Hommage prononcé en séance à l’occasion du décès de Maurice Druon, secrétaire perpétuel honoraire

Le 23 avril 2009

Pierre NORA

Hommage à M. Maurice Druon*
secrétaire perpétuel honoraire

 

 

Maurice Druon aurait eu quatre-vingt-onze ans aujourd’hui même. Une pleine vie d’homme, et pleine de tout ce que la vie peut donner à un homme. Une vie, faut-il ajouter, qu’il ne doit qu’à lui-même. « J’ai eu souvent le sentiment d’être mon propre géniteur. Je ne succède pas. » C’est la dernière phrase du chapitre, sans doute le plus émouvant de ses Mémoires – avec le portrait de Joseph Kessel –, celui où il raconte comment il a appris, à dix-huit ans, par hasard et brutalement, que son père, Lazare Kessel, le jeune frère de Joseph, s’était suicidé à vingt et un ans.

Sa mort a eu un retentissement national. Depuis dix jours, un hommage unanime, et même anonyme, lui est rendu. De grandes voix, venues de notre Compagnie et des sommets de l’État, ont fait revivre, dans la presse, l’église Saint-Louis et la cour des Invalides, cette personnalité exceptionnelle et discutée, haute en couleurs, présente depuis l’après-guerre sur toutes les scènes, littéraires et politiques, grande figure publique aux engagements volontiers provocateurs, auréolé dès sa jeunesse d’un prestige aux facettes multiples : d’Artagnan en cadet de Saumur, un physique d’acteur et un talent de plume qui coule de source, un homme aussi bien fait pour l’action que pour la parole ou pour la représentation. Je me souviens de l’avoir vu pour la première fois quand il avait trente ans, au lendemain de son prix Goncourt : il explosait d’une joie physique et d’une vitalité conquérante, sauvage et solaire, animé d’un rire et d’un élan chaleureux et généreux. C’était un lion.

Si ce personnage flamboyant est assuré de rester dans l’histoire et dans la mémoire des Français, c’est pour Le Chant des partisans.

De cette Marseillaise de la Résistance, il y a une histoire interne et externe. L’histoire interne, déjà toute inscrite au légendaire national, commence le 30 mai 1943, dans un petit hôtel du Surrey appelé Ashdown Park, à Couldson, où Maurice Druon, vingt-cinq ans, et Joseph Kessel, fraîchement débarqués tous deux en Angleterre en janvier, via l’Espagne et le Portugal, écrivent dans la fièvre de l’inspiration des paroles sur la musique d’Anna Marly, qui servait depuis le 17 mai d’indicatif siffloté à l’émission clandestine « Honneur et Patrie », dirigée par Emmanuel d’Astier de La Vigerie, chef du mouvement « Libération-Sud ». Elle se poursuit sous la forme de tracts joints aux parachutages anglais sur les maquis. Et elle trouve son débouché officiel avec la diffusion du chant après le message du général de Gaulle annonçant le débarquement, le 6 juin 1944.

L’histoire externe, qui reste à explorer, n’est cependant pas moins intéressante. Il paraît en effet impossible de ne pas mettre en rapport l’insistance de d’Astier de La Vigerie, ces jours-là, d’écrire un chant pour la Résistance, avec, trois jours avant sa rédaction, la première réunion clandestine du Conseil national de la Résistance, à Paris, rue du Four, sous la présidence de Jean Moulin, destinée à assurer sur les différents mouvements de résistance l’autorité du général de Gaulle, alors en sérieuses difficultés avec les Alliés. L’initiative de d’Astier, d’ailleurs rival direct de Moulin, pour donner, lui aussi, un repère unificateur et un symbole à la Résistance va dans le même sens. Le Chant des partisans s’inscrit dans un moment décisif et très particulier du rapport difficile de De Gaulle avec la Résistance d’un côté, les Alliés de l’autre. Et Druon se trouve ainsi avoir joué un rôle, difficile à mesurer mais loin d’être négligeable, non seulement dans l’imaginaire national, mais dans le destin du général de Gaulle et donc l’histoire de la France.

Mais osons le dire, avec notre Secrétaire perpétuel, et en laissant de côté son œuvre littéraire, mondialement connue, et son activité politique, plus controversée, c’est ici même, à l’Académie, où il a siégé quarante-trois ans – soit près de la moitié de son existence –, que Maurice Druon, notre doyen d’élection, a donné le meilleur de lui-même. Il s’est identifié à l’institution.

Il faut lire son discours de réception au trentième fauteuil, à la place de Georges Duhamel, qui date du 7 décembre 1967, pour l’entendre déjà parler en Secrétaire perpétuel, qu’il ne sera que dix-huit ans plus tard. Tout le portait à cette fonction qu’il a scrupuleusement exercée pendant quinze ans : son autorité naturelle, sa passion des mots et de la langue classique, son sens aigu de la qualité des individus, son goût du faste et de la représentation, son respect pour le rituel et la tradition et, chez cet homme de haute culture historique, le fabuleux répertoire que trois cent cinquante ans d’une institution sans pareille dans l’histoire de la monarchie et de la république permet de mobiliser à chacune des occasions, solennelles ou non, où il revient au Secrétaire perpétuel de prendre la parole. Les Discours et travaux académiques qui, dans l’Annuaire, ne comportent en général pour chacun d’entre nous que quelques lignes, couvrent pour lui quatre pages, soit – j’ai compté – quatre-vingts interventions, hommages, rapports, discours. Un record absolu.

