Réponse au discours de réception de Mme Florence Delay

Le 15 novembre 2001

Hector BIANCIOTTI

Réponse de M. Hector Bianciotti
au discours de Mme Florence Delay

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 15 novembre 2001

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Madame,

     Comme vous aurait dit notre regretté confrère, José Cabanis : « Vous voilà de l’Académie ! vous vivez aujourd’hui le premier moment, la première cérémonie. »

     Bien des années ont passé depuis que nous nous rencontrions le mardi dans la salle du comité de lecture de la N.R.F, avec Claude et Antoine Gallimard.

     Et qui l’aurait dit ? Que nous nous retrouverions ici ?

     Permettez-moi, avant tout, de vous remercier : vous succédez à un homme que vous n’avez pas connu personnellement, mais dont vous avez fréquenté longuement l’œuvre, complexe et nuancée – il eût aimé votre précision et la profondeur de vos analyses.

     Jean Guitton sentit depuis l’enfance qu’il serait croyant ; et, plus tard, que le destin saurait faire de lui un penseur.

     La foi est la lumière sans limites, elle ne raisonne pas, elle est la grâce.

     La pensée interroge. Sa pensée ne laissait pas en paix sa foi. En revanche, il assurait qu’il n’avait jamais éprouvé de doute véritable. Chez lui, pensée et foi se rejoignaient dans l’art, dans la peinture. Devant la toile, ce n’était plus lui qui pensait.

     

     Madame,

     Il y a environ douze ans, dans un dictionnaire de littérature, où les écrivains devaient se présenter eux-mêmes, vous avez avoué d’emblée que le théâtre et l’Espagne vous avaient conduite à l’Université — où vous enseignez la littérature comparée.

     Vous aviez quinze ou seize ans lorsque vous vous êtes trouvée, – en Espagne – un été, dans une famille aussi aristocratique que pauvre, dans une immense maison de campagne – si j’en juge par le roman, le tout premier, que vous avez écrit une quinzaine d’années plus tard. Où les grands salons presque vides peuvent évoquer au lecteur de votre roman, Minuit sur les jeux, la disparition nocturne des meubles dans un conte de Maupassant.

     L’année précédente vous aviez passé vos vacances en Angleterre, et l’Angleterre n’avait pas changé votre vie.

     En revanche, en Espagne, en dépit de votre difficulté à vous exprimer dans la langue du pays et à la comprendre, un pan de votre vie s’ouvrait devant vous, sans que vous le sachiez. D’abord, des gens autour de vous, si séduisants que vous aviez une certaine difficulté à distinguer la grand-mère de sa fille, et la jeune fille de sa mère. Et puis, l’arrière-grand-mère, leur mère à tous : ce personnage inattendu, oublieux de la réalité, qui s’adressait à vous, croyant que vous étiez Don Fulgencio, son mari, mort depuis bien longtemps.

     Elle aimait vous parler. Non, elle parlait à son mari en vous regardant, vous, et, théâtralement, vous étiez alors ce mari, car vous aimiez déjà le théâtre.

     Un soir, lorsque la vieille dame s’arrêta devant vous et posa sur votre poitrine sa petite main gantée de filoselle, vous avez eu la conviction qu’elle vous aimait, en vérité ; qu’elle avait aimé Don Fulgencio. Et vous avez dû comprendre que vous aviez, en sa compagnie, accompli de surprenants progrès en espagnol. C’est elle, sans doute, la vieille dame, qui vous a montré le chemin où vous alliez découvrir, à côté de votre pays, un autre monde, et comme une deuxième naissance.

     Les voyages, les langues Il y a toujours, dans les voyages, un innocent espoir. L’espoir d’arriver à vivre dans un temps en marge de toute causalité : où cesserait enfin l’énigmatique emprise que les choses ont sur nous.

     Jeunes, le voyage nous fait ce que nous ne sommes pas encore. Le passé étant redevenu vierge et l’avenir à inventer, on peut rendre possible ce qui existe en nous. Et l’on attend des sensations nouvelles pour se forger une nouvelle idée de la vérité des choses ! On entre en scène en ignorant le texte que, cependant, on saurait dire.

     On ne distingue plus, à ce stade, le sentiment de la sensation. On ne refait pas sa vie, comme on ne modifie pas le passé. Mais il arrive que l’on se fasse une folle idée de l’avenir, et cela procure une force incomparable.

     Vous dites que « d’un seul poème », Federico García Lorca « congédia vos enfances » ; qu’il était entré, son poème, un beau matin, dans une salle du lycée La Fontaine ; et qu’il n’est plus ressorti de votre vie.

     À seize ans, votre trésor fut l’œuvre complète du poète ; et vous dites ceci : « Au son de la langue espagnole, un monde jamais vu était accouru vers moi. En tête, le soleil et la lune que je n’avais pas remarqués en français. »

     Plus tard, dans le monde hispanophone, vous trouverez ce mot très juste de Mathilde Pomès : «Lorca a si bien retrouvé la poésie espagnole que le monde entier a l’impression qu’il l’a créée. »

     Vous avez lu et relu la poésie, le théâtre de Lorca ; et vous vous êtes consacrée à un travail que personne n’avait encore, à ce jour, entrepris : celui d’un poète victime du régime franquiste, Miguel Hernández ; puis, vous êtes remontée au Siècle d’or, et même au-delà, lorsque, un jour, à la demande d’Antoine Vitez, vous avez traduit la grande pièce espagnole datant de 1499 : La Célestine de Fernando de Rojas – pièce en vingt actes, dépourvue de structure au sens du théâtre classique cher à l’esprit français. Au reste, je crois que la France n’aime pas beaucoup le théâtre espagnol, à l’exception de La vie est un songe, de Calderón de la Barca.

