Réponse au discours de réception de Georges Vedel

Le 18 mars 1999

Jean François DENIAU

Réception de Georges Vedel

 

     Monsieur, 

     C’est sans doute la première fois, depuis près de quarante ans (trente-sept exactement), que vous êtes appelé par ce seul mot, Monsieur, et non Monsieur le Doyen, titre qu’il paraît difficile de séparer de votre nom. Mais ici, seule l’ancienneté de l’élection compte, et, pour nous, vous êtes un jeune, très jeune académicien. J’ai donc l’honneur d’être votre aîné et de vous recevoir. Quand l’Académie vous a élu, puis a accepté de me désigner pour prononcer ce discours traditionnel de bienvenue, elle avait dans sa sagesse vérifié que je n’étais en rien un juriste. Si j’ai un diplôme d’études supérieures de doctorat, c’est par erreur : l’enseignement de l’économie politique étant à l’époque confondu avec celui du droit. De mon côté, j’ai vérifié que dans la liste de vos écrits, manuels, notes, articles, conseils, avis, consultations, jamais vous ne vous êtes laissé aller à émettre un quelconque commentaire sur le droit maritime. Ainsi je peux me hasarder à vous découvrir comme si nous étions l’un pour l’autre terra incognita. Je ne suis qu’un voyageur. Je vous invite à une sorte de voyage en Vedélie ignorée.

     D’abord, exploration en profondeur, les racines qui vous sont si chères. Vous êtes né à Auch, où votre père était militaire de carrière, mais votre origine c’est le Tarn et Mazamet. Prononcez Mazamette, m’ont vivement conseillé vos amis. Vos arrière-grands-parents sont des gens très pauvres, dites-vous, et pas du tout misérables. Ils vivent de seigle et de châtaignes, difficilement, mais jamais découragés, durs au travail, économes. L’un de vos grands-pères sort de la condition paysanne, mais sans quitter vraiment le monde rural, c’est la première incursion familiale dans le droit : il devient gendarme. Vous notez avec humour qu’il n’aura aucun avancement parce qu’il était trop gentil. Un autre de vos grands-parents, né en 1830, bénéficie de votre sympathie amusée : il était contrebandier. Contrebandier interne, il faisait passer le vin, de l’Aude au Tarn, sans payer les droits d’octroi et de la régie, sur des mulets chargés d’outres que vous avez conservées. Peut-être le début du droit est-il d’éviter les droits.

     Dans l’héritage familial vous trouvez ce respect de l’ascension sociale, comme on disait naguère sous la République, de l’ascension sociale patiente et méritée, sur trois générations, dont le président Pompidou a été aussi un exemple. Grand-père paysan, père sous-officier, puis officier, officier supérieur et qui termine sa carrière au grade de colonel. C’est lui qui a fait tout le travail, dites-vous. Après, il n’était pas si difficile de se retrouver dans le fauteuil d’un professeur à la Faculté de Toulouse sous les portraits de vos illustres prédécesseurs. Mais jamais vous n’oublierez ce que vous devez aux autres, qui sont les vôtres : la religion catholique et une tradition plutôt de droite républicaine. Votre grand-mère vous racontera qu’un jour votre arrière-grand-père trouve l’un de ses champs envahis par les taupes. Il insulte les taupes dans ce qui s’appelait alors patois : « garços », « putos », « salopos », et à bout de souffle, cherchant une injure pire, « noblos ». Nobles. Les droits féodaux, pas plus que la régie des alcools, n’avaient été admis.

     Professeur de droit vous êtes devenu. Pour vous, cette vocation naît d’abord d’un refus bien modeste. Baccalauréat de philo en poche, attiré par la philosophie, on vous conseillait la voie alors classique de l’université et du pouvoir, la khâgne et Normale sup. Mais cela voulait dire l’internat, et vous n’en vouliez pas. Le droit offrait un enseignement sans internat. Vous vous inscrivez en droit, mais aussi, bergsonien vous étiez et vous êtes resté, en philosophie. Jamais vous ne serez tenté par la philosophie du droit. Toujours vous vous garderez le droit à la philosophie.

