Homélie prononcée lors des obsèques de M. Jacques-Yves Cousteau, en la cathédrale Notre-Dame de Paris

Le 30 juin 1997

Jean-Marie LUSTIGER

HOMÉLIE

DE

M. le Cardinal Jean-Marie LUSTIGER
Archevêque de Paris

en la cathédrale Notre-Dame de Paris
le 30 juin 1997

 

 

Chacun, dans le monde entier, reconnaissant le visage de Jacques-Yves Cousteau, ayant entendu le son de sa voix, touché par son message, oublie qu’il y a un autre « monde du silence » celui de l’âme, le secret de chacun, insondable, impénétrable, même à soi-même.

Sans trahir de confidences, le père Carré m’a dit son respect pour Jacques-Yves Cousteau. Il a découvert en lui un homme de prière qu’il a accompagné en ses derniers mois de sa vie, lui donnant par les sacrements de l’Église, la force de son passage vers l’éternité.

La psychologie des profondeurs explore les fonds obscurs de la personnalité qui échappent à la conscience ; mais elle ne peut atteindre les abîmes de l’âme, là où jaillit la liberté dans son face-à-face avec Dieu. Car lui seul, notre Créateur, connaît ainsi le secret de chacun puisqu’il en est le Père et l’auteur. Lui seul reconnaît quel amour fait vivre la fragile liberté de l’homme qu’il « crée à son image et à sa ressemblance ».

Ce monde du silence intérieur, seule la lumière de Dieu l’éclaire pour que l’homme se découvre enfin lui-même : « Qu’est-ce que l’homme pour que tu penses à lui, le fils d’un homme, pour que tu en prennes souci ? » Jacques-Yves Cousteau cite ce verset du psaume qu’il a sans doute médité, dans les derniers écrits qu’il nous livre.

Ce monde du silence de l’âme est ce qu’il y a de plus noble en chaque être humain. Devant la mort qui nous afflige, nous devons le respecter.

Ici, devant ce corps, poussière qui retournera en poussière, devant la douleur d’avoir perdu sa présence, même la consolation que nous devons à ceux qui le pleurent, ne nous permet pas de briser ce silence intérieur où seule la voix de Dieu qui appelle sa créature aimée peut éveiller la réponse de Jacques-Yves Cousteau, enfant de Dieu.

Ce n’est donc pas le lieu ni le moment — et il ne m’appartient pas de le faire — de dresser le bilan visible d’une vie, des réussites et des échecs, des critiques et des éloges. La vérité de sa vie est ailleurs, si proche et pourtant inaccessible, nous le savons.

Cette vérité, je voudrais que chacun de nous, ici, la pressente. Et pour cela, je vous invite à réfléchir à ce que l’œuvre et le témoignage de Jacques-Yves Cousteau ont pu permettre à cette génération, notre génération, de comprendre et de voir sur le monde et sur nous-mêmes ; ce qu’il nous a permis de comprendre et de voir qui peut rendre les hommes davantage humains.

En moins d’un demi-siècle, il a fait découvrir à l’humanité entière — il n’est pas exagéré de le dire —, par son ingéniosité, son savoir-faire, l’immense domaine sous-marin. Il nous l’a fait découvrir en images alors même que la plupart d’entre nous ne pénétreront jamais dans les profondeurs des mers.

Il a été en quelque sorte le poète d’un réel inaccessible beaucoup plus convaincant que ne le serait sans doute un artiste, il nous donne à voir ce que nous ne pouvons voir du réel pourtant si familier de notre planète terre.

Devant cette soudaine nouveauté de notre monde, le monde dont nous faisons partie par notre chair et par notre sang, le monde que notre siècle tout particulièrement a déjà tant déformé et saccagé, nous retrouvons, l’espace d’un instant, le premier émerveillement de l’homme devant la création. Nous comprenons cette phrase qui scande la première page de la Bible au livre de la Genèse. Énumérant les jours de la création, l’auteur à chaque fois répète « Dieu vit que cela était bon. »

Et nous aussi, grâce à Jacques-Yves Cousteau, devant cette beauté jusque-là inconnue et pourtant si proche et si familière, cette beauté jusque-là préservée, ces mêmes mots jaillissent de notre cœur : « Oui, cela est bon et beau », ce monde que nos pas n’ont pas encore dévasté, que nos mains n’ont pas encore brisé, que nos entreprises n’ont pas encore exploité.

