Colloque consacré à François Mauriac à la Sorbonne

Le 26 septembre 1990

Bertrand POIROT-DELPECH

François Mauriac et les romanciers de l’inquiétude

 

Madame le Recteur,
Chers Amis,

 

François Mauriac éprouvait pour l’Académie française une tendresse un peu féroce, comme souvent ses tendresses, et l’Académie, plus chrétiennement, lui rendait cette affection, elle la lui rend encore. Étudiant, j’ai eu le privilège de son amitié. Voilà deux raisons excellentes, pour l’Académie, d’accepter votre invitation, et de me déléguer personnellement auprès de vous.

Je vous remercie de m’accueillir sous ces lambris, qui m’en ont toujours imposé, et qui eussent inspiré à Mauriac un de ces fameux rires d’enfant surpris où le plongeaient des honneurs... qu’il ne jugeait pas si immérités que cela.

J’éprouve à vous rencontrer et à inaugurer vos travaux un bonheur qui rappelle celui des réunions de famille, lesquelles n’ont pas tous les défauts que leur prête une lecture hâtive des romans mauriaciens.

Par famille, je n’entends pas seulement celle que constituent les assidus d’une même œuvre, mais plus largement la famille, que vous avez convoquée ici, des contemporains, tous capitaux, qui ont donné à jamais son visage à l’entre-deux-guerres, en exprimant, chacun à sa manière, une inquiétude à laquelle, sans savoir d’avance ce que vous en direz, je crois discerner, pour l’essentiel, deux faces.

Une face en quelque sorte intérieure, faite de doute philosophique, d’incertitude religieuse, d’états d’âme ; l’autre inquiétude, venue au contraire du dehors, devant deux guerres effroyables, la montée des totalitarismes, l’humanisme menacé, les engagements hasardeux, les sacrifices inutiles. Face à tant d’alarmes, la sérénité virgilienne d’un Giono, les jeux d’un Cocteau ou les facéties des surréalistes apparaissent après coup pleins d’étourderie, sinon de désinvolture.

À l’origine de cette bouffée d’anxiété, se trouve paradoxalement le moins troublé de tous, l’aîné pour qui c’était une sorte de jeu de communiquer aux cadets des tourments dont il était lui-même exempt. L’été de 1935 où Gide — vous l’avez reconnu — s’attribue le mot d’« inquiéter », et le programme allant avec, Marcel Arland raconte une histoire bien révélatrice. Leur rendant visite, à Paulhan et à lui, dans leur thébaïde de Port-Cros, Gide prétend, dès le débarcadère, avoir aperçu une... vipère. Toute la journée, amis et insulaires s’affairent à chasser le reptile. « Au fond, chuchotera Gide en reprenant le bateau du soir (pas mécontent de son tour, on l’imagine), au fond, ce n’était sans doute qu’une couleuvre ! » La meilleure ruse du diable, vous connaissez la suite, c’est de faire croire qu’il n’existe pas ; et de la vipère, qu’elle existe !

De soucis, l’auteur de Paludes n’en conçoit que d’esthétiques. Même son coup d’éclat du Retour d’URSS, qui fait de lui, pour l’histoire, un des tout premiers critiques de Staline, on dirait qu’il l’accomplit dans une relative inconscience du risque pris, du coup frappé. À aucun moment, ce goûteur aux appétits mesurés ne ressentira dans sa chair les brûlures de l’impureté, comme un Martin du Gard, pourtant moins atteint que d’autres par les interdits de la religion.

Ah, ces tortures du péché ! En nos temps de permissivité, l’expression paraît s’être vidée de son sens, comme un corps perd son sang. Le brusque décalage de lecture dû aux changements de mœurs incite à se demander si les débats de conscience des croyants de l’époque autour de la faute et du pardon divin ne jouent pas aujourd’hui le rôle de métaphores pour d’autres tracas, ce qui expliquerait l’intérêt qu’on leur conserve au-delà des désuétudes.

Chez Proust, par exemple, il est clair — Mme Bercot, je pense, nous le dira — que le péché, mettons : la malfaçon du monde, c’est moins le manquement à des normes que ce satané Temps, qui jette son soupçon sur toutes choses, y compris sur la validité du langage. Il m’a toujours semblé que Bernanos, dont vous parlera Mme Gosselin, ne peignait la tentation au sens chrétien que pour s’interroger et nous questionner sur l’essence même du Mal, partout à l’œuvre.

