Discours de réception, et réponse de M. Frédéric Vitoux

Le 12 mars 2009

Jean-Loup DABADIE

Réception de M. Jean-Loup Dabadie

 

M. Jean-Loup DABADIE, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Pierre Moinot, y est venu prendre séance le jeudi 12 mars 2009, et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Un enfant courait dans ce pays qu’Henri de Navarre avait appelé les mille jardins où l’on ne va que par bateau. Il sortait de l’école, la petite école de ce village du Marais poitevin dont son père était directeur. Au-dessus de sa tête, les oies aux ailes couleur de cendre naviguaient au large dans le ciel, le vent rabattait les grives musiciennes sur les vignes voisines, et il entendait parfois claquer les ailes des palombes. Il était en retard, il avait rendez-vous avec Monsieur Châtin, son grand-père, qui l’attendait pour piéger des anguilles dans les ruisseaux et relever des collets dans le dos des gendarmes. Il courait ! Autour de lui, pris dans la brume entre les canaux, vivaient des chevaux presque sauvages ; et de grands bœufs recherchés pour leur force paissaient entre les pommiers une herbe qui sentait la menthe. Il croisait le bateau qui ramenait les enfants d’une autre école, ou les familles joyeuses d’une noce flottante…

Le petit garçon adorait son pays, qui avec le temps avait oublié la mer et glissé vers la plaine. Plus tard, un des personnages de ses livres, donc de sa vie, parlerait de ces prés, de ces peupleraies douces et bruissantes « que la Sèvre traverse indolemment pour se perdre dans la résille infinie des marais ». En rentrant à la maison, il s’attardait souvent.

– Pierre ! Pierre ! Où qu’l’est passé, tcho saprai drôle ? Vins donc souper, que d’bader aux groles !
(Sacré garnement, viens souper, au lieu de bayer aux corneilles !)

– Grand-mère, y avise les geueurnolles !
(Je regarde les grenouilles !)

– Est-o qu’te veux me faire endéver ? Vins, t’auras do torteyâ ! Et dos craipes !
(Veux-tu me faire enrager ? Viens, tu auras du tourteau ! Et des crêpes !)

Le grand-père Châtin était un paysan, il avait réussi à devenir « va devant », c’est-à-dire chef des ouvriers agricoles, ce qui lui donnait droit à s’asseoir en face du maître près du tiroir à pain, et à couper le pain comme lui.

Le grand-père Moinot, lui, était instituteur. Très gai, très soupe au lait, jouant de la clarinette, de la flûte et du piston, il était fier de son œuvre, un dictionnaire de patois, et défendait son idéal pacifiste dans le journal local sous le pseudonyme de Père la Colère.

Deux hommes différents qu’il aimait également, de tout son cœur. Il avait huit ans. Il découvrait les merveilles du monde dans les plaques de chocolat, les dessins de Benjamin Rabier dans les boîtes de Vache-qui-rit, il lisait La Petite Illustration et Le Pays de France, et jusqu’à l’ivresse les livres reliés en toile noire qu’il empruntait à l’école. À chaque Noël, il recevait un Meccano, mais ses jouets préférés, il les fabriquait lui-même, des lance-pierres avec des branches de merisier, des pirogues pour aller sur les ruisseaux, des moulins qui marchaient à l’eau vive comme en feront les gamins dans Le matin vient et aussi la nuit, où l’on verra passer, comme dans tous ses livres ou presque, la roulotte de M. Loiseau, le baladin aux acrobaties terrifiantes qui s’arrêtait sur la place du village à la Saint-Jean d’été, avec ses deux petits chiens qui savaient compter et Charlot qui sortait d’une lanterne magique…

Ses parents l’emmenaient toujours, il était leur fils et déjà unique, quand ils allaient pour une veillée dans une ferme d’à côté. Les hommes jouaient au loto et aux dominos, sa mère lisait tout haut Le Crime de Sylvestre Bonnard, et les grands lui posaient des devinettes :

« Qu’est-ce qui marche tout le temps sans bouger de place ? – L’horloge. » En rentrant dans la nuit, il s’endormait, porté sur les épaules de son père et bercé par le bruit des sabots.

À la fin de son existence, cet enfant qui en lui sera toujours resté reviendra s’asseoir dans son pays aux mille jardins qu’il aura chanté dans toute son œuvre. Et à trois pas de la mort, il écrira :
– Je suis un vieil homme. J’aime la fin de l’été et le début de l’automne. Parfois sous le platane dont les feuilles commencent à fuir je vais m’asseoir… Tout est en apparence paisible autour de moi… Je suis ce soir un grain minuscule et fervent de cette énorme moisson que ne cesse de moudre la terre insatiable. Je rends grâce à tous mes compagnons, les chevreuils, le platane, les chênes, les rosiers, l’herbe, l’humus, de m’avoir entouré et porté jusqu’à ce moment.

Mesdames et Messieurs de l’Académie, j’aime cet enfant à qui j’ai l’indicible honneur de succéder.
Qu’il m’attende quelques instants, je reviens.

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Me l’aura-t-on racontée avant que je la vive, ma vie !

Cette heure en tout cas, cet instant, cet éclat de ma vie que je vous dois. Étincelant, fragile, dangereux peut-être, comme un éclat de verre.

Me l’aura-t-on dépeinte, souvent avec affection, parfois avec malice, cette entrée sous la Coupole fabuleuse, ce ciel espéré, ce ciel rêvé d’où, depuis presque quatre siècles, sont tombées tant d’étoiles…

On me l’aura décrite, cette émotion violente et douce, les mots qui restent dans la gorge, les gestes qui restent dans les mains, les visages, il faut qu’un visage soit ouvert ou fermé et je préfère tellement les visages ouverts, et s’ils sont fermés le secours que j’irai chercher dans le regard de mes enfants, de mes amis, de la femme que j’aime, et dans celui de mes parents, que leurs forces n’ont pas pu porter jusqu’ici mais qui me voient sans me voir et sans m’entendre m’écoutent.

On me l’aura fidèlement rapportée, la phrase de l’un de vous prévenant celui qui allait devenir l’un des vôtres, à propos de ces tambours qui nous font glorieusement escorte : « Le saviez-vous ? Leur roulement est celui qui accompagnait la montée des ci-devant à la guillotine. »

Ce n’était pas la peine de m’aider à avoir peur. Mon cœur pouvait battre tout seul.

Mais voilà qu’un après-midi de cet hiver, j’ai pu entrer pour la première fois dans la bibliothèque des Académiciens – la bibliothèque de l’Institut. Là, il semble que les lumières se taisent comme les bruits, les ombres sont en étude, les voix ne font pas d’imprudences, cependant que tout autour de soi on voit s’élever de la littérature la montagne, la montagne toujours recommencée.

