Réponse au discours de réception de M. Pierre Nora

Le 6 juin 2002

René RÉMOND

Réponse de M. René Rémond
au discours de M. Pierre Nora

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 6 juin 2002

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

     Même aux moments les plus heureux de l’existence et dans les circonstances qui invitent à la fête – et celle-ci en est une assurément pour vous, vos amis et la Compagnie qui vous accueille, – la pensée de ceux qui nous ont quittés n’est jamais absente. Aussi les premiers mots de votre remerciement, Monsieur, furent-ils bien pour évoquer deux ombres dont nous déplorons aujourd’hui la disparition.

     Celle de votre prédécesseur, Michel Droit, à qui il vous revenait de rendre l’hommage qu’instaure une tradition presque aussi ancienne que l’institution. C’est ainsi que se tisse et se renouvelle la chaîne de solidarité qui lie les générations à travers le temps et que s’entretient la mémoire des quelque sept cent confrères que vous rejoignez en ce jour. Bien que les circonstances ne vous aient pas ménagé l’occasion d’établir avec Michel Droit une relation personnelle, vous avez su le faire revivre. Seul peut-être un historien, animé de la passion, qui est la raison d’être de son activité, de comprendre et les êtres et les situations, pouvait aussi bien pallier l’absence de connaissance directe et satisfaire à la double exigence de vérité et de piété qu’implique ce devoir de mémoire. Vous avez su réparer l’injustice dont a pu souffrir la réputation de notre confrère et en discerner les raisons. Vous avez aussi évoqué avec la discrétion qui convient et la délicatesse de qui sait que le malheur fait partie de la condition humaine, son irruption dans l’existence de Michel Droit avec l’épreuve de la maladie. L’Académie vous en est reconnaissante.

     Avec François Furet, seconde des ombres évoquées, votre relation était, à l’inverse, des plus anciennes et des plus étroites. C’était, vous venez de le rappeler, votre ami le plus cher. Je dirais même qu’il était pour vous comme un frère si vous n’aviez eu, auprès de vous depuis l’enfance et dans les épreuves de la vie, un aîné qui le fut pour vous dans la plénitude du terme et du rôle. Sans l’accident fatal qui a privé la Compagnie de la présence de François Furet avant même qu’elle ait pu le recevoir, c’est lui peut-être qui serait ici pour vous accueillir. Aussi êtes-vous justement inspiré en invoquant sa présence tutélaire. En son absence, c’est à moi qu’échoit l’honneur de vous répondre ; comment oublierais-je en cet instant que, pour lui avoir succédé, ce fut à moi qu’il revint déjà de prononcer son éloge ? Si je me trouve ainsi à sa place pour vous recevoir, loin de moi la prétention de le remplacer. S’il fut pour vous presque un frère, je ne suis, moi, qu’un cousin et encore à la mode de Bretagne. Je revendique pourtant les prérogatives de ce cousinage et j’ose même me prévaloir d’un certain droit d’aînesse qui, faisant de moi l’un de vos plus vieux amis, me confère quelque titre à tenir cet emploi. C’est lui qui fait qu’un historien accueille un historien. Ce n’est pas l’usage. Que Mme le Secrétaire perpétuel et la Compagnie soient remerciées d’avoir consenti à cette dérogation ! D’autres confrères n’y avaient pas moins droit ; qu’ils veuillent bien me pardonner aussi de prendre leur place !

     Notre première rencontre remonte en effet à plus d’un demi-siècle. À quelques années près, nous aurions pu nous croiser au lycée Carnot, puisque nous avons été élèves de cet établissement de la Plaine Monceau où nous avons connu des années heureuses et paisibles. Mais vous n’étiez pas encore en âge d’y entrer quand je l’ai quitté.

     C’est plus tard, au début des années cinquante, que nous fîmes connaissance. Si je rappelle la circonstance de cette première rencontre, ce n’est pas par complaisance pour la confidence, mais elle a l’intérêt d’ouvrir un premier aperçu sur la formation de l’historien que vous deviendrez. C’est de surcroît l’occasion d’évoquer la figure d’un maître que nous avons aimé, vous et moi, et qui nous a marqués : Victor-Lucien Tapié, qui enseignait l’histoire moderne de l’Europe à la Sorbonne, auteur d’un livre qui reste aujourd’hui encore une référence sur le règne de Louis XIII et l’œuvre du cardinal de Richelieu, le fondateur de notre Académie, bon connaisseur du monde slave, homme de grande culture, d’une vive sensibilité littéraire et artistique, un des premiers en France à avoir remis en honneur et fait accepter de notre goût classique les beautés et l’exubérance du baroque. Vous aviez entrepris sous sa direction en vue de l’examen qui s’appelait alors diplôme d’études supérieures – ancêtre de notre maîtrise –, un mémoire sur l’opinion française et la Russie, de 1815 à la crise d’Orient en 1840. Le choix de ce sujet dénotait déjà chez vous une prédisposition pour des thèmes pris en dehors des sentiers battus et une prédilection pour l’histoire des représentations collectives. J’étais moi-même engagé dans une recherche sur l’opinion française et l’image des États-Unis pour la même période. Le parallélisme était évident : Tocqueville était pour moi le pendant de ce qu’était pour vous Custine, dont vous publierez plus tard une édition de l’essentiel des Lettres sur l’Empire des tzars en 1839, que vous accompagnerez d’une préface éblouissante. Puisque je vous précédais de quelques longueurs dans le travail historique, votre directeur m’associa à la lecture et même à l’évaluation de votre mémoire qui fut ainsi le premier texte que je lus de vous et que je suis sans doute aujourd’hui l’un des seuls à connaître. Je crois me souvenir que je sus discerner alors les promesses dont ce premier écrit était annonciateur. De ce temps datent et la parenté de nos curiosités et notre amitié. Quand nous gravissions l’escalier du vieil immeuble du boulevard Saint-Germain où habitait notre maître, aurions-nous pu prévoir que nous nous retrouverions, cinquante ans plus tard en pareille circonstance, vous pour prononcer votre remerciement et moi pour lui répondre, poursuivant un dialogue qui ne s’est jamais interrompu ?