Montherlant reste l’ancien élève de Sainte-Croix de Neuilly, pour le goût juvénile de l’effort et les cuisses de footballeur, mais aussi dans le rapport singulier de créature à créateur qu’il entretient avec le néant. J’espère que M. François Durand ne me démentira pas sur cette persistance d’une religiosité en creux, perceptible chez d’autres agnostiques de la génération.

Malraux, dont vous entretiendront M. Alexandre Milecki et M. Brian Thompson, met une ardeur de croyant sans foi à chercher éperdument du sens là où personne n’en a mis. Et Céline, qu’évoquera M. Henri Godard, ne poursuivrait pas de sa vindicte éructante le monde moderne, ses guerres, ses villes et ses vilenies, s’il n’avait appris, enfant, qu’il y a du tort quelque part, dans cette mouise sans cause. « Tu ne me chercherais pas, lui répond le Mal, si tu ne m’avais trouvé ! »

Pour le catholique pratiquant, les contraintes sur la vie privée posent un débat lancinant : briser ou non l’état de grâce, rester ou non dans le giron de l’Église. Entrer ou sortir des orthodoxies : telle sera une des sources d’inquiétude de ce temps-là, y compris par rapport à l’orthodoxie communiste, cette autre Église, même si le dilemme se pose plutôt après 1945, date où vous avez borné vos réflexions. Il n’empêche : entre Cocteau qui communie chez Maritain, puis s’éloigne, et Nizan qui quitte le PC au moment du pacte germano-soviétique, au risque d’excommunication, il y a des parentés. Cette génération d’individualistes aura rêvé d’apaisement par l’appartenance. Malraux espère tromper l’angoisse existentielle avec la fraternité au combat. Et le mystère opaque du firmament le replonge dans son fécond tremblement...

L’humaniste tel que le Jules Romains de Prélude à Verdun, dont vous parlera M. Jean Labesse, est plus inquiet, finalement, de l’état de la planète, parce qu’il n’a que ce monde-ci en quoi croire. Je suis heureux que vous ayez inclus quelques incroyants comme lui dans votre galerie des inquiets de ce siècle.

Au fond, l’avenir de l’homme les préoccupe plus que bien des philosophes de la liberté et de l’engagement. J’exclus Camus, que le remâchement de l’Absurde ne contente pas — les esprits forts lui ont assez reproché ses remèdes d’allure boy-scout. Du moins a-t-il évité, par sa modération de solitaire solidaire et prophétiquement cramponné aux droits de l’homme, de changer son angoisse en intolérance partisane.

Ce ne fut pas toujours le cas de Sartre, le plus gidien, au fond, je veux dire, le moins viscéralement inquiet, et pour qui l’angoisse devient, comme souvent chez lui, un thème de plus offert à sa virtuosité conceptuelle ou dramaturgique. Si Camus fut le bon élève réfléchissant à l’anxiété de ce temps — il fut bien davantage, nous le savons —, Sartre fut l’éternel archicube jouant à éberluer des cothurnes de la rue d’Ulm.

C’est ainsi, du moins, que le voyait François Mauriac, à qui permettez-moi de vous rappeler que, en dépit de votre sommaire vagabond, vous êtes censé, d’abord, rendre son dû.

Dans la conversation, il m’en souvient, Mauriac était encore plus sévère que par écrit, plus terrible que ses amis hussards du dimanche soir, à l’égard de la littérature dite des « professeurs ». Je songe au rire rougissant qui le saisirait à entendre rappeler ici-même son préjugé anti universitaire, et comment il cacherait sa bouche de ses longues mains roses, tel un gamin pris en faute, ne laissant bientôt plus rire que ses yeux, ou du moins celui de ses yeux qui, abandonnant l’autre à ses oraisons, pétillait de malice émoustillée...

« La philosophie, répétait-il à l’instar de la plaisanterie claudélienne sur la tolérance, il y a la Sorbonne pour cela ! » « Je laisse ces choses à votre cher Sartre ! », ajoutait-il pour taquiner le khâgneux vaguement existentialiste que j’étais alors, encore que chargé à jamais, par l’enfance, des mêmes chaînes que lui. Mauriac avait tôt fait de voir des concurrents chez les écrivains qui lui succédaient dans la faveur des jeunes. Des concurrents spirituels. À ses yeux, l’image de l’écrivain recoupait en partie celle des directeurs de conscience, acteurs décisifs, depuis Grand-Lebrun, de l’éducation catholique.

