Guizot. Communication à l’Académie des Sciences morales et politiques

Le 17 janvier 2004

Gabriel de BROGLIE

GUIZOT

 

Séance du lundi 17 janvier 2004 de l'Académie des sciences morales et politiques

 

 

C’est une tache redoutable que d’évoquer un historien aussi complet et aussi considérable que Guizot, devant la Compagnie la plus savante, qui a entendu les éloges de Jules Simon à sa mort et de Pierre Clarac au centenaire de sa mort en 1974, sans parler des hommages qui lui ont été rendus à l’Académie française et à l’Académie des Inscriptions et belles-lettres dont il était également membre. Comme il n’est pas concevable d’avoir relu récemment tous les ouvrages historiques, ni de posséder le talent de nos prédécesseurs, seuls le recul du temps et les travaux récents m’aideront à tenter de vous présenter une vue plus globale du personnage sous l’angle de l’histoire. Mais auparavant, je commencerai par rappeler que nous lui sommes tous redevables de la refondation de notre Académie.

Nous savons tout sur les décisions qui ont, en 1795, créé la deuxième classe de l’Institut, en 1803 supprimé cette classe, en 1816 refusé de la rétablir, et en 1832, Guizot étant ministre de l’Instruction Publique, créé l’Académie des Sciences morales et politiques. Nous en avons lu le détail dans la présentation qu’en a faite Henri Amouroux dans le livre Histoire des Cinq Académies, paru en 1995, après Charles Lyon-Caen, Émile Mireaux, le baron Seillière et Jules Simon.

Ce qui mérite peut-être un mot de commentaire, c’est l’appellation de « Sciences morales et politiques » et les variations au cours des âges de la notion que recouvre cette dénomination.

C’est Condorcet, le premier sans doute, qui, dans son discours de réception à l’Académie française en 1782, faisant en tant que mathématicien l’éloge des sciences, pose, en pendant des sciences physiques, les sciences morales, « presque nées de nos jours, dont l’objet est l’homme même, qui doivent suivre les mêmes méthodes que les premières, acquérir une langue également exacte et précise, atteindre au même degré de certitude ».

Puis, en 1792, le chantier de la Révolution engagé, le même Condorcet présentant devant l’assemblée législative un projet de décret sur l’Instruction publique, proclame : « Les Sciences morales et politiques ne doivent pas être séparées, et on n’a pas dû les confondre avec d’autres ». Mirabeau, lui, avait parlé des « Sciences philosophiques » dans son premier projet de création de l’Institut. L’abbé Grégoire et Daunou reprennent l’appellation de Condorcet de 92 et, la Convention renversée, le Directoire crée la Deuxième Classe de l’Institut sous ce nom.

La notion de Sciences morales et politiques est donc directement héritée de la philosophie des Lumières. Après l’accident de la Terreur, la politique sort du domaine des passions et peut entrer dans l’âge scientifique. Différentes disciplines permettent de fonder scientifiquement la marche de la société et d’éviter les conflits : la psychologie sociale, la législation, l’économie politique. Ce sont des sciences, et même, pour mieux marquer l’ampleur de la transformation, c’est une science, que certains désignent déjà comme « la mathématique sociale ».

Le Premier Consul n’a pas exactement supprimé les Sciences morales et politiques. Issu lui-même de la philosophie des Lumières et membre de l’Institut, il a, dans une réorganisation plus vaste, fait de 3 Classes, dont les Sciences morales, 4 Classes sans les Sciences morales. Les membres de l’ancienne deuxième Classe sont répartis entre les 4 nouvelles. L’objectif est bien clair : il s’agit de disperser les Idéologues, c’est-à-dire un foyer d’opposition à son pouvoir personnel, qu’animent Volney, La Révellière-Lépeaux, l’abbé Grégoire, Dupont de Nemours, Garat. L’opération politique est en même temps une négation du concept même de sciences morales et politiques.

Il faut noter que la Restauration n’a pas restauré Pour les mêmes raisons : politiques d’abord — il y a parmi les anciens membres de la deuxième Classe des régicides — et philosophiques ensuite — sous la monarchie restaurée, légitime, il n’y a pas une discipline regroupant les sciences morales et politiques.

