Rapport sur les concours de l’année 1932

Le 22 décembre 1932

René DOUMIC

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1932

DE

M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

Séance publique annuelle du 22 décembre 1932

 

Messieurs,

Si nombreux que soient les prix que vous avez à décerner, et dont le nombre s’augmente sans cesse, vous n’hésitez jamais à ajouter à la liste une récompense exceptionnelle, lorsque l’occasion se présente à vous de signaler à l’attention publique une œuvre qui vous a particulièrement frappés. C’est ainsi que vous avez, cette année, attribué un grand prix d’Académie au livre qui porte ce titre, renouvelé de celui d’une œuvre fameuse, Servitude et Grandeur coloniales, et qui vous a paru avoir la valeur et la portée d’un acte.

L’auteur, M. Albert Sarraut, y aborde un problème que, « pour avoir prêté l’oreille à la rumeur grandissante qui vient de l’Orient », il estime devoir peser de tout son poids sur l’avenir de l’Europe et de l’Amérique. Ce problème est celui que pose l’état actuel de la colonisation.

La grandeur, elle apparaît, elle éclate à tous les veux. A des populations décimées par des fléaux endémiques, guerres intestines, maladie, famine, nous avons apporté la paix, la sécurité, la santé et l’instruction.

Oui, mais voici les servitudes. Et ce qu’elles ont de tragique, c’est que chacun des bienfaits de la civilisation devient pour elle une source de périls. Elle protège les races ; et par là, elle provoque le drame de la surpopulation : des millions de bouches à nourrir ! Elle réalise, au point de vue économique, d’incalculables progrès ; et par là, elle crée, avec des besoins nouveaux, d’ardentes convoitises. Elle apporte l’instruction ; ainsi elle fait naître l’esprit critique. Elle enseigne le maniement des armes ; et ces armes, peut-on assurer qu’un jour ne viendra pas où les colonisés tenteront de s’en servir pour renvoyer les colonisateurs ?

Or deux événements considérables sont venus précipiter l’action de ces causes latentes : la guerre de 1914, en montrant aux colonies une Europe divisée contre elle-même en deux blocs acharnés à se détruire ; la révolution russe, en apportant ce ferment de bolchévisme que, par une propagande effrénée et savante, elle disperse « dans le bouillon de culture asiatique et africain ».

Alors, le péril est non pas de demain, mais d’aujourd’hui. Non pas encore le péril des armes, mais le péril économique. L’Europe, réduite à ses seules ressources, ne peut plus ni se nourrir, ni écouler sa production... Suivant l’image saisissante de M. Sarraut, « l’édifice européen repose sur des pilotis coloniaux ».

Comment réagir ?

Avec une franchise courageuse, M. Sarraut avoue les fautes que nous avons commises. Faute du colon qui, pénétré du dogme de l’infériorité des races de couleur, rudoie, offense la race jugée inférieure et crée en elle de tenaces rancunes ; faute du fonctionnaire, qui s’est trop souvent rendu coupable, — disons, pour ne pas dire plus, — de « débraillé moral » ; faute du législateur idéologue, imposant aux colonies des lois faites pour la métropole et qui vont là-bas bouleverser l’ordre traditionnel.

Les remèdes ? M. Sarraut préconise avant tout l’union des nations colonisatrices : s’il est vrai que toutes sont plus ou moins menacées, c’est donc que l’heure n’est plus aux rivalités et aux divisions. Il fait appel à une Fédération européenne. Et, lui traçant sa ligne de conduite, il l’adjure de ne pas se résigner, sous peine de trahison et de suicide, à une politique d’abandon : « Pas d’abandon de l’Europe dans son autorité coloniale, écrit-il. Quelques périls qu’elle y coure... elle y est, elle doit y rester. » Mais ce n’est pas tout. Suivant une formule que M. Sarraut emprunte à M. Lucien Romier, « l’Europe doit réveiller en elle la conscience de sa civilisation » : entendez par là le souci, le respect, la pratique des principes élaborés par les siècles, sur lesquels nous avons vécu jusqu’ici, et dont il nous arrive trop souvent de faire bon marché, sans comprendre qu’avec leur ruine une civilisation, la nôtre, disparaîtrait de l’histoire.

Toutes ces pressantes vérités, M. Albert Sarraut les traduit en formules pleines de sens, dans un livre soulevé par une ardente conviction. L’Académie le remercie d’avoir été la bonne vigie qui, devant le péril aperçu dans la nuit, et espérons-le avant qu’il soit trop tard, pousse le cri d’alarme et de salut.

Veut-on se faire une idée de ce que nous a coûté la conquête de ce magnifique empire colonial, dont la récente exposition de Vincennes a apporté, à la presque totalité des Français qui l’ignoraient, la révélation ? Il n’est que d’ouvrir ce Carnet de la mission saharienne Foureau-Lamy que publie le général Reibell et auquel nous avons attribué le prix Porgès.

C’était en 1900. Il s’agissait de réunir les différentes parties de notre empire africain : la mission, à la tête de laquelle se trouvaient le savant Fernand Foureau et le commandant Lamy, devait opérer cette liaison par le Sahara, qu’en ce temps-là on ne traversait pas en auto. Route tantôt parmi les dunes de sable, tantôt parmi les montagnes rocheuses aux gorges encaissées propices aux embuscades, partout dans l’écrasante chaleur, sans herbe et sans eau. Route inconnue, où il arrive qu’on se trouve tout à coup devant un précipice de deux cent cinquante mètres de profondeur. Certain jour, s’élève un ouragan de sable : « Les hommes s’effondrent. Les souffrances causées par la soif devenaient intolérables. Plusieurs désespéraient, parlaient d’avoir recours au camarade revolver. » Et c’est le cœur serré qu’on lit le récit du combat où fut mortellement frappé le commandant Lamy et celui de ses derniers moments. « La chaleur était torride. Des incendies continuels, allumés au milieu du camp par les pillards, menaçaient de gagner l’emplacement où se trouvait le commandant... Je l’entends encore dire, lui qui n’avait pas l’habitude de se plaindre, au docteur Hallé, empressé auprès de lui : « Docteur, je souffre horriblement. » Ces souffrances endurées, ce sang versé, voilà ce qui nous rend sacré le sol de nos colonies. Et voilà ce que vous avez entendu rappeler à tous l’impiété que nous commettrions si nous laissions le voile de l’oubli s’étendre sur les dramatiques épisodes, qui ont si puissamment enrichi notre patrimoine de gloire.