     Il m’échoit donc de faire mention de ce que vous avez accompli depuis et d’esquisser votre portrait intellectuel. C’est-à-dire de tenter sur vous, mais de l’extérieur, l’exercice que vous avez naguère imaginé dans votre rôle d’éditeur quand vous avez demandé à une pléiade d’historiens de se prêter à cet exercice pour lequel vous avez forgé l’appellation passée aujourd’hui dans le langage, « d’ego-histoire ». C’est du reste un aspect de votre activité et un trait de votre talent que le don d’inventer des concepts ainsi que de créer pour les désigner des vocables inédits eux aussi : après ego-histoire, il y aura « lieu de mémoire » ; nous y reviendrons. Puisque, par scrupule autant que par répugnance à parler de vous, vous n’avez pas souhaité vous plier à cet exercice, c’est sur moi qu’en retombe la charge. Mon apport ne saurait cependant être le huitième volet du polyptyque que vous nous aviez invité à déployer puisque dans votre propos c’était chacun de nous qui se faisait historien de soi-même. Mais l’objectif n’est-il pas le même ? Tenter de démêler dans le mystère d’un être, le déroulement d’une existence et l’édification d’une œuvre, les parts respectives de ce qui dépend de nous et de ce qui n’en dépend point, ou, pour le dire en d’autres termes que ceux de la vieille distinction stoïcienne, entre ce qui revient aux circonstances, contraintes ou fortuites, et échappe en conséquence à notre volonté, et ce qui relève des dons gratuits et des dispositions intérieures. Si l’historien est généralement enclin à introduire dans le passé recomposé par ses soins plus de rationalité qu’il n’y en eut en réalité, ce n’est pas vous qui seriez porté à méconnaître la part qui revient au destin dans le cours des existences individuelles : vous avez toujours reconnu l’importance décisive des occasions qui ont surgi inopinément dans votre vie, vous ouvrant soudain des possibilités inespérées, vous découvrant des perspectives auxquelles vous n’aviez jamais songé. Je ne ferai que vous suivre en mentionnant tour à tour votre séjour en Algérie, le livre que vous en avez rapporté et qui vous fit pénétrer dans le monde de l’édition, puis la rencontre avec la maison Gallimard et, plus tard, l’élection à l’École des hautes études en sciences sociales. Il en est d’autres sans doute que je connais moins ou dont la mention blesserait votre discrétion et contrarierait votre répugnance à vous mettre en scène. Aussi n’ayez crainte, je ne les évoquerai que pour autant qu’elles contribuent à éclairer celui que vous êtes. Il n’importe pas moins de mentionner que, de ces occasions, vous avez toujours su tirer des effets qui allaient bien au-delà de ce qu’en attendaient ceux-là mêmes qui vous les avaient proposées. C’est votre décision qui fit, de ces chances offertes, des circonstances décisives.

     Depuis un temps que vous dites immémorial – expression qui prend tout son sens sous la plume de qui s’est fait l’historien de notre mémoire collective –, votre famille est enracinée en Alsace puis en Lorraine, dans ces marches de l’Est, ouvertes à l’invasion, qui ont si souvent changé de domination, et d’autant plus attachées à la patrie. Est-ce pur caprice de l’esprit que d’imaginer qu’il y ait eu une relation spontanée entre vos origines et l’intérêt précoce, constant, passionné que vous n’avez cessé de porter à tout ce qui touche, de près ou de loin, à l’idée de nation, à la mémoire collective et au sentiment d’appartenance nationale ?

     Il n’y a pas circonstance plus déterminante pour la suite de l’existence que le foyer familial. À cet égard la situation était des plus propices : une fratrie unie, un père chirurgien réputé, ayant l’estime de ses pairs, la gratitude de ses patients, même si l’empire, encore fort, du préjugé antisémite l’a sans doute privé de titres et d’honneurs auxquels sa compétence, son courage et sa générosité lui donnaient droit.