Ce n’est précisément pas l’avis des libéraux et des Doctrinaires sous la Restauration. En 1819, d’anciens membres de la deuxième classe tentent de se réunir autour de Roederer. Guizot, crée une société privée des Sciences morales et politiques de 30 membres. On y trouve Royer-Collard, Victor de Broglie, Destutt de Tracy, Gérando, Roederer, Lanjuinais, Benjamin Constant, Volney.

Parvenu au pouvoir, Guizot propose à Louis-Philippe en 1832 de rétablir l’ancienne Classe sous le nom d’Académie. L’appellation n’est pas changée, mais la notion n’est plus la même. Il s’agit, je le cite, de "réunir des hommes remarquables en différents domaines, la philosophie, le droit public, l’histoire générale, l’économie, qui resteraient sans liens entre eux", de créer « une sociabilité intellectuelle et savante sur laquelle le régime de Juillet puisse s’appuyer », une « puissance morale librement alliée au pouvoir », plus cyniquement, on a dit « une réunion des notabilités du Juste milieu ». Il est à peine question de sciences dans le projet de 1832, mais de raison, de politique rationnelle si l’on veut, destinée à conjurer les menaces toujours présentes de l’autoritarisme, de la révolution et du socialisme. Il n’est plus question en tout cas d’une science de la société. Parmi les sections, on en trouve une d’administration qui n’est pas une discipline scientifique. On ne trouve plus la géographie qui pourtant en est une et, en économie politique, la simple statistique a remplacé l’idéal de la mathématique. Les enquêtes sociales apparaissent comme les moyens d’améliorer la conscience de la société. La nouvelle Académie s’y lance avec conviction. Mais bientôt ces enquêtes deviennent des armes aux mains des réformateurs utopistes, ou simplement des médecins hygiénistes et suscitent la méfiance des anciens doctrinaires. L’économie politique leur paraît moins périlleuse que la statistique. Guizot, devenu chef du gouvernement, convainc son Académie d’y renoncer et d’accorder plus d’importance aux idées qu’aux chiffres. Louis-Philippe avait d’ailleurs accueilli le projet de Guizot en en marquant les limites : « Cette Académie, disait-il, sera très utile pourvu qu’elle ne soit pas trop pressée de se faire écouter et qu’ailleurs on ne fasse pas trop de bruit ». L’appellation de « Sciences morales et politiques » ne sera désormais plus mise en cause, ni par le Second Empire, ni par la République. Mais le concept n’a-t-il pas évolué ? Dans les années 1960, on a avancé celui de Sciences humaines avec, souvent, un présupposé matérialiste. Pour notre Académie, une telle appellation ne correspondrait pas à un élargissement de son champ de vision, mais à un rétrécissement. Alors, des Sciences morales de Condorcet aux Sciences humaines d’aujourd’hui, devons-nous nous interroger encore sur notre appellation et sur le sens de cet « et » qui relie les « Sciences morales et politiques ». Est-il cumulatif ou alternatif ? Pas tout à fait l’un, pas tout à fait l’autre. À mes yeux, le sens cumulatif prédomine. Gardons-nous donc de modifier une appellation consolidée par la tradition et dont nous savons, nous, ce qu’elle recouvre : un certain pragmatisme dans les méthodes, une très grande ouverture d’esprit, et une haute ambition dans les objectifs.

Toute la carrière de Guizot est marquée par une tension entre l’historien et le gouvernant. Je vais tenter de donner un rapide portrait du personnage avant de proposer ma réponse à la question : Peut-on faire confiance à l’historien ?

Guizot a occupé la scène pendant soixante-deux années imprégnées d’une histoire dont il a tour à tour donné les leçons et les exemples. Son portrait ne peut être que cinétique. Il est successivement l’historien avant le pouvoir, l’historien au pouvoir, l’historien après le pouvoir.

De 1812 à 1830, sa fulgurante carrière de professeur a donné les plus beaux moments de la chaire du grand amphithéâtre de la Sorbonne où se succédaient Guizot, Cousin et Villemain et que rappellent les fresques du grand vestibule au premier étage, mais elle a été interrompue à trois reprises par la politique.