 

C’est encore aux colonies que va nous mener le grand prix Gobert attribué à M. Augustin Bernard pour un important volume sur l’Histoire de l’Algérie. M. Augustin Bernard qui a, pendant vingt ans, professé à Alger l’histoire et la géographie de l’Afrique du Nord, puis a été appelé, il y a quelques années, à donner à la Sorbonne le même enseignement, est depuis longtemps l’un des grands spécialistes en cette matière. Il n’a pas appris seulement dans les documents et les études déjà publiés cette histoire de l’Afrique ; il a vécu la vie de notre Algérie, connu et fréquenté les derniers grands artisans de l’œuvre africaine.

A lire ce volume de plus de cinq cents pages, où il n’y en a pas une d’inutile, on est saisi d’admiration devant les trésors d’énergie et de vaillance qu’ont dépensés sur cette terre d’Afrique les artisans, grands et petits, de la conquête. On n’éprouve pas moins de fierté devant l’œuvre qui, depuis 1871, s’est poursuivie sous les gouverneurs civils dont l’un des plus illustres, M. Jules Cambon, siège parmi nous. Pas un instant l’intérêt ne faiblit. Ajouterai-je que M. Bernard rend à nos adversaires le plus large et le plus généreux hommage ? A le lire, on s’attache autant à la figure d’un Abd-el-Kader qu’à celle d’un Bugeaud.

Livre qui fait grand honneur à notre enseignement par sa belle tenue et par ses conclusions grand honneur à notre pays.

D’Autres livres encore évoquent, sous différents aspects, le prestigieux souvenir de notre Exposition coloniale : celui que M. Jacques Méniaud consacre aux Pionniers du Soudan, document incomparable sur la glorieuse carrière du général Archinard et sur son œuvre de pacificateur : celui de M. Ladreit de Lacharrière, qui nous fait suivre. à travers le Maroc, le Père de Foucauld, messager de la fraternité chrétienne aux avant-postes du monde islamique ; celui de M. Paul Lesourd sur l’œuvre civilisatrice et scientifique des Missionnaires catholiques dans les colonies françaises, où nous trouvons dressé par une plume précise, confirmé par une grande richesse de témoignages, le bilan des efforts accomplis, des résultats obtenus par nos divers instituts religieux ; celui de M. Pierre Lyautey, — un nom qui oblige, — coup d’œil éloquent sur notre domaine colonial.

Au prix Gobert, qui est notre Grand prix d’histoire, s’ajoute le prix Thérouanne. Les envois, cette année, ont été plus que jamais nombreux et remarquables. Je citerai l’Histoire du Concile de Trente, par M. l’abbé Pierre Richard. Préparé pendant plus de vingt ans, le Concile en dura dix-huit, au milieu des plus redoutables complications d’ordre religieux et d’ordre politique. L’Empire, la France, l’Espagne, les puissances italiennes y eurent une part principale ; toutes les autres nations y furent intéressées. Sur ces travaux de nombreuses publications de textes, d’innombrables ouvrages partiels ont paru. Mais qui les coordonnerait, les compléterait par des recherches personnelles, et en tirerait un tableau d’ensemble ? Un prêtre érudit, M. l’abbé Pierre Richard, a consacré de longues années à ce travail et l’a mené à bien, avec une science sûre et une grande sagesse, sans nulle violence ni parti pris. M. l’abbé Richard est aujourd’hui un vieillard qui a usé sa santé et ses forces dans ces travaux érudits qu’il a su joindre à une longue carrière d’enseignement. L’Académie, en lui attribuant une part du prix Thérouanne, a voulu honorer à la fois l’œuvre présente et toute une carrière de labeur et de dévouement.

Une autre part à M. Abel Mansuy, pour son étude sur Jérôme Napoléon et la Pologne en 1812. A vrai dire, l’étude excède de beaucoup le titre. C’est, en réalité, l’étude très documentée et entièrement neuve du Grand-Duché de Varsovie sous le Premier Empire. M. Mansuy, qui est directeur du lycée français de Varsovie, habite la Pologne depuis dix ans. Il est de ces Français qui, à l’heure présente, sont, en quelque sorte, aux avant-postes de notre pays. Nous avons, hélas, hors de nos frontières, — M. Chevrillon, retour d’Amérique, nous le disait récemment, — trop peu de ces postes avancés, pour que nous ne cherchions pas, de quelque façon que ce soit, à les fortifier. Souhaitons que le prix de l’Académie apporte à M. Mansuy, pour l’œuvre française qu’il poursuit à Varsovie, un surcroît d’autorité.

Le prix Berger est réservé aux travaux relatifs à l’histoire de Paris. La plus grande part en est attribuée à M. le pasteur Pannier, pour ses deux volumes sur l’Église réformée au temps de Louis XIII, témoignant d’une magnifique somme d’érudition. Jusqu’ici cette période de la Réforme française ne nous était présentée que sous son aspect politique : l’ouvrage de M. le pasteur Pannier nous met en contact avec une vie religieuse. Une part aussi à M. Jean Babelon qui nous apporte, sous forme de cinq volumes de Lettres inédites, une contribution considérable à la biographie de Diderot.

Mais admirez la réponse que les faits se chargent parfois d’infliger à de dangereuses chimères. Vous savez la guerre menée aujourd’hui contre l’histoire, que l’esprit sectaire travaille à expulser de l’enseignement. Or, jamais les études historiques n’ont été plus florissantes. On dirait que les attaques dont l’histoire est l’objet, n’ont fait que mettre en lumière sa bienfaisance et accroître sa vitalité.