Je suis allé m’asseoir dans un cabinet de lecture, avec trois volumes de Chateaubriand prêtés par des mains discrètes. Je me sentais accueilli, entouré déjà, protégé par ces millions de pages comme des millions d’ailes repliées sur tant d’histoires, tant d’aventures, tant de cris, tant de larmes. La nuit s’est approchée sans que je m’en aperçoive, à pas de louve. Je lisais. Dehors, seul un oiseau dérangeait le silence. Ainsi, avant d’être reçu par les hommes, on est reçu par les livres.
Je poursuivrai toujours ce rêve de m’améliorer. C’est beaucoup de travail, je sais, ça ne m’intimide pas. S’améliorer, pour un auteur, un écrivain, pour un homme, c’est déjà s’efforcer à plus de simplicité. C’est si compliqué d’être simple. Quand ils élaborent la septième édition de leur Dictionnaire, celle qui allait paraître en 1878, les académiciens s’aperçoivent qu’on écrit encore rhythme r-h-y-t-h-m-e ! Forte querelle entre ceux qui en tiennent pour le maintien des deux h et ceux qui trouvent que c’est un de trop : finalement l’Académie décide d’enterrer ce h de guerre, pour donner plus de rythme au rythme ! Simplifier, simplifier encore, vouloir écrire les choses donc les dire en ôtant les fils des phrases pour qu’elles tiennent toutes seules, ne pas croire que les mots se sentent abandonnés sans la protection rapprochée des virgules, que le verbe prend froid si on ne le couvre d’adjectifs, que les noms communs sont communs, écrire simplement je vous lis, je vous attends, je vous quitte. Et pour vous exprimer ma reconnaissance après ce moment de grâce que ce jour-là, grâce à vous déjà, j’ai passé à quelques fenêtres d’ici et qui en précède tant d’autres en votre Compagnie, dire simplement, comme on dit je vous imagine, comme on dit je vous aime, Mesdames et Messieurs de l’Académie, je vous remercie.

En prononçant ce mot, l’un des plus beaux de la langue française, « Mesdames », je mesure ce privilège qui ne m’aurait pas été accordé avant le jeudi 22 janvier 1981 à 15 heures, heure historique où ici même Marguerite Yourcenar fut la première à vous remercier d’avoir accueilli une femme au sein de l’Académie française, « honneur sans précédent » vous disait-elle.

Cependant, le grand écrivain de L’œuvre au noir n’était pas juste avec votre Compagnie quand Marguerite Yourcenar affirmait que la présence de femmes dans cette assemblée n’a pu se poser que vers le milieu du XIXe siècle. Ce n’est pas juste. À André Dacier, élu en 1695, La Bruyère aurait préféré installer sa femme Anne Dacier au 28e fauteuil, et pour l’amour du grec il l’a fait savoir. Certes, il a fallu patienter trois petits siècles avant qu’une autre grande helléniste, Jacqueline de Romilly, que je salue avec respect et tendresse, vienne prendre place parmi vous. Mais d’Alembert, élu en 1754, réclamait déjà quatre sièges de femmes à l’Académie. Pourquoi quatre, pourquoi ce quota machiste, il n’en demandait pas assez, il ne fallait pas lui en demander trop. Quant à George Sand, dont Marguerite Yourcenar estimait en somme qu’elle était vouée au 41e fauteuil cher à Arsène Houssaye, eh bien ! Prosper Mérimée avait bataillé en faveur de sa candidature, au moment où Théophile Gautier trépignait aux portes de l’Académie, espérant se faire élire aux cris de « Tout ce qui est utile est laid ! », ce qui aurait pu valoir à sa Mademoiselle de Maupin une belle paire de moustaches dessinée par Marcel Duchamp quelques décennies plus tard. Mérimée ne parvint pas à ses fins, une fois de plus ce fut le mari qui passa, enfin l’ancien amant, Jules Sandeau, auteur il est vrai du Gendre de M. Poirier.

En tout cas, l’idée vient de longtemps. Et maintenant, il est raisonnable d’envisager qu’un jour les dames soient à l’Académie française en plus grand nombre que les messieurs.

Et même…

Si par une infortune passagère les hommes de grand mérite venaient à manquer à une époque, après bien sûr, comme le dit admirablement Marguerite Yourcenar, que « les couches quasi géologiques du temps, les innombrables particules d’une durée coulant incessamment comme du sable » se seront amoncelées sur nous quand nous ne serons plus, alors, ce jour-là, il n’y aurait peut-être que des académiciennes à l’Académie française.

Cela ne durerait pas éternellement, comme la situation inverse ! Un jour, certaines dames, plus influentes que d’autres, commenceraient à créer un mouvement : « Il faudrait faire venir un homme… Il y en a eu… Ce serait bien, pour l’Académie… » Et l’on verrait poindre le jour, un jeudi forcément, où un récipiendaire, terriblement impressionné d’avoir été élu au 19e fauteuil, pourquoi pas, commencerait debout à ma place par ce mot unique :

Mesdames…

… Et enchaînerait son discours sans autre forme de procès ni de politesse.

Si l’on peut préjuger du frisson qui parcourrait là-haut les épaules de votre fondateur, le cardinal de Richelieu, il en faudrait plus, en revanche, pour ébranler ce fauteuil où vous me faites l’honneur incandescent de m’inviter à prendre place.

Il en a vu de belles, le 19e fauteuil. Il en a vu de belles, il en a vu de beaux… Si François René de Chateaubriand, élu au deuxième tour le 20 février 1811 par 13 voix sur 25, avait tenu à prononcer tel qu’il l’avait écrit son discours sous la Coupole, vous ne seriez – je n’ose pas encore dire « nous » quand je parle de vous –, sous cette Coupole vous ne seriez point aujourd’hui ! C’est inimaginable, mais c’est imaginable. Il faut croire l’auteur des Mémoires d’outre-tombe : « Bonaparte déclara que s’il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l’Institut et m’aurait jeté dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie. » Je crois Chateaubriand et je crois Napoléon qui, avec son amabilité légendaire, avait déjà prévenu Ségur, le président de l’Institut : « Si la classe désobéit – la classe, en ce temps-là, c’est la classe de littérature, l’Académie – si la classe désobéit, je la casse comme un mauvais club. » Chateaubriand refuse de changer une syllabe à son discours. Mais il ne vient pas le prononcer : la classe est sauvée, et le 19e fauteuil avec elle.

Chateaubriand viendra s’installer sous la Coupole cinq ans après. Et c’est lui qui fera campagne pour Victor Hugo. Et Victor Hugo pour Balzac ! Honoré de Balzac pour succéder à Chateaubriand, au 19e fauteuil ! Je pense que s’il l’eût occupé, nous aurions été quelques-uns, dans l’humble postérité que nous aurions composée avec une sorte d’effroi, à rester toute notre vie debout à côté de ce fauteuil… Hugo savait que faire élire ce petit homme immense ne serait pas une tâche facile. Lui-même avait dû s’obstiner, du 10e au 14e siège en passant par le 29e après le 20e, que convoitaient avec lui Messieurs Mignet, Pariset et Casimir Bonjour. Comment ! Aller se mesurer, quand on n’est que Victor Hugo, à Casimir Bonjour ? Non, Monsieur ! Hugo n’obtient que quatre voix, Casimir s’assied dans le vide, le conseiller d’État Mignet passe et Madame de Girardin, qu’on appellerait aujourd’hui la présidente de son fans club, soupire : « Si l’on pesait les voix, Victor Hugo serait nommé : malheureusement, on les compte. » Le compte sera enfin bon en 1841, au siège de Népomucène Lemercier, qui s’était époumoné pendant des années : « Moi vivant, Hugo n’entrera pas à l’Académie ! » Mais quand cet immortel fut mort, Hugo prit sa place. Hélas, il ne put mettre Balzac dans les bras du 19e fauteuil. Balzac pourtant s’était laissé fléchir, désobéissant à la promesse qu’il avait écrite à Madame Hanska. Il n’obtint que quatre billets, dont celui de Victor Hugo et celui de Lamartine…

« Qu’est-ce qui marche toujours sans bouger de place ? L’horloge. » L’horloge qui ne me prête pas assez de temps pour que je puisse évoquer chacun des passagers de ce beau fauteuil, mais une question me vient : Mesdames et Messieurs de l’Académie, n’auriez-vous pas décidé, depuis un demi-siècle, de faire de ce 19e fauteuil un fauteuil de cinéma ? À l’essai, peut-être ? Puisque avant moi vous y avez installé René Clair, qui a tant fait de cinéma, et Pierre Moinot, qui parmi sa grande vie a tant fait pour le cinéma…

Pierre ! Pierre ! Avour qu’t’es core passé asteure ?