     Mais la France aime Le Cid de Corneille, infiniment supérieur à tous les poèmes, les contes, les pièces de théâtre inspirés par la fierté héroïque du Cid Campeador, le héros espagnol de l’an mil : Rodrigue, obligé de tuer le père de Chimène, sa fiancée, laquelle poursuit le meurtrier, sans cesser de l’aimer Se venger, c’est perdre Chimène ; ne pas se venger, c’est perdre la gloire.

     Et elle aime, la France, le Dom Juan de Molière – ce Don Juan que Mozart reprit – , ce Don Juan dont on a placé la naissance indifféremment au Portugal, en Italie, ou en Allemagne, personnage tantôt historique, tantôt fantastique, dont les racines plongent jusque dans le Moyen Âge mystique ; mais, pour finir, on a restitué la paternité de la légende à l’Espagne – la première œuvre dans laquelle cette histoire trouve sa forme en art est le Séducteur de Séville et Le Convive de pierre, de Tirso de Molina.

     Vous avez compris très vite, lorsque vous avez pénétré dans la littérature ibérique que, si son grand théâtre ne fascinait pas les autres pays, l’Espagne avait procuré à ceux-ci des figures extraordinaires, et, pour ainsi dire, immortelles : Le Cid, La Célestine, Don Juan, Don Quichotte, Carmen, Le Picaro, Le Torero Pour finir, vous vous demandiez si ce n’était pas l’Espagne, tout entière, qui, du moins aux yeux de l’Occident, a incarné le théâtre.

     Vous êtes entrée dans le plus étrange des pays voisins ; vous avez appris la langue ; vous avez lu et relu ; vous avez gravi les degrés d’une autre littérature ; non pas une fois, mais, je dirais, pour toujours ; non pas en diagonale, mais en profondeur, avec toute l’application intellectuelle qui vous caractérise et ce plaisir que vous cherchez, aussi.

     Et de telles lectures se sont si intimement accumulées et fixées en vous, en votre mémoire, incorporées à votre esprit, qu’elles vous sont devenues familières et que, même si vous ne deviez plus jamais relire vos auteurs de prédilection, leurs mots demeureraient enracinés au plus profond de votre être. Vous avez souvent dit que ce qui compte pour vous, c’est « la copie, l’imitation, la traduction – et l’admiration ».

     Aussi, il a dû vous arriver parfois de les oublier, d’autant qu’un long et constant commerce avec certains passages a dû vous donner souvent l’impression de les avoir écrits vous-même. N’est-ce pas le propre des vrais écrivains ? Si je me trompe, vous ne m’en tiendrez par rigueur, car vous savez que lire un livre, c’est comprendre, apprendre la vie par soi-même, et aussi le monde ; et qu’un livre, un bon livre, se multiplie en autant de livres qu’il a eu de lecteurs – sans compter que, lorsqu’on le relit, il se modifie, comme un polyèdre qui, en tournant, dévoile une autre face, parfois un mystère. Comme un tableau, comme une musique, comme une architecture, il y a des livres qui demeurent en nous comme une référence assidue. Plus encore, qui aimantent toutes sortes de souvenirs – qui convoquent les images que la mémoire a préservées, bien que l’imagination les transforme sans cesse, jusqu’à ce qu’elles deviennent des rêves.

     La lecture, la lecture incessante, vos dons d’observation, votre curiosité, votre imagination poétique, et même votre souhait, si souvent réitéré, d’être considérée de façon neutre, pour votre travail seulement, font votre talent. Au vrai, tout cela fait votre talent – sans oublier une certaine souplesse qui vous est naturelle, pour changer de « manière » selon le sujet, mais pas de style, ce style qui a, depuis votre premier livre, des caractéristiques inchangées.

     Par parenthèse, permettez-moi de rappeler ce que vous avez dit à plusieurs reprises : « La joie est pour moi une nécessité première, avec le pain et le vin. Garder le pouvoir d’être joyeux : voilà le plus difficile et le plus important. »

     En effet, la jeune héroïne de votre premier roman est bien plus curieuse des autres que de soi. « Connais-toi toi-même » Cela n’était pas son affaire, c’est-à-dire la vôtre.

     Vous-même avez ajouté : « Ma langue d’écrivain est d’un irréalisme absolu, puisque nul être de chair ne la parle, pas même moi, et c’est pourtant elle, chevauchant la fiction, qui arrive à dévoiler la réalité. »

     Je dirais que, dès votre premier roman, votre phrase était marquée au coin d’une tranquille autorité.

     Je dirais aussi que lorsqu’il vous est arrivé de violer, passez-moi l’expression, votre style, son essence est demeurée intacte. Comme le pianiste qui joue des pièces d’auteurs différents, l’une après l’autre, et qui, néanmoins, en respectant l’esprit du compositeur, demeure lui-même.

     Il suffit de lire votre livre à la recherche de Catalina de Erauso, la « nonne militaire d’Espagne », qui est une recherche que vous avez conduite tambour battant, avec une sorte de joie irrépressible, effrénée, menant le lecteur par le bout du nez, avec votre gaîté, et ce pétillement de drôlerie, d’imagination, cette anxiété enfantine d’arriver à son but, et de l’attraper, elle, la « nonne militaire ».