 

Le Grand prix de littérature à M. Franc-Nohain. La littérature lui devait bien cela, s’il est vrai que du plus loin qu’il se souvienne il n’a eu d’yeux que pour elle. Je me suis laissé dire que vers ce temps-là un journal d’enfants ayant ouvert une enquête, tout comme les journaux de grandes personnes, et demandé à ses jeunes lecteurs ce qu’ils voudraient être plus tard, celui-ci répondit : critique dramatique. Or on connaît des enfants qui rêvent d’être généraux, amiraux, cardinaux, peut-être académiciens, enfin personnages à costume ; il est beaucoup plus rare qu’ils se voient dans l’avenir exerçant le magistère de critique dramatique.

M. Franc-Nohain a été de ces collégiens qui ont dans leur pupitre une tragédie en vers. Par la suite, j’ai peine à le situer dans l’Administration et à saluer en lui Monsieur le sous-préfet : j’ai hâte de le voir entrer en littérature. Attaché à un grand journal parisien, il ne quitte le bureau de rédaction que pour le 28e bataillon léger de chasseurs alpins, où il fait, comme sous-lieutenant, toute la guerre à laquelle, plus encore que ses cinq citations et la Légion d’honneur, il est reconnaissant de lui avoir fait de ses yeux voir à quelle hauteur de bravoure et d’esprit de sacrifice peut s’élever la nature humaine. Après quoi, il reprend la plume. Il m’arrive de le rencontrer au théâtre et de l’y regarder d’un œil d’envie, car il est de ceux qui, ayant la passion du théâtre, quelle que soit la pièce, ne s’y ennuient jamais. Cela explique qu’il en rende compte sans sévérité excessive, mais toutefois avec une indépendance qui fait contraste à la complaisance extrême de certains de ses confrères. Donc il est critique dramatique heureux homme, qui réalise dans son âge mûr, et quel que soit ce rêve, son rêve d’enfant !

Mais que n’est-il pas ? Poète du Kiosque à musique, auteur dramatique, librettiste dont l’Opéra montait hier le Jardin sur l’Oronte, romancier dont un certain roman qui porte sur sa couverture un portrait d’enfant et en titre Jaboune est le roman préféré, chroniqueur, journaliste, qui, à ses moments perdus, écrit une émouvante Vie de saint Louis, ayant l’histoire pour violon d’Ingres, c’est de lui qu’on peut dire que rien ne lui est étranger du métier d’homme de lettres.

Dans cette abondante production, faut-il choisir ? Je vais droit à ces fables qui ont rendu populaire le nom de M. Franc-Nohain. Homme de foyer, il est de ces grands laborieux qui ne connaissent à leur travail qu’un délassement, celui de jouer avec leurs enfants. Jouer avec eux, mais aussi les instruire, les préparer à la vie, leur donner en se jouant des leçons dont plus tard ils récolteront le fruit, sans toujours se rappeler où ils l’ont cueilli. De là ces fables.

Ce que nous en aimons ? la gaieté du vers libre que l’auteur manie avec amour, la familiarité, un air ancien qui n’exclut pas le modernisme, car on y voit figurer des engins que La Fontaine, qui avait ses raisons pour cela, utilisés : la bicyclette et la locomotive. Le charme de bonhomie et d’humeur narquoise, de folie et de raison. Persuadé qu’avant tout il faut captiver son jeune auditoire, M. Franc-Nohain tire de son magasin l’aventure piquante, amusante, abracadabrante, folle, qui fera lever les petites têtes blondes et brunes. Et par cette route, imprévue et fleurie, il les mène à la moralité la plus raisonnable. Par exemple, il les adjure de ne jamais être de ces esprits chagrins, qui, se trouvant mal partout où ils sont, rêvent de changer de condition : c’est la souris qui veut avoir des ailes ; c’est le poulain qui envie la robé rayée par laquelle le zèbre se fait remarquer, ce qui lui vaut de la part de sa mère, personne qui sait son monde, ce conseil de goût :

La première des élégances
Est de passer inaperçu.

C’est la taupe qui s’étant avisée, pour corriger sa myopie, de chausser des lunettes, découvre, ce dont elle ne s’était jamais doutée,

Combien son logis est étroit.

Moralité :

Le mortel le plus fortuné
Est bien souvent celui qui, sans rien discerner
Du beau temps ou de la tourmente,
Et de quelque côté que le vent soit tourné,
N’a jamais vu, ni à voir ne demande
Plus loin que le bout de son nez.

« Si plus tard, disait un jour à quelqu’un M. Franc-Nohain, il reste de moi une fable de quarante vers que réciteront les enfants, la plus belle ambition de ma vie aura été réalisée. » En attendant, parmi beaucoup de lettres qu’il a reçues, il en est une qu’il conserve précieusement, celle d’une institutrice qui lui écrivait en substance : « si un jour vous passez par nos prés où des bergères, comme au vieux temps, gardent des troupeaux, arrêtez-vous : elles vous réciteront des fables que vous reconnaîtrez. »

Cette sagesse, qu’il avait d’abord mise en récits à l’usage de la petite classe, M. Franc-Nohain se plaît aujourd’hui à en dégager les leçons dans une série de livres non moins utiles, l’Art de vivre, la Cité heureuse et le dernier paru, le Guide du bon sens, qui a fait scandale, et qui le devait faire, car, ayant à traiter du bon sens, M. Franc-Nohain a pris ce parti audacieux : d’en faire l’éloge. Rappelez-vous le sous-préfet, — encore un sous-préfet, — du Monde où l’on s’ennuie. « Le Français, ce peuple si spirituel, a le respect de l’ennui. » Et de même ce peuple, dont la qualité maîtresse est peut-être le bon sens, n’en parle qu’avec une nuance de dédain et de désapprobation. Honneur à M. Franc-Nohain d’avoir relevé le gant ! Moraliste, il ne craint pas de se prononcer pour les vertus qu’on appelle bourgeoises et pour la morale traditionnelle. Il est vrai qu’il y met la manière. Dans les plus graves méditations de M. Franc-Nohain, le sourire n’est jamais loin. C’est tout cet ensemble qui a paru à l’Académie digne de son grand prix de littérature.