Druon est arrivé quai de Conti au moment où, comme il le dit en 1994 pour le 300e anniversaire de la première édition du Dictionnaire, « notre langue n’est plus à l’abri des incertitudes. Nous constatons qu’elle perd, non par elle-même, mais par l’emploi qui en est fait, sa perfection. Elle se délite, elle se pollue sous nos yeux et nos oreilles, non seulement parce que le racolage publicitaire ou le laisser-aller médiatique la persillent de termes venus de l’extérieur, non seulement parce que la vanité de diverses fausses sciences la fait dériver vers des jargons détestables, mais aussi parce que, depuis quelques décennies, les méthodes de son apprentissage ont été systématiquement et dramatiquement modifiées ». Gardien suprême d’une langue qu’il parlait et écrivait lui-même de façon si tonique et charnue, il a œuvré avec l’énergie d’un grand capitaine à la confection de la IXe édition du Dictionnaire, mission première de l’Académie et, comme il dit, « ardente obligation nationale » : réforme complète du service du Dictionnaire, moyens, méthodes, personnel, publication par l’Imprimerie nationale. Il a ferraillé d’autre part tantôt contre une réforme castratrice de l’orthographe ou une féminisation abusive des noms de métiers, fonctions, grades et titres, tantôt pour que les produits importés soient accompagnés de leur description et mode d’emploi en français ou pour le maintien du français comme langue diplomatique. Récemment encore, il prenait la tête d’une croisade pour consacrer le français langue juridique de l’Europe.

Son apport ne s’arrête pas là. C’est à sa diplomatie que l’on doit d’illustres confrères, comme Fernand Braudel, par exemple, hier ou François Jacob aujourd’hui. Et s’il n’a pas été, au départ, le plus favorable à l’entrée des femmes, comment ne pas se féliciter et le remercier, en se retirant lui-même à l’aube d’un siècle qu’il sentait n’être plus le sien, de nous avoir offert, pour occuper la place de Secrétaire perpétuel, avec l’accord unanime de la Compagnie, une femme d’exception, en la personne de Madame Hélène Carrère d’Encausse ?

Étant donné le rôle central qu’il a tenu pendant si longtemps, Maurice Druon a compté dans la vie personnelle de la plupart d’entre nous. J’en sais dont les rapports avec lui remontent à plus d’un demi-siècle ; d’autres qui ont entretenu avec lui ce qu’ils appellent eux-mêmes « une amitié paradoxale », à cause de leurs différends sur des problèmes de fond. On trouverait Londres, la Résistance, le gaullisme, la vieille Russie à l’origine de l’amitié indestructible qui l’a lié à quelques-uns de nos confrères, Jean Bernard, Henri Troyat, le père Carré, Pierre Moinot, Pierre Messmer, dont la mort l’a laissé parmi nous plus seul. Chacun de nous ici a son histoire, heureuse ou malheureuse, avec Druon.

La mienne a ceci de particulier qu’elle a commencé plutôt mal pour finir plus que bien, par ce qu’il qualifie lui-même, en dédicace de ses Mémoires, d’ « intense amitié », car chez lui tout était intense. C’est un des miracles de l’Académie de permettre, à un âge où elles deviennent si rares et difficiles, ces amitiés aussi précieuses qu’inattendues.

Hélène Carrère d’Encausse a souvent déclaré que Maurice Druon était la mémoire de l’Académie. C’est vrai ; et une institution qui perd sa mémoire, comme un individu et une nation, est une institution menacée. J’irai même, pour finir, plus loin : de l’Académie, Maurice Druon a été longtemps l’âme, et la figure emblématique.

Avec lui s’achève sans doute ce que l’on pourrait appeler l’« âge gaullien » de l’Académie française, comme se sont achevés récemment les derniers soubresauts de l’âge gaullien de l’histoire et de la politique françaises. L’affirmation peut paraître audacieuse ou incongrue. Elle ne manque cependant pas d’arguments. Il y a d’abord Le Chant des partisans, dont on ne pourra jamais lire les paroles sans émotion : « Ami si tu tombes / Un ami sort de l’ombre / À ta place... » Il y a la fidélité inconditionnelle au gaullisme et à l’esprit de la Résistance, à toutes les formes de résistance, les bonnes et parfois moins bonnes.

Mais il y a davantage, qui nous concerne tous directement. Maurice Druon lui aussi s’était toujours fait « une certaine idée » de l’Académie, à laquelle il s’est donné tout entier, dans laquelle il voyait, précisément, l’expression la plus haute de l’identité de la nation et comme l’incarnation de la France. Cette idée, il nous appartient maintenant de la faire vivre. Et pour ceux qui l’auront connu, admiré, contesté, pour ceux qui l’ont aimé, ce sera le meilleur moyen, et malheureusement le seul, de sentir ce sacré grand bonhomme toujours là.

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* décédé le 14 avril 2009.