Le virtuel et le possible

Le 25 octobre 2011

Jean-Luc MARION

Le virtuel et le possible

 Discours prononcé par M. Jean-Luc Marion,
délégué de l'Académie française

Séance publique annuelle des cinq Académies

le 25 octobre 2011

 

Aujourd’hui, nous savons, ou du moins nous ressentons sans parvenir à vraiment le comprendre, que l’image nous fait défaut, au moment précis où les images nous engloutissent d’un flux sans limites, ni fin. Plus exactement, ce qui nous submerge sous le titre d’image, encore maintenu mais désormais inadéquat, ne répond plus à ce que la philosophie nous en apprenait. Depuis Platon, l’image s’imposait en se distinguant du réel, et l’incompatibilité de leurs deux modes de visibilité définissait l’irréductibilité de leurs deux modes d’être – l’un, celui de l’essence, l’autre, celui d’une apparence supposée simple. Le savoir consistait alors à passer de l’image à l’essence, de l’apparence à l’apparition. Cette distinction prit une rigueur plus nette lorsque Aristote l’inscrivit explicitement dans la différence des deux manières d’être de l’essence elle-même. D’une part l’essence accomplie, où la forme (elle-même visible suprêmement visible, comme eidos, forme et allure) absorbe dans la netteté de son contour l’indétermination de son matériau (car il convient de ne pas entendre la hule comme une simple matière) toujours changeant, variable et provisoire. Ce matériau fluant caractérise l’image et permet l’illusion, tandis que la forme met en lumière ce qui dans chaque chose mondaine parvient à son acte, pour un temps, présent et étant. L’essence se dit alors, dans l’accomplissement de sa forme, en acte, tandis que la mutabilité de son matériau reste en puissance d’elle-même. Acte et puissance, energeia et dunamis, définissent ainsi les modes d’être de ces deux modes de visibilité, l’essence réelle de la chose (res) et l’apparence irréelle de l’image. Entre ces deux modes d’être, la hiérarchie ne se discute pas : Aristote ne cesse d’affirmer que même temporellement l’energeia précède la dunamis et la détermine de part en part. L’usage commun de ce que nous nommons le virtuel pouvait jusqu’à récemment se définir dans ce cadre : la réalité virtuelle (en fait un oxymore, précisément parce que la res au sens strict ne se manifeste qu’en energeia) restait un monde irréel, doublon illusoire ou imaginairement juxtaposé au monde réel, celui des essences en forme et en acte. L’immense domaine du virtuel pouvait se déployer, mais, pour la conscience commune (et en fait métaphysique), il ne le pouvait que dans l’irréalité, soit légitime mais inopérante (les lettres, les arts et les rêves, la spéculation, etc.), soit illégitime et potentiellement dangereuse (l’idéologie, les fausses sciences, etc.).

Le virtuel pourtant a secoué le joug de l’essence en acte. Lorsque Descartes et ses contemporains déjà médiévaux eurent décidément posé que nous ne connaissons les choses que par les idées que nous en avons (les états mentaux qui les représentent, au double sens de la représentation : faire voir et tenir lieu en remplaçant l’absence par une lieutenance), ils n’imposèrent pas seulement l’universel intermédiaire d’un film de visibilité entre notre esprit et le monde, où toute la difficulté reviendrait à séparer les représentations qui font voir une réalité de celles qui masquent sous l’apparence l’absence des choses, en sorte que la vérité devienne le combat du certain contre l’incertain par l’épreuve du doute. Ils allèrent aussitôt un pas plus loin : si connaître signifie connaître par idées, la différence entre les idées vraies et les idées fausses se joue donc dans le champ de l’image – entre celles qui confondent ou manquent les caractères de la chose, et celles qui les font voir clairement et distinctement. Ces idées vraies n’offrent dès lors plus les formes de l’essence de la chose en acte, mais ce qui en rend certaines les propriétés telles que nous pouvons les reconstituer de notre point de vue, et non suivant l’essence de la chose, inatteignable directement. Ces idées vraies pour nous, Descartes les réduit aux deux critères de ce qu’il nommait la mathesis universalis, la science universelle, dans son langage l’ordre et la mesure, dans le nôtre, la mise en ordre par des modèles organisant les informations, et la réduction à la quantification même de ce qui relève de qualités, c’est-à-dire les paramètres. Modèles et paramètres définissent l’objet, qui fait l’économie de la forme essentielle de la chose, et annonce l’écart que Kant a fixé entre la chose en soi et le phénomène. L’objet devient ainsi comme un phénomène, en droit sinon en fait intégralement réductible à ce qui nous apparaît. En ce sens, l’objet phénoménal appartient au virtuel : il substitue à la chose en soi ce qu’en abstrait l’entendement, qui peut prévoir des objets non encore confirmés par l’expérience, qui peut les reproduire à l’identique en laboratoire en faisant abstraction des indéterminations de toute chose réelle, qui peut enfin les produire et reproduire dans l’effectivité industrielle en ajoutant au monde des choses en soi une quasi-matérialité, en principe intégralement déterminée. L’objet industriel accomplit dans les faits l’indépendance du virtuel face à l’essence des choses, qu’il ignore et remplace. La dunamis, désormais relayée par l’objet, s’instaure de plain-pied face à l’energeia des choses, recluses dans leur en-soi inaccessible.