(Où es-tu encore passé à cette heure ?)
 

Qui qu’te fais dans la palaine ?

La palaine, en parler poitevin, c’est l’herbe. L’herbe qu’il embrasse follement ce jour-là, il a quatorze ou quinze ans, tout seul devant la vallée de son village, sur la terre où il s’est jeté, roulé dans une sorte d’exaltation extraordinaire, un « élan panique », racontera-t-il. « J’étais littéralement transporté. » « Violemment heureux », ajoutera l’un de ses personnages, son double que nous retrouverons partout dans ses grands romans comme dans ses nouvelles, qu’il s’appelle Jacques, Philippe, Lortier – ou qu’il ne dise pas son nom comme dans Le Guetteur d’ombre – mais c’est lui bien sûr, c’est lui Pierre Moinot qui écrira, s’écriera dans une nouvelle de La Mort en lui :
 

J’étais comme un arbre, comme une herbe, et l’arbre, l’herbe et moi vivions, et au-delà de nous les animaux, les oiseaux, les sources vivaient, m’emplissant d’une joie fervente et souveraine.

André Malraux voulait nous faire admettre que ce n’est pas en regardant des paysages qu’on devient peintre, mais en observant des tableaux. Cela ne vaut pas pour les écrivains… C’est au contraire en regardant les paysages, les paysages naturels, le paysage de la rue, les paysages intérieurs évidemment, et même comme Pierre Moinot en s’y jetant, qu’on devient romancier. Cela n’empêche pas de lire les livres des autres. Mais c’est bien parce qu’il s’est roulé dans l’herbe, regardant à l’envers le ciel démonté de son pays, empli de ce sentiment prodigieux, dont parle aussi Julien Green dans son Journal, d’appartenir à une création, d’être une parcelle de ce qu’on voit dans l’immensité, que Pierre Moinot, « violemment heureux » ce jour-là, enfantera des pages fortes de leurs forêts d’images, de leurs torrents de phrases, de leurs orages de couleurs dans La Chasse royale, dans Le Sable vif, dans La Descente du fleuve, ou soudain, d’une écriture calmée, posera au bas d’une page des mots naturellement magnifiques, comme ceux-ci dans Le Guetteur d’ombre : « … Au-dessus de lui, un vol de canards dessine une fine chaîne aux grains mouvants, comme un collier vivant sur une gorge. »

« Violemment heureux ». Dans la vie et dans l’œuvre de Pierre Moinot, la violence et le bonheur font plus d’une fois ménage ensemble, nolens volens. À la guerre. À la chasse. Au service de l’État. Mais dans sa propre histoire d’abord : le bonheur pendant vingt ans, rompu du jour au lendemain par la violence de la guerre.

Le bonheur aussi parce qu’on l’aimait… Ou malgré qu’on l’aimât trop. Peut-on être trop aimé ? Pour lui, c’est une possibilité. S’entretenant avec deux jeunes auteurs, Arnaud Guillon et Frédéric Badré, il a ce propos inouï en parlant de sa mère : « J’ai été son grand amour. Elle était excessivement possessive et c’est miracle que j’aie pu devenir adulte sans elle, je dirais presque contre elle, sans doute grâce à la guerre. » Grâce à la guerre ! J’ai mis un certain temps à me remettre de cette phrase.

Mais comment pouvait-elle, comment pouvait-on ne pas aimer, ou ne pas aimer trop cet écolier idéalement studieux, devenu ce lycéen au caractère heureux, puer egregia indole, gambadant, dessinant, jouant du piano qu’il apprenait chez Madame Pouget dont il courtisait la fille, une certaine Françoise – ah, chère Madame Moinot, je suis désolé de vous l’apprendre mais cet exercice m’y oblige, il était amoureux de la fille de Madame Pouget –, à part cela bon en tout, en maths comme en français ou en histoire naturelle, passionné de géométrie dans l’espace, si brillant que d’éclatantes récompenses lui seraient bientôt promises, la mention très bien au baccalauréat – mention très bien, 18 de moyenne ! – et le premier prix de français au Concours général, ce qui devait faire de lui, pour son âge, le meilleur en France et en français.

Un seul échec en chemin, il faut le reconnaître, ce roman écrit à l’âge de onze ans et resté totalement à l’abri du succès, pour deux raisons : son sujet épouvantable, des Indiens d’une cruauté démesurée qui enterraient leurs prisonniers vivants pour danser ensuite joyeusement sur la terre fraîche, et la décision prise par notre jeune auteur d’arrêter brutalement son récit au quatrième chapitre. L’ouvrage inachevé s’appelait Flèche rapide.

Il raffolait de lecture. À seize ans, il rencontrait ses deux grands hommes, ainsi les appellera-t-il, Stendhal et Flaubert. Céline, pour qui il éprouvera une admiration stupéfaite, Malraux – inconditionnel de la Condition humaine, il ne sait pas en le lisant qu’il le conseillera un jour -, et les trois G, dit-il drôlement, tous les trois fils de cordonnier : Guéhenno, Giono, Guilloux. Louis Guilloux, dont Le Sang noir coulera pour toujours dans les veines de Pierre Moinot, bouleversé par l’œuvre et par cet ami futur qu’il accompagnera jusqu’au mot fin de sa vie.

Mais avant les autres, celui qu’il préfère est Giono. Giono l’enivre. Au Concours général, le sujet qu’il avait touché était : « Comment les hommes font parler les bêtes. » On peut se dire que, plus tard, on aurait pu tirer de ses livres d’« écrivain de chasse » le sujet renversé : « Comment les bêtes font parler les hommes. » Mais ce jour-là, quand les plus érudits de ses concurrents se précipitent sur La Fontaine et ses grands anciens Ésope et son imitateur latin le fabuliste Phèdre, citent fiévreusement Florian et Krylov, lui compose une nouvelle qui emprunte les chemins parfumés de l’écriture de Giono… Et il gagne. Cela ne lui suffit pas. Il faut qu’il voie le maître qu’il s’est choisi, qu’il lui parle ! Alors il traverse carrément la France, de Périgueux où son père a été nommé, jusqu’à Manosque. Le voici devant la maison de Giono. Il en fait plusieurs fois le tour ; et il sonne, tout essoufflé. Son idole n’est pas là, c’est sa mère qui ouvre. « Quel soulagement ! » s’exclamera-t-il des années plus tard. La mère de Giono lui fait visiter la maison, la pièce où écrit l’auteur du Chant du monde… Et notre héros s’en retourne chez ses parents, retraversant le pays dans un état d’émotion formidable.