     Dans ces années trente le Droit à Toulouse est une place forte, un sacerdoce, un modèle intellectuel et social. Les grands noms du droit français à l’époque sont des « régionaux » : Duguit à Bordeaux, Carré de Malberg à Strasbourg, Hauriou à Toulouse. Les grandes carrières, ce n’est pas l’ENA qui n’existe pas ni les grands corps, trop parisiens. C’est le barreau, la préfectorale, les frères Sarraut. Vous avez été avocat. Mais votre vraie carrière, c’est professeur. Nommé après l’agrégation à Poitiers en 1937, à Toulouse en 1938, et à Paris, chaire de droit public, en 1948. Un professeur pas tout à fait comme les autres. Vos collègues, vos amis, vos élèves, vos disciples, et je n’en cite que quelques-uns, Jean Rivero, Jean Carbonnier, Pierre Delvolvé, Jean-Jacques Israël, et les plus jeunes mais pas les moins enthousiastes, Guy Carcassonne et Olivier Duhamel, admirent encore avec émotion à la fois l’autorité et la distance qui sont les vôtres. La science est une forme de la modestie. Vous avez raconté dans une conférence au titre insolite, « Le rire et le droit », comment étudiant, à la bibliothèque vous dévoriez les livres, mais à quel point cette passion de savoir à l’époque exigeait d’effort. Pour savoir, il faut chercher à savoir.

     Par exemple, dans les répertoires juridiques, Fuzier-Herman, Dalloz, en trente volumes par ordre alphabétique, pour trouver la notice sur les aspects juridiques de l’Électricité, il fallait consulter à la lettre H, Houille blanche. Pas évident. Vous n’avez pas oublié que traiter son voisin de commerçant n’avait rien d’injurieux, mais « espèce de commerçant » était injurieux. Ou cette précision bien intéressante en cas d’une double condamnation à la peine de mort, pour deux crimes différents : il n’y aura qu’une seule décapitation. Il y a aussi l’immense champ, plus distrayant, de l’application du droit à la vie. Un amant avait enlevé la femme de ses pensées en voiture automobile et l’avait tuée dans un accident ; le transport devait-il être considéré comme onéreux ou à titre gratuit ? Et le cas de ce bâtonnier si respectable, emporté par l’éloquence judiciaire et s’identifiant à sa cliente, qui s’écrie : « Mon soupirant était beau parleur, me voilà séduite, me voilà consentante, me voilà enceinte. » Mais aujourd’hui, plus rien n’étonnerait.

     Pourquoi citer ce texte sur le rire et le droit qui va beaucoup plus loin que les recueils traditionnels de « perles » ? D’abord parce qu’on y trouve une analyse nouvelle et pénétrante de tous nos classiques qui ont mis en scène des gens de justice, de Rabelais à Marcel Aymé et Jean Anouilh en passant, ce n’est pas rien, par La Fontaine, Racine, Voltaire, Beaumarchais, Labiche, Courteline bien sûr. À cette liste, vous avez ajouté le nom surprenant de Giraudoux. La guerre de Troie n’aura pas lieu, acte II, scène 5, passage supprimé à la représentation. Demokos, chef du clan belliciste, appelle en consultation Busiris, expert et arbitre international de haute renommée qui démontre que le droit international exige la guerre « après constat de visu », « enquête subséquente » et analyse de la distinction entre « formations défensives-offensives » et « offensives-défensives ». Irrésistible. Hector, qui est pour la paix, exige qu’il donne une consultation en sens contraire. « Nous savons tous, mon cher Busiris, que le droit est la plus puissante école de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité. » Et Busiris rend l’avis contraire que souhaite le pouvoir dans un jargon technico-international que pourraient envier nos experts modernes qui font signer à quinze gouvernements réunis en sommet, face à des massacres épouvantables, un communiqué officiel « invitant toutes les parties intéressées à davantage de retenue ».

     Pourquoi vous avoir, avec Giraudoux, cité si longuement ? Parce que, Monsieur, seul un professeur de droit public comme vous, le meilleur, peut prendre cette distance dont un nom est l’humour et l’autre la liberté, à l’égard de son propre domaine. Grande leçon : les vraies leçons, seule la vie les donne. Professeur de science inexacte, avez-vous dit – ou plutôt expérimentale. Vous aimez le droit, mais pas seulement le droit. Toujours dans une poche un grand quotidien du soir, dans l’autre un roman policier. Quant à votre réputation de misogynie, elle n’est pas crédible pour quelqu’un qui aime autant la vie, et pas seulement les bons cigares.