 

Un des plus beaux prix qu’elle décerne depuis quelques années, et qui se recommande moins encore par sa valeur matérielle que par la qualité de ses titulaires, est le prix Broquette-Gonin. Dans cette lignée de grands lettrés à qui vous l’avez jusqu’ici attribué, s’inscrit tout naturellement le nom du lauréat de cette année, M. Maurice Levaillant. Celui-ci est d’abord un poète entre les plus délicats et les plus harmonieux. Dans ses recueils, le Temple intérieur, Des vers d’amour, il trouve pour traduire les plus fines nuances de la vie intérieure, le choix de mots et de rythmes le plus heureux. Il est le poète de la tendresse et de la mélancolie. Et c’est un grand connaisseur de notre littérature. Chercheur érudit, il a fait quelques-unes de ces trouvailles qui réjouissent notre indiscrétion. C’est ainsi qu’en se penchant sur certain livre de comptes, il en a tiré dans Splendeurs et misères de M. de Chateaubriand, les aperçus les plus savoureux sur la comptabilité d’un grand écrivain vieilli et toujours amoureux. Commentateur ingénieux de Lamartine et de Victor Hugo, il fait mieux que de les expliquer à la jeunesse : il lui en inspire le goût et l’admiration. En lui accordant le prix Broquette-Gonin, un de ceux pour lesquels on ne pose pas de candidature, l’Académie a montré à M. Maurice Levaillant l’intérêt qu’elle prend au développement de sa brillante carrière.

 

Le prix du roman à M. Jacques Chardonne, auteur déjà de livres très distingués, l’Épithalame, les Varais, Eva, pour son roman Claire. Le genre du roman est si souple qu’il peut prendre, selon le goût du moment, les formes les plus différentes. L’une de celles qui ont aujourd’hui la faveur du public consiste à reproduire, dans leur désordre apparent et leur air d’insignifiance, les infiniments petits de la vie. Point de faits marquants, d’événements décisifs. Et de même dans les figures des personnages point de ces traits accentués, de ces facultés maîtresses, absorbantes, dominantes, où se reconnaissent les fortes personnalités. Ainsi en est-il dans ce roman consacré à nous peindre une figure de femme, dont la séduction est faite de nuances si fines, si délicates, qu’en fermant le livre nous sommes tentés de dire, comme l’auteur lui-même : « C’est à peine si je l’ai vue : elle n’est pour moi qu’un beau fantôme. Ce livre donne une impression, — ne disons pas de grisaille, — mais de demi-teinte qui en fait aussi bien le charme. Il vaut surtout par une abondance de notations heureuses, de réflexions sur le train de la vie, qui révèlent un observateur avisé et pénétrant. L’Académie a eu plaisir à récompenser une élégance de pensée et de forme, qui fait avec certaines outrances à la mode le plus heureux contraste.

Est-ce à dire qu’il faille considérer comme périmées des formes de roman plus spécifiquement romanesques ? Un des personnages de Claire, Ludovic Crouse, s’exprime sur un certain romancier du nom de Balzac, en des termes que M. Chardonne, — je me hâte de le dire, — se garde bien de prendre à son compte. « Oui, sans doute... il savait agencer de grossières intrigues très captivantes, inventer ces fantoches rigides aux couleurs tranchées, qu’on appelle des types et qui donnent h bon compte, au lecteur pressé, la sensation de sa puissance... » Ce monsieur Crouse ne le lui envoie pas dire. Eh bien, malgré tout, si, parmi les romanciers de demain, il prenait fantaisie à tel ou tel d’inventer quelque « fantoche rigide » s’apparentant aux Grandet, aux Hulot, aux Rastignac, qu’il se fasse une raison et n’empêche pas de venir au monde du roman un de ces types aux couleurs tranchées réservés à une vie immortelle.

 

De son éclectisme en matière de roman l’Académie ne pouvait donner une preuve plus convaincante qu’en attribuant, — après le prix du roman à M. Chardonne, — le prix Paul Flat à M. Held, pour la Mort du fer. Ah ! cette fois, nous ne nous plaindrons pas que cela manque d’événements ! Celui qui sert de point de départ au récit, est de taille, de dimension géante, imprévue, catastrophique et mondiale. On parle souvent de la vie des métaux : l’expression est d’usage courant. On ne réfléchit pas que s’ils ont une vie, c’est donc qu’ils sont, comme tous les êtres vivants, soumis à la maladie et à la mort. Et voici ce qui arrive dans la Mort du fer. Un beau jour, on constate d’une usine à l’autre qu’une maladie vient d’apparaître dans le fer, maladie contagieuse dont les germes voyagent dans l’air et qui peu à peu se généralise. Or, le fer est l’élément primordial, l’armature de notre vie moderne. Les usines s’arrêtent, les constructions s’effondrent, les machines s’immobilisent. C’est la ruine, la misère, la révolution, la fin du monde.

Sommes-nous menacés d’un tel cataclysme ? J’ai posé la question à notre savant confrère, M. Émile Picard. J’ai le plaisir de vous dire qu’il m’a rassuré. Il n’y a jamais eu et il n’y aura vraisemblablement jamais de maladie du fer que dans le cerveau halluciné de M. Held.