Mais l’histoire a une suite. Longtemps après, les chemins de Pierre Moinot et de Jean Giono se croisent enfin, ou plutôt leurs couloirs, à la N.R.F. Pierre Moinot est devenu un auteur reconnu, et donc Giono le reconnaît : l’ex-petit Pierre va tout lui raconter, le voyage, la maison, la mère, la visite ! Eh bien non ! Pas le moindre mot de l’équipée à Manosque. « Je n’ai pas osé. » Pas osé ! Pourquoi ? J’ai interrogé ses proches. Ils se sont étonnés de mon étonnement : « Il était ainsi… » Ainsi était-il, ainsi est Pierre Moinot. Plus d’une fois, dans ses livres comme dans son existence que j’arpente depuis des mois, je l’aurai pris sur ce fait – à la réalité des êtres, de préférer l’idée qu’il s’en était faite. À l’image concrète, le rêve. Que dit Philippe, le personnage principal de La Chasse royale, quand l’adorable Hélène Servance qu’il a tant imaginée, tant désirée, s’agrippe enfin à lui, pleurant, lui disant pathétiquement « Je hais tout ce qui me sépare de toi ! » ? Il lui dit : « Je suis poursuivi par un être qui a votre visage et votre corps, mais ce n’est pas vous. » Elle proteste, lui jure de tout quitter pour lui, de tout lui donner, il s’entête : « Dans mon rêve, oui. Mais s’il prenait la moindre réalité, il se détruirait tout de suite. » Que dit Pierre Moinot à ces mêmes interlocuteurs qui lui demandent de leur parler d’André Malraux, dont il aura été si proche pendant six années de travail commun ? « J’ai toujours évité de parler de Malraux. En fait, je n’ai pas envie de parler de lui… De même que je n’ai pas eu envie de parler de Camus lorsqu’il est mort, de même je garde de Malraux une image que je livre difficilement parce qu’elle fait partie de – c’est lui qui ouvre les guillemets – mon « misérable petit tas de secrets » c’est lui qui ferme les guillemets.

Ainsi était-il, et depuis toujours comment dire ? Imprévisible. Sur quel avenir croit-on qu’il avait d’abord fantasmé, notre prodige des études, la graine de normalien, le fou de littérature ? S’imaginait-il président du Conseil, grand écrivain, académicien, prix Nobel ? Nenni. Fasciné par Roland Toutain, le fameux cascadeur qui se promenait nonchalamment dans le ciel sur les ailes d’un monoplan, il arrête sa décision : il sera aviateur. Là-dessus, l’avion d’un autre voltigeur s’écrase en feu sous ses yeux horrifiés et il change de vocation. Ses parents respirent. Pas pour longtemps. Il veut devenir coureur cycliste. Ce sont ses propres mots ! « Alors j’ai voulu devenir coureur cycliste. » On avait pris le risque insensé de lui offrir une bicyclette superbe, avec guidon de course, dérailleur, bidon à l’avant, boyau de rechange plié sous la selle. Il s’entraîne sans s’économiser sur les routes périgourdines, et le voilà fin prêt pour le Premier Pas Dunlop. Le Premier Pas Dunlop, les connaisseurs (je sais qu’il s’en trouve dans cette noble assemblée et notamment parmi vous, Mesdames et Messieurs de l’Académie), les connaisseurs s’en souviennent, c’était la grande épreuve réservée aux jeunes amateurs, aux espoirs. Hélas pour lui, son père et sa mère, enseignants peu motivés par la petite reine, s’opposent à ce qu’il s’inscrive. Il n’y aura pas de dossard pour Pierre Moinot, la course se dispute sans lui. Qu’à cela ne tienne ! Le dimanche suivant, il effectue le parcours tout seul en se chronométrant, et constate à l’arrivée que son « temps » l’aurait situé parmi les dix premiers ! Performance exceptionnelle qui aurait dû très logiquement amener notre junior à passer professionnel selon son aspiration, enrôlé par ce qu’on appelle aujourd’hui les sergents recruteurs. Et à courir le Tour de France !

Quelle aventure, quelle histoire ! Dans les années 1948-1950, quand il aurait eu 28-30 ans, la fleur de l’âge pour un champion cycliste, il eût été tout à fait possible d’entendre dans les chaumières la voix célèbre de Georges Briquet, le radioreporteur emblématique du Tour, s’égosiller :

Je vous donne les passages au sommet du col du Tourmalet, 1er Gino Bartali 2e Louison Bobet 3e Pierre Moinot surgissant du brouillard en tête du peloton des poursuivants !

Mais M. et Mme Moinot se sont gendarmés : « Pierre descends immédiatement de cette bicyclette ! Pierre tu ranges ta bécane et tu retournes dans ta chambre, à tes devoirs ! » Il y retourne et les fait avec excellence, puisqu’il entre en hypokhâgne au lycée Henri-IV à Paris, dont le Concours général lui avait permis l’accès.

À « H-IV », il découvre l’amitié, certains comme Philippe Baer resteront ses copains pour la vie ; on potasse, on chante gauchement des chansons obscènes, on bizute, mais la guerre n’est pas un canular (écrivons-le comme eux « k-h-a-nulard ») et le destin de Pierre Moinot va prendre le galop.
À la rentrée d’octobre 1939, les khâgnes sont repliées en province et les copains se retrouvent à Caen, où l’étudiant Pierre Moinot arrive en pacifiste « intégral », comme on disait alors et comme l’étaient son grand-père Moinot et les deux parrains que Pierre avait adoptés, Louis Guilloux et Jean Giono. Les nouvelles arrivent encore inégalement, en attendant il distribue les ronéos de la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix. Mais le 9 juin 1940, il a vingt ans et des poussières, il est mobilisé et le voici au garde-à-vous dans une caserne de Muzillac, Morbihan. Là, ça commence bien, on lui fait passer l’examen des illettrés parce qu’il n’a pas son certificat d’études. 18 de moyenne au bac, premier prix de français au Concours général mais il n’a pas le certif, donc c’est le règlement : examen des illettrés. Il le passe avec succès. Du coup, il devient correcteur des devoirs de ses camarades. Ascension fulgurante. Le sujet de l’examen était : « Vos premières impressions d’arrivée à la caserne. » Et sur la première copie qui lui tombe sous la main, il y a une phrase, une seule :

« J’aime mieux chez moi. »

Dès lors, de la pagaille qui s’ensuit jusqu’à la fin de sa guerre, le film dont le titre serait les Tribulations du soldat Moinot coûterait trop cher aujourd’hui. Déjà, il faudrait trouver l’acteur, ne pas être dans l’embarras, comme ces deux producteurs des années 1960 dont on raconte que l’un dit à l’autre : « Je vais tourner la vie de Pierre Fresnay… » « Ah, superbe, dit le deuxième, qui va jouer le rôle ? » « On ne sait pas, on cherche. » « Et pourquoi vous ne prenez pas Pierre Fresnay ? » « Tu plaisantes, il est trop petit ! »

Non, mais le problème commencerait par les décors : du sud-est de la France à Fez au Maroc, Rabat, Médiouna près de Casablanca, puis l’Algérie, la Tunisie, Bizerte et l’Italie, Naples, Rome, et Sienne, et Tarente, et Saint-Tropez… « Saint-Tropez, vous êtes sûr ? » Oui. C’est au fond du golfe de Saint-Tropez qu’il a débarqué, au milieu des marécages qui sont devenus maintenant Port-Grimaud. Mais après, il faudrait transporter les caméras à Marseille, puis en Haute-Saône, dans les Vosges, et l’action s’achèverait à Sigmaringen, dans le château des Hohenzollern. Non. Impossible.