     Mais le destin fait brutalement irruption dans votre vie avec le malheur de la patrie et ruine le bonheur familial. Vous êtes déjà assez mûr, suffisamment conscient pour partager avec vos aînés le sentiment d’humiliation de la défaite et souffrir de la honte de l’occupation ennemie. Quand vous vous attacherez plus tard à expliquer les grands mouvements culturels, vous ferez un sort à la notion de génération ; et vous accorderez grande importance aux évènements qui fondent la cohésion d’une cohorte d’âge. Pour vous ces références ne sont pas seulement des concepts : vous avez fait personnellement l’expérience du lien qu’établit entre tous ceux d’un même âge le fait d’avoir vécu un grand évènement dont le souvenir perdure. Nous tous qui avons vécu ces mêmes heures tragiques, garderons jusqu’à notre dernier souffle la mémoire de ce printemps de 1940 où la France a subi le plus grand désastre de son histoire. Ne peut-on penser que cette expérience n’a pas été tout à fait étrangère à l’affection un peu inquiète que vous portez à la France et à son histoire ? À douze ans, vous connaissez la dispersion du foyer familial, la séparation d’avec une partie des vôtres, le refuge dans un village du Vercors, la fuite dans la neige par une nuit d’hiver pour échapper à la Gestapo.

     Le groupe familial se reforme après la Libération et vous reprenez le cours de vos études, mais comment, retrouvant la quiétude des salles de classe et la régularité monotone des exercices scolaires, ne vous seriez-vous pas senti quelque peu différent de vos camarades, précocement mûri par l’épreuve, conscient de la précarité de l’existence et averti déjà du caractère irréductiblement tragique de l’histoire ? Peut-être avez-vous gardé de ce temps d’épreuve une nuance d’inquiétude, un soupçon d’anxiété, qui donnent à votre regard sur le monde et l’histoire une gravité particulière. On conviendra qu’il y avait dans ce que vous aviez vécu de quoi marquer durablement une réflexion d’historien.

     Ce furent ensuite les années de préparation au concours d’entrée à l’École Normale : elles vous ont profondément marqué, même si elles n’ont pas eu la conclusion à laquelle vous aspiriez ; ne parlez-vous pas quelque part, d’une sorte de religion de la rue d’Ulm ? Vous avez été façonné par cette formation qui tient sa force de la conjonction de plusieurs disciplines : la fréquentation des grands textes, qui inculque le respect de l’écriture et la révérence pour la langue, auxquels s’est formé l’écrivain que vous êtes, compose avec l’intelligence de l’histoire et la réflexion philosophique cet ensemble qui porte depuis la Renaissance le beau nom d’humanités. C’est l’imprégnation de cette culture qui fait qu’en dépit de vos efforts pour les détromper, journalistes et opinion vous croient passé par cette école. Ont-ils tout à fait tort ? À qui du reste cette confusion fait-elle le plus honneur ? S’il n’y avait pas présomption à vouloir tardivement réparer le manque de discernement des instances de jugement, je solliciterais de mes camarades le droit pour l’ancien président de leur association de vous admettre comme archicube d’honneur.

     Cet épisode n’a peut-être pas été sans incidences sur votre relation avec cette culture dont vous avez été nourri et qui vous inspirera ensuite des jugements parfois critiques et, par voie de conséquence, sur telle ou telle des initiatives que vous prendrez pour faire éclater un cadre jugé trop étroit, ou assujetti à une rhétorique que vous trouverez surannée. J’ai le sentiment de toucher là à un trait essentiel et singulier de votre personnalité : une relation profonde, et pourtant distanciée, à la fois affective et critique, avec ce qui vous est intellectuellement cher. C’est cette relation qui vous a conduit à vous définir comme latéral par rapport à cette culture d’abord, mais aussi à l’institution enseignante et même à l’histoire : ni vrai universitaire, dites-vous, ni vrai historien, ni vrai éditeur. Qui donc êtes-vous, Pierre Nora ? Qui avons-nous admis parmi nous ?

     Pareille dénégation appelle réfutation. Faux enseignant, celui qui, seul ou presque de tous les directeurs de revue et parmi les éditeurs, a entendu rester toute son existence un professeur à part entière et qui peut se prévaloir de trente-sept années au service de l’enseignement ? Il est vrai qu’à l’exception des deux années accomplies au sortir de l’agrégation au lycée d’Oran, vous avez toujours exercé dans des institutions un peu particulières, dont on pourrait dire qu’elles étaient, elles, en marge, parce que disposant d’une autonomie qui faisait défaut aux autres et qu’elles font à la recherche une part plus importante : à l’Institut d’études politiques pendant plus de dix ans, puis à l’École des hautes études en sciences sociales à partir de votre élection comme directeur d’études en 1977. Ce métier d’enseignant, vous l’avez beaucoup aimé : votre séminaire a été pour vous, pour vos auditeurs aussi, que vous avez associés à vos travaux et enquêtes, un lieu d’aventure intellectuelle, d’invention jaillissante et de bonheur aussi.