 

La partie du prix Paul Flat réservée à la critique, à M. Pierre Moreau, à qui il y a deux ans, vous décerniez le prix d’éloquence pour un ingénieux Éloge d’Alfred de Musset. M. Pierre Moreau occupe la chaire de littérature française à l’Université de Fribourg : je saisis cette occasion de saluer ce foyer de culture française qui, depuis plusieurs années déjà, fait à l’étranger de si bonne besogne. De jeunes professeurs, à l’âge des belles ardeurs, s’y groupent, mettant en commun leurs idées, leurs projets, leurs ambitions, rivalisant de zèle pour maintenir, en face de l’Allemagne voisine, l’honneur de la science française. Citerai-je des noms ? Joseph Bédier, Victor Giraud, Gustave Michaut et les disparus, Jean Brunhes et ce noble et fin Maurice Masson, une si belle espérance fauchée par la guerre... Pierre Moreau continue la tradition de ses aînés. Vous vous souvenez que jadis Émile Deschanel s’était amusé, dans une série de leçons, peut-être plus spirituelles que solides, à relever ce qu’il appelait : le Romantisme de classiques. L’ouvrage considérable que M. Pierre Moreau vient de nous donner sur le Classicisme des romantiques n’est pas la contre-partie de cette thèse paradoxale. Mais, observant que les plus fougueux de nos écrivains romantiques avaient tous reçu une forte éducation classique, M. Pierre Moreau a voulu suivre dans leur œuvre les traces persistantes de cette éducation et il a montré que, dans leurs meilleurs écrits, ils sont, sans le vouloir et même en s’en défendant bruyamment, restés obstinément fidèles à l’idéal classique, — tant il est vrai que, nous autres Français, nous avons le classicisme dans le sang !

 

En tête des prix Montyon, vous avez inscrit les trois volumes, le Christ dans la banlieue, le Dieu qui bouge, la Croix sur les fortifs, où le P. Lhande étale sous nos yeux la zone de misère qui entoure Paris et dont il a été l’explorateur infatigable. Explorateur qui est un pèlerin et pèlerin qui est un architecte. A sa voix les clochers pointent ; il a été comme le précurseur du geste généreux par lequel l’archevêque de Paris, Son Éminence le cardinal Verdier, a su tout à la fois assurer du travail à des escouades de chômeurs et faire surgir une ceinture d’églises dans le désert spirituel qui entoure la capitale.

A l’œuvre du Père Lhande je me fais un devoir d’apporter un témoignage, qu’il tiendra sans doute pour sa plus belle récompense, celui du confrère dont la mort récente vient de mettre l’Académie en deuil. Eugène Brieux n’a pas été seulement l’un des plus puissants auteurs dramatiques de ce temps : son rôle pendant et après la guerre auprès des aveugles, rendant l’espoir aux désespérés, les réconciliant avec l’idée de vivre, les réintégrant dans la société, a révélé en lui un de ces êtres bienfaisants à qui appartient l’honneur d’avoir diminué dans le monde la somme de la souffrance.

Voici en quels termes Eugène Brieux nous recommandait les livres du P. Lhande : « Des peuplades retournées aux limites de la barbarie grouillent dans la misère, logées dans des huttes de sauvages faites non de branches d’arbres, mais de plaques d’anciens bidons d’essence, de boîtes de sardines, de bois arrachés à des caisses d’emballage, de toutes sortes de déchets, habitant dans un espace de cinq ou six mètres carrés, hommes et femmes de tout âge, sur un sol de boue et d’immondices, dans une habitude de vices qui sont peut-être autant des résultats que des causes, enfin dont l’état mental est fait de haine, de cynisme et de bestialité.

« Des prêtres se sont trouvés pour accomplir, sous les murs de Paris, l’œuvre dangereuse et magnifique que des missionnaires ont tentée chez les Apaches lointains, et, à tout prendre, peut-être plus accessibles.

« Les trois volumes du Père Lhande sont le récit, simple, pittoresque et émouvant, de cette action, où lui-même eut sa part, et qui se poursuit par des prêtres qui se glorifient du surnom qui leur a été donné de Curés des chiffonniers. »

Sur le rapport d’Eugène Brieux, l’Académie s’est empressée d’envoyer, à travers le récit de leur historiographe, son salut aux Curés des chiffonniers.

Dans la longue liste des prix Montyon, je distingue le livre consacré à cette Marie Lenéru, qui, sourde et muette, par un prodige de volonté, devint écrivain et auteur dramatique, — livre fraternel dont l’auteur, Mme Suzanne Lavaud, qui a devant la même infortune fait preuve de la même énergie, mérite la même admiration ; et celui de M. Reybaz sur le 1ermystérieux. Ce 1er mystérieux n’est autre que le 1er Étranger, ce régiment de la Légion, qu’on a trouvé pendant la guerre aux affaires les plus périlleuses, et dont vous excuserez ma fierté douloureuse de me rappeler que le premier officier tué a été un engagé de cinquante-deux ans, le lieutenant Max Doumic.

 

Dans l’ordre du prix Fabien destiné « aux auteurs qui auront proposé les moyens les plus efficaces pour améliorer la situation morale et matérielle de la classe la plus nombreuse », un prix d’Académie a été attribué à M. Charles Baussan, pour son livre sur La Tour du Pin, dans des conditions particulièrement émouvantes, car ce fut un des derniers vœux de notre si regretté confrère, René Bazin. Esprit audacieux et puissant, le soldat qu’était le marquis de la Tour du Pin fut, avec Albert de Mun, le créateur d’un grand mouvement de pacification sociale dans une atmosphère de justice chrétienne. Dans cette lignée qui va de Le Play à M. Paul Bourget, La Tour du Pin tient une place que M. Charles Baussan a remarquablement précisée. Avec quelle ardeur René Bazin, à la veille de quitter la vie, souhaitait que cet ouvrage fût récompensé, j’en suis témoin, pour l’avoir entendu m’en parler sur ce lit d’agonie où il attendait la mort avec tant de résignation chrétienne et un si beau courage. Comment Messieurs, ne vous seriez-vous pas rendus à un vœu exprimé dans de telles conditions ?

Au prix Juteau-Duvignau, La vie d’Elisabeth Leseur est un livre d’une originalité et d’une qualité rares. Cette ascension d’une femme d’élite, qui ne manque à aucun de ses devoirs, ni de famille, ni du monde, mais dont la foi agissante atteint la perfection chrétienne, constitue un cas de conscience profondément touchant. La conversion du mari, qui d’incroyant devient Père Prêcheur, est d’autant plus émouvante qu’elle est due, nous apprend M. Barthou, à la lecture du Journal quotidien où Élisabeth Leseur offrait à Dieu ses grandes souffrances pour obtenir par ses sacrifices la grâce de cette conversion. Le R. P. Leseur raconte cette vie et les étapes de la sienne, qui le mêle à tant d’activités sociales, avec un tact, une mesure et une simplicité nuancés auxquels personne ne saurait rester insensible. Cette apologie religieuse est une œuvre littéraire. L’Académie associe dans le même hommage la femme et le mari voués à la même foi.