     Continuons ce voyage. Il passe par la guerre. Vous racontez votre guerre encore avec humour et modestie – sans mentionner votre citation. Et sans oublier – toujours le droit – la remarque en 1940 d’un officier français dont la voiture a heurté de front un motocycliste allemand qui déboulait en tête des panzers : « C’est l’Allemand qui était dans son tort, il ne tenait pas sa droite. » Cinq ans prisonnier dans un oflag, c’est trop cher pour une anecdote. Vous en avez tiré le meilleur : l’étude, encore l’étude, des mathématiques, de la théologie, des langues étrangères. Vous apprenez aussi la camaraderie, une forme de recueillement. Pour vous c’est dans une certaine mesure une nouvelle école. Et, bien sûr, en contrepartie vous enseignez. Le droit.

     Vous chantez ou plutôt fredonnez. Vous connaissez paroles et musiques de toutes les opérettes françaises. Ah, Maurice Chevalier, dans Dédé, chanté par Georges Vedel : « Dans la vie faut pas s’en faire et moi je ne m’en fais pas. » Et Le Petit Duc de Lecoq : « J’ai cassé mes deux douzaines d’œufs, mais j’ai sauvé mon innocence. » Vous écrivez, des poèmes. Émouvants et à placer dans une anthologie des poètes prisonniers qui ne manquerait pas de noms illustres. Au-dessus de tout, vous l’avez dit, vous placez la poésie. Vous êtes bien le seul ici à pouvoir citer de mémoire 500 vers en langue d’oc, et 5 000 vers en français, de Villon à Aragon en passant par Baudelaire, Nerval, Péguy. Lors d’un grand oral de l’ENA, l’un de mes camarades qui était un juriste très consciencieux, s’entend demander par le président du jury la question classique pour tester la culture et l’ouverture d’esprit d’un candidat : « Vous intéressez-vous à l’un des beaux-arts ? » Le candidat ne tombe pas dans le piège de chercher à paraître s’intéresser à la peinture ou la musique. Il répond : « Oui, si vous acceptez de considérer le droit romain comme l’un des beaux-arts. » – « Ah, dit le président du jury. Développez... »

     Et le candidat développe : « Que connaissons-nous réellement du droit des Romains ? Très peu. Quelques allusions littéraires, des fragments de textes, des citations le plus souvent tronquées. Avec ces morceaux d’argile disparates, le travail de plusieurs siècles et la puissance de l’esprit ont construit et sculpté peu à peu une œuvre qui a sa logique, sa rigueur, sa beauté. Une création, comme toute œuvre d’art. » Je pense que si vous aviez été dans le jury il aurait eu la plus haute note de l’histoire de l’ENA. À titre confraternel.

     Vous avez publié une étude qui vous destinait à succéder René Huyghe dont vous venez de prononcer le remarquable éloge. Premier, Monsieur le Professeur, de vos devoirs académiques. René Huyghe avait été et de loin le plus jeune conservateur, ce qui pouvait vouloir dire dans les temps difficiles : sauver. Comme vous le soulignez, il restera aussi en tant que philosophe de l’art. Dans votre étude, L’Esthétique, élément de l’éthique démocratique, vous notiez que le mot éthique est à la mode, parce qu’il permet de ne pas utiliser celui de morale qui désormais est repoussé par une étrange pudeur, comme les concierges sont devenues gardiennes, dites-vous. L’esthétique a un sort plus ambigu. Le droit au beau peut être reconnu aux peuples dans la longue liste établie d’abord par la Déclaration d’indépendance américaine puis par ses versions française et universelle, qui va du droit au bonheur et à la liberté jusqu’au droit à la santé, aux loisirs et à l’air pur. Mais est-ce l’État qui définira le beau ? Les chefs-d’œuvre doivent-ils être soumis à référendum ? Vous vous interrogez. Et vous recommandez plutôt de bannir le laid, c’est moins périlleux et plus efficace. Vous terminez en citant deux vers de Charles Maurras :

« Toi qui brille enfoncée au plus tendre du cœur
beauté, fer éclatant, ne me sois que douceur... »

     L’enseignement du droit vous est doux. Votre enseignement est une création continue. Et comme exemple de votre talent, pour montrer votre éclectisme, l’un de vos disciples cite un peintre, un génie de la peinture, nouvel hommage indirect à René Huyghe, le Titien. Le Titien parfois peignait directement avec ses doigts, oui, avec ses doigts, et parfois utilisait les brosses les plus fines. Et cet élève admiratif s’exclame à votre propos, ce que j’ose à peine redire : « Salut l’artiste. »