     Quant à votre hésitation à vous reconnaître historien, votre œuvre répond pour vous. Permettez-moi de la faire parler. Du métier d’historien, vous connaissez tous les détours, vous avez pratiqué tous les devoirs, y compris les plus astreignants, observé toutes les exigences. Vous êtes un travailleur infatigable que ne découragent ni ne rebutent les tâches les plus ingrates ni les plus fastidieuses. En est un exemple le travail que vous avez dû effectuer, avec Jacques Ozouf, à partir des notes amassées par le Président Vincent Auriol, pour en tirer ce document incomparable qu’est le premier tome du Journal du septennat sur l’année 1947. À d’autres cette publication suffirait pour fonder leur réputation scientifique. Monument d’érudition dont vous avez fait en outre une présentation qui est un chef d’œuvre d’intelligence. Vous avez assuré tous les travaux préparatoires indispensables. Vous avez personnellement effectué toutes les opérations qu’exige ce type de publication : établissement du texte, confrontation des diverses versions, déchiffrement des allusions, sélection des pièces annexes. Votre réputation de savant rompu aux pratiques de l’érudition la plus rigoureuse a du reste obtenu une caution inattendue : ne contez-vous pas que, lors de votre première rencontre, rue Sébastien-Bottin, – c’était dans un escalier – Aragon vous a affublé du sobriquet, qui dans son esprit n’était assurément pas un éloge, de Monsieur Notes de bas de page ?

     Décidément la cause est entendue : nous pouvons être rassurés sur l’identité de notre nouveau confrère et la compétence de celui que nous accueillons aujourd’hui : un universitaire, vrai savant, historien véritable.

     Et pourtant tout est-il faux dans votre affirmation de distanciation ? Si elle s’accompagne d’un brin de coquetterie, votre sincérité est indubitable. Vous avez le sentiment d’une certaine différence. Historien, vous l’êtes, mais vous n’appartenez à aucune école, pas même à celle à laquelle on vous rattache parfois. Vous entretenez avec la culture classique une relation singulière, affective et distanciée. L’histoire traditionnelle ne vous satisfait pas davantage.

     Mais qui sait si cette distance critique n’explique pas précisément votre recherche incessante de voies nouvelles, votre hésitation à mettre vos pas dans ceux de vos prédécesseurs ? Cette sorte de décentrement par rapport aux orientations traditionnelles, cette déclinaison ne vous prédisposaient-elles pas à abattre les cloisons, à opérer des métissages entre disciplines, à accueillir des idées neuves et à renouveler les perspectives du savoir ? Bref, à devenir l’éditeur et l’historien que vous êtes et dont il m’incombe maintenant de définir quel a été l’apport.

     L’éditeur ! C’est probablement l’aspect le plus connu de votre personne, peut-être aussi le plus singulier. Est-ce bien du reste le terme qui convient pour qualifier l’activité si particulière que vous exercez depuis quelque quarante années dans l’édition, à côté de votre enseignement ? Ne faudrait-il pas inventer un vocable pour signifier son originalité ? Sauf à considérer que vous n’avez, somme toute, fait que pratiquer ce métier dans la plénitude de ses responsabilités.

     À votre entrée dans l’édition se retrouve le concours, déjà signalé, de circonstances fortuites et de choix consentis. De votre séjour à Oran en 1958-1960, vous aviez rapporté un essai sur les Français d’Algérie qui avait retenu l’attention tant par la précision de l’information et la lucidité de l’analyse que par le courage et la justesse du ton. René Julliard, qui l’avait remarqué, vous fait alors une proposition que vous acceptez. C’est pour vous l’occasion d’inventer un genre au croisement de deux intuitions pareillement novatrices, l’une relative au contenu, l’autre en direction du public. D’une part, ouvrir à celui-ci les lieux où se fait l’histoire, laboratoires, bibliothèques, dépôts d’archives, jeter ainsi une passerelle entre savants et lecteurs et convier aussi les historiens à pratiquer une autre forme d’écriture, de l’autre, prendre place dans la révolution technique et commerciale qui bouscule alors le marché de l’édition avec l’apparition du format de poche. En un mot mettre le document dans la poche du lecteur. C’est la naissance de la collection « Archives » qui comprendra plus d’une centaine de titres sur les sujets les plus variés, intéressant toutes les époques et tous les pays, des Cahiers de doléances de 1789, qui ouvrirent le feu, à Auschwitz, en passant par les procès de Moscou, les Frères musulmans ou le 6 février 1934. Une autre perception du passé, une autre approche de l’histoire, une autre façon de l’écrire. Le succès est éclatant : on sait dès lors qu’un nouveau talent est apparu dans l’édition française, à la fois inventeur et réalisateur, car vous intervenez à toutes les étapes du processus, de l’idée première, jusqu’à la sortie du livre. Vous inventez les sujets, vous découvrez les auteurs compétents et vous suivez toutes les phases de la réalisation de bout en bout, le choix de la maquette et de la couverture n’étant pas la question qui retient le moins votre attention.

     Ce fut ensuite, quelques années plus tard, la rencontre avec la maison Gallimard. Celle-ci envisageait alors de s’ouvrir davantage aux sciences humaines : on vous pressent pour animer et développer ce secteur. C’était un défi à relever : greffer sur le tronc de la littérature, apanage incontesté depuis un demi-siècle de la maison, le frêle bourgeon des sciences de la société — la chose n’allait pas de soi et le succès était rien moins qu’assuré. Les difficultés ne manquèrent point, et vous ne les avez jamais celées, mais, aidés par la confiance généreuse et la connivence des dirigeants, votre ténacité et votre don de persuasion désarmèrent les préventions ; la force de votre conviction et la pertinence de vos choix firent le reste. Vos vues ont prévalu. C’est le début d’une grande aventure de l’esprit. Vous développez un ambitieux programme. Ce fut en trente ans une succession de créations prestigieuses dont les noms résonnent comme autant de victoires avant de devenir autant de lieux de mémoire : 1966, c’est le lancement de la Bibliothèque des sciences humaines ; 1971, la Bibliothèque des histoires. N’oublions pas, en seconde ligne, la collection « Témoins » qui donne la parole aux acteurs et prolonge la percée d’« Archives ».