Pour contrebattre l’influence présumée de Sartre sur ma personne, Mauriac essayait devant moi de ces images animales dont il avait puisé le secret peu chrétien dans la polémique droitière d’avant-guerre, et qui, s’il égayait un repas, ne m’a jamais semblé tout à fait digne, je veux dire : digne de lui. Rappelez-vous la comparaison de Sartre avec un « crapaud dont on aurait percé l’œil avec une ombrelle... » Bien frappé ? Soit, mais pas si glorieux de la part de qui savait, d’expérience, ce qu’il en coûte de ces piques, en recevant peu, du haut de ses positions variées, mais, ses intimes le savent, les supportant mal. Plus tard, à propos des Sequestrés d’Altona, il mettrait, à regretter ses traits, encore plus de talent qu’à les décocher, c’était sa force. « Je ne connais qu’une forme de contrition Parfaite, m’a-t-il dit un jour, la littéraire ! »

Donc, Mauriac prétendait fièrement faire l’impasse à la philosophie, sous-entendant qu’en son for intérieur il avait... mieux. Même ce « mieux », à savoir la foi de son enfance, il refusait de le rationaliser (c’est ainsi qu’on dit aujourd’hui, je crois), comme pour le conserver plus sûrement en l’état, et tout à sa lutte contre les intermittences du cœur, qui s’appliquaient à son lien affectif avec Dieu. Les textes autobiographiques réunis dans le volume de la Pléiade à paraître ces jours-ci sont remplis de ses réticences à l’égard du thomisme comme de tout intellectualisme.

Notre cher président André Séailles ne manquera pas de repérer tout ce que Mauriac romancier doit à son inquiétude proprement chrétienne. J’ai envie de préciser quant à moi (ce qui ne suspecte en rien sa sincérité initiale) que Mauriac ne perd jamais de vue le profit artistique qu’il peut tirer de cette inquiétude, même au plus fort des crises, tout comme il sait que la faute et la Grâce, à l’égal des sautes de vent et d’odeurs dans les forêts, profitent à l’évocation littéraire du désir. Rappelez-vous le Journal d’un homme de trente ans : « Cet artiste en moi que tout enrichit, ce monstre qui, de toute douleur, s’engraisse »... C’est ce dédoublement, ce regard distancié de l’artiste sur le chrétien, qui permet à ses peintures de survivre aux mœurs provinciales des années vingt, et de passer les frontières, comme s’apprête à en témoigner Mme Gui Yufang, en lectrice chinoise de Desqueyroux.

Un autre tourment d’origine chrétienne mais d’essence moins intime tenaille, chez Mauriac, non plus le pécheur et le pénitent, mais le fils de Rome. En citoyen de l’Église alerté par le Sillon sur la question sociale, il s’inquiète de la conformité de la politique vaticane avec le message évangélique. Inquiéteur ? Non. Mais ennemi juré de la quiétude des pharisiens de toutes eaux. Le grand scandale, à ses yeux, c’est que sa religion d’amour ait été confisquée par les nantis et les puissants. Et son grand amusement, car le génie, chez lui, ne va pas sans espièglerie, c’est de dire ces choses aux nantis et aux puissants qui composent le gros de ses lecteurs, comme journaliste notamment. Ce n’est pas diminuer ses mérites, ni la force de ses convictions, que d’observer, dans ses ruptures brusques sur la guerre d’Espagne et la décolonisation, un certain plaisir de prendre son public à contre-pied, et d’abord les responsables des journaux où il s’exprime. Je me souviens de la joie adolescente avec laquelle, m’ayant lu un article anticolonial propre à révulser le Figaro, il ajoutait, parlant du directeur du quotidien Pierre Brisson : « P. B. va en faire, une tête ! »

Mais revenons au thème qui va vous occuper.

Devant la difficulté d’introduire à des exposés que j’ignore, et détestant arriver, dans les fêtes de famille, les mains vides, je vous ai apporté une contribution précise, et qui porte un peu la marque des institutions que je représente ici.