Alors, ce sentiment originel de la condition humaine enfoui en chaque être humain peut de nouveau paraître grâce à la vision inattendue que nous donnent les images de Jacques-Yves Cousteau.

Celui qui est familier de la Bible murmure alors ces phrases du livre de Daniel :

« Que la terre bénisse le Seigneur,
à lui haute gloire, louange éternelle.
Et vous, océans et rivières, bénissez le Seigneur ;
baleines et bêtes de la mer, bénissez le Seigneur ;
vous tous, les oiseaux dans le ciel, bénissez le Seigneur ;
vous tous, fauves et troupeaux, bénissez le Seigneur ;
à lui, haute gloire, louange éternelle !
Et vous, les enfants des hommes, bénissez le Seigneur ;
à lui, haute gloire, louange éternelle ! »

Ce langage est universel puisque la création est remise aux enfants des hommes. Jacques-Yves Cousteau qui a navigué sous tous les cieux et croisé toutes les grandes civilisations, a voulu trouver en chacune les mots que les hommes pouvaient comprendre pour leur permettre de chanter cette louange unanime, selon la parole du psaume (66) :

« Peuples, bénissez notre Dieu ;
donnez une voix à sa louange. »

Il ne faut donc pas nous étonner qu’il cite et médite cette phrase de saint Paul dans le début de l’épître aux Romains. Parlant des nations païennes, l’Apôtre dit et Cousteau le reprend : « Ils sont sans excuse, puisque connaissant Dieu, ils ne lui ont rendu ni la gloire ni l’action de grâce qui reviennent à Dieu. Se prétendant sages, ils sont devenus fous. Car depuis la création du monde ses perfections invisibles sont devenues visibles dans ses œuvres. »

Ainsi, grâce à cette citation, nous pouvons apercevoir le mouvement intérieur, pudique, secret de la démarche de Jacques-Yves Cousteau. Certes, il est possible d’en rendre compte de bien d’autres façons ; aucun être humain n’est simple, nous le savons.

La vérité la plus simple est toujours la plus fondamentale. Le chemin spirituel que l’on peut deviner, parcouru par Jacques-Yves Cousteau, est bien l’inverse de celui des païens, dont nous venons de parler, tels que saint Paul les décrit, eux que la splendeur de la création éloigne du Créateur.

Homme de notre siècle, façonné comme toute notre culture par la Révélation messianique du destin de l’homme, ce qu’il découvre soudainement dans cette splendeur de la nature, c’est la violence de l’humanité et ses conséquences suicidaires pour l’univers entier et pour l’homme lui-même.

Il vit cette découverte dans une compassion que nous devons reconnaître chrétienne ; il devient ainsi, sans le mesurer peut-être, le témoin qui ne peut plus se taire.

Plaidant pour la nature, il ne constate pas comme d’autres l’ont fait pour se justifier, que la violence et la lutte résument la loi de la vie. Il appelle au contraire les hommes à vivre autrement, à vivre selon la loi de l’Amour qui vient de Dieu, Dieu qui nous la révèle, nous invitant à suivre le Christ Messie.

L’homme ne doit pas être un prédateur du monde : l’homme, vivant parmi les vivants, est aussi la présence de Dieu en ce monde puisque c’est Dieu qui le lui confie pour le bien de tous ; non pour le détruire, mais pour le gérer selon la volonté divine.

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Ainsi, cet homme qui n’est ni un philosophe ni un théologien, cet homme qui a agi en ce monde en excellant dans les techniques et les entreprises qui marquent notre siècle, a réagi en homme marqué au plus profond de lui-même par cette lumière que j’évoquais en commençant notre méditation : lumière divine qui éclaire les profondeurs insondables de la liberté humaine.

Il nous a donné à voir ce qu’il voyait. Mais dans son regard ainsi communiqué, nous découvrons encore comme un reflet de cette lumière divine qui nous habite, nous aussi.