     Me permettez-vous au cours de ce voyage d’aborder un autre rivage, plus connu, de la Vedélie : l’Europe. Nous avons été collègues dans cette aventure à la fin des années cinquante. Vous vous passionniez pour l’Euratom, traité objet de tous les espoirs des autorités françaises, et j’étais plus modestement chargé de négocier l’obscur traité appelé Communauté économique européenne, ou même plus vulgairement Marché commun. Nous nous sommes retrouvés l’année dernière à Rome pour le quarantième anniversaire de ces traités fondateurs, deux seuls Français présents parmi les survivants de la signature historique au Capitole. Vous vous souvenez des difficultés de dernière heure du Marché commun sur les bananes... (Toujours d’actualité d’ailleurs.) C’est un peu nous rabaisser. Rappelez-vous que la culture fut aussi en cause et qu’une séance spéciale, juste avant la signature, dut régler, malgré le syndicat du livre, le problème de la circulation en France du journal Tintin.

     Déjà – dans la fin des années cinquante votre autorité est considérable, ainsi que votre engagement européen. Vous êtes le juriste supérieur des deux délégations françaises, soutenu sans réserve par le secrétaire d’État, Maurice Faure, le ministre, Christian Pineau, et le président du Conseil, Guy Mollet. Chaque jour, il faut inventer un calendrier, une philosophie, un équilibre, un droit. Vous êtes, nous sommes bien dans la création artistique. Parfois l’Histoire hésite. Dans le traité d’Euratom il y a six articles, de votre plume, sur la propriété des matières fissiles. Le chancelier Adenauer n’aime pas l’étatisation plus ou moins rampante qui est de règle en France. L’industrie nucléaire allemande, pacifique, sera confiée au secteur privé. Il s’inquiète de ces articles plutôt ésotériques. Vous êtes convoqué, en tant qu’auteur, par Adenauer lui-même qui vous demande ce qu’ils veulent dire. Votre réponse (au procès-verbal) est : « rien ». Adenauer, surpris, vous demande : « Herr Professor (et Herr Professor, en allemand, c’est beaucoup) rien ? Pouvez-vous le garantir ? Et vous dites : « Herr Bundeskanzler, rien. Je le jure. » (Ich schwöre). Voilà comment, Monsieur, grande leçon de sagesse historique, vous avez à la fois écrit un traité international, et pour assurer sa survie, certifié qu’il n’avait aucun sens.

     Ce ne fut pas la seule péripétie de ces négociations menées à Bruxelles sous la baguette de Paul-Henri Spaak. L’opinion des autorités françaises était si favorable à l’Euratom, instrument de l’avenir, et si réticente à l’égard de la Communauté économique, traité permettant une certaine concurrence entre partenaires européens, que des bons esprits à Paris parvinrent un soir à convaincre Jean Monnet de convaincre Adenauer : pour sauver l’Euratom, il fallait abandonner ce traité de Communauté économique que réclamait l’industrie allemande, en pleine expansion une douzaine d’années à peine après le désastre total de la guerre, mais que refusaient les experts français, privés ou publics, à part bien sûr Marjolin et son équipe. Ce sera à jamais l’honneur de mon collègue et ami Hans von der Groeben dans une nuit dramatique de retourner la situation en convaincant personnellement son ministre, puis le chancelier Adenauer, de permettre la poursuite des deux négociations parallèles, la C.E.E. ayant aussi sa chance. On peut penser, quarante ans après, qu’elle ne l’a pas laissé passer.

     Comme vous êtes un artiste et un poète, de cet épisode peu connu de la construction européenne, naturellement vous avez tiré un drame : une tragédie antique, grecque bien sûr, en alexandrins évidemment, intitulée Euratom en Aulide ou le Sacrifice d’un frère. Le thème en est que le méchant roi Germanos (c’est clair) qui n’aime que l’affreux Sunmarkos (c’est clair) exige que l’autre fils du bon roi Morisphore (MORISPHORE) (c’est encore clair) le délicieux et admirable Euratom lui soit livré en otage. Je jouais dans cette œuvre grandiose et émouvante le rôle du confident omniprésent, Denios (os). Comme dans toutes les tragédies, il y a un confident et aussi un messager. Restons dans le nucléaire : le messager s’appelle Isotope. Je m’étais permis d’ajouter à la fin du premier acte un vers dont l’humour scientifique n’est évidemment perceptible qu’à un petit nombre. On annonce l’arrivée du messager du méchant roi Germanos venu chercher son otage Euratom. Et le bon roi Morisphore s’écrie :