Je m’explique. Depuis peu, la bibliothèque de l’Institut dispose d’une « banque de données », qui a ingurgité beaucoup d’œuvres contemporaines. Sur ces corpus, elle peut fournir, comme ces machines le font désormais sur toutes choses, les plus étranges dénombrements. Renseignements pris auprès de Mme Danuta Monachon, conservateur, à qui nous devons la recherche, l’ordinateur de l’Institut détient en mémoire quatorze titres de Mauriac. La question s’imposait : sur cet ensemble de... 65 3 170 mots, combien de fois lit-on le mot « inquiétude », et dans quel contexte ?

Cette curiosité, qui aurait nécessité naguère des trimestres entiers de mise en fiches, et valu à leur auteur, ici même, quelque thèse complémentaire à mention honorable, cette curiosité a été satisfaite en quelques minutes. Réponse : le mot « inquiétude » revient quatre fois moins que le mot « âme », également pointé par l’appareil à notre demande et recensé, lui, 171 fois, mais il apparaît tout de même 40 fois.

Dans quelles occurrences ? Je laisserai le document à votre disposition, pour ceux d’entre vous qui croient à ces sortes de comptabilités, fût-ce comme aide à la réflexion. Ce qui frappe, et je m’en tiendrai faute de temps à cette remarque, c’est que le mot « inquiétude » chez Mauriac n’est pas du tout chargé négativement. On ne le trouve jamais associé à la crainte de la mort, à la douleur d’un deuil, aux affres du doute. Il est question, plusieurs fois, de « bonne inquiétude ». Savez-vous à quel autre sentiment l’inquiétude est le plus souvent accolée ? La question mériterait d’être tournée en sondage. Réponse : au... « trouble » ! Les deux mots voisinent, dans un quart des citations, comme s’ils s’appelaient l’un l’autre avec la ponctualité d’un réflexe, d’une association primordiale.

Qui dit « trouble », chez Mauriac, dit « bonheur » et même « volupté » : ces deux notions voisinent plus d’une fois, elles aussi, avec une « inquiétude » qui, décidément, ne recouvre pas tout à fait celle des contemporains dont vous allez vous entretenir, plus classique, dirais-je, dans ses objets, ses manifestations et ses expressions. Les autres romanciers de la période craignent pour l’avenir d’un monde qui perd ses espérances, et d’une culture qui laisse toutes ses chances à la barbarie. Mauriac, lui, ne tremble pas seulement pour le sort commun, non plus que pour son propre salut. Il s’inquiète comme il respire. De métaphores sensuelles en palpitations de la phrase, son inquiétude n’est pas dissociable du frémissement de la vie, de l’émoi des sens, des charmes de l’art.

De là vient que, sans avoir renouvelé la psychologie, ni bouleversé le récit, ni fait exploser la langue, Mauriac exerce, pas seulement sur nous, sa famille, pas seulement sur les chrétiens et les anxieux, mais au plus loin de son monde natal, une manière d’envoûtement, où se concentrent, dans leur étrangeté, tous les sortilèges de l’écriture. Par parenthèse, c’est bien ce qui semble manquer à la littérature d’aujourd’hui, et expliquer son affadissement, non une vision conceptuelle du monde, mais ce génie mauriacien de camper en artiste au cœur de son inquiétude, comme au noyau même de la vie.

Un mot encore, avant de vous laisser travailler et de vous dire merci ; un souvenir que d’autres témoins, j’imagine, confirmeraient.

Souvent, au plus gai d’un dîner, entre la dégustation d’une cuisse de grenouille et une observation taquine, il arrivait que François Mauriac se tût tout à coup et regardât son interlocuteur, l’air ailleurs, très loin, du côté des grands mystères dont il ne savait plus s’ils l’enchantaient ou le terrassaient de chagrin, et, d’un sourire noyé de pitié, qui n’avait plus rien de commun avec les étouffements de l’enfant ayant fait une bonne niche, il murmurait quelque chose comme : « pauvre petit ! » Ce « pauvre petit ! », il m’arrive de penser que ce pourrait être l’exclamation de Dieu même devant le terrible embarras où il nous a mis, collectivement et au secret de chacun...

En vous souhaitant le meilleur travail possible, sous le regard de notre cher Mauriac et de ses frères en tourment, je vous remercie vivement de votre attention.