lourde. Facile, parce qu’il est dispensé de chercher des formules rares, et qu’il n’a nulle envie de se perdre en piquants aperçus ; car Dieu nous garde de faire de l’esprit sur les miracles du cœur ! Lourde, parce qu’il se sent incapable d’écrire une page d’histoire qui vaille les documents passés sous ses yeux, ces documents que —, pour atteindre la plus belle éloquence, — il faudrait tout simplement étaler devant vous. Par surcroît, il doit choisir, mais comment peser la vertu ? Elle est certes dans les résultats, mais elle est plus encore dans les efforts : nous avons à lutter contre nos instincts, qui sont, sinon malfaisants du moins égoïstes ; et c’est dans la victoire que nous remportons sur eux que réside la vertu. Telle humble fille, qui ne sera pas aujourd’hui citée, a-t-elle moins fait que telle autre dans la voie du dévouement ? Telle œuvre a-t-elle moins mérité que telle autre dans sa volonté de charité ? Tel père et telle mère se sont-ils montrés inférieurs à tels autres dans la pratique des vertus familiales ? Derrière ceux que je serai appelé à nommer, — une poignée ! — saluons, Messieurs, la légion de ceux que je ne nommerai pas ; saluons aussi ceux que, dans le pays, vous n’avez pu couronner parce que, dans ce domaine des actives vertus, — chose bien agréable à proclamer aujourd’hui, ils sont trop !

Ces vertus se peuvent révéler à un âge bien tendre, et la vertu, comme la valeur, n’attend pas toujours le nombre des années. Il se trouve que le premier dossier qui, par hasard, se soit ouvert devant moi, est un des plus singuliers. Vous couronnez, Messieurs, cette année, une jeune fille qui, à peine, atteint seize ans — et pour huit ans de dévouement ; le cas est beau ! Georgette Dumont, de Chevénoz (Haute-Savoie), a perdu sa mère quand elle entrait à peine en sa neuvième année. Son père, un modeste cultivateur exploitant une petite ferme, reste seul avec six enfants dont l’aîné, un garçon, n’a pas douze ans. Par surcroît, l’homme est revenu jadis de la guerre avec une santé altérée. Il place son garçon ; mais, lorsqu’il sera à son travail, qui tiendra en ordre son pauvre intérieur et surveillera les petits ? Le pauvre homme se désole ; un jour, la petite Georgette le voit pleurer. Rien ne peut frapper plus un enfant, que de voir pleurer son père. « Pourquoi papa pleure-t-il » La petite s’était jusque-là montrée assez ordinaire, un peu timide, sans initiative un cœur généreux qui sommeille. Ces larmes silencieuses réveillent ce petit cœur. Georgette comprend toute seule ce qui désole son papa ; le meilleur moyen de le consoler, c’est de le rassurer. La voilà qui, dès le lendemain, se lève de bon matin, entasse près du fourneau la provision de bois, va chercher l’eau, berce sa petite sœur, commence à balayer ; elle poursuit tous les jours sa tâche volontaire ; tout en ne manquant ni une classe ni une leçon de catéchisme, elle devient, pour ses frères et sœurs, une petite maman très experte, et, un peu plus tard, pour son père, une vraie petite ménagère. M. le curé de Chevénoz, qui a écrit à l’Académie une lettre charmante, nous peint l’enfant qui, « haute comme ça, manie la queue de la poêle ». Plus tard encore, libérée de l’obligation scolaire, elle fait mieux, aide son père dans les soins de la ferme, et, ayant appris la couture, remet en marche la machine endormie depuis des années. Voilà huit ans que cette enfant étonne par son activité un village qui, tout entier, se réjouira demain de savoir Georgette couronnée pour une vertu qu’elle est la seule à ignorer.

Si Georgette s’est dévouée à toute sa famille, c’est pour tirer son père du désespoir. La tendresse filiale est toujours le grand ressort : je pourrais vous en citer cent traits empruntés à vos dossiers. Mlle Julie Babé, de Dhuisy (Seine-et-Oise), est née aveugle ; rien ne ferait plus excuser l’égoïsme que l’infirmité, car elle semble appeler le dévoue­ment des autres. La jeune aveugle a sa consolation ; elle adore la musique qui, devenue son gagne-pain, est surtout le charme de sa vie ; elle enseigne le chant, mais c’est l’orgue tenu à l’église qui la ravit. Or, voici que soudain, en six semaines, elle perd son père et son frère ; sa mère, restée seule, tombe malade pour toujours. La jeune fille se résignera-t-elle à laisser celle-ci, de longues heures, à l’abandon ? Le devoir apparaît très clair à Julie Babé ; elle sacrifie des occupations qui lui étaient si douces, si chères, et se voue entièrement à sa malade qui, clouée dans son fauteuil, exige sa compagnie, et voilà seize ans que, malgré sa cécité. — ce qui est miracle, — cette fille exemplaire est toute à la vie de la ménagère comme de l’infirmière. Elle ne fait plus chanter les enfants et les orgues, mais la douce aveugle peut entendre chanter dans son cœur la parole dite sur la Montagne : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu ! »

Vous citerai-je Mme Rouaud, de Neuilly-sur-Seine, qui, modeste couturière, gagnant difficilement sa vie, n’a, pendant de longues années, arraché des heures à son labeur que pour soigner sa mère, elle aussi constamment malade, et qui, celle-ci morte à quatre-vingt-deux ans, n’a pu se résigner à ne pas soigner quelqu’un, puisqu’elle a recueilli une tante actuellement âgée de soixante-trois ans ? Il y a ainsi de ces êtres qui, dévorés par la soif du dévouement, comme d’autres le sont par les plus funestes passions, croiraient ne pas vivre s’ils ne vivaient que pour eux-mêmes.