J’arrive à nos prix d’ensemble, Née, Vitet, prix de vieille renommée, qui empruntent à leur ancienneté même le caractère de haute estime qui y est attaché.

Au lendemain de la guerre, je me trouvais à Amsterdam pour y poser une plaque sur la maison où Descartes, fuyant le bruit des polémiques, alla jadis chercher le calme et le silence propices à sa méditation. On m’y présenta un jeune professeur français, titulaire de la chaire de littérature, que je vis venir à moi, traînant la jambe, car il avait été cruellement blessé pendant la guerre. C’est ainsi que je fis connaissance avec M. Gustave Cohen. Il avait profité de son séjour à Amsterdam pour faire d’importantes recherches d’où il allait tirer le savant ouvrage Les écrivains français en Hollande dans la première moitié du dix-septième siècle, auquel vous avez, à l’époque, décerné le grand prix Broquette-Gonin. Appelé en 1919 à faire partie de la belle équipe de jeunes professeurs qui reconstituaient l’Université de Strasbourg, il y enseigna notre littérature du moyen âge, dont il fera désormais l’objet de ses travaux, continuant le sillon ouvert par les Gaston Paris et les Bédier. Il eut alors la bonne fortune de découvrir ce Livre de conduite du Régisseur pour le Mystère de la Passion, joué à Mons en 1501 et qu’il publia en 1925 avec des commentaires qui servent grandement à l’intelligence de notre ancien théâtre. Et voici qu’il nous apporte un livre sur Chrétien de Troyes où il met en pleine lumière la figure de ce conteur si original, tour à tour sensible et sceptique, spirituel et profond, qui traita tant de hautes légendes, celle de Tristan comme celle du Saint-Graal, qui imagina les beaux contes d’Erec et Enide, de Lancelot et Guenièvre et qui représente éminemment la courtoisie et la préciosité des cercles mondains du XIIe siècle. Le mérite essentiel de M. Cohen, celui que l’Académie tient à souligner, est de ne pas s’être confiné, comme on fait trop souvent, dans l’examen des problèmes de pure érudition, mais d’avoir recherché et mérité l’audience du grand public.

Et voici le prix Vitet. Il y a quelques années, dans une Exposition qui groupait, autour des portraits d’écrivains célèbres, quelques objets leur ayant appartenu, une vitrine avait été réservée aux souvenirs de Balzac. On s’approchait, on s’efforçait de déchiffrer le carton indicateur. C’est alors qu’un complaisant visiteur, dont on n’avait pas remarqué la présence, venait à votre aide. « Cette canne que vous apercevez, commençait-il, est la canne de M. de Balzac. Il y en a d’autres, beaucoup d’autres, mais celle que nous exposons diffère de toutes les autres en ceci qu’elle est authentique, la vraie, la seule qui mérite d’être appelée la canne de M. de Balzac... Plus loin, ce coffret est celui où il mettait ses lettres d’amour. Ce coffret a toute une histoire... » Pendant qu’il contait cette histoire, un cercle se formait. Et il y avait alors dix, vingt personnes prodigieusement intéressées, et un homme qui, à ce moment, était parfaitement heureux, c’était M. Marcel Bouteron, faisant à son auditoire improvisé les honneurs de son cher Balzac.

Comment Marcel Bouteron est-il entré en rapports avec Balzac ? Cela date de loin. Son enfance avait été bercée par les récits d’une vieille tante. Grande fut sa surprise, quand il lut plus tard la Comédie humaine, d’y retrouver les mêmes récits que la bonne dame s’était naïvement appropriés. Sur ces entrefaites, il lui arriva un de ces hasards comme il n’en arrive qu’aux gens de son espèce. Un érudit, M. Henri Longnon, entreprenait une édition nouvelle de Balzac : il s’associa Marcel Bouteron. De ce jour-là, Bouteron devenait l’homme d’un seul livre, d’une seule œuvre, et partait à cette chasse des documents dont il est sans exemple qu’un Bouteron soit revenu bredouille.

Cependant une autre bonne fortune l’attendait qui faisait de lui le conservateur de la Bibliothèque léguée à l’Institut par cet autre balzacien émérite, que fut le baron Spoelberch de Lovenjoul. Collectionneur passionné, le baron Spoelberch avait réuni éditions, lettres, manuscrits, tout ce qui reste de Balzac. Ah ! si passionné ! Malheur à qui n’eût pas suffisamment admiré son grand homme ! Mais plus encore malheur à celui, mais surtout malheur à celle qui porte la peine de l’avoir fait souffrir. J’ai vu M. de Lovenjoul, dans sa blanche demeure bruxelloise, l’œil ardent, la joue enflammée, les veines du front gonflées, je l’ai entendu flétrissant, maudissant, celle qu’il n’appelait que « Cette femme ! »

M. Bouteron continue l’œuvre du baron Spoelberch, à l’indignation près. Pour avoir suivi Balzac jour par jour, et s’être donné comme tâche de retrouver dans l’œuvre de l’écrivain le reflet de la vie de l’homme, il a constaté, — sans trop de surprise, — que Balzac n’a pas échappé à la loi commune : il s’est mis lui-même en scène dans ses histoires d’amour, et s’y est donné un rôle, — mais ç’a toujours été le beau rôle. Il est bon d’avoir les femmes pour soi. Bouteron a pour lui les femmes de Balzac.

Et puis tous les amis, tous les admirateurs, tous les commentateurs de Balzac. A commencer par notre cher et grand Paul Bourget, le plus digne parmi les romanciers contemporains d’être rapproché de ce maître du roman. Un recueil d’études sur Balzac, publié par l’Université de Chicago, est dédié à Marcel Bouteron « notre maître à tous ». En Pologne, Bouteron est sacré pape par la grâce du fameux critique, Boy Zelenski... L’Académie française ajoute le titre de lauréat du prix Vitet, à ceux que possède déjà M. Bouteron, de pape de l’église balzacienne et citoyen honoraire d’Issoudun.