     Vous avez mis du temps, peut-être des années, avant de lire l’ouvrage de la Nonne militaire de Thomas de Quincey que Roger Grenier, n’ignorant pas votre amour de l’Espagne et de Thomas de Quincey, vous avait prêté, car l’ouvrage était introuvable. Mais le jour où vous avez pris dans vos mains cette brève histoire que vous croyiez du domaine de la fiction, vous ne l’avez pas lâchée. Et, lorsque dans les pages d’un très vieux numéro de La revue des Deux Mondes, vous avez appris que la Nonne militaire d’Espagne avait bel et bien existé, vous n’avez eu de cesse de découvrir sa véritable existence : placée, en bas âge, par son père, dans un couvent d’où elle s’enfuit en habit d’homme, à l’âge de quinze ans. Page, garçon de compagnie en Espagne, mousse sur l’Atlantique, marchand drapier au Chili, enrôlée sous les drapeaux au Pérou, s’illustrant sur les champs de bataille aussi bien que dans les tripots, ou sur un bon cheval, l’épée à la main ; en somme, l’envers du chevalier d’Éon

     De fil en aiguille, vous êtes arrivée à connaître, là-haut, très loin, au début du XVIIe siècle, la vérité de cette histoire. Et c’est par votre passion, votre besoin de rejoindre, au galop, à travers la forêt sombre des siècles, l’image réelle de la Nonne militaire, que vous avez frayé le chemin de votre rhétorique. Mais votre manière, « qui n’est chaque fois ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », est d’une minutie extrême, surtout dans ce livre intitulé Il me semble, Mesdames

     Ici, c’est la grâce – la grâce d’une élégance naturelle. Et alors que la prose reste prose, ne versant jamais dans la métrique du vers, les mots tissent la plus délicate des étoffes, au son d’une musique ténue et lointaine de clavecin.

     C’est Ariel, un esprit de l’air, qui rappelle une époque, le XVIe siècle ; ou bien, l’Alice du Pays des merveilles, qui rêve du roi Rouge qui est en train de rêver d’elle : si le roi se réveille, elle s’éteindra comme une bougie parce qu’elle n’est rien d’autre qu’un rêve du roi auquel elle-même est en train de rêver Nous sommes tous un peu le roi, et beaucoup Alice.

     Si l’on prête attentivement l’oreille au vocabulaire d’un écrivain, on notera la récurrence de certains mots et, surtout, le rythme qui les porte.

     Dans Il me semble, Mesdames, il y a d’abord le roi François Ier, qui hérita du rêve de ses prédécesseurs : le rêve de l’Italie. « Je peux faire un noble, dit-il, Dieu seul peut faire un grand artiste. » Et je vous cite : « Refermant les lèvres, il sourit, à l’imitation des lèvres fermées de son tableau favori : il aime Mona Lisa. »

     Par le sourire de Mona Lisa, il donne à connaître sa pensée. Il y a le roi, et la pauvre reine Claude dont vous dites qu’on se la rappelle maintenant par miracle, parce qu’elle a donné son nom à une prune rivale de la mirabelle

     Il y a là, dans ce livre, la Marguerite des Marguerites, – Marguerite de Navarre, la sœur du roi, « l’amie des poètes, la protectrice des savants, et de la foi nouvelle – qui court à travers la Catalogne, toute de blanc vêtue, suivie par trois cents gentilshommes », parce qu’elle a appris que son frère, le roi, qu’elle aime plus que son mari, brûle de fièvre, inconscient : et elle vient lui apporter la guérison.

     Je vous cite encore : « Marguerite parla à l’empereur si bravement, lui remontrant sa félonie, lui reprochant sa dureté de cœur, qu’il en fut tout étonné et promit force belles choses qu’il ne tint pas. Marguerite regagna la France par le col du Perthus, Salses, Narbonne ; son ambassade avait échoué, mais le peuple l’acclamait : François Ier était vivant. »

     Dès le début de son règne, le roi pria Léonard de Vinci d’accepter un château près d’Amboise. Son but : attirer les artistes qu’il admirait plus que tout au monde dans les filets d’un mécénat encore jamais vu hors d’Italie.

     Et c’est ainsi qu’un beau jour de 1530, arriva « il Rosso Fiorentino ». Il y avait des salamandres, à Fontainebleau – l’animal emblématique du roi, ce petit animal noir et jaune, dont la peau secrète une substance venimeuse, créature d’enfer jadis, avec la faculté de vivre dans le feu

     Et Rosso – « il Rosso Fiorentino » – eut sous sa responsabilité tous les bâtiments, peintures et décors du palais.

     Puis, quelques années plus tard, l’artiste préféré du roi s’arracha à la vie, avec la sauvagerie, la concentration et le désespoir qu’il avait mis à peindre sa Pietà.

     Dans vos pages laconiques et aériennes, il y a tout un monde, des histoires condensées, telle la vie de Diane de Poitiers, emmenée à la chasse par son père dès qu 'elle eut six ans ; et toute sa vie autour d’Henri II

     Alors Diane de Brézé — elle avait pris dans ses bras Henri, il n’avait que sept ans — posa ses lèvres sur son front. Henri n’oubliera jamais ce baiser. Dix ans après, il sera son amant. Elle aura définitivement vingt ans de plus que lui. Il deviendra Henri II et elle, Diane de Poitiers, éternellement enlacés par leurs initiales

     À l’automne de 1963, vous vous êtes installée, si l’on peut dire, à Madrid pour y poursuivre les recherches nécessaires à la rédaction d’un mémoire de maîtrise sur le théâtre de Miguel Hernández, ce grand poète qui avait appris à lire dans « les classes des pauvres », celles des Jésuites ; et qui, à trente ans, est traduit en justice, condamné à mort, en 1940 sa peine commuée en trente ans d’emprisonnement— dont il ne purgera pas la dixième partie parce que, déjà miné par la tuberculose, il est emporté par la typhoïde .