Vous citerai-je encore Mlle Émilie Boulet, de Saint-Alban (Lozère), qui, après avoir, toute jeune, aidé ses parents auprès de ses frères et sœurs, est allée, à seize ans, assister un autre de ses frères dont la femme était très malade, puis, la pauvre malade disparue, s’est, occupée des trois orphelins ? Plus tard, elle est retournée soigner sa mère devenue vieille qu’elle a soutenue avec ses pauvres gains, après avoir, dans l’intervalle, pris soin, dix-sept ans, du prêtre malade au service duquel elle était entrée. Je devrais vous en citer bien d’autres, et ce m’est un regret que de m’arrêter à peine à M. Louis Dillot, qui, abandonné par ses parents et recueilli par sa grand’mère, s’est, par la suite, entièrement voué à la soutenir, renonçant à se marier pour ne pas quitter l’aïeule aujourd’hui âgée de quatre-vingt-quinze ans, qu’il entoure de tendresse attentive.

Ce qui m’a frappé, une fois de plus, c’est cette espèce d’avidité de dévouement dont je parlais tout à l’heure : des filles, des fils assistent leurs parents, c’est le devoir prescrit par le Décalogue ; mais, les parents morts, il faut une pâture à leur active tendresse ; ces femmes, ces hommes se rejettent sur des frères et sœurs, des neveux et nièces, et leur dévouement s’étend à toute une tribu. C’est le cas de Mlle Jeanne Dumas, employée des P. T. T. de Paris, qui, ayant prodigué ses soins à son frère tuberculeux, puis à sa mère malade, puis à sa petite sœur infirme, et les ayant tour à tour, hélas ! perdus, recueille une sœur de sa mère pour la soigner encore, restant d’ailleurs, disent les témoins, toujours souriante, tandis qu’entre ses heures de bureau elle n’a été en contact, depuis si longtemps, qu’avec la souffrance, la maladie et la douleur ; ce sourire n’est que la vertu qui rayonne. Mlle Juliette Fougeray, de Cogners (Sarthe), a, des années, assumé une succession de tâches volontaires, entourant de sa sollicitude sa grand’mère et un enfant que celle-ci élevait, puis sa belle-sœur, puis sa sœur, puis un neveu malade, enfin une autre de ses belles-sœurs, et, en ce moment, épuisée par tant de dévouement, se désole de ne pouvoir se dévouer encore. Mme Toussainte Miliani, de Serra-di-Ferro (Corse), a, dès l’âge de dix ans, aidé sa belle-mère à élever les huit enfants qui sont venus, puis, mariée, a dû assister, huit ans, un mari infirme, et a encore retrouvé des forces pour recueillir et élever, après ses enfants, ses six petits-enfants. Et, Messieurs, c’est le cas de dix autres de vos lauréates qu’il m’est cruel de ne pas mentionner.

Comme tous les ans, les servantes fidèles tiennent leur place dans ce concert de dévouement. Là encore, il nous faut bien convenir que la tradition, en dépit de l’esprit du siècle, reste debout. Certes, regardons-nous aujourd’hui, plus que ne l’eussent fait nos pères, ces domestiques exemplaires avec une sorte de curiosité admirative. Autrefois, les vieilles servantes étaient un prolongement de la famille ; elles y apportaient un appoint de vertus qui d’ailleurs n’excluaient pas quelques travers, et j’ai entendu une femme d’esprit dire qu’en regard de la médaille accordée aux vieux serviteurs, on eût dû instituer une médaille pour leurs vieux maîtres. Mais que de fois c’est la maîtresse qui réclame elle-même pour sa servante une récompense méritée. Mlle Marie Lalauze a servi cinquante et un ans dans la même famille, et cette longue fidélité ne lui apparaît pas comme lui conférant des droits, mais des devoirs de parenté ; car, ses maîtres s’étant quelque temps trouvés dans l’embarras, elle est venue offrir toutes ses économies pour les en tirer, et a, dès lors, refusé de recevoir des gages. Elisa Delbos, se réclamant elle aussi d’un demi-siècle de service, a également décidé, en 1914, de ne plus grever le budget d’une famille que la guerre éprouvait, s’est entièrement dévouée à soigner sa maîtresse devenue pauvre et malade, et, celle-ci étant morte, a employé une somme d’argent que lui avait donnée la Société d’Encouragement, à ce que « Madame » reçût une sépulture digne de son ancienne fortune.

Une singulière et dramatique aventure attendait Maria Bordesoule lorsqu’en 1893, elle entrait au service d’un général russe, à Saint-Pétersbourg. Attachée spécialement à la personne de la fille du général, très souffrante et qu’après douze ans elle avait sauvée, elle suit la jeune femme entrée, par son mariage, dans une des grandes familles de la noblesse russe ; elle se fait son auxiliaire la plus zélée quand, la guerre ayant éclaté, « sa princesse » se voue activement et généreusement aux œuvres de la Croix-Rouge ; Maria Bordesoule, collaborant avec sa maîtresse, y met toute son ardeur, sachant travailler pour une cause commune à celle de sa patrie. Là-dessus, la révolution se déchaîne : on offre à Maria Bordesoule de la rapatrier avec tous les Français de Pétrograd ; elle refuse, ne voulant pas abandonner sa princesse entièrement ruinée et bientôt menacée, si réellement menacée qu’un jour elle est arrêtée, incarcérée, destinée au pire. Maria lui fait parvenir des aliments dans sa prison, puis, ses ressources s’épuisant, ose affronter le terrible Guepeou, va réclamer et arrache aux redoutables policiers la liberté de la captive qu’enfin elle parvient à faire sortir de l’enfer rouge. Maintenant, les deux femmes, bien vieillies, vivent en France, dans une des villes du Sud-Ouest, gagnant péniblement et honorablement leur vie, la modeste Française continuant à servir la grande dame russe avec le désintéressement que l’on peut penser, et essayant de soulager, dans la mesure du possible, l’affreuse disgrâce de sa maîtresse. En récompensant l’admirable et vaillante fidélité de la servante, nous lui témoignons notre reconnaissance pour l’idée qu’elle a pu donner, loin de France, de ce que peut être le dévouement d’une modeste femme de chez nous, et nous y joignons le sentiment de respectueuse commisération que nous inspire le sort de ces malheureux Russes, qui, cachant leur malheur en d’obscures retraites, supportent généralement avec dignité l’affreux destin qui les a frappés.

