Discours sur la vertu 1998

Le 3 décembre 1998

Jean-François REVEL

Discours sur la vertu

 

Messieurs,

     Il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre parler de la vertu sur le mode, sinon de la dérision, du moins d’une indulgente ironie. Qualifier un homme de vertueux, c’est l’enrôler parmi les personnages les plus ennuyeux de la littérature édifiante du siècle dernier, quand ce n’est pas un détour perfide pour le traiter d’hypocrite. Dire d’une femme qu’elle est vertueuse équivaut à lui prêter une chasteté que, par les temps qui courent, on ne peut que plaindre et blâmer tout à la fois, surtout si elle est aggravée par une propension à s’occuper accessoirement de quelques bonnes œuvres. Le vocabulaire même et les images qui entourent la notion de vertu renvoient toutes à une conception de la morale supposée désuète et passablement théâtrale. En un mot, pourquoi la vertu est-elle démodée ? Pourquoi ce terme n’éveille-t-il plus d’ordinaire en nous que des représentations attendrissantes mais périmées ?

     Au surplus, un éloge de la vertu n’est-il pas devenu de nos jours superflu ? N’avons-nous pas atteint les cimes de la bonté ? Avons-nous jamais été aussi moraux ? Nous nous sommes même transformés en de véritables monstres de vertu. Quand, depuis la préhistoire, le règne de la bonne conscience a-t-il été à ce point universel ? Nous n’avons à la bouche que solidarité, aide humanitaire, processus de paix, tolérance, exclusion de l’exclusion, punition des violations des droits de l’homme et condamnation des crimes contre l’humanité. Nous multiplions les tribunaux chargés de châtier les criminels. Nous venons même, ce qui constitue une mutation du droit international dont il faut se féliciter, de consentir aux requêtes d’extradition présentées à l’encontre d’un ancien chef d’État présumé coupable de crimes contre l’humanité. On a pu dire fort justement à ce sujet que cette décision était une bonne nouvelle pour les démocrates et « une mauvaise nouvelle pour tous les dictateurs ». Souhaitons qu’elle soit mauvaise pour tous, en effet, pas seulement pour ceux d’entre eux qui sont à la retraite, ou qui habitent un continent plutôt qu’un autre, ou qui sont d’une certaine couleur politique plutôt que d’une autre. Mais c’est là une hypothèse immorale qu’étant donné notre immensément vertueuse impartialité idéologique je me refuse même à envisager. Ce que je redoute plutôt, vu la longue liste des dictateurs en fonction aujourd’hui qui ont deux ou trois petits génocides à leur palmarès, c’est un certain surmenage chez les juges, dans les années à venir. Mais ils peuvent compter sur notre soutien, à nous autres démocrates. D’autant que, nous aussi, nous avons commis, certes, et avouons certaines fautes. La confession publique se répand aussi vite que le téléphone portable. Mais la repentance rehausse encore la vertu de qui l’exprime, d’autant qu’elle concerne en général des forfaits ou des complicités appartenant à un passé lointain, donc imputables à nos prédécesseurs et, au demeurant, triés avec soin.

     Notre siècle, bien entendu, mérite un jugement sévère et vaut bien un examen de conscience, fertile qu’il fut en génocides, crimes et injustices. Mais, précisément, ne devons-nous pas nous inquiéter de constater que ces monstruosités furent perpétrées au nom de la morale sous l’impulsion des grands sentiments ou des grandes utopies politiques ? Au nom d’une ferveur patriotique, d’une race ou d’un système prétendus moralement supérieurs ? Et avec la conviction de servir une éthique propice à la félicité ultime de l’espèce humaine ? L’aveuglement idéologique qui permit de prendre le Mal absolu pour le Bien absolu, ce contresens fatal qui dérégla notre époque ne nous incite-t-il pas à tenter de rétablir dans sa vérité et de restaurer dans sa légitimité cet idéal de la vertu, qui, du siècle de Périclès à celui de la Révolution française, fut au centre de la méditation morale comme de la construction politique ?

     L’une, à vrai dire, n’allait pas sans l’autre. Pour les Anciens, la morale politique prolongeait la morale individuelle. La vertu de l’individu s’élargissait aux dimensions de la cité, conduisait à la politique selon la justice, sans néanmoins cesser d’être une affaire personnelle et une quête du bonheur. La question : « Comment dois-je vivre ? » se séparait rarement d’une autre : « Comment la cité doit-elle être gouvernée ? »

     Les philosophes du siècle des Lumières eurent, eux aussi, le sentiment et soutinrent le principe du caractère inséparable de la vertu personnelle et de la vertu politique. Cependant l’idée machiavélienne que la politique est par nature séparée et dispensée de la morale fut adoptée avec un empressement inquiétant durant des siècles et surtout durant le nôtre par les dirigeants de nos États. Elle ne semble pas avoir donné de résultats particulièrement éblouissants, ni en morale (mais ce n’était pas le but), ni en politique, où le catalogue des désastres est impressionnant. En définitive, les quelques hautes figures politiques ou intellectuelles sorties victorieuses de ce siècle immoral sont celles qui prirent le parti du devoir au moment où la vertu paraissait n’avoir aucune chance de gagner.