Dommage pour le scénariste, qui aurait une belle histoire d’homme à écrire, avec quatre morceaux de bravoure : l’évasion, la Résistance, la blessure, et le drame.

L’évasion… La modestie est-elle une vertu ? Sans doute et quel thème, pour le célèbre discours académique, serait cette évasion racontée par son héros qui se défend d’être un héros. Il faudrait – lui qui aimait les allitérations, les trois G – disserter sur l’humilité, l’humanité, l’humour de Pierre Moinot. Au triste milieu de la défaite, il est à Nantes, descendant tout éberlué d’un wagon à bestiaux avec un groupe dont les Allemands eux-mêmes ne savaient que faire, et je le cite : « Je ne peux pas dire que je me suis évadé, je suis parti. J’ai continué tout droit alors que le groupe où j’étais tournait. J’ai retrouvé la gare, j’ai réussi à monter dans un des derniers trains et je suis arrivé à Angoulême, où des amis de mes parents m’ont donné des habits civils et une bicyclette. » « J’ai continué tout droit alors que le groupe où j’étais tournait. »… Ne croirait-on pas voir Chaplin dans une projection de M. Loiseau, l’acrobate en jaquette noire de son enfance ?

Avec la Résistance, il tente de récidiver. « Je prenais très peu de risques, je ne faisais à peu près rien que porter de temps en temps un paquet d’origine inconnue à une adresse immédiatement oubliée, et semer régulièrement des tracts dans la faculté. » « Finalement anodin », c’est son commentaire, alors que la milice s’installait dans la région et avec elle les dénonciations, les arrestations, les tortures. C’était à Grenoble et « Poussin » a bien failli ne jamais terminer les études de droit qu’il y avait commencées, ni son diplôme d’études supérieures. « Poussin » était le nom qu’on lui avait donné dans son réseau. Et le diplôme en même temps, sur quel sujet ? Le patois, les parlers poitevins, à l’Institut de phonétique de la ville !

Dans Armes et bagages, Jacques Brûlain, le jeune lieutenant tourmenté, le premier à qui le grand romancier a prêté son histoire, saute sur une mine en Italie, comme Pierre Moinot dans les Vosges. Brûlain est projeté dans les airs par un souffle irrésistible, et l’auteur écrit de mémoire : « Durant une fraction de seconde l’image d’une gerbe rouge de terre et de feu, près de laquelle des silhouettes déséquilibrées chancelaient, se composa devant ses yeux. Il n’y avait plus ni jour, ni nuit, ni temps, ni rien que cet énorme éclatement qui le portait… » C’est Pierre Moinot qui retombe ensanglanté, « frôlé(e) par les ombres des morts / sur l’herbe où le jour s’exténue », comme l’écrivait, mais au féminin, Guillaume Apollinaire à Marie Laurencin…

Mais à Jacques Brûlain, et avant lui à Pierre Moinot, la guerre aura infligé une blessure beaucoup plus grave encore. Beaucoup plus profonde. Le drame, le voilà.

Il avance à découvert, son arme à la main, à l’approche d’un bois. Les hommes de sa compagnie sont dans son dos, à distance. Tout à coup… Comme une apparition, un soldat, il faut l’appeler un ennemi, se dresse dans un pli du paysage, à quelques mètres… Tous les deux se regardent, ébahis, apeurés… Ils ont le même âge, si peu de vie derrière eux… Alors, c’est une question, oui, de vie ou de mort, il fait ce geste, juste avant que l’autre le fasse.

Pierre ! Pierre ! Où qu’l’est passé, tcho saprai drôle ?

Il est passé à la guerre…

Effaré, il regarde la jeune sentinelle abattue, pauvre gibier. Il a fait ce geste irréversible. Et déjà, à la lisière du bois, il entend, il voit ce que Rimbaud appelle les crachats rouges de la mitraille. Il est seul, il court, il crie sa victoire et sa douleur.

Sa douleur ne passera jamais. Mais c’est dans ses livres que l’on retrouve l’écho multiplié de son cri. C’est l’âme de ses personnages, de ses doubles, qui sera maculée par le souvenir de ce geste fatal. C’est Brûlain dans Armes et bagages, qui confie d’une voix cassée à son meilleur ami : « J’en suis malade, je me dégoûte. C’est pire que du dégoût, je me déteste. » Et l’auteur nous dit : « Tout devenait confus dans sa tête, il avait très froid… » Et dans un autre roman, Le Sable vif, c’est Lortier sur une plage brûlante, qui ne peut arracher son obsession de sa poitrine : « Il ressentait un froid étrange, semblable à celui qui le prenait lorsqu’il était seul et touchait une arme, pensant aux coups mortels… Il voyait à ce moment-là une silhouette piquer en avant, lancer une ruade et se recroqueviller sur le sol… Il l’avait tué de sa main, il n’avait pas fallu dix secondes pour que cette mort existe irréversiblement. Il y pensait souvent et il avait froid. » C’est le Guetteur d’ombre que ses démons traquent au cœur de sa forêt : « Je ne me déferai jamais de ça : me garder, redouter d’être surpris comme l’autre qui court et bascule les mains en avant sous mon coup de feu… » C’est dans La Mort en lui, après que l’écrivain, pour faire tonner en quelques mots l’orage à l’extérieur comme à l’intérieur de son héros, a eu cette image de toute beauté, « La forêt basculait autour de lui et se tordait comme une bête à l’agonie », cette phrase terrible comme pour annuler l’espoir à tout jamais :

Même s’il arrivait à se refaire une vie d’homme et quel que soit l’amour qu’il porterait à une femme et même avec la grâce que donnent les enfants, il resterait quelque chose en lui de révolté, une blessure secrète, un dégoût de lui-même et de son espèce dont le fiel pouvait pourrir n’importe quoi.

À tout jamais ? Dans L’Espoir, justement, Malraux soutient le contraire : « On ne découvre qu’une fois la guerre, mais on découvre plusieurs fois la vie. » Alors, comment s’en guérira-t-il, Pierre Moinot, de ce qu’il nomme « la sauvagerie inguérissable » qu’il a attrapée à la guerre ? Comment découvrira-t-il une autre fois la vie ? Pour qu’un de ses personnages enfin, un des derniers, Juan le barman-jardinier de La Descente du fleuve, dise tout simplement : « J’ai aimé ma vie après… »

Ce sera une affaire d’amour, d’amitié, de ciseaux d’or et d’écriture.

L’amour, c’est le vôtre, Madame, c’est celui de Madeleine Moinot qui, soixante années durant, l’aura aidé à se contredire. Calmement et amoureusement, pour reprendre ses mots à lui. Et avec la grâce, n’en déplaise à Jacques Lortier, de quatre filles et d’un fils, une famille qu’entre eux ils n’appellent pas une famille mais un clan.

L’amitié, avant celles de Camus, de Jules Roy, de Guilloux, c’est celle des copains d’abord, des copains d’alors : les inséparables de la khâgne d’Henri-IV avant la guerre, dont l’un, Charles Frappart, le tarabuste pour que son cher Pierre le rejoigne à la Cour des comptes. Pourquoi pas ? L’hiver et les études sont très rudes, il travaille dans le métro où il fait chaud ! Il est reçu au concours, il entre à vingt-six ans à la Cour, qu’il quittera quarante ans plus tard, après avoir franchi tous les grades jusqu’à la fonction suprême de procureur général.