Il est enfin des créatures dont le dévouement déborde hors des familles auxquelles les ont liés la nature ou de longs services ; ce sont celles qui n’avancent dans la vie qu’avides de faire du bien à tous ceux que la Providence met sur leur route. Telle est, par exemple, Mme Calice Dalexandre : restée veuve avec trois enfants, elle estime la charge trop légère pour son zèle et recueille trois orphelins qu’un père brutal a mis sur le pavé. Les cas abondent. Mme Debray, lorsqu’elle habitait Saint-Denis, a, d’accord avec son mari, adopté sept jeunes garçons laissés orphelins par la mort de ceux qu’elle appelle « des amis de palier » ; devenue vieille et restée pauvre, dans une misérable cabane qu’elle a elle-même élevée sur un terrain perdu de Bobigny, elle s’occupe maintenant des enfants de ses fils adoptifs. Mme Marie Petiteau, institutrice libre à Chenchutte-lès-Tuffeaux (Maine-et-Loire), est toute aux misères de la commune dont elle est l’ange consolateur. Mme Mélanie Block, de Bregaillon, près La Seyne (Var), simple ouvrière à l’arsenal, s’est faite la providence des familles nombreuses pauvres de Toulon, pour le bien desquelles, depuis vingt ans, elle se dépense.

Combien ai-je cité de cas de cette vertu individuelle ? Une pincée, au regard de ce que livrent nos dossiers. Aux sceptiques seuls ou aux pessimistes, ces cas paraîtront stupéfiants ; sceptiques et pessimistes auront tort. Que de cas analogues renferment, depuis cent ans, et par milliers, ces dossiers ! Quels cas j’ai connus personnellement, aussi admirables, et qui, généralement, étaient le fait de très modestes gens !

Mais si la vertu ne soulevait de dévouement que chez ceux et celles que j’appellerai les isolés du bien, il serait à craindre que bien des misères échappassent à leur ardente charité. Notre temps, que l’on représente si noir, a cependant, bien plus qu’aucun autre, connu une forme singulièrement féconde de la vertu, qui est la magnifique et puissante levée des œuvres collectives de miséricorde : Certes, le siècle qui s’est écoulé depuis la fondation des Conférences de Saint-Vincent de Paul n’a-t-il pas découvert la charité collective. Le Moyen-Age — jadis si calomnié — avait été celui des plus belles fondations hospitalières, et le XVIIe siècle, qui apparaît sévère en sa grandeur, a vu s’épanouir, avec Monsieur Vincent, ses filles et fils spirituels, ses émules et leurs disciples, de magnifiques fleurs de charité. Et cependant ne serai-je contredit par personne quand je dirai que les cent ans que nos pères et nous avons connus marqueront dans l’histoire par une prodigieuse éclosion d’œuvres ; presque toutes ont eu les plus modestes débuts et évoquent aujourd’hui ce grain de sénevé de la parabole, « qui est la plus petite de toutes les semences, mais qui donne, lorsque la plante a poussé, un arbre si grand que les oiseaux du Ciel viennent s’abriter dans ses branches » ? Combien de tels précédents peuvent encourager ceux qui, presque chaque année, fondent une œuvre nouvelle en dépit des gens de peu de foi murmurant : « A quoi bon, quand il y en a déjà tant ! » Oui, il y en a en effet « déjà tant », mais il n’y en aura jamais trop.

Celles que vous couronnez aujourd’hui ne forment qu’une petite légion dans l’immense armée du bien que le siècle a vu jaillir.

Là aussi, nous admirons la multiplicité des formes que peut prendre l’amour du prochain. Chaque besoin, chaque misère, chaque infirmité éveille, un jour ou l’autre, l’œuvre qui doit lui porter remède ou secours.

Parmi ces œuvres, celles qui aident et soulagent familles, et spécialement les mères dans leurs enfants, méritent le premier rang, parce qu’en ne prétendant parer qu’au présent, c’est l’avenir qu’elles sauvent.

Tout d’abord, les œuvres d’assistance à la maternité et aux nouveau-nés. Tous les ans, vous en couronnez, et il en reste toujours d’autres que vous couronnerez. La Mutualité maternelle de Paris est une si belle œuvre, que c’est la seconde fois, en trente ans, que vous la distinguez ; elle a été fondée par un homme de bien, Félix Poussineau, sous les auspices d’une femme au grand cœur, Mme Carnot, alors la compagne du chef de l’État, et, dès 1905, les résultats qu’elle obtenait étaient déjà tels, que vous avez cru devoir, à cette époque, en encourager les efforts. Depuis 1905, elle s’est encore singulièrement développée. Assistant les mères et s’occupant des enfants en bas âge, elle a essaimé : quatre cent vingt-trois sections civiles et trente-deux militaires, cinquante et une à Paris, quatre-vingt-neuf dans la banlieue et deux cent quatre-vingt-trois en province ! — donnant de précieuses consultations aux femmes avant comme après la naissance, puis, avec des secours de tout ordre, fournissant près de six cent mille litres de lait aux bébés, car, par ses soins, la « goutte de lait » se-multiplie presque jusqu’à l’infini.

L’enfant grandit et devient une charge. L’Entre-Aide à domicile, dirigée si activement par Mme de Keraoul, s’enquiert des familles dans l’embarras, leur procure, en cas de maladie, des infirmières bénévoles, soulage les mères en s’occupant des enfants, notamment en les promenant. A Rouen, l’Aide aux familles nombreuses, qui n’a pas encore quinze ans d’existence, a déjà une bien belle clientèle, — en constant progrès puisqu’ayant débuté par soixante-trois familles, elle en assiste aujourd’hui sept cent trente et une, comptant totalement trois mille six cent cinquante-cinq enfants. L’œuvre de Bethléem, d’Angers, aux mains des bonnes sœurs — oh ! oui, bonnes — de la Providence, élève une centaine d’enfants pauvres, de deux à treize ans, ayant ainsi donné ses soins, depuis vingt-six ans, à treize cents de ces petits.