En 1812, à 25 ans, avec une dispense d’âge, de formation germaniste et littéraire mais ne possédant aucun diplôme, il entre presque fortuitement à l’Université par le sommet, en qualité de premier titulaire de la Chaire d’Histoire moderne. Fontanes le choisit pour lutter contre l’irréligion et équilibrer l’influence des disciples des philosophes. Il jouit déjà d’une grande réputation dans les cercles intellectuels, mais il n’a pas fait d’études d’histoire, qu’il va apprendre en même temps qu’il l’enseignera. Ses adversaires prétendront qu’il choisit, pour masquer ses lacunes, le sujet le plus général qui soit : l’histoire de la civilisation depuis la Chute de l’Empire romain jusqu’à la période moderne. Dès la leçon inaugurale, on assiste à la naissance d’une nouvelle école historique que l’on a appelée, improprement, l’école philosophique, par opposition à l’école narrative représentée par Thiers et Miguet. On devrait dire école théoricienne, fondant sur des sources nombreuses, nouvelles et contrôlées une théorie de l’évolution sociale pour la période considérée. En 1814, la Restauration l’arrache à l’Université et lui confie des fonctions dans les ministères. En 1820, la chute de la Restauration libérale le renvoie à l’Université. Son deuxième cours a pour sujet : l’histoire du gouvernement représentatif en Europe. Il est très politique et sert de prétexte à des attaques contre le gouvernement. Son auteur est suspendu en 1822 et se retrouve sans traitement, obligé de gagner sa vie par des publications diverses. C’est l’époque où il ouvre les chantiers qui occuperont toute sa vie : L’histoire de la civilisation en Europe, l’histoire de France avec les Essais sur l’histoire de France et la collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, qui compte trente volumes, et, troisième chantier, L’histoire de la Révolution d’Angleterre, elle aussi très politique à l’époque puisqu’elle est destinée à prôner la substitution dynastique qui délivrera pacifiquement la France de la monarchie absolutiste de la branche aînée. Il s’agit d’une histoire narrative qui s’appuie, elle aussi, sur l’étonnante collection des Mémoires relatifs à la révolution d’Angleterre, 25 volumes, dont personne ne sait comment Guizot, qui n’est jamais allé en Angleterre, a pu les réunir et les traduire avec une sûreté qui fait aujourd’hui encore l’admiration des historiens anglais.

En 1828, Guizot est rétabli dans sa chaire et reprend son cours sur l’histoire de la civilisation en Europe, et l’année suivante en France. C’est alors un immense succès. L’éloquence irrésistible, la pensée ferme, l’érudition illimitée, la force démonstrative transportent l’auditoire. Ce n’est pas un cours d’histoire. Les auditeurs sont invités à étudier les faits avant le cours. Mais c’est un cours de philosophie à propos de l’histoire qui explique les évolutions lentes des premiers siècles, démontre la complexité des causes, replace l’homme dans la société pour analyser la marche de l’humanité dans cette période confuse, démonte le mécanisme du progrès de la civilisation. À travers le mélange des races, la révolution communale, la féodalité, c’est une vieille France que l’antiquité et le classicisme avaient fait oublier, qui réapparaît comme un romantisme qui serait à la fois une renaissance.

Ces trois années d’enseignement marquent le sommet de l’art, de la renommée de Guizot historien. Goethe fait éloge de sa profondeur et de sa pénétration, Tocqueville ne manque pas une leçon, Montalembert, Sainte-Beuve sont ses auditeurs. Guizot dit sobrement : « C’est une époque de ma vie et peut-être aussi une époque d’influence dans mon pays ». Ces années marquent aussi l’accession du professorat au rang de puissance sociale.

1830 est la victoire des historiens. La politique va enlever à l’histoire Guizot, Thiers, Villemain, Cousin, Barante.

Pendant les dix-huit années suivantes, Guizot est au pouvoir. La période se divise en deux : avant 1840, il est ministre, après il est le chef de gouvernement. Dans les deux cas, il campe parmi les historiens devenus hommes d’action, la figure la plus haute de l’historien au pouvoir.

Au ministère de l’Instruction publique qu’il occupe de 1832 à 1837 avec une interruption de 7 mois, il est non seulement historien-ministre, mais le ministre de l’histoire et met en œuvre une politique de l’histoire.