Son père va mourir d’un cancer mais il a eu le temps d’être fier de son fils. Pour cet homme, on n’avait d’autre choix dans l’existence que de servir l’État. C’était la loi dans la maison. Et depuis des générations, si dans la famille Moinot vous demandiez l’instituteur, toutes les mains se levaient. Les tantes, les cousines, les oncles, les grands-parents, tout le monde.

C’est donc avec une fierté héréditaire que le natif du petit village de Fressines veillera toute sa vie ou presque à l’exact emploi des deniers publics, appréciera avec ses équipes les comptes, la gestion des sociétés, des régies nationales, en un mot servira l’État dont il sera devenu un grand commis.

Gardiens de l’argent de la nation elle-même, les magistrats de la Cour des comptes ne portent jamais de gants dans les cérémonies officielles, pour montrer leurs mains nues, pures de toutes « épices » je précise pour les malcomprenants, comme disait Coluche, et j’en faisais partie jusqu’à hier, qu’en droit ancien les épices étaient des présents en nature que les plaideurs offraient aux juges. Les magistrats de la Cour ont pour emblème une paire de ciseaux d’or, qui représentent le pouvoir qu’ils avaient de couper dans les comptes royaux. Il n’y a plus de rois, mais les ciseaux d’or coupent toujours s’il convient de couper dans les notes de frais du pays. Pierre Moinot aimait raconter qu’au dix-neuvième siècle encore, le relieur de la Cour devait jurer de ne pas apprendre à lire, pour être incapable d’ébruiter le secret des délibérations. Oui, il était fier d’appartenir à la plus ancienne des institutions, créée en 1318, et de vous rappeler dans son discours, lorsqu’il fut reçu ici même le 20 janvier 1983, qu’un des plus précieux de vos prédécesseurs était à ses yeux le librettiste de Lulli, Philippe Quinault, auditeur des comptes élu au 29e fauteuil en 1670. Permettez-moi s’il vous plaît de saluer, mais pour une autre raison, la mémoire de Philippe Quinault, auteur d’une trentaine de pièces de théâtre de tous genres, dont certaines signées par Tristan l’Hermite dont il était le valet et le disciple. L’une d’elles, Les Rivales, fut ainsi présentée abusivement par Tristan sous son nom… Révoltés par cette injustice, les comédiens refusèrent de payer à l’imposteur le prix convenu et exigèrent que Quinault, le véritable auteur de la pièce, participât aux recettes. Cela n’était jamais arrivé : ce fut l’origine des droits d’auteur, qui nous font vivre. Merci et gloire à toi, Philippe Quinault !

Pierre Moinot, lui, était l’auteur des œuvres de Pierre Moinot. Les mauvais esprits qui auraient pu en douter, avançant qu’il n’aurait guère eu de temps pour les écrire, il les aurait tout de suite rassurés : la Cour laisse une totale liberté à chacun pour l’organisation de son travail, du moment qu’il le remet à l’heure. Avec l’argent qu’il gagne, il ne peut pas faire de folies, mais le temps il en a et il le dépense à écrire. Il ne patientera pas longtemps pour être lu. Ce n’est pas à lui que Raymond Devos songera en interprétant son fameux sketch « Si on m’avait aidé ». Aidé, Pierre Moinot l’a été très vite et par qui, pourquoi frapper aux petites portes, par Albert Camus qui reçoit ses premiers textes : une nouvelle dont l’encre est à peine sèche et une étude sur Lawrence. Thomas Edward Lawrence, Lawrence d’Arabie, qui le fascinait par sa vie, par ses mots comme « l’homme, étant une guerre civile… » ou des pensées dans le style de celle-ci, certes fort belle mais qu’on espère imparfaitement traduite : « La liberté, la seconde croyance de l’homme ». Oui, espérons que les croyances de l’homme ne s’arrêtent pas à deux et que la seconde est ici pour la deuxième.

Cependant Camus téléphone à Sartre : « Jean Paul ? Albert. J’ai une petite merveille pour vous. C’est une nouvelle d’une cinquantaine de pages, La Nuit et le moment. L’auteur s’appelle Pierre Moinot. Je ne vous lis qu’une phrase, la dernière, vous allez l’aimer : “ Dans le jour qui venait, il n’y avait pas encore place pour la pitié ”. » Sartre publie la nouvelle dans Les Temps modernes. Quelque temps après, le manuscrit d’Armes et bagages est terminé, Camus le lit et Pierre Moinot signe son premier contrat dans le bureau de Gaston Gallimard.

Mais, de toutes les émotions que la mémoire d’un écrivain retient de la publication de son premier roman, celle qui aura sa préférence sera l’arrivée d’une lettre, un matin dans sa vie. Elle provenait d’Indochine, elle était d’un officier qui lui aussi écrivait des livres, et qui signait Jules Roy. Il avait lu Armes et bagages et voulait connaître l’auteur. La rencontre se fit au café de Flore, Jules devint Julius pour une amitié torride dans laquelle fut impliqué tout naturellement Albert Camus, l’ami des deux.

Roy, Camus, de leurs discussions sur l’Algérie, la torture, naîtront des pages exceptionnelles dans l’œuvre de celui qui souffrait de leur souffrance et partageait leurs idées. C’est dans sa conscience tourmentée qu’il a mis à bouillir les crapauds, les canards sans tête qui donnent des cauchemars dans Le Sable vif à Jérôme Valdès, l’homme sur qui ses tortionnaires inventaient des douleurs, et qui se bat jusqu’au sang avec un chien pour le délivrer malgré lui des chaînes qui le martyrisent.
C’est parce qu’il croyait pourtant que l’homme aussi est l’avenir de l’homme qu’il s’engagea plus tard, et quel engagement, dans le combat d’Amnesty International pour devenir membre du comité exécutif de la section française.

Il n’est jamais aisé de faire le portrait d’un être humain, si humain. À Pierre Moinot, en plus, on ne peut pas dire « Ne bougez pas ! », il avait la bougeotte. On n’imagine pas forcément un président de chambre à la Cour des comptes descendant le Niger sur une pirogue et chassant l’hippopotame au harpon. Eh bien le nôtre, il faut l’imaginer. L’amitié de Julius est exigeante et mouvementée, Pierre Moinot prend un congé de trois mois à la Cour et voilà nos reporters partis pour l’Afrique, dépêchés par Match. Longtemps après, une partie de leurs aventures apparaîtra dans La Descente du fleuve. Pierre Moinot sera retourné plusieurs fois en Afrique, par exemple avec François Bel, le cinéaste animalier dont il sera le co-scénariste. Il fera d’autres beaux voyages sur la planète, de la Chine au Brésil, de la Grèce au Yucatan et au Pérou, dans la foulée nerveuse d’André Malraux qu’il s’agissait de suivre sans s’essouffler jusqu’au sommet du Machu Picchu.