Cette première émancipation du virtuel par la constitution d’une science de l’objet caractérise la modernité (et la métaphysique classique qui l’a provoquée). Mais notre temps, en ce sens post-moderne (voire sans doute post-métaphysique), expérimente désormais une deuxième émancipation du virtuel. La première émancipation dépendait de la puissance de modélisation et de paramétrage des sciences exactes ; mais cette puissance avait des limites : non seulement celles du calcul et de la collection des données, mais surtout, celle de l’abstraction des objets ainsi reconstitués, intelligibles, mais, au moins pour l’immense majorité des usagers et même des techniciens, peu sensibles et peu intelligibles. Cet obstacle a été levé presque d’un coup par le calcul informatique et l’imagerie électronique. Confirmant la remarque de Nietzsche, selon laquelle la rationalité moderne se caractérise moins par le triomphe des sciences que par le triomphe sur les sciences de la méthode en elles, la méthode a produit les moyens d’étendre l’ordre et la mesure au-delà des limites de l’intelligibilité mathématique et formelle, en permettant la démultiplication indéfinie des mesures, des calculs et des paramètres d’une part, et surtout, d’autre part, en transposant les modèles explicatifs en images. Celles que nous nommons désormais les images virtuelles. Il ne s’agit d’ailleurs plus seulement de la production de modèles d’objets par la création d’images mobiles et modifiables sur les écrans d’ordinateurs (à la mesure de la volonté de vérité, autrement dit de la volonté de puissance) ; il ne s’agit pas seulement de la production industrielle d’images de fiction dans l’industrie du divertissement, ni même de l’organisation tentaculaire par les réseaux dits sociaux 1 d’un nouveau flux de visibilité sur écran, qui double et engloutit la visibilité immédiate des choses en soi et même la visibilité conditionnée et médiate des objets de la technique (produits et reproduits à mesure de la volonté de croissance, autrement dit de la volonté de puissance). Il s’agit de deux faits absolument nouveaux. D’une part, le fait que les images produites par l’ordinateur, c’est-à-dire par l’universel outil de l’objectivation, étendent leur modélisation et leur paramétrage au-delà des limites du monde des choses, sans commune mesure avec sa finitude et qui n’en constitue désormais plus qu’un canton étroit, peu accessible et presque parfois oublié. La noosphère éclipse la sphère physique de la Terre, bleue comme une orange. D’autre part et surtout, l’hégémonie pour ainsi dire spatiale du virtuel, devenu une image plus souvent, voire plus intensément, visible (par haute définition) que ce qu’éclaire la lumière du soleil, le dispense de tout contrôle par les choses du monde, leur essence et leur energeia, et de toute référence à elles. Le virtuel, en devenant image inconditionnée et de référence, prend son indépendance, donc devient aussi réel, voire infiniment plus réel que l’essence dissoute des choses. Le virtuel confisque la vertu d’exister en la produisant sans conditions, ni bornes.