Je ne puis, à mon vif regret, mentionner tous les patronages que vous encouragez, cette année, par un prix ; encore faut-il en retenir quelques-uns parmi les plus méritants. M. l’abbé Monnier, de l’ordre des Fils de la Charité, chargé de la paroisse de Paray-Vieille-Poste, Seine-et-Oise, sur le plateau qui s’étend de Morangis Juvisy, a, au milieu d’une population pour le moins indifférente, fondé, dans un misérable lotissement, un petit cercle, une petite école autour d’une chapelle de planches. Et c’est encore dans cette banlieue de Seine-et-Oise, à Achères, que, dans deux wagons désaffectés du réseau de l’État, M. l’abbé Boulanger et Mlle Marie-Thérèse Potain ont réuni des enfants, point de départ de toute une cité paroissiale qui, maintenant, luxe inouï, a passé des wagons réformés clans une baraque qui leur paraît un palais, palais en effet plus orné que bien d’autres, puisque tant de vertus l’habitent.

Le Patronage Saint-Louis de Gonzague, à Paris, a été depuis 1896, si nomade qu’on l’appelait Patronage des Hirondelles ; les hirondelles semblent s’être fixées au 146 du boulevard Raspail ; sans doute l’œuvre s’applique-t-elle à l’instruction et à l’éducation morale des adultes du quartier, par l’organisation de cercles d’études et de conférences, mais ses soins d’élection vont à l’enfance et à la jeunesse du quartier Saint-Germain, qu’il groupe, instruit, amuse sainement à Paris et, les vacances venues, dans ses diverses colonies. Ce sont œuvres utiles à Paris, mais plus encore dans la banlieue : Bobigny, en pleine ceinture rouge à son animateur ; M. le curé de Bobigny a trouvé moyen, dans de pauvres baraquements, de créer un faisceau d’œuvres, dispensaire, école, jardin d’enfants, et d’envoyer tout son petit monde aux champs ; mais, pour qu’il puisse poursuivre et élargir cette bienfaisante action, il vous a adressé une pétition couverte de signatures enfantines et par laquelle Nénette, Dédé, Mimi, Ginette et trente autres ont sollicité votre générosité. Comment résister à Nénette, à Dédé, à Mimi, à Ginette ?

Ces colonies de vacances sont, depuis quinze ans, une des inventions les plus heureuses de la bienfaisance publique et privée, laïque et ecclésiastique. S’il est vrai qu’il y a plus de chance de créer des âmes saines dans des corps sains, l’entreprise est à encourager, qui a pour but de faire, quelques semaines, respirer l’air des bois, des monts ou des océans à ces pauvres enfants jadis tous enchaînés à la grande ville pendant les jours d’été. C’est dans cette pensée que vous avez entendu encourager, cette année comme les précédentes, tant d’œuvres de cette espèce : les Colonies de vacances de l’Union familiale de Clichy dirigées par M. l’abbé Leroux, le Patronage Saint-Léon de Bagnolet, l’œuvre parisienne des Colonies maternelles scolaires, cette Cité du Souvenir qui envoie les enfants à Montlévêque et à Seignelay, les Colonies de vacances du quartier des Halles qui amènent tous les ans à la campagne cent petits bonshommes de ce quartier agité, et, avec d’autres encore, cette Œuvre de Brighton, qui, fondée en 1921, a pris son nom de la colonie voisine de Cayeux, dans la Somme, où elle est arrivée à envoyer des milliers d’enfants. La lecture du dossier de cette belle œuvre, que dirige la Sœur Rose, semble celle d’un conte de fée, — d’une fée que Sœur Rose appellerait la Providence, — un conte où les deux Mondes jouent leur rôle, le milliardaire américain et le Pari mutuel, sans parler des prêteurs qui ne veulent pas être remboursés et des bailleurs qui ne veulent pas être payés. Appelée à jouer à son tour son rôle dans ce beau concert, l’Académie vient aujourd’hui le compléter.

Quelquefois, le patronage revêt un caractère assez spécial. La Sœur Chupin, des Filles de la Charité, a jugé que les œuvres qui apprennent aux filles d’ouvriers à bien tenir leur ménage sont excellentes, mais qu’il serait non moins utile de former à la vie qui les attend les filles de petits cultivateurs ; elle a fondé il y a quatre ans, à Bouldoire, près Marvejols (Lozère), une maison rurale qui, si j’en crois les témoignages, excite déjà, par ses résultats, l’admiration, non seulement de la Lozère, mais des départements voisins, et quant aux bienfaits qu’elle dispense, j’en crois plus encore les lettres de ses anciennes élèves, pleines d’une reconnaissance attendrie.

Dans ce domaine du bien, chacun s’ingénie à trouver ainsi un besoin social à satisfaire. De fait, si j’interroge votre palmarès, j’y vois défiler à peu près toutes les misères physiques et morales, mais secourues et consolées par le concours de la charité : les infirmes, les malades, les prisonniers, les vagabonds, les veuves, les orphelins, et ceux qui ont, aux dépens de leur santé, défendu le pays.

L’œuvre de réadaptation de l’enfance, à Paris, s’adresse aux enfants et même aux adultes qui présentent des déficiences psychiques, motrices ou respiratoires ; sous la direction d’une femme généreuse, Mme Louise Matha, et avec le concours du savant spécialiste qu’est, en ces matières, le docteur de Parrel, les résultats obtenus sont tels que les visiteurs s’en montrent émerveillés. Aux aveugles s’ouvre l’œuvre de l’Amitié des aveugles de France, qui leur apprend à lire et à travailler ; aux sourds-muets, l’Institution des sourds-muets de Nogent-le-Rotrou, où des religieuses spécialisées appliquent avec succès les méthodes les plus modernes. A ceux que menace la tuberculose, combien de préventoriums et de sanatoriums ! Vous en couronnez tous les ans. Aujourd’hui, vous accordez un de vos plus beaux prix à ce Sanatorium du Clergé de France où sont reçus les prêtres chez qui les fatigues du ministère ont développé .les troubles morbides ; le domaine de Thorenc, près de Grasse, s’ouvre à quatre cent vingt de ces hommes en qui l’ardeur du cœur a usé le corps ; ils s’y refont : pour le service des âmes ; mais les évêques de France qui ont fondé la maison la trouvent — hélas ! — trop petite, et appellent à l’aide.