Oui, mais qui disait « Pour écrire, il faut courir le monde, mais les livres s’écrivent assis à une table » ? C’était Jean Giono. Pierre Moinot, au milieu de ses voyages – et puis, peut-être, fallait-il rendre des comptes à la Cour – revient s’amarrer à sa table, compose La Mort en lui, longue nouvelle qui paraîtra dans le recueil La Blessure, et s’attelle en même temps à l’écriture de La Chasse Royale, ce roman magistral qui lui valut le Grand Prix du Roman de l’Académie française. Camus, quand il reçoit le manuscrit, lui écrit une lettre de plusieurs pages. « Vous avez écrit un beau livre, ferme, plein de fruits et d’odeurs, qui fait aimer l’amitié et l’amour… Je n’ai pas écrit souvent ce que je vais vous dire, cher Moinot : vous avez tout ce qu’il faut pour accomplir une grande œuvre, être ce qu’on appelle bêtement un grand écrivain. Il faut que cette confiance vous habite. » Et, plus loin : « En art, personne n’a jamais assez d’ambition. C’est pour cela que tout grand artiste est, en quelque endroit de son être, une bête perpétuellement souffrante. »

Pierre Moinot dira : « Cette lettre m’annonçait un destin littéraire que je n’ai sans doute pas accompli, il aurait fallu n’être que cela : écrivain. »

Pourquoi n’a-t-il pas été « que cela » ? On peut choisir une réponse dans cette même lettre si grave d’Albert Camus qui, traversant une époque où il se dit souvent malheureux « de ne pouvoir rien aimer, ou presque, de (son) temps », ajoute comme pour lui-même : « Je n’aimerais pas l’idée d’avoir vécu sans aimer la vie autant que je le puis. » Pierre Moinot, lui, a vécu en aimant la vie autant qu’il le pouvait. Avec ses passions, sa famille, ses voyages, ses amis, l’écriture, le service de l’État, ce n’était pas simple.

Pas simple pour le conseiller technique au tout neuf ministère des Affaires culturelles – il y a cinquante ans pile aujourd’hui, bon anniversaire, c’était en mars 1959 – d’être chargé par son ministre de repenser totalement et au pas de charge le système de soutien de l’État au cinéma français. La force de travail de Pierre Moinot était incroyable. En quelques semaines, imaginer, consulter, rédiger et faire accepter sa révolution à tout le monde, les politiques et les artistes, les financiers et les syndicats, convaincre M. Pinay, pas le meilleur de nos cinéphiles, arracher enfin sa signature au Premier ministre après avoir, à la demande de Malraux, résumé l’histoire en cinq pages « pour le Général », ce n’était pas simple, tout simplement. Le cinéma français doit une fière chandelle à Pierre Moinot.

Le fonds de soutien fut enrichi, le réseau d’« art et essai » créé, la commission d’avances sur recettes inventée pour aider les producteurs et bientôt les auteurs à faire des films, leurs films.
Leurs films ? Ce ne fut pas le moins difficile, persuader les uns ou les autres qu’on n’avait pas affaire à une manœuvre du pouvoir pour intervenir dans la création, domaine réservé des créateurs. Et qu’était-ce que l’« action culturelle », et cette expression encore, « démocratiser la culture » ? Nouvelle façon de parler. Méfiance. Mais il fallait compter sur ce grand honnête homme pour être à son poste le garant des libertés et, par la qualité des œuvres subventionnées, aider aussi le public à suivre sa pente, mais comme disait Gide, en la remontant…

C’est à ce même honnête homme qu’un pouvoir d’un autre bord, longtemps après, fera appel pour présider la Commission d’orientation et de réflexion sur l’audiovisuel, sachant son détachement politique avec sa compétence. La Haute Autorité, devenue C.N.C.L., puis C.S.A., doit son existence à la commission Moinot, qui réunissait en 1981 des volontaires acquis comme lui à l’idée qu’il fallait s’interposer à tout prix entre l’audiovisuel et la politique. On y retrouvait de beaux noms, Danièle Delorme, Jean-Denis Bredin, Françoise Mallet-Joris, Jean-François Collinet, François-Régis Bastide ou Claude Santelli.

Alors, quand on a accompli tant de choses pour servir l’État, ce qui lui tenait tellement à cœur, lorsqu’en chemin on a été directeur des Arts et des Lettres et, partant, du Théâtre, de la Musique, qu’on est entré dans l’histoire en bâtissant les maisons de la culture et la première au musée du Havre, qu’on a représenté l’UNESCO à travers le monde et secoué l’O.R.T.F. à Paris, que sais-je encore, quand on a eu cette carrière-là et qu’on regarde en arrière, de quoi se plaint-on ? Lui, de rien. Ce n’était pas son caractère. Soit, je pose la question différemment : pourquoi a-t-on toujours eu une lettre de démission dans la poche intérieure de sa veste ? Eh bien justement, pour ne jamais la retourner.

Quand André Malraux découvre le nom de sa fille Florence parmi les cent vingt et un signataires de la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » signataires qu’aussitôt le Premier ministre interdit de tout concours à une activité soutenue par l’État, Pierre Moinot se précipite chez son ministre, sa lettre à la main. Il sait que Vilar, Jean-Louis Barrault et Maurice Escande, l’administrateur de la Comédie-Française, l’attendent dans son bureau pour lui remettre leur démission, il est solidaire. Finalement l’anathème reste de principe, chacun reste en place, les nerfs à vif.

Mais le jour où la dotation des Affaires culturelles, faute de crédits, est amputée de la moitié de ce qu’ils espéraient, Moinot dit à Malraux : « Vous, vous ne pouvez pas démissionner, mais moi je peux », et il démissionne pour de bon.

Parenthèse merveilleuse : que devient-il alors, que fait-il, le grand commis de l’État, le haut fonctionnaire déçu ? Il fait de la menuiserie. Très sérieusement. Et, incroyable mais vrai, il passe son C.A.P. de menuisier… Comment ne pas l’aimer ?

Quand ses études de menuiserie lui laissent du temps, il écrit Le Sable vif. Il revient tout de même à la Cour des comptes – pas longtemps, Malraux le rappelle. Et là, à propos de menuiserie, de compagnon et de chef-d’œuvre, on peut dire que sa prochaine démission en sera un. Chargé d’un rapport sur la réorganisation des services dont il est le directeur général, il conclut à la suppression d’un poste : le sien. Et il s’en va.

– Saprai drôle…

Saura-t-on jamais si l’affaire de la Cinémathèque l’avait désespéré ? Il y aurait eu de quoi. Henri Langlois avait fondé avec Georges Franju la Cinémathèque, cet antre mythique où il collectionnait des trésors. Le monde du cinéma l’adorait. Le problème, pour l’État qui le subventionnait, c’étaient les comptes. D’après les Finances, il ne voulait ni en faire, ni en rendre. Et voici pourquoi, pour Pierre Moinot, mai 68 a commencé en mars. Malraux, très énervé par Langlois, convoque son directeur modèle et lui dit : « Nous sommes lundi, vendredi prochain vous prendrez la présidence de la Cinémathèque. »

Catastrophe. Fallait-il désobéir ? Oui ! Peut-on s’écrier bravement quarante ans plus tard. Le vendredi, Langlois était exclu des lieux, Pierre Moinot devenait président et tous les professionnels de la profession, comme dit Jean-Luc Godard, lui tombaient sur le dos. Mesdames et Messieurs de l’Académie, vous qui m’avez unanimement parlé de la générosité de cet homme, de son intégrité… « Un homme juste, une haute conscience ! » m’avez-vous répété. Un homme qui a mis sa vie, et à l’Académie française jusqu’à son dernier souffle, au service des autres… Comment peut-on imaginer qu’on lui ait fait jouer le rôle du méchant ? Quel contre-emploi ! Les injures fusaient, les pétitions pleuvaient, la Nouvelle Vague se déchaînait, il était le bourreau du génie. Et bien entendu, autour et au-dessus de lui, tout le monde l’abandonnait à ce scandale.