Que le virtuel devienne exactement le réel, rien ne le prouve mieux que notre conviction qu’un réel non encore imaginé, non imageable plutôt, nous apparaît désormais comme tout simplement irréel. Pour être, il faut, comme le disaient déjà des publicités naïves il y a dix ans, avoir été vu à la télévision, ou, dit en termes du jour, vu sur la Toile. Certes, il s’agit là d’un aboutissement du principe de la métaphysique postcartésienne, celle de l’ontologie des modernes, qu’être se résume soit à percevoir (concevoir, mettre en image, virtualiser donc), soit être perçu (conçu, modélisé, paramétré, mis en image), esse est percipere aut percipi. Certes il s’agit aussi de l’inversion du rapport entre le monde idéal et le monde phénoménal qu’annonçait Nietzsche et de la disparition de la nostalgie même de la chose en soi, qui hantait encore Kant. Mais il ne s’agit pas pour autant de la libération des droits de la chose à se manifester comme telle à partir d’elle-même, tâche encore inaccomplie, que s’est fixée la philosophie depuis l’instauration de la phénoménologie par Husserl. Il s’agit d’un épisode plus banal, plus menaçant aussi et, malgré le torrent des bavardages qu’il suscite sous les titres divers de révolution informatique, de communication et de médiologie, de monde virtuel et de royaume des images, plus énigmatique. Il n’est pas certain que les techniciens des sciences et les philosophes de la communication en disent plus ou mieux que ce qu’en constataient par avance des marginaux du discours public. Pour n’en citer qu’un, mentionnons évidemment Guy Debord, qui, dès 1967, c’est-à-dire avant l’intrusion de l’ordinateur, avant même l’imposition de la télévision globale, décrivait la société post-moderne comme celle de l’universel et irrémédiable spectacle : « La réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. Cette aliénation réciproque est l’essence et le soutien de la société existante. 2 » Le spectacle, c’est-à-dire le virtuel s’emparant du réel, s’érige en l’existence même de la société. Rien d’autre que ce qui est vu en image ou prévu en modèle n’est vraiment. L’ontôs on de Platon ne s’oppose pas à l’apparence et ne concentre pas en lui l’apparition suprême de l’idea tou agathou, il ne consiste qu’en l’apparence, qui seule a les prestiges du bien et du vrai.

Quelle question nous pose l’empire du virtuel, de l’image s’imposant comme la réalité, du spectacle comme manière d’être ? À l’évidence, il s’agit d’un des noms, ou plutôt des pseudonymes du nihilisme, cet horizon, lui vraiment indépassable jusqu’à l’épreuve du contraire, de la sortie de la métaphysique. Mais, pouvons-nous en dire plus ? Pouvons-nous repérer ce qui fait ou ferait exception à l’empire du virtuel ? Revenons, pour ce faire, au point de départ : le virtuel s’oppose à l’essence comme la dunamis (la simple potentialité) à l’actualité (energeia) de la forme accomplie de l’essence. Son autonomie puis sa suprématie s’inscrivent ainsi dans le cadre du renversement du platonisme, du monde idéal par le monde apparent, où le second finit par s’emparer du privilège de l’effectivité, dont se targuait exclusivement le premier. Pour le dire comme Deleuze, l’un des premiers à avoir posé à nouveaux frais (mais dans la droite ligne de Bergson) la question du virtuel : « Le virtuel ne s’oppose pas au réel, mais seulement à l’actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. [...] Le virtuel doit même être défini comme une stricte partie de l’objet réel. 3 » Le virtuel triomphe parce qu’il devient, pour nous, le nom même du réel, plus exactement de l’effectivité des choses réduites au spectacle, aux images. Et cette effectivité se trouve scellée quand l’argent assume l’image, ce qui se produit d’autant plus facilement que l’argent lui-même se résume en une image. Mais se trouve-t-il une exception possible à l’effectivité, même devenue celle du spectacle virtuel ? On ne peut pas ne pas entendre ici (si, on le peut, mais on ne devrait pas le pouvoir) la déclaration, certes encore énigmatique, de Heidegger : « Plus haute que l’effectivité, se tient la possibilité. 4 » Quelle possibilité ? Il n’y aurait rien de plus facile que de confondre le possible avec le virtuel, puisqu’il suffirait de ne pas voir que le virtuel au sens contemporain s’identifie avec le réel, donc avec l’effectivité du réel, loin, comme en métaphysique ancienne ou classique, de s’y opposer. Or, rappelle Deleuze, le virtuel post-métaphysique se caractérise justement par son effectivité, même son effectivité débridée et inconditionnée, donc s’oppose radicalement au possible. « Le seul danger, en tout ceci, c’est de confondre le virtuel avec le possible. Car le possible s’oppose au réel ; le processus du possible est donc une “réalisation”. Le virtuel, au contraire, ne s’oppose pas au réel ; il possède une pleine réalité par lui-même. 5 » Le virtuel imagine le possible et le rend ainsi imaginairement effectif ; mais comme, pour lui, l’effectivité s’identifie au spectacle et à l’image, il le nie en tant que non-effectif, en tant que possibilisation du possible radical.

