La tentation des mots

Le 21 octobre 2003

Jean François DENIAU

La tentation des mots

par M. Jean François Deniau

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES CINQ ACADEMIES
le mardi 21 octobre 2003

 

 

     Il faut aimer les mots, et en même temps s’en méfier. Personnes vivantes, ils ont les qualités et les défauts des humains. Certains ont une franchise naturelle alors que d’autres jouent à égarer par leurs multiples sens. Certains, avec l’âge, perdent tant de leur force qu’ils se dénaturent et n’ont plus la même signification. La gêne n’est plus la gehenne. On connaît amour, délice et orgue qui en passant du singulier au pluriel, changent de sexe. D’autres, toujours en passant du singulier au pluriel, se dégradent considérablement. Les honneurs, c’est moins haut et fort que l’Honneur. Les devoirs que le Devoir. La Valeur se décore, les valeurs se cotent en bourse. L’Espérance est une vertu, les espérances appartiennent au langage des notaires. Comment faire confiance aux mots ?

     En choisissant comme thème général de réflexion pour cette rentrée solennelle « changement et progrès », les cinq Académies qui composent l’Institut ont ouvert un débat fondamental. Les hommes inventent les mots. Les mots conduisent les hommes. Quels sont les vrais chemins de notre vie ?

     Changement est le type même du vocable honnête. En annonçant un changement de train pour Saint-Malo, Redon, Quimper, la S.N.C.F. n’entend égarer personne. Changement de costume, changement de décor, toutes les illusions du théâtre peuvent être évoquées sans tromper. Modification d’un état ou d’une situation. C’est clair. Est-ce un progrès, ou un recul ? Ce n’est pas le mot qui l’indique par lui-même. Le mot est neutre. Il se tait. À nous de juger.

     Et pourtant, déjà quelques ombres apparaissent lorsqu’on aborde le domaine politique. Si certains ont cru bon de recommander « le changement dans l’ordre », est-ce parce qu’il aurait pu exister dans l’inconscient des foules une crainte de désordre provoquée par le changement ? Il est si objectif, le mot changement, et donc si vague. On n’y croit pas. En tout cas en politique. On chantait déjà il y a un siècle :

C'était pas la peine assurément
De changer de gouvernement.

     Et nos voisins britanniques citent toujours, en Français dans le texte, notre sagesse populaire : « plus ça change et plus c’est la même chose ».

     Un confrère zélé s’extasiait devant Mao Tsé-toung : « Ah, être Mao, avoir tant changé cette planète et la vie de tant d’hommes. » Mao étend devant lui ses deux mains : « Quand j’étais plus jeune, je voulais lever les dix doigts des deux mains. Et au soir de ma vie, j’ai levé un doigt (il lève le petit doigt de la main gauche), un doigt d’une main. »

     Oui, mais même si le sens commun hésite sur la valeur des promesses électorales et de l’action politique, le changement du monde, lui, s’impose. Et de façon d’autant plus foudroyante qu’il est un fait extrêmement récent, ce qu’on oublie. Vers le passé, nous ne cessons de reculer par les découvertes préhistoriques le temps où l’homme des grottes a maîtrisé le feu, réalisé l’image peinte, découvert l’âme. Puis le monde semble immobile pour d’autres milliers d’années. Les armées de Napoléon se déplaçaient à la même vitesse que celles de César. Ératosthène de Millet a calculé il y a plus de 2 000 ans la circonférence de la Terre et la distance de la Terre à la Lune, avec un pourcentage d’erreur tout à fait minime par rapport aux grands travaux conclus par la Convention sur les instances de Talleyrand, qui fixeront la longueur du méridien et donc notre mètre. Bien avant Galilée, et après les antiques, Copernic a dit que la terre tournait. Marx croit encore au charbon comme source quasi unique d’énergie.

     Une meilleure définition de la démocratie a-t-elle été donnée depuis nos maîtres grecs si chers à Jacqueline de Romilly ?

     L’explosion du changement, c’est la technique, et elle seule. Peut-on rappeler, même si ce sont des banalités, qu’en cent ans à peine, nous verrons le triomphe de l’électricité, du pétrole, du gaz, de l’énergie nucléaire ? La conquête de l’air avant celle de l’espace ? Le train et la voiture ? L’hélice et le téléphone ? La télévision et les antibiotiques ? Chaque jour apporte une nouvelle invention dans le confort domestique, la médecine, la domination de la matière, la génétique