     À ce métier qui n’était pas le vôtre, vous vous êtes préparé avec cette conscience que vous apportez à tout ce que vous entreprenez, vous familiarisant à force de lectures, de rencontres, de voyages, avec des disciplines qui vous étaient tout à fait étrangères, puisqu’elles ne faisaient point partie de la formation d’un historien :économie, sociologie, linguistique, d’autres encore que vous aviez à découvrir. Ce métier dont vous avez dit qu’il consiste à donner à d’autres de bonnes idées qu’on renonce à mettre soi-même en œuvre, exige de l’abnégation. Que de livres vous doivent d’exister ! À combien d’auteurs n’avez-vous pas révélé l’œuvre qu’ils portaient en eux à leur insu et que vous les avez aidés à réaliser, les accompagnant dans leur travail, les obligeant parfois à le reprendre jusqu’à ce qu’il atteigne le point d’achèvement dont vous aviez la prescience. Ils ne sont pas nombreux, parmi les cinq ou six cent livres que vous avez publiés, ceux qui n’incluent pas une petite part de vous-même. Vous avez été le Diderot de cette encyclopédie de notre siècle. Et d’ailleurs l’Encyclopedia Universalis ne vous a-t-elle pas précisément attribué en 1988 le prix qui porte le nom de l’auteur du Neveu de Rameau ?

     S’il n’est pas possible d’apprécier pour chaque ouvrage ce qui est de vous, l’évaluation peut être tentée globalement du rôle que vous avez joué dans le mouvement des idées des trois ou quatre dernières décennies : il fut considérable. Vous avez découvert et fait connaître au grand public des penseurs, des savants, des essayistes, dont les écrits ont modifié profondément le savoir dans les sciences humaines — pour ne citer les noms que de quelques disparus : Émile Benveniste, Georges Dumézil, Michel Foucault, Michel de Certeau. Vous avez fait tomber les barrières entre le lecteur français et la production étrangère en mettant en chantier la traduction de nombreux auteurs dont l’œuvre n’était pas encore accessible ou dont les noms n’étaient même pas connus du public français, tels Panofsky, Lazarsfeld ou Galbraith : simple énumération qui dit assez l’éclectisme de vos curiosités et la variété de vos découvertes.

     Vous avez fait plus : vous avez déplacé les frontières entre disciplines en jetant des passerelles de l’une à l’autre, en facilitant la libre circulation des idées à travers le champ entier de celles qui concourent, chacune à sa façon, au déchiffrement et à l’interprétation des faits sociaux, l’histoire restant pour vous la discipline de référence. Mais de l’histoire aussi vous avez modifié la position dans cet espace, notamment en infléchissant sa relation avec la pensée réflexive. En réaction contre une défiance de principe, héritée de l’âge positiviste, à l’encontre de tout ce qui pouvait ressembler, même de loin, à la philosophie de l’histoire, vous avez contribué à réconcilier la démarche de l’historien avec la curiosité pour les idées et un questionnement de la réflexion. D e cette histoire renouvelée vous avez tracé le programme en publiant avec Jacques Le Goff les trois volumes de Faire de l’histoire qui en est le manifeste. Prononçant ici-même l’éloge de François Furet, j’avais eu l’occasion de souligner l’importance de cet élargissement et la nouveauté de cette histoire intellectuelle au second degré dont son grand livre Penser la Révolution a été un exemple pionnier et reste un accomplissement inégalé.

     Ce métier d’éditeur, d’inventeur de livres, que vous avez aimé, vous a façonné autant que vous l’avez modelé : il est devenu une part de vous-même. Vous lui devez des découvertes personnelles. Nombre de ces livres ont été aussi des aventures humaines donnant naissance à des amitiés durables qui sont venues dessiner comme un second cercle autour de celui des amis de toujours : Jacques Le Goff, Jacques et Mona Ozouf, Jacques Revel, Marcel Gauchet, Krzystow Pomian et, bien sûr, François Furet.

     Ce rôle déterminant dans notre vie intellectuelle fait partie de votre image. On a parlé de vous comme du Pygmalion des sciences sociales : soit. On vous a parfois décrit comme une sorte d’éminence grise de l’édition. Image que je récuse. D’abord s’il fallait choisir une couleur pour vous, plus que le gris, le blanc ne serait-il pas davantage indiqué par référence à la célèbre couverture des livres de la N.R.F. ? Surtout vous n’avez été le Père Joseph d’aucun cardinal, fût-il le Richelieu de l’édition. Vous avez agi à visage découvert. Ce rôle, vous l’avez rempli dans la clarté, pleinement conscient de votre responsabilité. Vous avez exercé une sorte de ministère au service de la connaissance, assuré une magistrature d’influence. En vous appelant à prendre rang, l’Académie reconnaît la légitimité du magistère que vous avez exercé pendant quarante ans avec honneur et bonheur.

