Centenaire de la mort de Désiré Nisard. Discours prononcé à Châtillon-sur-Seine

Le 17 juin 1988

Maurice SCHUMANN

Centenaire de la mort de Désiré Nisard

 

Ainsi donc, c’est un hugolâtre qui — grâce au choix flatteur de mon ami et collègue Michel Sordel — a été désigné par l’Académie française pour célébrer la mémoire de celui que nos maîtres et nos manuels appelaient « le pourfendeur du Romantisme ». À première vue, il y a là une bien étrange aventure. Quoi ! En 1985, j’avais l’honneur de répondre —au nom de la Compagnie et devant son Secrétaire perpétuel — au discours du président Poher qui, un siècle jour pour jour et presque heure pour heure après l’annonce à la Haute Assemblée du décès de Monsieur le sénateur Victor Hugo, avait célébré la mémoire du plus illustre de nos prédécesseurs, aussi présent que le jour où le poète a enfin connu la réponse à la grande question :

Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes

Où sont les enfants morts et les printemps enfuis

Et les chères amours dont nous sommes les tombes

Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits ?

Mieux : c’était à moi qu’était échu — l’année du centenaire — le privilège de recomposer sous la Coupole les traits changeants et disparates (du moins en apparence) de Victor Hugo politique, pair de France, député de la Deuxième République, sénateur de la Troisième. Or l’itinéraire de Désiré Nisard, homme public, fut exactement l’inverse de celui qu’a suivi et illustré Victor Hugo.

D’où une double crainte : Désiré Nisard n’allait-il pas se dresser deux fois, sur son fauteuil académique et sur son fauteuil sénatorial, pour m’interdire d’offenser la rigueur similaire de ses deux visages par ma seule présence : celle d’un personnage au goût assez dépravé pour adorer ce que lui, Nisard, enfant de Châtillon-sur-Seine, a brûlé ?

Si pourtant j’ose être aujourd’hui parmi vous et m’associer à votre hommage, c’est parce que quatre talismans m’ont délivré de mon inquiétude : d’abord un souvenir; puis trois discours opportunément exhumés.

Oui, tout commence par le retour d’une image : un enfant de douze ans agenouillé devant une des bibliothèques de sa demeure familiale a l’œil tiré par un volume relié que son frère aîné vient d’acheter chez un bouquiniste nommé Fontaine; il s’est laissé dire que le livre — Histoire de la Littérature française par Désiré Nisard — figurait dans l’héritage d’un académicien. Trop jeune pour entrer dans les querelles entre les Anciens et les Modernes qui jalonnent notre histoire littéraire, il reste en arrêt sur une page qui — dans une langue digne du modèle — lui révèle Bossuet. Il apprend ainsi à mépriser les tyrans dont le grand tort est de commettre un oubli : celui de « se mesurer à leur cercueil qui seul pourtant le mesure au juste ». Plus tard, je me plaindrai que Nisard préfère trop Bossuet à Fénelon et l’envie me prendra de lui jeter, comme Saint-Marc Girardin le recevant sous la Coupole : « Est-il donc nécessaire d’abaisser l’un pour élever l’autre ? ... Il ne s’agit pas ici de théologie; il s’agit de l’esprit français et de la langue française; il s’agit de l’orthodoxie littéraire. Vous la mettez dans Bossuet; je l’étends, moi, jusqu’à Fénelon et même au-delà, parce que je ne veux pas que la discipline ressemble jamais à l’immobilité. » Mais enfin le nom de M. Nisard demeure dans la joie revécue de ma mémoire enfantine celui du maître qui m’a fait découvrir l’élévation du génie avec l’Aigle de l’éloquence sacrée.

Nous savons, au demeurant, que — s’il surgissait devant nous, tout armé de ses fameuses sévérités — notre héros du jour plaiderait coupable : « Je ne puis pas aimer, écrit-il, sans préférer, et je ne puis pas préférer sans quelque injustice. »

Cet aveu dépouillé d’artifice me porte à laisser un moment la parole au pénitent qui nous l’a courageusement livré. Des trois discours que je me risque à tirer aujourd’hui de la poussière et de l’oubli, n’est-il pas naturel que le premier cité soit celui qu’a prononcé M. Nisard le 22 mai 1851 en venant prendre séance à l’Académie française ? Discours d’époque assurément, et qui nous laisse en quelque sorte deviner l’imminence d’un certain 2 décembre. Jugez-en par cet exorde, qui ne fuit ni les périls de la clarté ni les embûches de la confusion des genres :

« Ce qu’est la critique conservatrice, quel est son rôle, le nom dont je l’appelle le dit assez. Semblable, quant à l’esprit, à cette politique de conservation, désormais l’unique politique de la société menacée, tandis que celle-ci défend contre le mauvais sens et la violence les vérités par lesquelles les nations subsistent et prospèrent, celle-là défend, contre la double mobilité de l’esprit humain et du génie national, tout ce qui dans les lettres et les arts est l’expression ou le reflet de ces vérités. » Voilà qui, près de trois ans après les journées de juin, se ressent furieusement des circonstances. On perçoit, dans ces paroles sorties d’un habit vert, l’écho d’une harangue fameuse du prince-président : « Il est temps que les méchants tremblent et que les bons se rassurent. »

Mais Désiré Nisard possède — Dieu merci — le sens et l’art de la nuance. Aussi s’empresse-t-il d’éclairer sa profession de foi en précisant que la critique selon son goût « sait être conservatrice sans être dogmatique, enseigner d’exemple quand elle s’abstient de donner des préceptes et encourager l’invention tout en défendant et en continuant la tradition. Car, de même qu’en politique conserver n’est point fermer l’avenir à cette ardeur du mieux qui trop souvent gâte le bien, mais qui nous aide parfois à le trouver, de même, en fait de critique, ce n’est pas déclarer l’esprit humain épuisé, mais lui rappeler sans cesse ce qu’il a fait d’immortel, l’avertir enfin que, pour trouver plus sûrement sa voie dans l’avenir, il doit marcher à la lumière de toute sa gloire ».