     Est-ce un bien, est-ce un mal, autre question. Les champignons atomiques d’Hiroshima et Nagasaki font toujours horreur. Mais c’est sans doute à l’équilibre de la terreur fondé sur l’arme nucléaire que l’Europe a dû la plus longue période de paix de toute son histoire. Les relations nationales et internationales se sont multipliées (« village planétaire », a-t-on dit), sans empêcher les massacres monstrueux. Sans les empêcher encore aujourd’hui. L’Afrique semble avoir reculé de plus de cent ans. Un universitaire américain posait à ses étudiants la question simple suivante : « Un savant a inventé un nouveau moyen de communication entre les hommes, agréable, utile et en même temps important élément de liberté. Mais le coût, le prix à payer est au minimum de 85 000 morts par an. Faut-il l’interdire ? Oui, répondent unanimes les étudiants. Vous venez de condamner l’automobile, conclut le professeur. »

     L’explosion du changement a apporté le doute. Le doute n’est pas un élément du bonheur. Auguste Comte voulait « arrêter les idées ». Le XIXe siècle a été un siècle de certitudes : croyance dans le progrès indéfini, dans la démocratie en marche, dans la science qu’on divisait en sciences exactes, les seules nobles, mathématiques, physiques et les autres. C’était commode et reposant. C’est fini. Il n’y a plus de sciences exactes. Toutes sont « approchées ». Le langage astronomique moderne est d’une haute qualité poétique : trous noirs, étoiles ogresses, maladie des constellations. La science progresse par hypothèses successives, comme toujours, mais aussi par métaphores. Le savoir gagne. Pas la raison.

     L’homme ne change pas.

     Avec Olof Palme, Premier ministre Suédois qui était un ami, nous nous étions demandés ce qu’il était possible de changer réellement dans la vie d’un pays, sans utiliser la violence, en respectant les règles démocratiques. Compte tenu de toutes les données - histoire, situation géographique, ressources, démographie, etc. —, nous étions arrivés à la conclusion qu’on pouvait changer au maximum 5 %. Peu, trop peu ? Non. C’est beaucoup. C’est la différence entre l’échec et la réussite pour une entreprise. C’est le loyer de l’argent. C’est le sentiment populaire que « cela va mieux » ou non, qui vaut toute estimation des experts.

     La vraie limite, c’est l’homme. On ne change pas les hommes. Le système soviétique, pour le meilleur et pour le pire, a bouleversé toutes les données de l’Empire russe. Pas l’homme. Il n’y a pas eu, il n’y aurait jamais eu malgré toutes les déclarations officielles solennelles, cet Homo sovieticus qui était le grand objectif du régime, sa justification, sa gloire. Non, on peut relire Custine sans crainte d’être dépaysé. Le Kremlin avait confié au gendre de Krouchtchev le grand journal communiste les Izvestia. Il avait eu l’idée « progressiste » d’ouvrir un « courrier des lecteurs ». À la fois moyen de mieux connaître l’opinion, de lui offrir une soupape et de réformer certains abus. Il me fit un soir cette confidence : malheureusement, 80 % du courrier ne comportait qu’une seule question — « Qu’est-ce qu’il y a après la mort ? ». Pas utilisable...

     C’est l’inconvénient des mots honnêtes. Comme on ne sait pas où ils veulent en venir, on s’en méfie, ils font peur... Déjà Benjamin Constant, l’auteur d’Adolphe, grand prêtre des libertés sous quatre régimes, député de la Sarthe, avait écrit que « Tout changement violent est un malheur ». Sans oser préciser si le changement en douceur était un bonheur. Parce que le problème est bien là : il faut changer, chacun le sait et en sent le besoin. Comme le monde, comme l’âge de l’homme, comme le cours des astres et celui des saisons. Mais qui peut dire si ce sera pour le meilleur... Qui peut jurer que l’âge d’or est devant nous, et non derrière ? Comme l’a dit un grand écrivain français : « Non, je ne suis pas un partisan systématique du désordre, mais je n’aime pas que l’on dise que personne ne bouge alors que personne n’est encore à sa place. » J’ai vécu dans une intéressante population du Sud-Est asiatique qui pour le passé disait : ce qui est devant nous. Et pour l’avenir, disait : ce qui est derrière nous. Parce que le passé, on le voit, il est sous nos yeux, on le connaît, on peut le juger. Alors que l’avenir est dans notre dos, invisible, inconnu, comme une bête à l’affût dans la jungle.

     Ah ! pensent peut-être nos compatriotes, si passionnés de révolution et si irrémédiablement hostiles à toute réforme, qui pourrait inventer le changement qui ne change pas ? On l’élirait président.

* * *

     Tout se complique si on veut lier ces deux termes, changement et progrès. Parce qu’autant changement est un mot modeste et honnête, autant progrès est prétentieux et peut être douteux. Premier sens : un mouvement, une extension, sans aucune connotation de bien ou de mal. Le premier exemple donné par Littré lui-même, est « le progrès d’une inondation ou d’un incendie ». On pourrait dire aussi d’une épidémie. Ce n’est que tardivement que la notion d’avancer s’est colorée du sentiment qu’il s’agissait d’un progrès. Aller vers le passé n’est pas bon et le terme « réactionnaire » (comme incendiaire) n’a jamais été pris favorablement. A contrario, marcher vers l’avenir, devant soi, avancer en un mot, est devenu tout à fait positif. Quelle est celle des 36 000 communes de France où chaque semaine les autorités locales ceintes de leurs écharpes ne se déclarent pas en faveur du progrès ? Sans aller toutefois jusqu’à se déclarer « progressistes ». Prudence. On usera avec retenue des dérivés du progrès.