     Oserais-je risquer de votre entrée parmi nous une interprétation plus audacieuse ? J’y suis invité par vos Lieux de mémoire. Si notre confrère Marc Fumaroli dit vrai dans sa talentueuse contribution sur la Coupole, quand il oppose terme à terme dans le monde des lettres la Rome que serait l’Académie et la Genève qui se serait selon lui constituée autour de la N.R.F. et de la puissante maison Gallimard — je le cite –, votre entrée dans notre Compagnie ne devrait-elle pas être tenue pour un signe de réconciliation entre ces deux Églises et le gage de la réunification de notre univers littéraire ?

     Une autre occasion devait s’offrir à vous d’élargir encore le champ de vos interventions. Vous veniez d’être élu à l’École des hautes études en sciences sociales : votre intention était bien de vous consacrer à cet enseignement. Vous aviez aussi le sentiment qu’après avoir tant servi les autres, le temps était venu de réaliser par vous-même quelques-unes de ces idées que vous aviez partagées si généreusement et de travailler à votre œuvre. Autant de motifs de prendre de la distance par rapport à l’édition. Mais on tenait à vous. Claude Gallimard vous fait alors une proposition qui ne se refuse pas : une revue à créer de toutes pièces pour laquelle vous auriez carte blanche. Encore une grande aventure de l’esprit à laquelle donner vie. L’observateur attentif et perspicace que vous êtes du mouvement des idées a la conviction que le moment s’y prête. On est en 1980 : la disparition récente de quelques grands esprits laisse un vide ; la configuration idéologique accuse le déclin des systèmes globaux ; la respiration du monde intellectuel s’essouffle. Or vous croyez que les intellectuels ont une responsabilité, mais qui est périodiquement à repenser. La réflexion sur leur rôle sera un fil conducteur de la nouvelle revue : son premier numéro s’est ouvert sur un article de vous intitulé Que peuvent les intellectuels ? Vingt ans plus tard, le numéro anniversaire publiera un autre article de vous Adieu aux intellectuels ? Vous n’avez pas longtemps hésité sur le titre de la revue : elle s’appellerait Le Débat. L’appellation manifeste votre conviction de l’urgence qu’il y avait à relancer une discussion qui comblerait le vide, et témoigne de votre confiance dans les vertus du dialogue. La nouvelle publication a vite trouvé sa place parmi les grandes revues d’intérêt général. Vous la dirigez depuis plus de vingt ans avec l’inappréciable concours de Marcel Gauchet. Elle a pris part à la plupart des débats de ce temps en donnant la parole à toutes les compétences. Il n’est guère de problème ayantt préoccupé notre société, dont elle ne se soit saisie : démocratie, religion, éducation, Europe. Parcourir aujourd’hui la collection, c’est revivre en pensée toute l’histoire culturelle et politique des deux dernières décennies.

     N’auriez-vous fait que ce qui vient d’être, trop sommairement, rappelé, vous auriez inscrit votre nom, Pierre Nora, dans notre histoire intellectuelle. Mais vous avez réussi à édifier parallèlement une œuvre personnelle originale, qui vous assigne parmi les historiens une place qui vous appartient en propre et que personne ne songe à vous disputer ; dans le vaste territoire de l’histoire, dont vous avez été un des premiers à percevoir que son extension continue avait pour corollaire une dispersion qui rendait de plus en plus difficile d’en prendre une vue d’ensemble, vous avez exploré et défriché un secteur que vous avez quasiment inventé.

     J’ai lu que vous estimiez avoir tardé à trouver votre sujet : votre rencontre avec lui ne se serait produite que la cinquantaine venue. Permettez-moi, ayant lu, ou relu, une bonne part de ce que vous avez écrit avant d’avoir atteint cet âge de la vie, de m’inscrire en faux contre cette chronologie et de rectifier cette datation d’une main délicate. S’il est probablement exact que votre choix ne s’est consciemment et définitivement fixé que dans les vingt dernières années sur la relation entre histoire et mémoire, en revanche vous n’avez jamais varié depuis les débuts sur le type d’histoire que vous aviez envie de faire et dont les deux caractères distinctifs confèrent à tout ce que vous avez écrit en un demi-siècle une profonde unité et une cohérence extrême.

     L’histoire telle que vous la concevez, telle que vous la pratiquez, s’intéresse par-dessus tout à ce que j’appellerais les données immatérielles : les idées, les sentiments, les images, les représentations collectives, les phénomènes d’opinion. Il n’y a pas d’histoire qui soit plus éloignée d’une vision fondée sur le postulat selon lequel l’histoire des sociétés serait essentiellement déterminée par le degré d’évolution des techniques, l’état des forces de production ou les rapports antagonistes entre groupes sociaux affrontés. Vous fûtes à cet égard un précurseur de l’intérêt que les historiens de générations venues après nous se sont découvert pour l’histoire culturelle. Cette approche se dessinait déjà dans le choix de votre sujet de diplôme sur l’image de la Russie dans l’opinion, en un temps où l’étude de l’économie et de ses conséquences sur l’organisation de la société exerçait sur la discipline une prédominance incontestée.