     Or, de même qu’un poème de Lorca vous avait fascinée, vous avez été éblouie par un sonnet, ce sonnet qui vous a entraînée avec passion vers son oeuvre: « comme le taureau/ je suis né pour le deuil ». Décidément Les poètes ont été au commencement de votre vie Lorca et René Char, Hernández et Robert Desnos, et bien d’autres et désormais, pour toujours, puisque vous occupez le dixième fauteuil, où vous attendait Alfred de Musset

     Vingt ans plus tard, vous entriez dans la guerre d’Espagne, car l’œuvre d’Hernández était encore soumise à la censure.

     C’est ainsi que l’une de vos premières démarches consista à retrouver le directeur de la revue Cruzy Raya, dont l’amitié allait devenir pour vous celle d’un véritable maître : José Bergamín. Pas encore en exil lorsque vous étiez à Madrid, il ne tardera pas à s’enfuir pour se réfugier à Paris pendant plus de cinq ans.

     Ce que vous aimiez le plus en lui, c’était qu’il fît, imperturbablement, ce qu’il pensait ; et sa pensée était aussi ferme que sa volonté. Dans l’Espagne de ces années-là – vous aviez vingt-deux ans – , l’adolescente du premier séjour s’étonnait.

     Heureusement, José Bergamín – pour ses amis, pour vous, Pepe Bergamín – était là, près de vous : « Le froid, le sang-froid, le feu de sa personne », disiez-vous. Et, aussi : « Il était petit, paraissant grand ; il était voûté, paraissant droit. Le lutin en lui le disputait à l’inquisiteur. »

     L’année précédente, vous aviez interprété le rôle de Jeanne dans le film Le Procès de Jeanne d’Arc, de Robert Bresson. Je reviendrai sur le cinématographe de Robert Bresson. Dans un esprit de fronde, on avait claironné que « Jeanne » suivait Miguel Hernández, et son théâtre, sur le front. Un émissaire de l’O.A.S. vous contacta : « On » souhaitait que vous vous prononciez en tant que « Jeanne », en faveur de cette France-là ; on vous installerait dans une villa des environs de Madrid d’où vous pourriez collaborer à la reconquête des esprits

     Pour le reste, vous prépariez une agrégation d’espagnol, mais quand vous seriez écrivain « Eh bien, disiez-vous, quand je serai écrivain, je le serai comme Bergamín dit qu’on doit toréer, vivement ! Avec joie, exactitude, rapidité. »

     Une variante métaphorique du torero se glisse dans votre premier roman. Et sept ans plus tard, au beau milieu d’une fête, vous versiez – vous versiez, selon vous – doucement, dans la deuxième moitié de votre vie. « Cet été-là, j’allai pendant une semaine, tous les jours à la corrida. J’avais besoin d’elle. Non plus pour le style, mais pour le péril j’avais besoin de revoir ce qui blesse, la pique, la banderille, l’épée. J’avais besoin de revoir le courage. »

     Pour Bergamín, l’essence de l’art magique de toréer avait été remplacée par une lourde affectation d’héroïsme, le torero donnant constamment l’impression d’être en difficulté. Pepe Bergamín rejetait l’obscurantisme de ceux qui cherchent encore une résurgence de la tragédie : la protestation de l’homme dans l’arène ne saurait se concevoir comme un cérémonial de l’angoisse, une tauromachie pathétique.

     Votre première émotion tauromachique fut poétique et décida de votre avenir. Vous pleuriez la mort « a las cinco de la tarde » – à cinq heures de l’après-midi, la blessure et le trépas.

     Pepe Bergamín est mort en 1981, à Saint-Sébastien. Il repose à Fontarabie. Un jour, dans la petite villa située derrière le phare de Biarritz, vous avez pris conscience, dites-vous, que vous vous teniez debout entre le corps de votre père, et celui de José Bergamín. Votre père se trouvait derrière vous, à Bayonne, sous une dalle où son nom est gravé. Bergamín devant, de l’autre côté de la frontière, sous un chèvrefeuille.

     « À vol d’oiseau quelques kilomètres seulement les séparent, dites-vous. Entre les deux les Pyrénées, moi entre les deux. Ils ne s’aimaient pas. Ces deux directions de ma vie, si chères et si opposées, s’étaient vertigineusement rapprochées, dans l’espace, pour me coincer sur ce morceau de terre. »

     Vous n’aviez pas encore vingt et un ans lorsque Robert Bresson vous choisit pour le rôle de Jeanne d’Arc. Parmi les nombreuses « Jeanne » du cinématographe, comme disaient Cocteau et Bresson, deux restent pour nous hanter : vous-même, et trente ans avant vous, Falconetti qui, elle, prisonnière de ce rôle sous la baguette impériale de Carl Dreyer, s’esquiva pour toujours de l’écran.

     Mais vous, vous n’avez pas beaucoup insisté, sans doute parce que vous aviez dû partager religieusement la vision de Robert Bresson : il soutenait que le vrai du septième art ne peut être le vrai du théâtre, ni le vrai du roman. Aussi lui semblait-il ridicule qu’un acteur soit tour à tour Attila, un employé de banque, le roi Lear, ou un danseur.