     Dans le domaine social, les progrès de notre société sont immenses. Même s’il y a encore des enfants esclaves, des discriminations odieuses, des conditions de travail inadmissibles, les grandes lois sociales de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle - les premières étant dues principalement à l’initiative de Bismarck (la France aura beaucoup de retard) - celles-là ont changé en mieux la vie de nos contemporains. La limitation du temps de travail, les assurances sociales, les protections contre la maladie et le chômage étaient indispensables. Le système parfois se bloque ? Changeons le système. Pas les objectifs. Il n’y a pas de liberté sans protection contre la liberté.

     Le champ des dictatures se réduit. Certes, en cent ans, nous avons connu les pires, coupables de dizaines de millions de morts : le nazisme qui prétendait assurer la domination d’une race, le communisme qui promettait le bonheur pour tous. Souvarine avait écrit : « Le pire dans ce régime n’est pas la tyrannie, c’est le mensonge. »

     Rien n’est parfait dans le monde qui est le nôtre ; à la différence de beaucoup de nos prédécesseurs, nous le savons, et c’est déjà un progrès. Les relations d’indétermination d’Heisenberg ne sont pas seulement la base de toute physique moderne, elles sont l’enseignement d’une modestie de la connaissance qui devrait être entendue aussi bien dans les domaines sociaux, économiques, politiques.

     Face aux nouveaux dangers, hégémonies, passions et intégrismes, n’oublions pas que ce qui nous est le plus souvent reproché est l’abandon de nos propres valeurs. Nous doutons, c’est sage. Mais pas au prix de renoncer à être un modèle sinon pour les autres, du moins pour nous-même. Joseph de Maistre avait noté : « Il est bien dommage pour l’humanité que la maladie soit contagieuse et pas la santé. » Faux. Certes, la maladie est contagieuse, les épidémies progressent et pas seulement dans le domaine médical. L’inflation s’exporte, le chômage aussi. La dictature. La dépression dans un pays alimente la dépression chez ses voisins et partenaires. Mais la santé aussi est contagieuse : la croissance des uns entraîne la croissance des autres. La stabilité et la démocratie des uns contribuent à maintenir celles des autres. Le meilleur partenaire d’un pays riche et développé est un pays riche et développé. Naguère, on mettait dans le lit des souverains malades un jeune homme en pleine vitalité. La vitalité est contagieuse.

     Voilà le progrès : il faut savoir que l’exemple, l’effort, le progrès lui-même ne sont jamais perdus, en ne sacrifiant jamais au changement pour le changement ni aux tentations des progrès apparents qui sont des reculs ou des pièges. La science ne promet pas, elle invente, elle découvre. La démocratie ne promet pas : elle avance, elle réalise, elle est. Les vertus du progrès sont la générosité, le courage et la modestie.

     Il m’est arrivé de faire applaudir par des gouvernants résolument marxistes et révolutionnaires une citation du vicomte de Bonald, qui n’avait pas une réputation particulièrement progressiste : « Pour bien gouverner en ce monde, il faut voir les hommes comme ils sont et les choses comme elles devraient être. » Attention : parfois on s’amuse à retourner les maximes pour constater que l’envers vaut bien l’endroit et que le contraire est tout aussi valable. Ce n’est pas le cas.

     Si on ne voit les choses que comme elles sont, c’est l’immobilisme qui est le plus grand danger pour une société et pour l’homme lui-même. Si on veut seulement voir les hommes comme ils devraient être, c’est l’angélisme ou toute autre forme d’utopie qui ont donné lieu aux pires guerres de religion et terreurs politiques. Non, restons-en à la formule : voir les hommes comme ils sont et les choses comme elles devraient être. C’est assez pour savoir l’essentiel : ce qui ne change pas et ce qui doit progresser.

* * *

     Aussi s’est imposée peu à peu l’idée que le progrès exige le changement, et que le changement est déjà un progrès. Héritage du siècle des Lumières ? Bien plus du XIXe siècle et des foudroyants progrès des techniques humaines. Aujourd’hui, la conquête de l’espace est banalisée et aller dans la Lune paraît à peine un exploit. La chirurgie — et la médecine — ont fait de tels progrès que j’ai pu, en dix ans, en sentir personnellement les bienfaits extraordinaires. Certes, d’autres maux apparaissent qui remplacent les anciens, toujours tapis dans l’ombre. Mais la durée de la vie augmente, la population croît. Le monde de la santé a changé, et changé en mieux. Progrès.