Enfin, par le prix Botta, elle a tenu à honorer le long et probe effort de M. Marcel Barrière, romancier du talent le plus noble et qui s’efforce de répandre par le roman des thèses d’une haute moralité.

 

A ses prix d’ensemble l’Académie en ajoute un, destiné à récompenser M. Ludovic Naudeau pour l’ensemble de son œuvre. M. Ludovic Naudeau excelle aux grandes enquêtes. La dernière en date, dont il nous expose les résultats dans son livre, la France se regarde, est consacrée à l’étude du grand problème de la natalité. Pour se documenter, M. Naudeau est allé dans les départements du Sud-Ouest, où la dénatalité sévit si cruellement. Il a parcouru les causses dénudés de l’Aveyron, suivi les âpres vallées de l’arrondissement de Barcelonnette dont les habitants émigrent vers les villes, au point que dans treize cantons la population a diminué de 43 p.100. Il a contemplé avec tristesse les villages déserts du Tarn-et-Garonne, et fréquenté les ruelles grouillantes des bas quartiers de Marseille où une population bariolée et exotique, venue de tous les ports de la Méditerranée et jusque de l’Extrême-Orient, s’est substituée aux Marseillais de vieille lignée. Il a, — dans plus d’une province, hélas ! — suivi à la trace les ravages de l’alcoolisme qui attaque dans ses œuvres vives la race elle-même. Voilà le mal.

Quels sont les remèdes ? M. Naudeau en indique plusieurs, dont aucun n’est négligeable, sans d’ailleurs se dissimuler que le problème, sur lequel se penchent économistes, juristes et hygiénistes, est avant tout un problème d’ordre moral et religieux.

Tableau douloureux auquel, par bonheur, nous pouvons apporter quelques adoucissements. Car d’abord, aux dernières nouvelles, il a été constaté, non seulement un arrêt dans la descente, mais un relèvement de notre natalité. Nous en avons, ici même, une preuve indiscutable. Pour ceux de nos prix Cognacq aux familles d’un minimum de cinq enfants, il ne nous arrive qu’exceptionnellement de descendre au-dessous du chiffre huit. Mais en outre s’il est juste que la France se regarde, il ne l’est pas moins qu’elle regarde aussi hors de chez elle. Or il n’est pas inutile de savoir qu’au cours de ces vingt dernières années, le chiffre de la natalité allemande était ramené de deux million à un million, tandis que celui de la natalité française restait stationnaire ou même se relevait.

 

Mais qui donc prétend que la poésie est morte parmi nous ? Voici un Choix de poèmes qui atteste en M. Henri Galoy un poète original, se muant volontiers en philosophe. Voici M. Paul Fillon, chantre ému de sa petite patrie, Ma Vendée ; et M. Louis Ducla, paysagiste coloré des pays basques dans les Friselis. M. Turquet, dans le Livre des Oiseaux, chante tout ce qui plane et tout ce qui vole. Avec M. Cousin et son recueil, le Baiser de la déesse, le chant ancestral revient à sa source première, l’antiquité, tandis qu’avec Mme Suzanne Malard, auteur de Radiophonies, il célèbre une des plus modernes inventions, et suit, à travers l’espace, les ondes aériennes.

Entre ces poètes distingués vous avez partagé l’antique prix Archon-Despérouses, qui fut longtemps la seule manne réservée aux poètes. Mais d’autres fondations s’y sont jointes. Le prix Artigue est allé à M. Gojon pour son livre le Marchand de nuages, dont l’Amour et la Mort, « ces deux enfants divins », habitent tour à tour les strophes ; à M. Lucien Rainier pour son livre Avec ma vie, où le poète, d’origine canadienne, évoque si noblement le passé auquel il doit de parler le beau langage français ; à M. Camille Melloy pour son Retour parmi les hommes, émouvante symphonie de chants de la nature et de voix humaines ; à Mme Aline Henry pour les Lueurs incertaines et Mme Bertrande Rouzès, pour les Veillées solitaires, deux ouvrages d’inspiration intime et délicate.

Le prix Valabrègue à M. Louis Hennevé qui, dans Soupirs et demi-soupirs, chante l’amour avec une grâce légère et une philosophie souriante. Le prix Davaine à M. Charles Forot pour ses Odes, ces belles immortelles, chères à Ronsard, et que l’auteur rappelle si heureusement à la vie.

Inspirée par les muses païennes et les exaltant en beaux vers scéniques d’une réelle vigueur, la tragédie de M. Germain Trézel, la Tunique de Nessus, reçoit le prix Capuran. Un prix d’Académie à la comtesse de Dampierre pour son recueil Amor Roma, où s’exprime une si belle ferveur latine.

M. Maugis a eu l’idée originale de grouper sous le titre de l’Ame de la France, des sonnets qui sont autant de médaillons de nos grands écrivains : professeur, il a appelé le poète à son aide pour compléter son enseignement et réveiller chez tous le culte de notre tradition littéraire. Ingénieux dessein que vous avez récompensé du prix Mesureur.

Le poète qui obtient le prix Bardet, M. Gustave Zidler, sut, à plusieurs reprises déjà, rallier vos suffrages. Dans ses précédentes œuvres, le Livre de la douce vie, l’Ombre des oliviers, la Terre divine, la Gloire nuptiale, vous aviez reconnu sa noble inspiration de chantre du foyer et de la patrie. Toutes ses précieuses qualités, vous les avez retrouvées en leur plein épanouissement dans son Semeur d’amour qui, fait bien digne d’être souligné, est un véritable poème, l’odyssée d’un esprit généreux qui, après avoir été dupe de chimères sociales, revient à la vérité solide et à la bienfaisante réalité de la famille.