     L’histoire qui a votre préférence fait place aussi à l’évènement comme objet et lui restitue l’importance qui est la sienne. Elle prête plus d’attention à sa signification qu’à sa dimension proprement objective ; elle s’attache à en déchiffrer les implications et à en apprécier le retentissement dans les consciences. Nous voilà loin aussi de la conception positiviste et de sa confiance quelque peu naïve dans la possibilité d’établir un récit parfaitement objectif. Vous avez précocement perçu qu’il n’y avait pas d’histoire tout à fait innocente et pressenti qu’en raison de son ambivalence toute histoire appelle une interrogation critique sur son objet comme sur les moyens de l’appréhender. Aussi l’histoire au second degré, l’histoire de l’histoire, l’historiographie est-elle pour vous l’indispensable complément et une dimension constitutive de la démarche de l’historien. Ces deux traits se retrouvent dans tous vos écrits et ce dès les premiers.

     Relisant le livre en forme d’essai que vous avez rapporté d’Algérie, je relève dans l’avertissement que vous adressiez au lecteur et que rendait particulièrement nécessaire la rapide évolution de la situation, cette phrase où je discerne déjà ce qui sera une de vos plus constantes préoccupations :

     « La réalité, décrite au présent, peut, d’un jour à l’autre devenir de l’histoire. »

     Il ne vous restera qu’à introduire en tiers entre ces deux dimensions de la durée – passé et présent – la mémoire pour être en possession de votre sujet.

     L’Algérie a été aussi l’occasion pour vous, découvrant les différences entre les groupes qui la peuplaient comme entre Français d’Algérie et Français de la métropole, de prendre une vive conscience du fait national. Vous n’avez jamais cessé depuis de réfléchir à cette donnée singulière de l’histoire, qui partage l’humanité en groupes distincts dont chacun érige sa différence en principe d’identité, et à la prégnance pour les individus du sentiment de leur appartenance à une nation. Toute votre œuvre peut être lue comme une méditation sur le rapport entre histoire et nation.

     C’est le sujet qui inspire un autre de vos premiers écrits, prémonitoire de cette orientation de vos recherches : un article érudit, publié en 1963 dans l’austère Revue historique que dirigeait alors notre maître commun, le grand historien Pierre Renouvin, sur Ernest Lavisse et la formation du sentiment national. Lavisse ! Voilà un nom qui aurait pu venir plus tôt dans cet essai de reconstitution archéologique de votre formation, tant il a marqué votre pensée et orienté votre œuvre. C’était une étude du petit manuel rédigé à l’adresse des élèves de l’enseignement primaire et qui leur proposait de l’histoire de France une image simple, forte, attachante. Jouissant pendant des dizaines d’années d’un quasi monopole, indéfiniment réédité, le « petit Lavisse » a grandement contribué à inculquer à des millions d’enfants la fierté de leur appartenance à une nation vouée à un grand destin, digne d’être aimée, et à faire d’eux des citoyens et des patriotes. Votre compagnonnage avec Lavisse n’en restera pas là, puisque vous consacrerez dans les Lieux de mémoire une longue notice à l’autre œuvre à laquelle est attaché le nom de l’ancien directeur de l’École normale, sa grande Histoire de France en vingt-sept volumes.

     Les deux lignes distinctes sur lesquelles s’est déployée parallèlement pendant des décennies votre double activité d’éditeur et d’historien, celle des ouvrages que vous avez suscités et qui vous doivent d’exister, et celle de vos propres écrits, qui ont jalonné le développement de votre recherche et de votre réflexion, ont fini par se rejoindre pour confluer dans l’ouvrage monumental qui vous a consacré grand historien et qui restera indéfectiblement associé à votre nom, ces Lieux de mémoire auxquels j’oserai appliquer le terme couramment employé par les plus jeunes pour d’autres expressions de la création, de livre culte.

     S’il a jamais été vrai que vous ayez pris votre temps pour reconnaître votre voie, nul doute qu’avec cette grande entreprise, qui a ajouté toute une province au territoire de l’histoire, vous ne l’ayez trouvée. Pour définir son objet je recourrai à une image empruntée à la géométrie : il s’inscrit dans le triangle que dessine le recoupement de trois notions qui sollicitaient depuis longtemps votre questionnement : histoire, mémoire, nation. Trois concepts distincts, et vous avez fortement insisté sur la différence entre les deux premiers que confond trop souvent le sens commun qui les emploie indifféremment comme s’ils étaient interchangeables. Mais trois données entre lesquelles les liens, tant intellectuels qu’existentiels, sont aussi des plus étroits. La mémoire peut ainsi devenir objet pour l’histoire. Telle est l’intuition dont est sorti ce grand livre : ce fut votre trait de génie que de prendre pour objet d’étude tout ce qui du passé d’une nation a laissé une trace dans la mémoire collective, et d’écrire l’histoire de cette réfraction du passé qui devient composante de l’identité d’un peuple.