Dès la période précédente, il avait repris à son compte la démarche du Comité des Chartes de Moreau à l’Académie des Inscriptions et belles lettres en l’élargissant et en publiant en quelques années 56 volumes de documents historiques. En 1833, il fonde à titre privé la Société de l’histoire de France avec ses amis, Fauriel, Vitet, Thiers, Champollion-Figeac, Molé, Pasquier. Ils furent bientôt plusieurs centaines et publièrent 71volumes de documents inédits. Mais il appartenait au gouvernement de coordonner, d’inspirer et de financer un tel projet. Il crée donc le 31 décembre 1833, avec les mêmes auxquels il joint Quinet, Michelet et Augustin Thierry, le Comité des travaux historiques avec pour mission de publier « tous les matériaux importants et encore inédits de notre histoire nationale ». Projet d’une ambition prodigieuse, et d’une portée politique évidente : élargir les champs de la recherche et donc de la conscience historique, aux dépôts qui existent dans les ministères, les régions, les départements, les villes, les tribunaux, les professions, c’est élargir l’histoire au monde civil, religieux, moral, scientifique, littéraire. Ainsi, ne traitera-t-elle plus seulement des batailles et des traités, mais des idées, des usages, des mœurs, des rites.

Un budget est voté. Des correspondants désignés dans tous les départements. Le Comité des travaux historiques a publié plus de 400 volumes et l’œuvre se poursuit encore. Bien entendu, le projet a été taxé de chimérique, son utilité contestée, sa réalisation critiquée et les crédits rognés. Mais l’impulsion a été donnée définitivement et elle a eu des effets d’entraînement heureux. Les villes et les départements se sont intéressés à leurs archives et à leur passé. L’activité intellectuelle est revenue en province. Les sociétés savantes d’histoire, d’archéologie, d’antiquaires, ont connu un essor remarquable.

Ce réveil de l’historiographie s’est doublé d’une querelle politique. Les sociétés de province, conservatrices et cléricales ont parfois versé dans la propagande légitimiste. À la chambre des députés, les républicains ont contesté l’entreprise de propagande pour le régime.

La politique historique de Guizot ne se limite pas à la publication des archives, ni même à leur conservation et à l’organisation de la recherche. Guizot a rétabli l’histoire dans l’enseignement primaire et secondaire. Il a le premier, dégagé la notion de "corps enseignant" et lui a reconnu, sous l’autorité de l’État, la dignité et l’indépendance d’un corps intermédiaire.

Guizot crée la Commission des Arts et des Monuments qui est l’ancêtre de l’Inventaire général des richesses artistiques de la France. Il fonde la Commission et les inspecteurs des monuments historiques dont les premiers furent Vitet et Mérimée, avec pour tâche la description du patrimoine archéologique, autant que la restauration des monuments.

Guizot a apporté son concours au projet de Louis-Philippe de créer à Versailles le musée de l’histoire de France, il a créé plus tard, l’École française d’Athènes, a réformé l’enseignement de l’Ecole des Chartes, et a animé personnellement, jusqu’en 1848, le Comité des travaux historiques. Le rétablissement de l’Académie des Sciences morales et politiques s’inscrit naturellement dans cette conception d’ensemble.

Après 1840, comme chef du gouvernement, l’identification est moins évidente. Ou plutôt, elle laisse apparaître, du point de vue qui nous occupe qui est celui du rapport du gouvernant à l’histoire, une dissociation surprenante entre la politique étrangère et la politique intérieure.

En politique étrangère, Guizot définit la diplomatie de la France nouvelle conforme à sa vocation séculaire et à son intérêt actuel : affirmation dynastique manifestée par son souci constant du protocole, si important en cette matière, et par l’ambition familiale conduite jusqu’au bord d’une crise européenne lors des mariages espagnols.

L’autre trait de cette diplomatie, c’est un renversement spectaculaire des alliances au profit de la seule monarchie parlementaire, l’Angleterre, avec la liquidation des contentieux et la proclamation de l’Entente cordiale entre les deux souverains. La diplomatie de Guizot, c’est enfin le refus de l’aventurisme, du bellicisme hérités de l’Empire et repris par Thiers, au profit d’une politique d’équilibre, de paix et de prospérité. Les leçons de l’histoire, proche et lointaine, sont partout présentes dans ces choix.