     Pas d’acteur. Pas de direction d’acteurs. Pas d’études de rôles. Pas de mise en scène. Et, à ces personnes choisies pour le film, ce mot d’ordre : « Ne pensez pas ce que vous dites, ne pensez pas ce que vous faites. » Et aussi : « Ne pensez pas à ce que vous dites, ne pensez pas à ce que vous faites. »

     Lorsqu’on a vu les films de Bresson, il n’est pas interdit d’imaginer que son stoïcisme a déteint sur votre littérature, en particulier sur vos romans, bien que vous plongiez dans la nature humaine, jusqu’au plus loin en elle – là où le fond n’a pas de fond, là où, tout au plus, on acquiert la certitude de ne pas être écouté, là où démasquer revient à multiplier les masques, où les comportements contradictoires ne méritent ni blâme ni louange.

     Bresson disait que, pendant la nuit, une petite phrase de Napoléon lui revenait souvent en mémoire : « Je fais mes plans de bataille avec les songes de mes soldats endormis. » Et il aimait ce mot de Mozart, à propos de ses concertos : « Ils sont brillants, mais ils manquent de pauvreté. »

     Vous avez dit, au sujet du Procès de Jeanne d’Arc, que Bresson voulait filmer le procès éternel de la résistance éternelle : seul l’affrontement des questions et des réponses lui importait. Il voulait qu 'on« entende ». Alors, il était urgent de ne rien faire, les visages devaient rester lisses, être entièrement tournés vers l’intérieur.

     À un certain moment, pendant le tournage, vous aviez fondu en larmes. Bresson en était mécontent. Il voulait les « traces » des larmes, pas les larmes. Il voulait gommer l’émotion pour qu’on « entende » l’horreur de l’abjuration de Jeanne.

     Vous aviez aimé cette aventure inattendue, qui était un cadeau du sort. Et peut-être, plus que le film, la personnalité, voire le génie de Robert Bresson.

     Une seule fois, quinze ans plus tard, vous avez écouté l’appel d'un metteur en scène que vous admiriez : Hugo Santiago, sur un scénario de Claude Ollier.

     Mais vous préfériez le théâtre ; et vous avez été assistante de Jean Vilar, puis de Georges Wilson.

     Pendant longtemps, de concert avec Jacques Roubaud, le poète, le mathématicien, vous avez cherché l’« essence », la « matière de Bretagne », l’impossible origine juste du mot « Graal » – ce mot qui a été l’occasion de jeux étymologiques, ce mot qui dit et ne dit pas, mythe des mythes – si toutefois des légendes chrétiennes ont accordé le mot « Graal » à la coupe dans laquelle Joseph d’Arimathie aurait recueilli le précieux sang du Christ au pied du Calvaire.

     Quelques années avant que vous-même et Jacques Roubaud commenciez vos recherches, Robert Graves, qui achevait son énorme ouvrage sur les mythes celtes, se demandait à quel moment étaient venues en Bretagne les cinquante Danaïdes qui avaient fui l’Égypte, après avoir égorgé leurs maris ; ensuite purifiées en Grèce par Hermès et Athéna ; et, pour finir, condamnées, aux Enfers, à verser éternellement de l’eau dans un vase sans fond Et Robert Graves d’ajouter ces mots de Sir Thomas Browne : « Quel chant précis chantaient les sirènes ? Et pourquoi Jéhovah créa-t-il les arbres et l’herbe avant de créer le soleil ? »

     « Fragments, avez-vous dit, fragments tombés des mythes, tombés des mythes comme des couleurs tombées du ciel, les contes celtes se transmirent d’île en île, colportés jusqu’à l’Occident chrétien par les bouches bretonnes et galloises du XIIe siècle, une métamorphose singulière qui est peut-être la contribution la plus importante du Moyen Âge à la littérature universelle » – littérature qui traverse les langues et les siècles, dans sa fonction de raconter une histoire par de multiples histoires, pour les adultes, les enfants, les vieillards. Et c’est pourquoi les contes sont à la fois tragiques et burlesques.

     Avant le théâtre, les « mystères » : les mystères qui dérivent du drame liturgique par la notion même d’une imitation de l’histoire sainte ; les mystères qui ne s’adressent plus à une communauté religieuse restreinte, mais au peuple en son entier.

     Vous aviez vite compris que l’art des mystères est un compromis entre le récit et le jeu ; entre le dialogue et le mime ; entre la représentation et la participation.

     On rappelle l’origine et la création du monde, d’après la Genèse : le conflit entre justice et miséricorde ; Judas et l’argent. ; Marie-Madeleine et l’amour ; Hérode et le pouvoir ; et le mal, le Mal, qui exige le grotesque.

     Il me semble que vous – vous et Jacques Roubaud – avez établi une nouvelle version du Graal, n’oubliant pas les mystères de l’ancienne culture grecque : mélange de la purification propre au mystère grec de l’Antiquité et des traits des mystères médiévaux.

     Par parenthèse, l’un des plus grands hommes du théâtre du XXe siècle : Meyerhold. Meyerhold observait que l’histoire du théâtre français nous apprend que l’acteur des mystères était incapable de mener à bien sa tâche sans l’aide du jongleur. Et que, sous Philippe le Bel, parmi les sujets religieux, la farce, avec ses sorties obscènes, surgit tout d'un coup des Romans de Renart.

     Peu à peu, le mystère a commencé à absorber un élément populaire incarné par les mimes. « Le mystère, note Meyerhold, a dû sortir de lambin de l’église, traverser le parvis et le cimetière, pour arriver sur les places. »

     Chaque fois que le mystère a tenté de s’allier au théâtre, il s’est inévitablement appuyé sur le mime, mais, au moment où le mystère s’est allié à l’art de l’acteur, il s’est aussitôt dissous dans cet art et a cessé d’être ce qu’il était.