     – « C’est Isotope, alors, c’est la séparation ! »

     Vous m’aviez répliqué : « Jamais. J’écris du Racine, je ne vais pas vous laisser y coller du Rostand. » Ces deux auteurs ayant été vos prédécesseurs dans cette Compagnie, loin de moi de vouloir pousser au conflit. Mais je me permets seulement d’ajouter qu’ainsi naissent parfois les amitiés les plus fidèles.

     Vous n’avez cessé de réfléchir à cette construction européenne dont vous aviez soutenu les débuts. Selon vous, il y a eu, dès la négociation, une sorte de « conspiration » (c’est vous qui employez le mot) des Européens. J’entends par là le très petit groupe des négociateurs qui s’entendaient parfois beaucoup plus facilement entre eux qu’avec les administrations parisiennes, conscientes des dangers économiques, certes, mais hostiles aussi à ce qui pouvait présenter le risque d’une réduction de leurs pouvoirs, ou pire, on en tremble, à l’augmentation relative du pouvoir d’une autre administration française. Quant au privé... Vous souvenez-vous aussi de l’exigence des avocats d’être exclus de l’application normale du traité, donc de la concurrence européenne en excipant de l’article cher à Courteline qui fait qu’un avocat, Me Barbemolle en l’occurrence, peut être appelé à compléter un tribunal et donc participer à l’exercice de la puissance publique ? Et de cette séance de coordination du vendredi matin à Matignon chez Guy Mollet – j’étais responsable de l’ordre du jour – où le représentant du ministère de l’Éducation nationale d’abord refuse de venir, puis d’entrer dans la salle du Conseil, enfin de s’asseoir à la table : il répétait que tous les textes étaient clairs, qu’il était strictement interdit à tout étranger d’enseigner en France, et qu’il n’avait donc pas de temps à perdre avec nous.

     Quand on se souvient qu’au XIIe siècle les grands noms de l’Université de Paris étaient des étrangers : un Italien, Thomas d’Aquin, un Allemand, Albert le Grand, un Britannique très celte, Duns Scot, on a parfois l’impression que l’Europe est derrière nous et qu’aller de l’avant est seulement tenter de rattraper le temps, et le sang, perdus.

     Cette « conspiration » des Européens a pour instrument principal le droit, et la Cour de justice européenne, avec votre active complicité. Le jurisconsulte du Quai d’Orsay a beau multiplier les notes de mise en garde, Maurice Faure vous donne instruction « de vous asseoir dessus » et Paul Reuter et vous-même posez le principe de la suprématie du droit européen, celui « de la norme européenne », dites-vous, et de l’applicabilité directe. Des doutes apparaissant sur la capacité d’initiative et de construction du Parlement de Strasbourg, voire de la Commission de Bruxelles, face à une crise institutionnelle quasi permanente, des juristes jouent systématiquement le rôle de la Cour et la pratique du droit européen comme moteur de la construction européenne. En utilisant même ce préambule, qui n’a pas de valeur juridique, qu’on avait oublié et que j’ai dû rédiger d’un trait de plume littéraire juste avant la signature. C’est le seul cas, me semble-t-il, en droit international public, de l’emploi dans un traité du mot « idéal ». je l’ai dit, je ne suis pas juriste.

     Le débat en France ne sera pas facile, et il n’est pas terminé : la Cour de cassation ne se ralliera à votre thèse qu’au milieu des années soixante-dix, et le Conseil d’État ne cédera qu’à la fin des années quatre-vingt. Les Anglais, eux, bien sûr, ont gardé davantage d’autonomie, refusant de changer leur constitution, c’est impossible, ils n’en ont pas. Quant à Bruxelles on évoquait la perspective très lointaine d’une entrée de l’Angleterre, nous répondions par cette boutade : quelle est la différence entre une jeune fille et un Anglais ? Réponse : un Anglais sera toujours un Anglais.