La politique intérieure menée par Guizot paraît plus crispée, ponctuée de crises et de batailles parlementaires et finalement réduite à une résistance à la réforme, à un refus du changement qui paraît en définitive le contraire de la leçon de l’histoire. Sans doute la mort accidentelle du duc d’Orléans et la jeunesse de l’héritier de la couronne ont enfermé le roi vieillissant et son ministre dans un immobilisme qui se voulait conservateur pour la dynastie mais qui s’est révélé explosif. La révolution de 1848 s’est faite en partie aux cris de "A bas Guizot", ce qui est le signe d’une incompréhension, d’une rupture avec l’opinion et d’un échec du gouvernant devant l’histoire.

Mais Guizot ne reconnaîtra jamais avoir échoué. Il lui reste vingt-six années à vivre une seconde et très féconde carrière d’historien, après le pouvoir. Il n’y aura pas de retour en politique, plus d’enseignement, mais des publications nombreuses et une influence considérable sur les esprits et sur l’opinion.

Guizot va reprendre ses grands chantiers. Il réédite et complète ses ouvrages précédents sur l’histoire de la civilisation. Il prolonge, par 4 volumes, l’histoire de la révolution d’Angleterre, mais sans aller pourtant jusqu’à son terme en 1688. Il s’arrête en 1660 et donne un essai très éclairant : « pourquoi la révolution d’Angleterre a réussi. » Sous entendu : « et pas la révolution en France ». Mais il n’achève pas ce grand travail, c’est qu’il se consacre à un autre, la rédaction de ses mémoires, des mémoires d’Etat, en 8 volumes qui sont une autre forme d’ouvrage d’histoire. Il le complète par le recueil de ces discours parlementaires, en 5 volumes, plus un volume de discours académiques. Voilà qui s’appelle mettre ses papiers en ordre.

Il restait à Guizot à rouvrir un autre chantier, celui de l’histoire de France. Il le fit par un ouvrage qui ne connut pas la carrière qu’il méritait, je veux dire la carrière intellectuelle, car sa carrière éditoriale fut brillante. C’est « L’Histoire de France racontée à mes petits-enfants », 5 gros volumes in-quarto, illustrés et richement reliés qui ont meublé les bibliothèques de famille pendant des générations. Mais l’œuvre est autre chose qu’un livre de cadeau. Guizot l’avait commencée sous la Monarchie de Juillet, pendant une vacance de pouvoir, c’était à l’époque une histoire de France racontée à mes enfants.

C’est une histoire racontée, et non une analyse structurale, encore moins une philosophie. On y trouve des tableaux majestueux, attendus. L’auteur insiste sur les origines, réhabilite le Moyen-Age et donne le récit de la formation de la nation française. La partie la plus originale est l’histoire de la Réforme en France. L’auteur est là dans son sujet et sa peinture de la Renaissance est très personnelle. Non moins originale est la place donnée au jansénisme, sa comparaison avec le protestantisme et le tableau brossé du XVIIème siècle, en relation avec la révolution d’Angleterre. Il réhabilite globalement le Grand siècle, mais c’est pour mieux critiquer le XVIIIe siècle et la philosophie des Lumières. A travers tout le livre court le refus d’un cadre trop hexagonal pour raconter l’histoire de France. Son propos essentiel est narratif et didactique. L’histoire de France, c’est essentiellement l’histoire de l’apparition de cet élément central et original de la nation française, le tiers-état, c’est l’histoire de la bourgeoisie. Ce sera le dernier ouvrage de Guizot, sa conclusion d’historien en quelque sorte.

Et en conclusion de notre portrait de l’historien, essayons de caractériser son œuvre. L’œuvre écrite est considérable ; plus de 90 volumes ; admirable dans sa forme, dans sa méthode, dans son inspiration ; elle est foisonnante ; aucune de ses parties n’est achevée, elle ne contient pas un grand livre, un traité qui la résumerait toute ; d’autre part, les livres d’histoire ne sont qu’une partie de l’œuvre de l’écrivain, à quoi il faut ajouter 30 autres volumes, ouvrages de doctrine politique, de spiritualité, les discours, et surtout l’immense correspondance qui est peut-être son plus beau titre littéraire. Ajoutons qu’à l’œuvre écrite s’ajoute la création des institutions, l’animation des recherches, l’influence. Enfin, l’historien Guizot est inséparable de l’homme d’Etat, son œuvre écrite de son action, sa pensée de son combat. Ces caractères rendent délicate la réponse qu’il convient maintenant de donner à la question : peut-on faire confiance à l’historien Guizot ?