Comment concevoir le vrai possible, qui ne pourrait jamais devenir virtuel, ni se donner en spectacle, ni se laisser imaginer et imager ? Comme un évènement. C’est-à-dire ce qui advient incontestablement et publiquement dans l’effectivité sans pourtant la moindre image préalable, la moindre essence concevable d’avance, le moindre modèle visible et donc la moindre attente prévisible. L’évènement se conçoit comme ce que ni les dirigeant politiques, ni les responsables économiques, ni les sages du monde ne prévoient jamais et devant quoi ils invoquent l’excuse accusatrice que « personne ne pouvait le prévoir » : la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique, la chute du bloc soviétique, l’attentat du 11 septembre, voire l’indécidé printemps arabe. Et l’évènement se vérifie après coup en restant encore et pour longtemps incompréhensible, non modélisable, sans essence identifiable, bref en restant inimaginable, même et surtout une fois effectif. Devant, ou plutôt dans l’évènement, le témoin (et l’historien au début de son herméneutique sans fin) ne peut que dire ce que j’ai entendu autour de moi, à Boston, quand les deux tours s’écroulaient en feu : « Ce n’est pas possible ! » Une effectivité qui reste impossible (à comprendre, à modéliser, bref à mettre en image pour se donner en spectacle) – ainsi se définit sans définition l’effectivité irréductible de l’évènement, la véritable possibilité du possible. Car le possible n’est pas ce qui attend son passage à l’effectivité, pourvu qu’on fasse encore un effort pour en devenir le producteur ou le révolutionnaire, comme s’il ne dépendait que de nous de le produire (de « créer un évènement », comme disent les sots déguisés en sophistes), mais ce qui ouvre un nouvel espace à la liberté et la sauve de l’illusion mortelle de la toute-puissance.

1 Dits sociaux, selon la juste réserve de D. Wolton : « C’est pourquoi, malgré l’immense progrès technique, le volume croissant d’information et l’accélération des interactions, l’incommunication constitue souvent l’horizon de la communication. Renversement complet par rapport au schéma politique et culturel qui domina pendant deux siècles et qui reposait sur l’idée de la continuité entre le message, la technique et le récepteur. Le village global est une réalité technique, mais pas un projet social, culturel et politique. » (Présentation de l’Institut des sciences de la communication, www.iscc.cnrs.fr, p. 1. Nous soulignons.)

2 G. Debord, La Société du spectacle, §8, Paris, 1967, repris dans Œuvres, Paris, 2006, p. 768. Voir §1 : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » (op. cit., p. 768). Voir §18 : « Là où le monde réel se change en simples images les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique » (op. cit., p. 770). Et §34 : « Le spectacle est le capital à un degré tel d’accumulation qu’il devient image » (op. cit., p. 775).

3 G. Deleuze, Différence et Répétition, Paris, 1968, p. 260. Ou : « Loin d’être indéterminé, le virtuel est complètement déterminé » (p. 270).

4 M. Heidegger, Être et Temps, §7.

5 G. Deleuze encore : « Ruineuse, toute hésitation entre le possible et le virtuel » (op. cit., p. 274). Debord le disait déjà à sa manière : « Le spectacle moderne exprime au contraire ce que la société peut faire, mais dans cette expression, le permis s’oppose absolument au possible » (La Société du spectacle, §25, p. 772).