     Deuxième thème européen qui est vôtre et dans la droite ligne de Jean Monnet : le progrès, à la fois naît des crises, et permet de les résoudre. Si au départ les négociateurs avaient voulu régler le probème de l’union monétaire, c’est un non catégorique qu’il aurait fallu inscrire dans le traité de Rome. Ce n’est qu’une fois de longs et importants progrès réalisés dans les autres domaines, qu’il faudra évoquer la monnaie, quand ne pas progresser serait remettre en cause l’acquis du passé. Il faut le poids du passé pour engager l’avenir. Les progrès ne doivent pas être souhaitables : ils doivent être indispensables. Tout le traité de Rome est une leçon de crises. C’est en fait la mise en route d’une sorte d’engrenage à fabriquer de la solidarité. Interrogé par le général de Gaulle, je m’étais permis de lui indiquer qu’à la différence de l’ONU, ce n’était pas un machin mais une machine.

     Si mes souvenirs sont bons, il n’y a qu’un point de droit, sur lequel vous aviez un doute : la volonté affirmée de Spaak que ce traité, celui de la C.E.E., ce laid Marché commun, soit conclu sans aucune limitation de durée. Pas quatre-vingt-dix-neuf ans renouvelables, non. Pour l’éternité. Ainsi fut fait. Ce fut d’ailleurs un point très délicat à régler avec les Britanniques, lors de leur adhésion, et qui le fut en une séance des plus restreintes. Car les pouvoirs de chaque Parlement anglais issu de nouvelles élections sont absolus et sans limites, disait-on, si ce n’est qu’il ne saurait changer un homme en femme. C’est bien dépassé.

     Tout cela, c’est la politique, Monsieur. Je vous ai connu sous la IVe République alors que vous étiez plutôt démocrate-chrétien au cabinet de Maurice Faure, vous m’avez connu à celui de Bourgès-Maunoury alors que j’étais plutôt un gaulliste radical indépendant, ce qui ne nous rajeunit pas vraiment l’un et l’autre. Mais plus que du choix d’une étiquette, il s’agissait de liens amicaux, de commodité technique, d’affinités pour un extrême centre qui permettait de réfléchir et d’avancer en toute liberté d’esprit. Étrange et passionnante période que celle de la IVe République. Elle dure on ne sait comment, sous les rires des chansonniers et le mépris inquiet de nos partenaires, dans les crises monétaires et politiques répétées jusqu’à ce que la dernière tourmente coloniale l’emporte. La République subsiste par la force des habitudes, surtout des mauvaises. Mais si la France tient, c’est aussi grâce à l’administration française qui joue admirablement son rôle de filet, voire de tuteur, résolument en dehors des désordres partisans. Et aussi d’hommes politiques d’alors, qui sont compétents, sérieux, patriotes et en fait plus indépendants des machines et appareils que certains de leurs successeurs. C’est le système qui est mauvais. On peut dire que, de 1946 à 1958, la IVe République commence à finir dès sa naissance.

     C’est la vie, répondrez-vous, sorte de période de transition. Pour la IVe République le sentiment n’a cessé de s’imposer que cela ne pouvait pas durer. Une fois par semaine, le Secrétariat général du Comité interministériel, qui dépendait du Président du Conseil, réunissait l’élite de l’administration française, Wormser, Clapier, de Lattre, Sadrin, dans le bureau accueillant de Jacques Donnedieu de Vabre, avec à l’ordre du jour cette question quasi permanente : comment allons-nous payer les importations de la semaine prochaine...