Un accord fut péniblement trouvé par une « Commission de sages ». Pierre Moinot et Henri Langlois essayèrent de se serrer la main par écrit. Mais ceux qui les avaient tardivement poussés à ce rapprochement s’y trompaient. On raccommode les gens, on ne les réconcilie pas. Pierre Moinot avait maigri de six kilos. Il fit ce seul commentaire :

J’ai servi l’État.

Est-ce cette désolante histoire qui lui fera dire un jour de Malraux « Je n’ai pas envie de parler de lui » ? Ou d’autres désillusions, peut-être ? « Je crois que Malraux ne m’a jamais dit une seule fois : comment allez-vous ? » Après toutes ces années où ils furent si proches, c’est extraordinaire. Proche de Louis Guilloux, Malraux le fut longtemps également. Mais Pierre Moinot observe douloureusement : « Tout le temps que Malraux a été ministre, je ne pense pas qu’il ait vu Guilloux une seule fois, ni fait un seul geste pour aider cet homme si démuni… »

A-t-il aimé André Malraux autant qu’il l’admirait ? On remarquera, en lisant sa biographie résumée au début de ses livres en édition de poche, par exemple, que reviennent régulièrement ces mots dont il nous étonnerait qu’ils ne fussent pas choisis par lui : « Ami de Camus et de Louis Guilloux, collaborateur d’André Malraux pendant six ans… » Peu de notes finalement, ou bien il dit les avoir perdues. Lui qui tenait son journal ! Des récits écourtés, des anecdotes, quelques formules de Malraux – certaines brillantes, comme celle-ci à propos de Staline : « C’est un homme qui ne s’est jamais senti concerné par l’innocence »… Ou cette autre sur de Gaulle, qui rédigeait ses Mémoires à Colombey : « Il vit en ce moment la dernière de ses très grandes parties, il s’attaque à sa mort. »
Ce qui ne fait aucun doute, c’est que Pierre Moinot n’a pas aimé le pouvoir. C’est un euphémisme. Il est allé jusqu’à le détester. Il est banal de dire que le pouvoir est nécessaire, il n’est pas banal de prononcer cet arrêt : « Il faut être contre le pouvoir qu’on détient. »

Son Mazarin, livre décalqué d’un formidable scénario de quatre émissions pour la télévision, ne dit pas le contraire malgré les apparences : le Mazarin de Pierre Moinot oppose la diplomatie à la force brutale, la souplesse à la morgue, l’ironie à la malveillance. C’est là pour notre auteur le pouvoir intelligent, mais constamment menacé.

Sa Jeanne d’Arc, elle, dans une autre œuvre de télévision dont il tira ce qu’il appelait un « roman visuel », Jeanne, symbole de liberté, de tolérance, d’ouverture à toutes les souffrances, est la victime de ce pouvoir fou qui rend la société folle, et qu’il dénonçait furieusement dans une pièce écrite et jouée bien auparavant : Héliogabale. Héliogabale est une tragédie terrifiante où ce jeune empereur de Rome, par haine du pouvoir qu’il exerce et qu’il exècre, décide d’avilir l’Empire avec lui, sort en boîte et se fait fouetter habillé en femme par un camarade de jeux qui est son esclave, se détruit et meurt égorgé à sa demande dans la fange, dans les latrines du palais, comme il veut égorger Rome, sa puissance et ses sanglantes valeurs, c’est atroce, c’est horrible, on reste sidéré. Pierre, Pierre !...

…On est mieux dans ses forêts. Lui aussi. C’est dans ses livres qu’il est heureux. Même quand ses personnages sont malheureux. Parce que, là, il a le rôle du romancier. Comme on respire, quand on marche avec le Guetteur d’ombre dans les herbes craquantes de gel, lecteurs au souffle retenu quand on aperçoit soudain, « parmi les archipels de feuillages », « l’image millénaire d’un cerf », ses yeux « comme deux étoiles rougeoyantes » avant qu’il disparaisse… Comme on est attentif au silence et à l’immobilité qui entourent Philippe dans La Chasse royale, lorsque « des bruits et des mouvements presque insensibles, comme un battement de sang et des clignements de paupières, agitent l’herbe et la forêt ». Comme on rêve, avec Jacques dans La Descente du fleuve, sous ce tonnerre de foudroiements aveuglants, ces illuminations « auxquelles succédaient la neige muette et ses fleurs de patience »… Quelle poésie. Quelle prose !

On n’est pas obligé de chasser comme lui, moi je ne chasse pas. On n’a qu’à le suivre, désarmé. Sur les sentiers pleins de mots, de mousses, de phrases, d’arbres compliqués, d’images assombries parfois par la broussaille du vocabulaire et de clairières soudaines où éclate son style, il vous explique en marche que « le soir, en forêt, tout est serein et paisible. Et pourtant des milliers de meurtres alimentent des milliers de vies, depuis les coccinelles qui mangent les pucerons, les renards qui mangent les mulots, les chats sauvages qui attaquent les petits chevreuils. C’est une extraordinaire continuité d’existence qui n’est faite que d’une succession de morts et jusqu’aux feuilles mortes qui deviennent humus nourricier ». Texte splendide par lequel il semble s’absoudre de tout, mais, quand on lui demande ce qu’il penserait du guetteur qui tuerait le cerf fabuleux, il s’écrie :

Ce serait un crime passionnel !

On a très bien dit et très bien écrit que, dans ces grands romans de Pierre Moinot, c’est lui-même, c’est l’homme que chasse l’homme. Mais je crois que dans tous ses livres, il était à la recherche de l’homme. Mais lui, contrairement au roi maudit de La Chasse royale dont la damnation était de chasser sans cesse un gibier qui fuirait toujours devant lui jusqu’au bout du temps, lui Pierre Moinot gardait l’espérance. Même quand l’homme fuyait devant lui.

Et même quand, refermant dans sa tête le livre de ses aventures, il nous dit presque mot pour mot, comme son personnage de La Descente du fleuve :

Parfois j’ai rêvé d’être chartreux, avec la cellule classique : un premier étage pour méditer, prier (prier ! Est-ce un mot qu’il avait apprivoisé grâce au père Carré, qu’il a découvert et tant aimé ici ?), prier, lire, un rez-de-chaussée avec un atelier de menuiserie, de plain-pied avec un jardin de légumes et de fleurs à entretenir.

Je ne peux pas terminer ce discours sans raconter une petite histoire qui est une grande histoire pour moi. À ses deux jeunes amis dont je vous ai parlé, Arnaud et Frédéric, qui lui demandaient un jour : « N’aimeriez-vous pas savoir qui va vous succéder et faire votre éloge ? », il répondit, après les avoir d’abord envoyés un peu jouer :

À la réflexion, j’aimerais qu’il soit fait par un homme amical, un esprit de la même famille que le mien, voilà une phrase qu’il citera, d’ailleurs.

Eh bien, c’est fait. Et pour m’avoir donné cette chance, pour m’avoir accordé l’honneur d’être cet homme amical, Mesdames et Messieurs de l’Académie, pour la vie, en tout cas pour la mienne, je vous remercie.