Je tenterai de le faire en trois temps.

Peut-on faire confiance à l’historien Guizot pour écrire l’histoire ? Assurément. Guizot possède, à mes yeux, une antériorité et une primauté parmi les historiens du XIXe siècle. Il est l’aîné et il est le maître. Il a montré une virtuosité dans tous les registres de l’activité historienne, de la haute philosophie à la simple correspondance, une inlassable activité, une hauteur de vues et de ton, une fermeté de la pensée, et surtout, une remarquable méthode pour faire progresser la connaissance, pondérer les influences, vérifier les sources, dégager les explications, une intuition pour atteindre la vérité en dehors de toute position partisane. Guizot ne montre pas, il ne peint pas, il démontre, il explique, parce qu’il sait l’histoire mais il faut aussi marquer ses limites : il est essentiellement l’historien des institutions, de régimes politiques. Il est moins que Michelet, l’historien de la France intégrale. Ces sources se limitent le plus souvent à l’imprimé. Il néglige les inscriptions, les monnaies, les monuments, la langue et surtout la géographie.

C’est Guizot qui oppose les deux méthodes : l’analyse, qui est seule scientifique, et la synthèse, qui est traditionnelle, et qui tend à recréer, c’est-à-dire à créer la légende ou des chimères. La première est la sienne, la seconde celle de Michelet qu’il critique comme prétendant à une résurrection intégrale du passé", mais aboutissant à une "violente chimie morale". Par ses travaux accomplis avant 1830, Guizot a contribué à dégager l’histoire de la rhétorique, de la propagande, de la littérature et à faire triompher l’histoire érudite et, disons-le, scientifique. Il est le moins romantique des historiens du premier XIXe siècle qui le sont tous à des degrés divers, comme Augustin Thierry et Michelet. Il a fait entrer dans l’histoire plus de vérité, et Michelet plus de sentiment.

Peut-on ensuite lui faire confiance dans sa tentative d’explication, en tant que doctrinaire ? Pour ma part, je réponds oui encore, bien que nous entrions ici dans le débat et même le combat d’idées.

Les doctrinaires forment le groupe des royalistes libéraux sous la Restauration qui refusent la Révolution et le retour de l’Ancien Régime. Sur toute question, ils partent d’une analyse savante, historique et philosophique, dégagent les questions théoriques qui se posent et définissent une solution rationnelle qu’ils défendent avec hauteur et dogmatisme. Guizot est leur inspirateur. Il a essentiellement voulu donner une interprétation de son temps, prévenir le retour de secousses de la Révolution et construire la France nouvelle. L’ambition du doctrinaire est de parvenir à ce que la société soit "gouvernée par le maniement des esprits et non plus par le bouleversement des existences". Mieux connaître la société pour la gouverner plus sûrement, tel est le rôle que s’assigne l’historien doctrinaire, qui ne séparera jamais l’histoire de la pensée politique, la théorie de la pratique. Il y parvient par sa conception primordiale de la durée qui le conduit à rechercher la persistance de l’ancien dans la nouveauté, ou mieux encore à "discerner, parmi les choses qui bougent ce qui ne bouge pas, et parmi les choses qui ne bougent pas, ce qui bouge".

Notre confrère René Remond avait relu en 1974 les mémoires de Guizot pour savoir s’il s’y trouvait une explication de l’histoire. Il y décelait des tendances lourdes : la première est que l’histoire proche obéit à des nécessités, des enchaînements, qui sont différents des épisodes ou des accidents. Cette nécessité est supérieure, mais elle reste cachée, seuls, ceux qui détiennent les commandes du pouvoir la connaissent. Une deuxième tendance est un progrès continu du sentiment général, qui n’est pas encore l’opinion publique, mais dont l’accord est nécessaire pour que la volonté du pouvoir se traduise dans la réalité des faits. Une troisième est la sécularisation du monde, la réparation de la science et de la foi, l’émancipation de l’intelligence, dont l’Etat moderne est le résultat.

Existe-t-il chez Guizot une philosophie de l’histoire ? Je ne le pense pas. Il n’est pas assez spéculatif, trop homme d’action pour cela. Mais il y a une vision du progrès de la civilisation qui se détache de la succession des faits, qui plane au-dessus de la vie des peuples et des nations et qui serait comme l’âme de l’humanité. Et le paradis de cette âme, c’est la liberté.