Infirmes, malades, disais-je, tout à l’heure, et je disais aussi prisonniers et vagabonds : les uns sont à tirer de la déchéance, les autres à en préserver. C’est une noble idée qu’a conçue l’abbé Damon en ouvrant, en 1864, le Patronage Saint-Léonard, et aussi une heureuse idée, puisque, depuis plus de soixante-dix ans, l’œuvre se voue avec un succès croissant au relèvement moral des prisonniers ; on est ému à lire les lettres de ces pauvres gens, remerciant, après avoir obtenu leur réhabilitation, ceux qui les y ont acheminés. Le Frère Élisée a fondé, à Marseille, — autre généreuse entreprise — un si vaste asile de nuit que, du 1er janvier au 31 décembre 1935, on comptait dix mille cinq cents onze entrées et, par nuit, deux cent huit lits en moyenne occupés. La même pensée a, en dépit de difficultés qu’il nous conte, poussé le docteur Honorat, ancien médecin de la Marine, à créer à Bône l’Asile de Sidi-Mansour pour les indigènes qui erraient, affamés, dans les campagnes africaines.

Les orphelins, suivant une vieille tradition française, provoquent un immense concours de charité apitoyée. Cette année, vous couronnez plus de dix orphelinats, très différents, mais tous méritants : l’Orphelinat de la Providence, de Mende (Lozère), où, depuis plus d’un siècle, on accueille chaque année soixante-douze fillettes venant maintenant de cinq départements du Midi ; l’Orphelinat de Saint-Joseph de Deauville, créé, il y a soixante ans, par les Sœurs Franciscaines, pour les filles des marins des côtes normandes morts en mer, « trop entassées », écrivent-elles, et pour lesquelles il faut, hélas ! élargir les murs, à quoi vous allez aider ; l’institut des Frères Ouvriers de Saint- Régis, du Puy-en-Velais, qui donne, avec une éducation chrétienne, l’instruction agricole aux orphelins d’origine paysanne ; l’Orphelinat des garçons, d’Orange, qui, dirigé par les Franciscaines, réunit tous les suffrages, car une ville entière témoigne pour l’œuvre, son maire en tête, qui est aujourd’hui un de nos gouvernants les plus en vue ; l’Orphelinat de l’Adoration perpétuelle de Quimper, qui initie à tous les arts ménagers les petites filles jusqu’à treize ans, paie leur apprentissage de treize à dix-sept ans, et leur trouve des places. L’œuvre qui s’intitule poétiquement les Nids ne s’adresse pas aux orphelins, mais aux enfants abandonnés, pauvres oiseaux jetés hors de leur nid à eux ; Mlle Madeleine Lecoeur a, pour son propre compte, adopté douze filles qu’elle a élevées comme ses enfants, mais elle a fait école, car, groupées sous sa direction, d’autres personnes dévouées ont suivi son exemple. Et tandis que les Nids s’ouvrent, la Ruche, de la rue Grenéta à Paris, s’occupe spécialement de trouver des vêtements aux enfants pauvres, dont près de quatre cents par an sont ainsi pourvus par ses soins.

Les Veuves de la Guerre ne pouvaient, dans ce concours de bienfaisance, être oubliées. L’œuvre se recommandait spécialement à votre générosité par le nom de son fondateur, votre ancien secrétaire perpétuel, Frédéric Masson. Que de fois j’ai entendu ce bourru bienfaisant s’écrier furieusement devant un volume qui n’avançait pas : « Mes veuves me débordent ! » L’œuvre, écrit notre confrère M. l’amiral Lacaze, a rendu « des services immenses ». Ainsi contribue-t-elle à payer la dette sacrée que nous avons contractée vis à vis de ceux qui sont morts pour que vive la France. Et cette dette, nous la payons encore un peu en donnant notre appui à ceux qui essaient de secourir les anciens combattants eux-mêmes. C’est pourquoi, cette année, vous l’avez accordée à l’Association des Comédiens anciens combattants, qui, sous la présidence de M. René Alexandre, le distingué sociétaire de la Comédie française, ne se contente pas d’honorer les morts, mais a fondé, pour les camarades des théâtres éprouvés par l’affreuse guerre, une maison de retraite à Grosley-sur-Risle, où ils trouvent à se reposer.

Après la guerre, la crise, qui lui a de si peu succédé, a commencé à faire, elle aussi, d’innombrables victimes. Le chômage est devenu peu à peu une plaie qui semble mortelle, et cette plaie s’étend tous les jours, frappant plus ou moins cruellement tous les métiers. C’est pour secourir de jeunes camarades atteints par le chômage qu’un groupe de la Jeunesse catholique ouvrière — la J. O. C. — a organisé le Service jociste d’aide aux jeunes chômeurs. Il y a, dans la seule région parisienne, vingt-cinq mille chômeurs au-dessous de vingt-cinq ans ; ces jeunes gens qui, la vie s’ouvrant devant eux, ne demandaient qu’à la vivre laborieusement, sont ainsi arrêtés dans leur premier élan vers le travail et, plus qu’aucune des victimes, pourraient être tentés de se démoraliser. Les jocistes s’en sont émus ; ils ont secouru des milliers de familles et, sur cinq mille jeunes ouvriers venus à leur fraternel appel, en ont déjà placé des centaines.