Vous aviez à décerner cette année deux prix Heredia. L’un, récompense d’un livre de sonnets, est allé non pas à un rimeur d’occasion, mais à un poète sûr de son métier, qui lui fut enseigné, il s’en souvient avec reconnaissance, par le maître bienveillant dont il fréquentait les fameux samedis. M. Gabriel Volland nous donne, dans son Miroir du mensonge, fies sonnets d’une forme impeccable, mélange subtil d’images mythologiques et de sensations modernes, que son maître eût aimées.

Le second des prix Heredia est destiné à un écrivain originaire de l’Amérique latine écrivant en français. Nul n’en était plus digne que M. Ventura Garcia Calderon, péruvien, et actuellement ministre du Pérou à Rio de Janeiro. Son œuvre se compose principalement de contes qui ont pour sujet les mœurs de son pays, et pour cadre les grands paysages des Andes. Il y a dessiné de pittoresques et graves figures d’indiens et mis en scène de curieux et dramatiques épisodes de la vie péruvienne, traités avec un sens rare de la couleur et du mouvement. À ces récits, les uns farouchement tragiques, les autres ardemment passionnés, il a su donner une forme toujours concise et saisissante et un accent original. Ses hautes qualités de conteur le situent non loin d’un Maupassant, pour la fermeté du trait et la précision du détail. M. Garcia Calderon, qui a longtemps séjourné en France, est familier avec notre littérature et notre langue. Plusieurs de ses contes, dont quelques-uns, et des plus beaux, ont paru dans un volume intitulé la Vengeance du Condor, ont été écrits directement en français. Nous sommes heureux d’avoir pu apporter un témoignage de notre estime et de notre amitié à ce grand ami de la France.

Reconnaître les efforts de ceux qui travaillent au rayonnement de l’esprit français hors de France est une des tâches qui vous tiennent le plus à cœur. Une fois encore, le grand prix de Langue française, réservé à ceux qui propagent à l’extérieur le goût de notre langue, récompense admirable effort de nos congrégations missionnaires. Les Sœurs bleues de Castres sont, depuis trois quarts de siècle spécialement au Gabon, d’admirables pionnières de notre influence. Elles s’installèrent là-bas en pleine sauvagerie. Aujourd’hui, autour d’elles et grâce à elles, l’idée de famille commence à s’imposer au respect des polygames ; grâce à elles, des livres qui jusqu’ici ne connaissaient que les dialectes indigènes, se familiarisent avec notre langue ; grâce à elles, la France, sous ces latitudes, se fait aimer par sa charité. Puisse le témoignage de l’Académie leur apporter cette douceur de savoir quelle ardente gratitude nous inspire leur vaillance de bonnes Françaises !

 

Avant de finir, vous me permettrez d’ajouter quelques mots destinés à guider certains de nos concurrents et à servir les intérêts d’un de nos prix les plus importants. Dans le choix qu’elle fait d’un sujet à proposer pour le prix d’éloquence, l’Académie aime à prendre conseil de l’actualité. Au lendemain de l’Exposition des œuvres de Delacroix, dont nous avons tous gardé dans les yeux l’éblouissement, elle s’est souvenue que Delacroix, en même temps qu’un peintre, a été un lettré et un écrivain. Et il lui est apparu qu’à cette occasion se posaient certaines questions assez piquantes. Est-il vrai que la peinture ait pour plus grande ennemie la littérature ? Comment expliquer alors que Delacroix ait été un si grand liseur et que, de Dante à Cervantès, mais surtout de Shakespeare à Byron, il soit tout plein de souvenirs littéraires ?

Mais Delacroix est-il classique ou romantique ? Écoutons M. Raoul Duhamel, auteur du mémoire récompensé : « Son visage de lion, sa fière allure, son regard profond et plein de rêve, sa chevelure, son port de tête, sa haute cravate, ses attitudes, sa main, nerveuse et fine, bien faite pour illustrer le mot fameux : « l’homme pense, parce qu’il a. une main », tout son extérieur était d’un romantique. En était-il de même de l’homme intérieur ? D’où vient la fière réponse que Delacroix fit à un inconnu qui, lors de l’inauguration de la Coupole du Sénat, crut bon, en l’abordant, de lui adresser ce compliment enthousiaste : « Monsieur Delacroix, vous êtes le Victor Hugo de la peinture. — Vous vous trompez, monsieur, je suis un pur classique. »

L’étude de M. Duhamel est des plus judicieuses et des plus solides. Elle est équitable et dénuée de tout parti pris. Voilà qui est bien et dont nous ne saurions trop le complimenter. Je me demande cependant si une vue plus systématique, — je ne vais pas jusqu’à dire paradoxale, — n’eût pas été davantage dans la ligne que nous voudrions donner à notre prix d’éloquence. Ce prix porte un titre, qui, je le reconnais, est assez bien fait pour égarer les concurrents. Nous ne leur interdisons pas d’être éloquents, mais nous le leur demandons encore moins. Ce que nous attendons d’eux c’est ce qu’on appelle : un Essai. Ce genre de l’Essai consiste à mettre en valeur un aspect du génie d’un écrivain qui peut-être a été trop laissé dans l’ombre, à en proposer une interprétation un peu nouvelle, discutable, mais qui par la discussion même, aide à renouveler la connaissance d’un auteur. Voilà ce que nous souhaiterions trouver clans ces Mémoires, qui ne doivent pas être un vain exercice de rhétorique, mais une invite à reviser nos idées sur nos grands maîtres.

 

Et maintenant je m’excuse, auprès des lauréats que j’ai cité d’en avoir parlé si brièvement, auprès des autres de ne les avoir même pas mentionnés. Ce n’est pas l’envie qui m’en a manqué, mais bien la place. Le temps n’est plus où le petit nombre des récompenses permet secrétaire perpétuel de faire à chacun des récompenses, la part qui convenait de compliments, de conseils et fois même de paternelles critiques. Nos lauréats comptent aujourd’hui par centaines : c’est bon signe nombre et la qualité de beaucoup d’entre eux attestent qu’en dépit des transformations sociales et de mille soucis le goût des bonnes lettres n’est pas près de diminuer dans une France qui continue de mettre au-dessus de toutes les autres, les valeurs spirituelles.