La transparence

Le 23 octobre 2012

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

LA TRANSPARENCE

 Séance publique annuelle des cinq Académies

le 23 octobre 2012

 

Victor Hugo, dans un essai intitulé Littérature et philosophie mêlées, publié en 1834, a dressé un tableau historique de la langue française. Considérant au XVIsiècle le français devenu langue de la nation, cette langue qui se fait et, se faisant, se remplit de mots nouveaux, il écrit : « Elle semble parfois chargée, bourbeuse et obscure. Ce n’est pas sans troubler profondément la limpidité de notre vieil idiome gaulois que ces deux langues mortes, la latine et la grecque, y ont si brusquement vidé leur vocabulaire. » Image doublement frappante : on y retrouve la vieille métaphore de l’eau pour désigner la langue, mais surtout, on y voit repris, à travers le mot « limpidité », l’idéal de clarté et de transparence si souvent associé à la langue française, notamment depuis le XVIIIe siècle. Poursuivant la métaphore, Victor Hugo souligne la décantation qui débute alors et va redonner à la langue son caractère limpide : « Au commencement du XVIIe siècle, cette langue trouble et vaseuse subit une première filtration. Opération mystérieuse faite tout à la fois par les années et par les hommes, par la foule et par le lettré, par les évènements et par les livres, par les mœurs et par les idées. » Pour Victor Hugo, ce processus a donné « l’admirable langue » de Mathurin Régnier, de Molière, de La Fontaine puis de Saint-Simon, mais il ne s’arrêta pas, et après d’autres moments de filtration, d’ épurement, il a produit, à la fin du XVIIIe siècle, une langue « parfaitement claire, sèche, dure, neutre, incolore et insipide, langue admirablement propre à ce qu’elle avait à faire », mais aussi « langue incapable de colorer le style ». On aura donc compris que pour Hugo le moment où la langue atteint son état de transparence maximale – est-ce un hasard ? – se situe à l’époque où elle laisse passer les Lumières, devient la langue des philosophes. Mais il ne constitue pourtant pas un aboutissement. Ce sera ensuite que viendra le siècle des poètes, le sien, quand la langue française, ayant dépassé le stade de la transparence, retrouvera des couleurs et reprendra du corps. On le sait bien : l’opacité, les ombres, les mystères n’ont jamais effrayé Victor Hugo – mais nous y reviendrons plus loin.

 

Attardons-nous un instant à cette idée séduisante d’une langue française, fruit d’une longue maturation, qui serait un modèle de limpidité et de clarté et dont la transparence, obtenue naturellement, aurait permis qu’elle s’exportât facilement dans l’Europe entière. Idéal reconnu dès le XVIIIe siècle, dans son essai Discours sur l’universalité de la langue française, par Antoine de Rivarol, qui en fait même un caractère de supériorité absolue sur les autres langues européennes, et que poursuit toujours, un siècle plus tard, Remy de Gourmont lorsqu’il entend, dans son ouvrage intitulé Esthétique de la langue française, comprendre comment le français peut se maintenir dans sa « pureté originelle » ; idéal ou idée qui imprègne, encore aujourd’hui, certaines consciences littéraires. C’est au XVIIsiècle, siècle du classicisme et du Roi-Soleil, qu’on situe invariablement l’éclosion de ce qu’on nomme également « le génie de la langue française ». Bien sûr, pour Antoine de Rivarol, avant que le tempérament d’un peuple ne s’incarne dans sa langue, que le français ne devienne ce cristal pur, il a fallu que parviennent à maturité une société, un pouvoir politique, et une nation même : alors, pour le citer, « on commence à distinguer autant de nuances dans le langage que dans la société » et, de toutes les façons, « il faut qu’une langue s’agite, jusqu’à ce qu’elle se repose dans son propre génie » — notons, décidément, cette image de l’eau, teintée cette fois d’un peu de scientisme. Mais la langue française n’en possède pas moins, toujours selon Rivarol, des qualités propres qui lui permettent d’atteindre la supériorité qui est la sienne pour dire les choses : ces qualités sont la clarté et l’ordre. Et Rivarol d’écrire, dans un renversement pour le moins osé, « ce qui n’est pas clair n’est pas français » et de conclure, de façon non moins lapidaire, « si l’anglais a l’audace des langues à inversion, il en a l’obscurité, et [...] sa syntaxe est si bizarre, que la règle y a parfois moins d’applications que d’exceptions ». Il ajoute surtout, de façon moins polémique, à propos du français cette fois : « Quand cette langue traduit, elle explique véritablement. » Ainsi, la langue française serait une langue transparente, dans la mesure où elle permettrait, mieux que d’autres, d’accéder au sens, de déployer la pensée. Vieux mythe d’une langue idéale, d’une « langue adamique » – pour reprendre la formule d’un de nos contemporains, le traducteur et poéticien Henri Meschonnic, qui présenterait une parfaite adéquation des mots et des choses, des mots et des idées ; adéquation idyllique que combattait déjà Socrate, face à Hermogène et à Cratyle. Et, s’il ne n’agit pas d’un mythe, conception, assurément réductrice, de la langue comme simple véhicule de la pensée. Parler de la langue en seuls termes de transparence et d’opacité, de clarté et d’obscurité, n’est-ce pas en effet la ramener à une fonction de communication, n’est-ce pas la cantonner à n’être qu’un média entre le monde et soi, le monde et les autres ?