Parmi les victimes de cette crise, il en est peu de plus pitoyables et qui soient, par ailleurs, plus propres à. exciter l’intérêt de votre Compagnie, que les travailleurs intellectuels en chômage. Professeurs sans leçons, écrivains sans éditeur, artistes sans commandes, quelle détresse j’évoque ici ! Ils sont, disais-je, les plus à plaindre, parce que, l’âme devenant plus susceptible quand l’esprit s’est affiné, ils sentent peut-être plus que d’autres l’horreur de leur misère. Dans tous les temps, de par la nature même de leurs travaux, si éloignés de la matière, ils ont particulièrement souffert des exigences de la vie matérielle, et toujours l’on a éprouvé quelque pitié pour ceux qui, ayant passé leur jeunesse à l’étude des lettres ou des arts, usaient à des besognes souvent bien dures une vie qu’ils avaient, un jour, rêvé de vouer au service du beau. Et maintenant, ils en sont à regretter ces besognes ingrates même, car les voici, par la faute du chômage, sombrant dans le gouffre

Nulle cause ne peut, Messieurs, solliciter plus la sollicitude, non point seulement de nos Compagnies littéraires, scientifiques, artistiques, mais de la nation tout entière ; car c’est, avec cette masse de travailleurs intellectuels, l’esprit qui, chez nous, est menacé. C’est par l’esprit que la France, à toutes les époques, a prévalu parmi les nations ; en dehors des grands écrivains, des grands savants, des grands artistes, qui des siècles durant, l’ont couverte de gloire, elle se recommandait par l’existence constante de ce véritable monde d’intellectuels, sans pareil chez les autres peuples, qui entretenant dans notre pays la vie de l’esprit, contribuait puissamment, par son innombrable concours, à l’action spirituelle de notre pays. Le jour où cette élite, naguère considérable, aura disparu, tuée ou découragée par la misère la France, soyons-en convaincus, subira, dans sa vie comme dans son prestige, une diminution capitale. Il faut à tout prix prévenir cette catastrophe.

C’est dans cette pensée que M. le comte Marquiset de Laumont a, il y a quatre ans, fondé une association dont, le nom suffit à définir le dessein : Pour que l’esprit vive, œuvre de secours mutuels aux intellectuels et artistes. Ayant déjà trouvé bien des places à ces pauvres gens, l’œuvre organise, pour les secourir, expositions et concerts, et a certainement déjà sauvé du désespoir des centaines de ses protégés. Vous ne pouviez que vous intéresser à une telle œuvre, comme à cette autre œuvre de la Bouée, qui, créée par Mme André Dubosq, travaille, de son côté, — son nom aussi dénonce son but, — au sauvetage des travailleurs engagés dans les carrières libérales. Les deux œuvres ne mettent pas seulement leurs efforts au service de la bienfaisance, Mais à la défense de ce patrimoine intellectuel que nous avons reçu de nos pères et que nous entendons transmettre à nos enfants.

C’est enfin une autre œuvre de sauvetage, que celle du Foyer de la jeune fille, dirigé par Mme Roura, supérieure de l’Immaculée-Conception : elle a étendu son activité à bien d’autres besoins, puisque S. E. Mgr Chaptal peut écrire que la maison de la rue Saint-Didier est « une véritable fourmilière d’œuvres sociales ».

« Fourmilière d’œuvres ». Ce que je disais tout à l’heure de certains des titulaires de nos prix de vertu, je le dirai encore de certaines œuvres qui, dans leur soif du bien, ne se peuvent contenter d’un dévouement restreint. L’Association de l’École pratique de service social a pour but de former des assistantes sociales qui sont par elle préparées à secourir non point une misère, mais toutes les misères. Le Service social des Cheminots du Réseau de l’État se loue spécialement des assistantes formées par ses soins.

Pas une misère, disais-je, qui ne provoque son remède. Une immense blessure est, de longues années, restée Creusée au flanc de notre pays, une plaie affreuse que la guerre avait laissée ouverte : celle des régions dévastées. Dès 1919, un magnifique concours de charité s’est manifesté, qui sera l’honneur de notre nation, pour restaurer la vie en ces pays massacrés, et cependant, c’est à peine si, après dix-huit ans, la plaie, qui, à la vérité, était effroyable, est complètement fermée. Vous avez à plusieurs reprises récompensé certaines des personnes ou des œuvres qui s’étaient dévouées à une tâche, au premier chef nationale et sociale. Cette année, vous accordez un de vos prix à l’Association Jeanne d’Arc : fondée par M. l’abbé Laloy, elle s’est donné pour mission de restaurer, dans les villages relevés de la Somme, la vie religieuse : c’est une floraison d’œuvres qui s’est peu à peu épanouie bien avant que fussent relevées toutes les ruines matérielles ; il ne suffisait pas qu’on remembrât ce corps disloqué ; il lui fallait rendre une âme. L’Association Jeanne d’Arc y a travaillé avec succès et doit en être remerciée.

C’est aussi une œuvre nationale, que celle de la Corvette, et le mot pique la curiosité. Beaucoup de Parisiens ont pu voir, depuis deux ou trois ans, amarré près de l’île des Cygnes, entre les rives de Passy et de Grenelle, un voilier dont le spectacle intriguait bon nombre de passants. Ce voilier, l’Ange. est une école libre que le capitaine de vaisseau Lecoq a créée pour répondre à une pensée qu’au cours de ses années de service il avait mûrie ; le nombre des jeunes gens qui aspirent à entrer dans les écoles préparatoires à la marine est, paraît-il, considérable ; ceux qui n’ont pu s’y faire admettre s’engagent dans les équipages sans préparation à un métier qui, plus que celui des soldats, exige maintenant un très difficile apprentissage, et, rebutés dès l’abord, certains se démoralisaient. Le commandant Lecoq a, pour les préparer au métier, fondé son œuvre prémilitaire ; elle est en même temps une œuvre de formation morale, et c’est à ce double titre — œuvre nationale et œuvre morale — qu’elle s’est recommandée à votre générosité. Vous avez voulu couronner, avec la Corvette, l’homme de cœur qui, sur ses seules ressources, a fondé et soutenu son œuvre bienfaisante. Notre confrère Claude Farrère témoigne que e son camarade Lecoq est un as ». En son honneur, nous ferons, sous cette acception si moderne, entrer le mot as dans le dictionnaire.