     « Pas les évènements pour eux-mêmes, dites-vous dans le texte Comment écrire l’histoire de France, mais leur construction dans le temps, l’effacement et la résurgence de leur signification ; non le passé tel qu’il s’est passé, mais ses réemplois permanents, ses usages et ses mésusages, sa prégnance sur les présents successifs ; pas la tradition, mais la manière dont elle s’est constituée et transmise. Bref, ni résurrection , ni reconstruction, ni même représentation : une remémoration. »

     Au lieu géométrique où s’entrecroisent ces trois dimensions vous avez fait surgir un nouvel objet d’histoire qui est de votre invention. Pour les désigner, vous avez trouvé une dénomination, lieu de mémoire, qui a presque immédiatement reçu la sanction qui est pour un mot la consécration suprême, celle de l’usage ; elle est aussitôt passée dans le langage courant au point de vous échapper : employée à tout propos, parfois détournée de son sens premier, plus souvent encore utilisée sans référence ni à son origine ni moins encore à son inventeur. La justice voudrait, bien que ce ne soit pas la coutume, que nos successeurs lointains, quand ils parviendront, dans le cycle sans fin de la rédaction de notre dictionnaire, à la lettre L, aient au mot lieu une attention pour l’expression lieu de mémoire et pourquoi pas ? une pensée pour celui qui l’a introduite.

     Que sont donc ces lieux ? Comme le terme le suggère, la notion inclut naturellement des objets qui se situent dans l’espace, des territoires, des édifices, des monuments, tels le Panthéon ou cette Coupole, mais elle les déborde largement : elle désigne aussi bien des livres qui ont marqué leur temps, tels le « petit Lavisse » et sa grande histoire, des évènements, et plus encore leur commémoration. Vous avez engagé une vaste prospection pour dresser un inventaire de tous les lieux qui composent la mémoire de la France. À cette investigation du patrimoine qui s’est étendue sur une bonne dizaine d’années, vous avez associé de très nombreux historiens, y compris les auditeurs de votre séminaire. Ambitieuse entreprise qui vous a entraîné bien au-delà du dessein primitif : vous êtes passé de quatre à sept volumes. Elle a presque failli vous échapper, mais vous en avez gardé la maîtrise en en dessinant l’ossature par vos introductions, conclusions, textes de liaison. Vous en avez été aussi un des auteurs les plus féconds avec une douzaine d’essais. Une fois de plus, vient à l’esprit, pour qualifier votre rôle, le rapprochement avec Diderot : c’est vous qui avez imprimé à cette immense construction sa cohérence et son unité.

     De ce chantier, l’aboutissement est cette œuvre grandiose qui rassemble cent trente contributions et se déploie sur quelque cinq mille pages. C’est notre Légende des siècles. Cathédrale de la mémoire, pyramide édifiée à l’histoire : l’ampleur de l’édifice appelle irrésistiblement des images empruntées à l’architecture.

     Le concept de lieu de mémoire est une catégorie intellectuelle : comme telle, il a vocation à l’universalité. De fait, l’entreprise a suscité en dehors de la France un vif intérêt dont témoigne l’abondance des recensions et des traductions : nombreux sont déjà les pays qui, s’inspirant de l’exemple, ont envisagé et même engagé une enquête. Il n’est plus chimérique d’entrevoir une investigation conduite à l’échelle de la planète et visant à dresser l’inventaire des lieux de mémoire de l’humanité entière.

     Mais la construction que vous avez édifiée est tout entière dédiée à la France. Cette symphonie s’ordonne en trois mouvements qui se réfèrent à trois entités : la République, la nation, la France. Elle est réponse à la question qui vous hante depuis toujours et qui était présente dès votre premier essai : qu’est-ce qui fait la singularité de la nation française ? qu’est-ce donc qu’une nation ? À travers vos écrits, on devine le frémissement d’une interrogation anxieuse, qui sourd de la sensibilité autant que de l’intelligence, sur le mystère des identités nationales et de leur pérennité à travers la succession des temps et le renouvellement des générations. En vérité sait-on beaucoup de questions qui soient plus dignes de la réflexion de l’historien comme de l’attention du citoyen ?

     Vos Lieux de mémoire se consacrent à la résolution de cette énigme. Eux-mêmes sont déjà devenus un de ces lieux. Après Lavisse, vous vous êtes fait notre « instituteur national ». Pas à sa façon assurément. Il n’est plus concevable de l’être comme il le fut. La France a, depuis, trop changé et vous êtes plus conscient que personne de cette transformation dont vous détaillez les principales modalités : la disparition de la société rurale, le relâchement des liens traditionnels, le délitement des références religieuses, l’effacement partiel de son image dans le monde. Vous suggérez que cette distance prise avec notre passé n’est sans doute pas sans rapport avec une quête anxieuse des racines, la recherche inquiète des souvenirs, l’exigence impérieuse d’un devoir de mémoire, toutes choses dont l’investigation que vous avez menée est peut-être la transposition dans l’ordre de la raison et de la connaissance scientifique. Ernest Lavisse a rempli sa fonction d’instituteur national pour la cohésion du corps social et la grandeur de la patrie avec une parfaite bonne conscience. Venant un siècle après lui, on vous sent moins assuré de votre droit, plus averti aussi de l’ambivalence de toute histoire et davantage soucieux de satisfaire à l’exigence de vérité que comporte la démarche de l’historien. Mais l’objectif est toujours le même : ce peuple et son histoire. En vous appelant, l’Académie reconnaît la légitimité et la nécessité de ce ministère qui n’est pas sans parenté avec la mission qu’elle même a reçue : vous l’aiderez à la remplir. Il est temps, cher Pierre Nora, que vous rejoigniez un de vos lieux de mémoire et que vous preniez place parmi nous.