 

L’une et l’autre conception – ne penser la langue qu’en termes utilitaires, qu’en tant que signe ou, au contraire, rêver la langue comme transparente, blanche, primitive, ainsi débarrassée de toute épaisseur historique ou subjective – rencontrent leurs limites. Rivarol reconnaissait lui-même qu’il n’existe pas de langue mère, de langue source. Citons-le une dernière fois : « Si les mots avaient une origine certaine et fondée en raison, et si on démontrait qu’il a existé un peuple créateur de la première langue, les mots radicaux et primitifs auraient un rapport nécessairement avec l’objet trouvé » ; ce serait ce que les théologiens nomment « la langue que parla le premier homme ». Mais tout le monde sait qu’en français, il est des mots tels bourde, cétoine ou givre, d’origine inconnue, et qu’un mot comme calibre a parcouru un long chemin depuis le grec, où il renvoyait à une forme de chaussure, en passant par l’arabe, où il désigna un moule à métaux, jusqu’aux sens et aux usages qu’il a aujourd’hui pour nous. Et d’ailleurs, s’il est difficile d’admettre une transparence étymologique et morphologique du français, n’est-il pas encore plus risqué de ne faire d’une langue qu’une somme de mots ? Comment garantir une transparence de la langue quand celle-ci est agencement de signes, discours ? Il y eut pourtant en France, à l’époque des Corneille, Molière et Racine, une tentative pour composer des discours dans une langue qu’on aurait pu qualifier de transparente, qui répondait du moins à un ethos de la transparence : elle concerne l’éloquence de la chaire, cet art du prédicateur dans lequel Bossuet porta la langue française à une forme de perfection. Pourtant, user d’une rhétorique toute humaine et utiliser les ressources de la langue n’allait pas de soi pour les prédicateurs ; on craignait qu’à parler de Dieu en une langue trop belle, on ne suscitât l’idolâtrie ou on ne détournât l’homme de l’amour divin. Mieux valait, disait-on, par exemple sous l’impulsion d’un Bernard Lamy, laisser agir la parole divine dans le cœur de l’homme ; et pour cela, le prédicateur ne devait rien faire d’autre que dissoudre la langue en tant que signe, s’attacher à effacer les propriétés spécifiquement agissantes du langage humain, bref laisser agir Dieu. Cette transparence du discours s’appuyait sur une mystérieuse conception du cœur de l’homme, capable de dialoguer directement avec son Créateur. On en revenait à la vision d’une langue blanche, ou inspirée, et à une communication de cœur à cœur, guère éloignée, finalement, de ce que nous évoquions tout à l’heure.