Bien des anciens élèves de cet « as » ont pu déjà connaître ou connaîtront les bienfaits d’une autre œuvre : la Jeunesse maritime catholique réunit les jeunes marins qui, à un titre ou à l’autre, et pour un temps plus ou moins long, font, si j’ose dire, escale à Paris. Elle exerce une excellente action reconnue des chefs, et c’est avec émotion que j’ai trouvé, tracé de l’écriture que je connaissais bien, le témoignage du commandant Jean Charcot ; datée de 1936, cette lettre, pleine d’une cordiale sympathie pour ces jeunes marins catholiques, est probablement une des dernières qu’ait écrites le savant doublé d’un héros que la France entière pleure aujourd’hui.

J’en ai fini avec les œuvres, mais je me reprocherais de n’en pas nommer une encore, parce que, comme toutes les œuvres françaises à l’étranger, elle ne travaille pas seulement au bien de l’humanité souffrante, mais aussi au prestige de notre nation : c’est l’Hôpital français de Bethléem. Depuis cinquante ans, les Filles de la Charité y soignent, dans quatre-vingt-cinq lits, les malades et les infirmes ; elles ont, en outre, ouvert un orphelinat et te mot sonne délicieusement à Bethléem — une crèche : avides de travailler, sous toutes ses formes, au bien des corps et des âmes, « elles font, écrit S. B. le Patriarche, bénir la religion et leur pays d’origine ». Nous ne pouvons en être surpris ; elles sont, ces quinze religieuses, les filles de ce Vincent de Paul qui, lui aussi, loin des rivages français, imposait la vertu française au respect des mécréants eux-mêmes.

Il me reste peu de temps, Messieurs, pour vous parler des récompenses que vous avez accordées aux familles nombreuses. Le nom de M. et de Mme Cognacq-Jay, après celui de M. Étienne Lamy (qui, dans ce domaine, fut le précurseur), a cependant pris dans votre palmarès une place bien importante ! On a eu raison de rattacher aux prix que nous décernons aujourd’hui, ces récompenses qui, elles aussi, vont à une forme de la vertu.

Ce serait, en effet, une grande erreur que de croire ces récompenses accordées simplement au prorata du nombre des enfants qu’alignent tels pères et mères de famille. Il ne suffit pas, à vos yeux, qu’une famille soit nombreuse pour qu’elle mérite votre suffrage, et vous avez, avant tout, le souci de la moralité des parents et de l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants. J’en ai acquis une preuve de plus en étudiant les dossiers- que vous m’avez confiés.

Si, par exemple, les époux Forest, fermiers à Lanombroas-en-Brêles (Finistère), vous présentent fièrement douze enfants, il vous plaît d’apprendre que, travaillant une terre où, depuis deux cents ans, se succèdent les aïeux de Mme Forest. ils gardent le respect des traditions familiales héritées de ces aïeux ; que M. Forest lui-même, d’une famille de treize enfants, est un magnifique travailleur secondé, dans son labeur, par les trois jeunes frères de sa femme ; que celle-ci se consacre, avec un dévouement de tous les instants, à l’éducation de ses douze enfants ; et qu’enfin, suivant le mot d’un témoin, ce ménage préside à un foyer où « le mot devoir est plus souvent prononcé que le mot droit ». Si les époux Lecointre, cultivateurs à Bailleul-la-Vallée (Eure), élèvent quatorze enfants, il vous plaît encore de savoir que leurs concitoyens ont pour eux une estime extrême, doublée d’une chaude sympathie et due au travail acharné — le mot est répété — que le mari déploie pour soutenir sa nombreuse famille. Il vous plaît encore que M. Gomelet, d’Argentré-du-Plessis (Ille-et-Vilaine), après s’être vaillamment battu et avoir mérité la médaille militaire, ait refusé de rester dans l’armée comme adjudant parce qu’il entendait revenir à la terre et fonder un foyer, foyer modèle où sa femme élève ses douze enfants, dit un témoin, dans les qualités traditionnelles des paysans chrétiens, braves gens qui sont des gens braves, puisqu’ils ont, en outre, adopté sans hésiter six neveux orphelins. Il vous plaît que, issus de deux familles fixées dans le pays depuis plusieurs siècles, les époux Gautereau, de la Pionnière, par Teillé (Loire-Inférieure), enseignent à leurs dix enfants, écrit-on, l’amour de Dieu, de la patrie, de la famille et du pays natal, car le mémoire signé par vingt habitants de la commune s’exprime en termes émouvants. Il vous plaît que M. Mialon, cultivateur encore, à Lavaur, commune du Broc (Puy-de-Dôme), et père de douze enfants, n’ait, pour prendre en main une terre plus considérable, quitté son ancienne commune d’Aulhat qu’au milieu des regrets édifiants dont nous recueillons les échos. Il vous plaît enfin que M. Rhuin, charretier à Abbeville (Somme), n’emploie ses loisirs — hélas ! rendus trop longs par le chômage — qu’à transformer lui-même la baraque qu’habite le ménage, en un logis agréable où la mère s’occupe avec dévouement, avec intelligence et — on insiste sur le mot — avec « conscience », à former ses treize enfants.