En réalité, Guizot a surtout cherché à faire l’éducation politique de son temps. La partie la plus vivante de son œuvre de doctrinaire, qui est essentielle à son époque et à la pensée politique de tous les temps, s’applique à la source de la souveraineté et à son aménagement. Il place cette origine du pouvoir, non dans le monarque de droit divin, ni dans le peuple, mais dans la raison. Et il l’aménage par le gouvernement représentatif, le régime parlementaire limité par le cens électoral, qui assure seul le règne de la raison en conciliant liberté et pouvoir.

On touche ici les limites de cette conception générale. Elle néglige l’économie, elle ignore le mouvement démocratique, elle minimise le jeu des intérêts matériels.

Bien que Guizot ait été parfois invoqué par les marxistes comme l’inventeur de la notion de classe sociale, il fait profession d’idéalisme. C’est l’idée qui gouverne le monde. Et à travers elle, ce sont les grands hommes qui font l’histoire.

Si la doctrine de Guizot a eu un tel retentissement, c’est qu’elle est indissociable de sa carrière politique, et inversement que sa stature d’homme d’Etat est indissociable de sa réputation d’historien. Peut-on donc faire confiance au gouvernant ?

Jules Simon a dit qu’il était "le plus philosophe des politiques et le plus politique des philosophes". Son double effort de "perfectionner la doctrine par l’étude des faits contemporains et de soumettre les faits contemporains à sa doctrine" a-t-il été couronné de succès ? On a vu les limites de la doctrine, on ne peut que constater l’échec final du gouvernant. Dans ses Mémoires, il résume son action à la tête du gouvernement : " la résistance, la paix, les classes moyennes. Au moment d’opposer la résistance aux revendications réformatrices, les classes moyennes lui ont manqué. La force du doctrinaire, c’est le refus de s’adapter aux circonstances au nom de la doctrine. C’est ce refus qui perdit le gouvernant. Comment expliquer une telle incompréhension ?

Au moment fatidique, en 1847 et 1848, le sujet de l’affrontement est le plus aisé à surmonter : l’élargissement du droit de suffrage comme conséquence du développement de l’instruction et de la montée des classes moyennes. Guizot se refuse à toute concession à une époque où l’Angleterre abaisse progressivement le cens électoral. Il y a plusieurs raisons à cela : le pouvoir solitaire, la soumission au roi. Guizot reste en effet un homme de la monarchie, un homme d’Etat auprès du monarque et n’imaginant pas d’empiéter sur ses prérogatives. Mais la raison profonde est que, ce qui compte, dans une telle crise, ce n’est pas l’étendue de la concession, c’est de savoir à qui elle est faite, qui l’a arrachée. La réforme électorale est demandée par les Républicains, les ennemis de toujours, ceux qui veulent renverser la société. Pour Guizot, la réforme électorale, c’est le retour de la démocratie de 1793. Louis XVI avait fait des concessions, lui n’en fera pas. C’est le moment de rappeler qu’il est un fils de guillotiné, comme Louis Philippe. Il reste hanté par l’échec de la première révolution et le retour de la violence, du « bouleversement des existences ». D’où cette erreur de perception relevée par Tocqueville à propos de 1830 : « On avait à chaque fois pris la fin d’un acte pour la fin de la pièce ».

Sainte-Beuve lui reproche la même erreur en 1850 et l’attribue précisément au doctrinaire : « l’histoire, vue à distance, produit une illusion, la pire de toutes, celle qu’on la croit raisonnable. Cette faculté merveilleuse de sérénité, cet art souverain de conférer aux choses une apparente simplicité, une évidence décevante, et qui n’était que dans l’idée, a été une des principales causes de l’illusion qui a perdu le dernier régime ».

Je ne crois donc pas que l’on puisse faire confiance au gouvernant, pas jusqu’à la fin. Et d’ailleurs, je ne pense pas qu’il y ait des gouvernants auxquels on puisse faire tout à fait confiance.

Il reste que, par ses qualités éminentes d’intelligence, sa capacité de travail, son talent d’orateur et d’écrivain, Guizot reste le personnage qui a le plus profondément marqué le brillant mouvement intellectuel de ce premier XIXsiècle, dont Fauriel avait dit qu’il serait « le siècle des historiens ».