     Les idées du théâtre antique se sont transmises au théâtre romain, puis, au théâtre médiéval qui les a transmises au théâtre du XVIIe et XVIIIe siècle, et ceux-ci au théâtre d’aujourd’hui.

     Vous êtes remontée à la source, vers les origines de l’histoire à multiples facettes du Graal.

     Vous aimiez – et sans doute vous aimez toujours – , aller très loin dans le monde et dans le monde des religions, et de la littérature. Le XVIe siècle espagnol, le XVIe siècle français ; et, plus loin, de l’autre côté de notre histoire, 1 500 ans avant Jésus-Christ, vers Le Livre sacré de l’ancienne Égypte, appelé aussi Livre des Morts. Suivant la démarche d’un scribe de l’époque, vous avez fait votre choix entre divers livres sur les sarcophages ; et vous l’avez conçu comme un livret pour un oratorio de Pierre Henry, aimant et développant l’idée d’une parole vivante dans l’Au-delà, sublimée par la valeur incantatoire du rythme. On pense à ce mot de Claudel : « La poésie voudrait chanter, mais ne dirait-on pas aussi, parfois, de la musique, qu’elle essaie désespérément de parler ? »

     En fait, vous avez composé un livre qui s’offre comme la stratégie d’une aventure de l’Autre monde. Vous aviez été séduite par la puissance de ces antiques illuminations dans la nuit qui s'achève. Vous l’avez intitulé : La Sortie au jour. Et cette offrande entre le titre et le poème : « À mon père/dans le royaume. »

     Vous, et Jacques Roubaud, vous vous êtes acheminés vers la forêt des mythes ; et, pendant une dizaine d’années, vous avez composé six grandes pièces de théâtre, sous le titre de Graal Théâtre : Gauvin et le Chevalier vert, Lancelot du lac, Perceval le Gallois, l’Enlèvement de Guenièvre, Merlin l’enchanteur, et Joseph d’Arimathie.

     L’ensemble se situe dans une certaine ligne de l’imagerie populaire. Populaire, car chacun avait le droit d’inventer et d’embellir à son gré ; populaire aussi parce que les conteurs allaient de foires en châteaux et s’adressaient à tous, pauvres ou riches, populaire enfin, et raffinée encore, puisque les aventures des chevaliers de la Table Ronde sont l’œuvre de poètes injustement mis à l’écart.

     Merlin l’enchanteur conduit, à pied d’œuvre, ou bien derrière les nuages qui dérobent sans cesse ses magies et ses prophéties, tour à tour ange et démon, Gauvin et le chevalier vert, le roi Arthur, les fées et les reines, et des chevaliers mystérieux.

     Or, dans la pièce de théâtre consacrée à Joseph d’Arimathie, l’histoire de ce personnage historique qui se dévoua pour ensevelir le Christ, est longue et complexe.

     Les quatre Évangiles, et presque tous les écrits apocryphes chrétiens, n’accordent que quelques lignes à cela.

     Je cite l’Évangile de Jean – je vous cite, puisque c’est à vous que l’on doit une nouvelle traduction de Jean : « Après ces évènements, Joseph d’Arimathie, qui était disciple de Jésus, mais en secret par crainte des Juifs, demanda à Pilate d’enlever le corps de Jésus. Pilate l’autorisa. Ils vinrent et enlevèrent le corps. »

     Moins laconique, Luc dit : « Un homme Joseph, bon et juste, membre du Conseil, avait désapprouvé la condamnation et son application. Il était originaire d’Arimathie, une ville juive. Il attendait le Royaume de Dieu. Il était allé demander le corps de Jésus à Pilate. Il la fait descendre, la enveloppé dans du lin fin et la placé dans un tombeau taillé dans la pierre, personne encore n’avait été déposé. Ce jour-là était un jour dit de Préparation et le sabbat allait commencer. Les femmes qui étaient venues de Galilée avec Jésus ont suivi Joseph. »

     C’est tout. Et le nom et la personne de Joseph d’Arimathie ne resurgiront que dans la forêt des légendes arthuriennes, la forêt de Brocéliande, et les romans de la Table Ronde.

     Ici – et avec vous – Joseph d’Arimathie débarque au Pays de Galles, suivi de sa sœur et de Bron, son beau-frère. Porteur du vase sacré, l’objet précieux qui contient les dernières gouttes de sang du Christ – le sang générateur de miracles. Et, peu à peu, lui et les siens subissent les charmes d’un monde où tout semble divin. Mais le ciel change, et l’esprit aussi, et la lune et les étoiles, et Joseph tourne dans la grande roue de l’amour, et son amour est pour sa sœur ; tandis que son beau-frère est enveloppé dans l’amour d’une fée et l’amour devient charnel dans la magie d’un jardin nocturne qui rappelle l’enchantement du Songe d’une nuit d’été.

     Joseph expiera sa faute pendant des siècles, jusqu’à ce que Dieu lui pardonne. Et il disparaît de la littérature. Parfois, vers la fin du XIXe siècle, il passe de-ci de-là, on l’évoque, c’est un personnage, toujours, mais secondaire, comme dans cette curieuse remémoration du jour du Calvaire : « Joseph d’Arimathie, ayant allumé une torche de bois de pin, descendait de la colline dans la vallée. Et il vit un jeune homme, nu et agenouillé, qui pleurait. Et Joseph dit au jeune homme : « Je ne m’étonne pas que ta douleur soit si grande, car le Crucifié était un juste. » Et le jeune homme de répondre : " Ce n’est pas sur lui que je pleure, mais sur moi. Moi aussi j’ai changé l’eau en vin et j’ai guéri le lépreux, et j’ai rendu la vue à l’aveugle. J’ai marché sur les eaux et chassé les démons ; et, à mon ordre, un figuier s’est desséché. Toutes les choses que cet homme a faites, moi aussi je les ai faites. Et cependant, moi, on ne m’a pas crucifié. "

     La quête laborieuse et persévérante que vous avez menée à la recherche, je ne dirais pas du Graal, mais de l’intarissable histoire faite de légendes, de poèmes, de croyances que le vent avait apportée au fil des siècles !