 

À notre époque où, comme l’indiquait déjà en 1935 le Dictionnaire de l’Académie française,la transparence, de concept physique qu’elle était, est devenue un concept moral, il paraît pertinent de s’interroger sur ce que révèle cette inlassable quête d’une langue transparente. Il nous faut, pour cela, réentendre les voix du passé, celles encore de Remy de Gourmont et de Victor Hugo. Assurément, dans ce concept voisin de la transparence que certains lettrés ont attaché à la langue française — la clarté —, s’exprimait une préoccupation esthétique : on voulait que le français fût une langue de grâce, de goût, de douceur tempérée, et le naturel et l’ordre étaient les critères de goût que l’on plaçait alors au plus haut. C’est encore ce que recherche, dans son Esthétique, Remy de Gourmont, qui entend maintenir la beauté de la langue française et, pour cela, la préserver des « déformations », des monstrueux barbarismes, mots étrangers, mots savants et obscurs, etc. Mais, dans une contradiction qui ne s’avouait pas comme telle, on voulait aussi qu’elle fût universelle, utile et utilisée dans toute l’Europe ; le même Remy de Gourmont affirme qu’« il y a deux sortes de peuples : ceux qui imposent leur langue et ceux qui se laissent imposer une langue étrangère ». Mais faut-il penser la langue en seuls termes de beauté — car quels critères de goût pourraient être retenus, en la matière ? – et d’efficacité – car qui pourrait soutenir qu’une langue ne sert qu’à communiquer ? Dans un cas, on ne considère la langue que dans sa morphologie, dans l’autre cas, elle est assimilée à un signe. Mais, poursuivant les deux objectifs, n’obtient-on pas une langue « claire, sèche, dure, neutre, incolore, insipide », la langue transparente à elle-même que critiquait Victor Hugo ? De distillation en distillation, on n’a, dit-il, « ajouté à la pureté et à la limpidité de l’idiome qu’en le dépouillant de presque toutes ses propriétés savoureuses et colorantes ». On remarquera, dans cette phrase, qu’on quitte l’idéal de liquidité translucide pour entrer dans des images plus organiques, plus corporelles. De la saveur, du corps, des couleurs, ce sont les poètes et tous ceux qui la pratiquent en tant que stylistes, selon Hugo, qui pourront en redonner à la langue française. Et l’auteur des Contemplations d’énumérer les qualités, complexes, touffues de cette nouvelle langue : « Elle a mille lois à elle, mille secrets, mille propriétés, mille ressources et qu’elle multiplie les unes par les autres. Elle a aussi sa prosodie intérieure et toutes sortes de petites règles intérieures. [...] De là, une harmonie toute neuve, plus riche que l’ancienne, plus compliquée, plus profonde, et qui gagne tous les jours de nouvelles octaves. » La langue ne laisse plus passer la lumière, elle résonne comme une musique. Elle n’est plus transparente au point qu’on en voit le fond, elle est infiniment profonde, un « lac profond », un « puits philologique », dirait aujourd’hui le dramaturge et poète, Valère Novarina.

 

On le voit : poser la question de la transparence de la langue, et particulièrement de la langue française, c’est aller bien au-delà d’un simple jugement de goût ou d’une comparaison entre les langues ; c’est s’interroger, véritablement, sur la conception même de la langue, partagée entre deux extrêmes qui la nient, celui d’un simple véhicule, sans existence propre, donnant accès au sens, et, à l’opposé, celui d’un monde foisonnant et obscur qui, ne valant que pour lui-même, finirait par être vide de sens.

 

Si l’opacité est une menace, la transparence l’est tout autant, car elle est essentiellement illusoire. Ce n’est pas là une vérité seulement linguistique, mes confrères vont en développer ici les implications dans les divers domaines qu’ils ont choisi de traiter. Mais il est vrai que cette question de la transparence de la langue est fondamentale pour tout accès à l’information et au savoir, que nous soyons dans l’ordre politique, esthétique ou scientifique.