     Dans la critique que Platon oppose à la vision cynique de la politique qu’avaient les sophistes, ou plutôt qu’il leur prête dans une polémique souvent injuste — ainsi que l’a bien montré Mme de Romilly —, il leur reproche de n’avoir pour but ni la vérité ni la vertu, mais le pouvoir et l’argent. Le pouvoir comme accès à l’argent, c’est-à-dire la négation même de la vertu civique.

     Or, de toutes les maladies dont souffre le monde contemporain, la corruption n’est-elle pas l’une des plus néfastes ? Sur les cent quatre-vingt-cinq États membres de l’ONU, il serait imprudent d’estimer, et il est même fort généreux d’avancer, qu’il y en a tout au plus dix ou douze, non pas dans lesquels la corruption n’existe pas du tout (ce serait espérer l’impossible), mais dans lesquels la corruption n’est pas au centre du système de gouvernement. Du moins est-elle presque partout assez importante pour en dénaturer gravement la mission et en altérer pour le pire le fonctionnement. Sans être dans tous les pays la fin suprême du pouvoir, elle est dans la majorité d’entre eux assez lourde et insidieuse pour faire dévier l’exercice de la responsabilité politique de sa destination originelle, qui est l’intérêt des gouvernés et non point des gouvernants et de leurs parents, amis ou complices. Il existe, hélas ! d’authentiques catastrophes naturelles. Nous venons d’en voir une, des plus épouvantables, en Amérique centrale. Mais la plupart des crises prétendument économiques, la majeure partie des pénuries alimentaires, des retards de développement, des catastrophes qualifiées d’humanitaires et qu’on devrait souvent appeler humaines, c’est-à-dire dues à l’action persistante des hommes, ont en réalité, si on les dissèque jusque dans leurs ultimes ressorts, des causes politiques. À savoir, pour être plus précis, ont leur source dans la panne de la vertu en politique.

     Sur ce point, je ne ferai pas l’injure à cette Compagnie de lui rappeler les principes fondateurs de l’un de ses plus illustres membres passés. Ils sont gravés dans toutes nos mémoires. Mais si L’Esprit des lois est à la racine des constitutions démocratiques modernes, n’a-t-on pas négligé l’arrière-plan moral qui rend leur application possible ? « Dans un État populaire, écrit Montesquieu, il faut un ressort de plus, qui est la Vertu. Dans un gouvernement populaire, celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même. » J’ajouterai par prudence: devrait sentir qu’il y est soumis. Mais à notre époque il le sent de moins en moins fréquemment. « Lorsque, ajoute Montesquieu, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la République, l’État est déjà perdu. » Et il dépeint la déchéance de la vertu civique en cette phrase d’une vérité et, malheureusement pour nous, d’une actualité si criante : « On était libre avec les lois, on veut être libre contre elles. »

     Tombé à ce degré, le déclin de la vertu civique est imputable aux citoyens gouvernés autant qu’aux citoyens gouvernants. Les Grands Ancêtres avaient d’ailleurs redouté cette déliquescence au point d’ajouter à la Déclaration des droits de l’homme une Déclaration des devoirs de l’homme et du citoyen, en préambule à la Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795). Sans doute le Directoire a-t-il manqué sans vergogne aux devoirs du citoyen gouvernant. Mais la Convention n’avait-elle pas violé avec la même inconséquence mortelle les droits de l’homme de 1789 ?

     On peut aussi arguer que la Déclaration des devoirs de 1795 ne possède ni la fermeté de pensée ni la beauté lapidaire du style de la Déclaration des droits de 1789. Elle s’émaille même d’admonestations qui, malgré tout, présument un peu trop de la vertu naturelle de chacun de nous, comme celle-ci : « Nul n’est bon citoyen s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux. » Ça fait beaucoup. Mais l’obstacle dirimant à son succès tint moins à ces faiblesses qu’à l’idée juste qu’elle place au centre de ses principes : tout droit est l’envers d’un devoir. Car tous les citoyens étant égaux devant la loi en démocratie, je ne suis jamais seul à conquérir un nouveau droit. Si je l’ai, c’est que les autres l’ont aussi. Donc, le reconnaissant à tous mes concitoyens, je m’engage à le respecter envers eux comme eux envers moi, ce qui borne d’autant la liberté de chacun. Jean-Jacques Rousseau le démontre dans Le Contrat social : en acceptant de jouir d’un droit, j’accepte aussi par avance de subir la punition assortie au viol de ce droit, proportionnelle au tort que j’inflige au corps social. Mais c’est cette contrepartie du droit que nos sociétés acceptent de moins en moins.