     Étant donné que la Bretagne est une contrée lointaine et que, somme toute, ses traditions sont mal connues, votre Graal Théâtre n’est pas seulement une histoire, mais une poésie qui se rêve elle-même.

     Et cela, ce patient travail dans l’obscurité, avec, de temps en temps, une clairière, une découverte, une illumination – tout cela ne vous a pas empêchée d’écrire vos romans, selon un rythme régulier ; on n’en oubliera pas les titres, comme Le aïe aïe de la corne de brume, ou Course d’amour pendant le deuil.

     Je crois savoir que Course d’amour pendant le deuil et Riche et légère sont, parmi vos sept romans, ceux que vous ne regrettez pas d’avoir écrits : chaque ligne de chaque livre semble avoir été tracée en attendant l’entrée en scène de Don Sebastian, l’Espagnol, dans Riche et légère, entre Malaga et Séville, initiant la jeune femme, qui est la protagoniste du roman, et qui est française, à bien comprendre ce qui se passe dans l’arène.

     Don Sebastian, un ange philosophe échappé du ciel, qui retourne ce raisonnement comme on retourne un gant : envers, revers, même épaisseur d’argument.

     Don Sebastian joue son théâtre intime ; et aussi Sebastiano Labia, dans Course d’amour. Mais l’un et l’autre, Sebastian et Sebastiano, rappellent votre grand ami mort, non pas celui de Lucie, la jeune femme du roman, mais le vôtre ; et ils sont, l’un et l’autre, l’image de Pepe Bergamín, votre maître.

     Je crois que vous n’aimez pas paraître vous-même dans vos livres : le « moi » vous semblerait vite haïssable. Vous l’évitez. C’est très respectable, mais aussi, incompréhensible, me semble-t-il. Toute littérature, en fin de compte, est autobiographique. Tout ce qui fait état d'un destin, et nous le fait voir, est poétique. Si on les examine bien, les livres qui nous plaisent malgré nous, sont toujours l’ébauche de l’âme, du destin de l’écrivain.

     Il me semble, aussi, que vous n’aimez pas la tragédie. Néanmoins, dans La Séduction brève, vous avez réuni des écrivains que vous aimez, et qui n’ont pas de rapports entre eux : Gertrude Stein, Ramón Gómez de la Serna, Jules Supervielle, Jean Giraudoux, José Bergamín, et un autre écrivain qui est peut-être le seul écrivain français qui frôle le tragique : Bernanos. Il vit dans le drame, et il atteint souvent la tragédie. Il est lucide et terrible ; on dirait qu’il fréquente les enfers.

     Il a des mots rudes et simples, qui s’impriment dans la mémoire comme la marque d’un fer rouge : « Pour chatouiller la conscience de l’homme de demain, il faudra peut-être un marteau et des clous. » Ce qui rappelle ces métaphores espagnoles devenues anonymes, comme celle des cernes des yeux : « Les cernes ? Les fers à cheval de la mort. »

     L’Espagne Votre Espagne. Dans vos romans ou dans vos essais, vous introduisez parfois des mots espagnols, en italique, ou entre guillemets, et quelquefois le mot étranger s’assied comme un petit roi dans la phrase qui ne l’attendait pas, et qui l’a accueilli.

     Ce sont des mots indispensables. Et toutes les langues ont besoin de certains mots en transit.

     Ce n’est pas moi qui parle, mais Fénelon : en 1714, un an avant sa mort, dans sa lettre à l’Académie, où il suggère que l’on essaie d’enrichir la langue d’un grand nombre de mots et de phrases qui lui manquent : « je prends, dit Fénelon, la liberté de me plaindre de ce qu’on l’a appauvrie et desséchée depuis environ cent ans, sous prétexte de la rendre plus pure et plus élégante. On en a retranché, par une sévérité scrupuleuse, des mots qui avaient été en honneur chez nos pères. »

     Fénelon voulait que l’on gagnât beaucoup et que l’on ne perdît rien. Il souhaitait plusieurs synonymes pour chaque chose, « afin de varier les phrases, d’éviter certaines équivoques, ou certains sons trop rudes qui sont causés par la rencontre de deux mots. [] Pourquoi, demandait-il, ne pousserions-nous pas plus loin l’art d’emprunter, pour achever de nous mettre au large ? »

     Et, soudain modéré, il évoque Ronsard, et s’il reconnaît le poète de la Pléiade, il lui reproche d’avoir « entrepris tout à coup ».

     Fénelon disait de Ronsard : « Il parle le français en grec. »

     Je reviens à vos romans, à l’un d’eux qui me semble très singulier et qui est, peut-être, le plus intimement vôtre, puisque, encore une fois – comme l’oiseau qui vole en arrière pour savoir d’où il vient – vous êtes partie très loin, jusqu’au milieu du XVIe siècle, pour nous rappeler une oeuvre inappréciable, qui, sans vous, eût risqué de verser à jamais dans l’oubli.