Nous avons de même été heureux d’apprendre que M. Joseph Pfister, employé des P. T. T. à Guebviller (Haut- Rhin), qui a onze enfants, les élève admirablement, ce qui en fait déjà, au témoignage de l’instituteur, de bons travailleurs ; que M. Georges Hebting, de Bischeim (Bas-Rhin), chauffeur aux chemins de fer d’Alsace-Lorraine et père de onze enfants, est un excellent agent, consciencieux jusqu’au scrupule, dit-on, et que, par ailleurs, se refaisant Français avant son Alsace natale, il avait, en 1914, couru, comme volontaire, se battre sous nos drapeaux. Nous ne couronnons pas seulement, en M. Paul Detruiseaux, manœuvre à Reims, le père de onze enfants, mais un ouvrier travailleur, sobre et courageux, qui, ainsi que sa femme édifie par là tout le Foyer rémois qu’il habite. Nous sommes enchantés que M. Camille Bichotte, d’Arches, dans les Vosges, après avoir donné par avance, à ses douze enfants l’exemple le plus beau par sa conduite pendant la guerre où il a été blessé, leur donne maintenant l’exemple du travail le plus appliqué, maçon de son métier, qui, après avoir bâti pour les autres, emploiera le prix que vous lui accordez à édifier sa propre maison — ce qui eût fait grand plaisir à M. Cognacq. Vous citerai-je encore M. Henri Delafosse, d’Halluin (Nord), qui, issu d’une famille de treize enfants et voyant partir à la guerre cinq de ses frères, s’est engagé pour les suivre, a été, de l’Yser à Verdun, mêlé aux grands combats grièvement blessé et décoré de la médaille militaire, puis est revenu reprendre un très modeste poste dans la succursale d’une banque lilloise dont, à force de services il a conquis la direction ; — homme qui, écrit-on, « a partout et toujours fait son devoir », secondé aujourd’hui dans l’éducation de ses onze enfants par sa femme, neuvième enfant elle-même d’une famille ouvrière t qui, elle aussi, prêche d’exemple. Mais il faudrait, pour être équitable, vous en citer bien d’autres encore.

Par ces quelques exemples, Messieurs, on peut constater combien la noble pensée de M. et Mme Cognacq est servie par ceux de nos confrères qui, aidés par l’infatigable M. Robert Regnier, ont le dévouement de dépouiller et d’étudier les centaines de dossiers que nous recevons chaque année ; des centaines, car il y a — dans les prix des deux catégories — beaucoup d’appelés pour peu ou relativement peu d’élus. Avec quels regrets nous devons écarter ou ajourner tant de familles méritantes, et n’est-ce point particulièrement un crève-cœur, s’il s’agit des prix accordés aux parents en dessous de trente-cinq ans, de ne pouvoir maintenant, tant la concurrence est grande, attribuer nos récompenses qu’aux familles de dix et de neuf enfants, à peine à quelques familles de huit, alors que nous voudrions couronner tous ces ménages encore jeunes qui nous montrent, avec une fierté bien légitime, cinq, six et sept enfants.

Parmi ceux à qui nous accordons nos prix des deux catégories, j’ai été très frappé du nombre des familles rurales. Je n’ai pu que vous parler, et rapidement, de quelques-unes d’entre elles, mais toutes nous fourniraient des exemples pareils à ceux que j’ai cités et que vous avez applaudis. « Travailleur acharné », lit-on de la plupart d’entre eux dans les témoignages qui vous sont apportés, et les faits justifient ces témoignages. C’est autour de ces travailleurs « acharnés » que s’élèvent ces dix, onze, douze, treize, quatorze enfants qu’une femme — autre travail acharné de tous les instants — nourrit, entretient, forme et éduque. Ce grand labeur de la masse rurale a, dans tous les temps, fait la France. Le paysan de chez nous, il n’existe, je l’ai déjà écrit, nulle part ailleurs ; des siècles ont formé cette race, solide parfois jusqu’à la dureté, économe jusqu’à la mortification, et cachant derrière sa taciturnité une pensée réfléchie et un bon sens souvent malicieux, cette race de patients que rien , ni les disgrâces du ciel ni celles de la terre, ne rebute ni ne décourage, cette race d’épargnants qui, tant de siècles, ont, en refaisant sans cesse leur bas de laine, constitué au trésor français une réserve pour les jours de crise, cette race de passionnés sans discours qui, attachés à leur glèbe par un âpre amour, se révèlent soldats invincibles s’il s’agit de la défendre contre l’étranger. En 1914, nous les avons vus prendre le fusil et, quatre ans durant, tenir, accrochés à cette terre que leurs pères avaient, des siècles, arrosée de leurs sueurs et qu’ils nous ont alors gardée en l’arrosant de leur sang. Ceux qui sont revenus ont repris avec simplicité leur vie difficile, le travail interrompu, — le travail par excellence, puisque c’est à lui qu’on a gardé ce mot magnifique de labour. Et nous voyons, par les exemples que nous fournit notre enquête, que, de la Bretagne à la Savoie, de la Gascogne à l’Alsace, de l’Auvergne à la Lorraine, en dépit de ce qu’on dit souvent, les grandes vertus traditionnelles subsistent chez ces silencieux. Tant, qu’elles subsisteront, tant que les fils qu’ils élèvent les feront revivre, tant qu’il y aura en France une masse de paysans, ce pays ne saurait périr. C’est en cette masse aux fortes qualités, qu’en ces temps troublés nous mettons notre plus grande espérance, fondée sur une foi que justifie toute notre histoire.

Ce pays ne saurait périr, parce que, d’une façon plus générale, ses vertus, communes à toutes les classes de la nation, le soutiennent et plaident pour lui. Lorsque, nous conte la Bible, Jahvé annonça à Abraham qu’il allait anéantir Sodome chargée des plus affreux péchés, le patriarche fléchit un instant la résolution du Seigneur. « Qu’il trouvât seulement dix justes, et la Cité serait sauvée ! » Abraham ne les trouva pas. Grâce à Dieu, la France présenterait, pour désarmer le Seigneur, beaucoup plus que dix justes. Si, à tant d’observateurs qui se croient informés, le temps présent paraît si mauvais, c’est que le mal fait plus de bruit que le bien. Mais, au fond, que de bien en face de tant de mal, que de mérites et de vertus en face de tant de crimes et de vices ! Ces vertus innombrables, nous les avons aujourd’hui vus, des humbles foyers aux œuvres les plus généreuses, s’exercer et se multiplier. L’étranger, qui bien souvent s’y est trompé, est parfois tenté de les tenir pour éteintes, parce qu’elles ne s’étalent pas ; soudain, il voit se dresser superbe de résolution un peuple qu’il croyait près de se dissoudre, et constate que la valeur française n’a jamais été plus forte. C’est qu’elle est faite, cette valeur française, d’un énorme faisceau de vertus obscures ; c’est par ces vertus qu’elle subsiste, pour s’imposer, dans les heures critiques, à l’admiration du monde.