Cependant les traditions académiques, dont la règle est la liberté de l’esprit, eussent été oubliées ou enfreintes si M. Saint-Marc Girardin, collègue de Désiré Nisard dans les hautes sphères de l’Université avant d’être son confrère à l’Institut, s’était senti, puis déclaré, pleinement satisfait du récipiendaire. Avouerai-je ma prédilection pour cet art délicat qui mâche les mots sans rien cacher des intentions ? Ouvrons, par exemple, nos oreilles à cet aphorisme : « Retrouver l’ordre social en le composant des traditions de l’Ancien Régime et des institutions de 89 ». Mais voici mieux : Désiré Nisard était nanti d’une érudition assez vaste et sévère pour s’être plu à consacrer aux « poètes latins de la décadence » un ouvrage dont les cibles réelles « ne sont pas pour vous » — précise Saint-Marc Girardin — « des poètes d’autrefois » mais bel et bien « ceux d’hier ou d’aujourd’hui »... « Ne soyez donc pas étonné — lui dit-il — que je préfère l’admiration communicative que vous avez pour Corneille, pour Molière, pour Racine, pour La Fontaine, pour Bossuet, à la mauvaise humeur, fort communicative, aussi, que vous avez contre Lucain et contre Stace. » Peut-être Stace et Lucain — je veux dire : Lamartine et Hugo — donnèrent-ils alors, sous leur habit vert, le signal des applaudissements.

Ils étaient morts, l’un depuis vingt ans, l’autre depuis quatre, quand, le jeudi 6 juin 1889, Eugène Melchior de Vogüé, diplomate comme plus tard Giraudoux, Claudel et Morand, moins prompt à remonter le temps qu’à parcourir l’espace pour enrichir la culture française par la révélation du roman russe, hérita du fauteuil que Désiré Nisard avait occupé pendant près de quatre décennies. Ce fut alors seulement que Nisard, ressuscité par l’intelligence minutieuse et pénétrante de son biographe, livra le secret de l’étrange séduction qu’il avait exercée sur les esprits les plus rebelles aux aspérités de son magistère : l’intransigeance qu’il affichait avait la saveur de la vie parce qu’elle était le fruit d’une conversion, donc d’un combat intérieur. Si lointains que fussent ses vingt ans, le Napoléon-Désiré Nisard de l’âge mûr ou déclinant se rappelait qu’il s’était d’abord montré favorable aux témérités du romantisme; que le conservateur austère avait payé un court tribut aux enthousiasmes de la jeunesse en littérature, à ses irritations en politique; qu’il avait été, comme on disait alors, « bérangériste », en d’autres termes qu’il avait pratiqué cette religion éclectique où l’on adorait sur le même autel la gloire napoléonienne et la liberté révolutionnaire; qu’il s’était laissé porter avec deux de ses frères vers les barricades de 1830. Député de Châtillon-sur-Seine par la grâce du suffrage censitaire, membre de « la majorité docile qui s’abandonnait à la sagesse de M. Guizot », sénateur au crépuscule du Second Empire qu’il eût voulu moins libéral, installé dans ses chaires de l’École Normale ou du Collège de France et dans ses livres comme « dans le ministère public où, procureur du Grand Roi, il requérait (dit Vogüé) contre les déserteurs du Grand Siècle », Nisard conjurait son passé sans l’abjurer tout à fait. En le relisant, j’ai eu le sentiment de le voir prendre dès les années trente — entre les tenants de l’époque classique et les enfants terribles du romantisme — une position intermédiaire, comme si sa défiance de la vogue, c’est-à-dire de ses premières inclinations, l’avait préservé des excès. « En vieillissant — pouvait dire Vogüé il y a presque exactement un siècle — M. Nisard a rajeuni. Le siècle l’a rejoint à l’improviste. Qui sait ? Avec le sentiment de la mesure dont il ne se départait jamais, le critique réhabilité aura peut-être estimé qu’on lui donnait raison et qu’il triomphait au-delà du nécessaire. Je me le figure modérant ceux qui rompent avec la religion d’Hugo et disant : “Ne le brisez pas, ce miroir, souvent terni, mais unique à ses moments de splendeur; il a reflété tout le siècle et nous y vîmes passer tous nos rêves.” »

Estimer un adversaire est une des joies les plus rares et les plus saines que réserve la vie publique. Le sénateur Nisard me l’a donnée. Il choisit, lui qui n’avait jamais assiégé ni la tribune du Palais Bourbon, ni celle du Luxembourg, la journée tragique du 4 septembre 1870 pour élever la voix : « Restons sur nos sièges, dit-il; l’empereur est vaincu; il est prisonnier; c’est une raison pour qu’il nous soit doublement sacré. » Nul n’est plus éloigné que moi des sentiments qui, ce jour-là, habitaient Désiré Nisard, mais nul ne ressent mieux le besoin d’admirer son caractère. C’est le romantisme triomphant qu’il a combattu; c’est à l’empereur perdu qu’il a déclaré son allégeance.

Châtillon et son maire ne s’étaient pas trompés : ce Bourguignon d’accident — dont la jeunesse pauvre traversa toutes les épreuves des vocations contrariées et qui dut, comme on l’a dit, « plaider pour ses espérances » — avait l’âme ferme d’un Bourguignon de vieille souche. Qui était-il ? Un Grand Monsieur.