     Il s’agit de l’œuvre d’Étienne Jodelle. Jodelle qui, à vingt ans, crée une tragédie : Cléopâtre captive, qui sera considérée comme la première tragédie « pure » de la Renaissance, le renouvellement du théâtre français, et qui joignait, au respect de la règle classique des trois unités, une sensibilité toute nouvelle. Et Ronsard de le « récupérer » en l’enrôlant dans sa troupe.

     Votre roman n’est pas un roman historique : sous le titre L’Insuccès de la fête, vous recréez la fête organisée par Jodelle, en l’honneur du roi Henri II et du duc de Guise – fête délirante qui aboutit à un échec absolu, entraînant pour le poète une humiliation publique. Étienne Jodelle avait vingt-six ans.

     Cette fête catastrophique, la nuit royale où se consommèrent son désespoir et sa perte, vous l’avez fait revivre. Et ce faisant, vous avez tiré le poète de ses ténèbres, et l’avez restitué au présent pour lui ménager l’avenir.

     Et, maintenant, nous arrivons à votre tout dernier ouvrage – né, sans doute, d’une conversation avec M. J.-B. Pontalis, essayiste, psychanalyste, éditeur et dans cet ouvrage, sous votre plume, Jean Delay et Gérard de Nerval mêlent leurs affinités, alors que plus d’un siècle les séparaient.

     Comme votre père, Nerval avait un père médecin. « Ils avaient un avenir médical tout tracé, écrivez-vous : ils s’en évadèrent par les branches les plus éloignées de la gynécologie et de la chirurgie : l’un devint " fou ", l’autre " psychiatre ". je les rapproche en tant que fils, je pourrais aussi bien les rapprocher par leur grande lucidité et leur destinée invaincue. »

     Donc, Jean Delay, l’ami et le médecin posthume de Nerval, s’était choisi – une seule fois – un autre nom, pour publier le premier volet d’une trilogie romanesque sur l’hôpital de la Salpêtrière, qu’il connaissait bien et pour cause. Mais il comprit que la grande voie qui s’ouvrait devant lui était, en fait, balisée par la littérature et la psychiatrie. Il comprit que la psychiatrie n’est pas un biais pour atteindre la littérature, et que la psychiatrie, c’est la littérature même : « Un déséquilibre, observait-il, peut favoriser l’activité créatrice et celle-ci instaurer un équilibre nouveau. » Comme l’écrit votre sœur, Claude, la précocité ne lâchait pas votre père.

     Après ces romans publiés dans les années quarante, adviennent ses grands livres : « Un monument biographique », a dit notre confrère Jean Dutourd, à propos de La Jeunesse d’André Gide – deux volumes et plus de mille pages ! Et les quatre volumes d’Avant Mémoire, qui montrent les changements entre les époques et les hommes, du XVe au XIXe siècle. Oui : il avait entrepris d’écrire ses mémoires. Et il retrouva, intact – comme Nerval, sans doute – , le vieux conflit avec son père.

     Mais votre mère – votre mère qui était la grâce même et avait le sourire le plus beau du monde je le sais – , belle épistolière et batailleuse, dites-vous, elle s’était chargée pendant plus de vingt ans, de raconter le fils – votre père – à son père

     Vous aviez réuni, à la place de votre père, tous les papiers et documents de famille de nature à lui servir. Et voilà que, dans les combles de leur maison des Landes, le brouillon d’une lettre d’amour, adressée par le père de votre père, Maurice Delay : il avait appris que sa maîtresse, mariée, avait un autre amant. Il en souffrait horriblement ; et il avait rompu.

     Alors son fils, Jean, à la lecture de ces aveux paternels, fut bouleversé, car ces aveux changeaient une image : « Il a aimé, il a donc aimé. »

     Dans votre livre, vous notez ceci : « Comment revenir au père ennemi de sa jeunesse ? »

     « Alors, dites-vous, alors, il nous quitta. »

     Ce livre vous attendait, le livre de votre père et du lointain ami en esprit et en littérature. On dirait que vous ne l’avez pas écrit, mais que vous avez laissé passer le flot des pensées qui ne s’arrêtent pas ; que vous écoutiez ce qui traversait ce grand silence en vous. Et, peu à peu, vos pensées s’éloignèrent.

     Plus rien. Oui : un oiseau est entré dans votre chambre. C’était une hirondelle. Vous l’avez touchée – « premier oiseau que je touchais, incroyablement doux », dites-vous.

     Le dernier mot de votre livre : « Une hirondelle était passée. »

     La lecture terminée, je me souviens d’avoir songé à l’oiseau immortel qui niche sur les branches de l’Arbre de la Science – le Simourgh, qui laisse tomber au cœur de la Chine une plume merveilleuse ; les oiseaux, lassés de leurs anarchies, décident de le retrouver. Ils savent que le nom de leur roi veut dire « trente oiseaux ». ils savent que son palais est dans la montagne circulaire qui entoure la terre. Au commencement, quelques oiseaux prennent peur : le rossignol allègue son amour pour la rose ; le perroquet, la beauté qui est la raison pour laquelle il vit en cage ; la perdrix ne peut se passer des collines, ni la chouette, des ruines

     Ils entreprennent enfin la grande aventure ; ils dépassent sept vallées, sept mers Beaucoup de pèlerins désertent ; d’autres meurent durant la traversée. Trente, purifiés par leur fatigue, atteignent la montagne du Simourgh. Ils le contemplent enfin ; ils s’aperçoivent qu’ils sont le Simourgh, et que le Simourgh est chacun d’eux

     Ainsi, sommes-nous.

     Vous êtes, Madame, avec nous ; et nous sommes tous avec vous.