     L’idée de cette intime corrélation entre le droit et l’obligation est devenue impopulaire dans les démocraties modernes. L’illusion y prévaut que chacun peut à l’infini étendre le champ de ses libertés et donc envahir celui des libertés d’autrui. Le droit n’est que pour moi, jamais à mon détriment.

     En mai 1968, le slogan « Il est interdit d’interdire » fit florès. Or, dans une société où plus rien n’est interdit, plus rien n’est garanti non plus. Quand le droit de mon concitoyen est ressenti comme une entrave à ma liberté, l’humanitaire abstrait se substitue alors au respect effectif d’autrui pour renflouer le sentiment du devoir accompli. « Défiiez-vous, écrit encore Rousseau, de ces cosmopolites qui vont chercher au loin des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins. »

     Cependant, même le remords bancal est un indice qui nous empêche de désespérer de la vertu. Le baron de Montyon, voilà deux siècles, a laissé entendre qu’il croyait en sa survie, quand il nous enjoignit de la louer une fois par an. Car, malgré d’incessants efforts pour exceller dans l’injustice, l’être humain n’est jamais parvenu à s’affranchir complètement de sa conscience morale. La notion du bien et du mal, de la vertu et du vice, quoique trop piétinée par nos actes, plonge en nous une racine tenace. Même les despotes les plus sanguinaires et les forbans les plus roués ne réussissent pas à en venir à bout dans leur for intérieur. N’éprouvent-ils pas, en effet, le besoin de dissimuler leurs forfaits et leurs larcins, et non pas seulement dans le dessein de se soustraire au châtiment, impunité qui leur est assurée de toute manière dans presque tous les cas, mais comme mus par un sens résiduel de l’honneur ? La solution finale et le goulag étaient des secrets d’État et demeurent de constants objets de falsification historique. Leurs complices rétrospectifs s’efforcent d’en nier l’existence, ayant perdu tout espoir de justifier l’ignominie des moyens par la grandeur imaginaire des fins.

     L’adage cynique et trop fameux selon lequel la fin justifie les moyens, autrement dit selon lequel le mal est permis s’il en sort un bien, traduit une illusion particulièrement dangereuse pour ceux qui font profession d’écrire et de parler. L’intellectuel du XXe siècle s’est trop souvent persuadé qu’il avait le droit, pour défendre une cause à ses yeux juste, de dissimuler une vérité qu’il connaissait ou de discréditer les personnes au lieu de discuter les idées. Aucune cause n’est juste si on ne peut la défendre que par des méthodes injustes. La bassesse des moyens démontre la bassesse de la fin. Tous les interminables débats sur le rôle des intellectuels dans la société se ramènent à une maxime très simple : comme tout un chacun, nous avons droit à l’erreur, mais, moins que quiconque, nous avons le droit au mensonge.

     L’idée sotte, contradictoire et dévastatrice que l’on puisse atteindre le bien en faisant le mal, ou du moins que l’on ait licence d’emprunter des voies immorales pour guider les peuples vers le bonheur, cette aberration néfaste et naïve a amplement fourni la preuve de sa fausseté. Non contente d’être vaincue au regard de la dignité humaine, elle a perdu aussi sur le terrain même où elle était censée gagner: l’efficacité. Fallait-il tant de crimes pour n’engendrer que des famines ? Fallait-il tant de ruse pour figurer au tableau d’affichage de la basse canaillerie financière ? Fallait-il tant de mensonges pour recevoir, dans la dernière scène de la tragédie, qui finit toujours par se jouer, la paire de gifles de la vérité ? Les grands hommes, qui ont véritablement servi les intérêts de leur patrie et de l’humanité, en notre siècle, je le répète, sont ceux qui ont agi d’abord par devoir. Et si l’honnêteté était la véritable habileté ? Et si nous devions enfin savoir une fois pour toutes préférer Montesquieu à Machiavel ?

     Le XXe siècle a été, au-delà de toute limite jusque-là connue, celui du vice. Notre civilisation démocratique ne se perpétuera et ne s’étendra que si le XXIe siècle parvient à être celui de la vertu. Pour transposer un mot célèbre et, du reste, paraît-il, apocryphe, osons dire : « Le XXIe siècle sera vertueux ou ne sera pas. »