     Vous-même, dès 1947, dans une étude publiée avec votre ami Jean Rivero, vous décrivez toutes les tares de la Constitution de 1946 et son avenir avec une précision et une lucidité exemplaires, comme vous mettrez en garde la Ve République contre ses dérives possibles. Prévoir est l’art politique des plus grands. Dire, des plus courageux. Il reste aussi à essayer d’infléchir cet avenir. La fin de la IVe République connaît une intense activité de recherche intellectuelle, notamment dans cette science politique dont certains pensent que vous êtes le véritable fondateur. Certes, depuis des années le général de Gaulle a dénoncé le système. Vous, telle est votre vocation, vous essayez de le réformer. Les Clubs Jean Moulin sont votre lieu privilégié de réflexion, et de réflexion débouchant sur l’action, avec Olivier Chevrillon, Stéphane Hessel, Georges Suffert. Votre influence est considérable. Vous réussissez à dissocier l’idée d’un régime présidentiel et celle qui lui est accolée automatiquement en France par une propagande très orientée, de boulangisme, de fascisme, de dictature personnelle odieuse. C’est vous, qui n’êtes pas gaulliste, qui préparez le mieux la Ve République ! C’est vous qui faites peu à peu admettre, contre tout le vocabulaire politique dominant de l’époque, que la distinction fondamentale n’est pas entre le régime parlementaire et les autres, non la vraie coupure est entre régimes où les gouvernés choisissent ceux qui les gouvernent (ce qui veut dire aussi peuvent les remercier), États-Unis, Angleterre, France, Europe occidentale ; et régimes où les gouvernés ne choisissent pas leurs gouvernants : dans la même catégorie toutes les dictatures y compris la soviétique et ses satellites dits « démocratiques » et « populaires ». Une percée intellectuelle historique. Dans une conférence prononcée à Athènes, « Démocratie, droits de l’homme, État de droit », vous condamnez ceux qui, refusant l’opium du peuple, ont enfumé le peuple de drogues qui n’étaient pas toutes douces. Votre humour n’épargne pas la spécialité dont vous êtes le maître : « Rien n’est plus humiliant pour les spécialistes de l’observation politique, économique, sociale que de constater que la vérité était infiniment moins compliquée que leur analyse. Le monde avait vécu sur une gigantesque mystification (l’Union soviétique et son régime). Il n’avait rien à voir : ainsi les meilleurs observateurs ont été les aveugles. »

     Je reviens à la politique intérieure qui ne peut se dissocier de la politique étrangère, ma conviction ayant toujours été que la vision des autres et du monde ne peut pas être séparée de celle de nous-mêmes. Pour vous il faut combattre cette idée stupide et néfaste que le mot efficacité a une odeur de dictature... Il faut sortir de ce système complètement archaïque qui est le nôtre. Dès 1951 vous le dites, et vous le répétez en 1953. Dans certains milieux on vous soupçonne de prendre pour modèle les États-Unis, tare impardonnable. Ou même d’avoir lu Michel Debré, crime contre l’esprit républicain, selon les vents du moment. Mais vous tenez bon. Vous avez deux arguments fondamentaux qui touchent à l’existence de l’État de droit et à l’exercice de la démocratie : la continuité, avec alternance. Et la capacité de décision, avec contrôle. Seul un régime présidentiel – et un président élu au suffrage universel direct pourra répondre à ces deux obligations. Il est à remarquer que le général de Gaulle vous donnera complètement raison seulement en 1962, avec un peu de retard, jugerez-vous.

     En attendant, il faut trouver un candidat contre le Général. Tel est le paradoxe : seul de Gaulle pourrait mettre en œuvre vos idées et celles du Club Jean Moulin, mais vous n’êtes pas gaulliste. Avec le soutien de l’Express, vous lancez la recherche de Monsieur X. Et Monsieur X., que vous allez trouver en ambassade, c’est Gaston Defferre. Vous êtes toujours, Monsieur, dans la politique. À très haut niveau. Celui où les hommes comptent plus que les appareils.

     Quand on voit la passion qui étreint tout candidat à la Présidence de la République, on peut penser qu’elle est indispensable au sujet. Gaston Defferre, lui, n’avait pas cette passion. Peut-être sentait-il que les partis du centre et de gauche ne soutenaient que du bout des lèvres cette grande Fédération si chère aux commentateurs. La Parti communiste était censé se rallier à la gauche modérée de préférence à un de Gaulle soutenu par la droite. En politique il faut être simple, pas simpliste. Guy Mollet craignait pour la laïcité, le M.R.P. pour le secteur privé, d’autres pour eux-mêmes. Finalement Gaston Defferre abandonnera. François Mitterrand sera candidat et le Club Jean Moulin dispersera ses voix. Un échec ? Sûrement pas. Il n’avait pas à donner aux Français des instructions de vote. Il avait à donner un sens au vote des Français.

     Combien de fois allez-vous donner un sens par vos réflexions à des actes politiques... Vous auriez pu être ministre, même si l’expression de société civile n’avait pas encore le succès qu’elle connaît. Vous n’en avez jamais ressenti le besoin ni le goût. Du mépris ? Non. Mais votre pouvoir n’est pas dans l’illusion du pouvoir. Vous n’êtes pas non plus un homme d’appareil. Vous aimez trop votre liberté. Comme vous aviez choisi le droit à Toulouse pour échapper aux servitudes de l’internat. Il n’y a pas de politique sans internat.

     Décidément, vous êtes professeur et vous aimez le droit. Depuis le début de ce voyage, j’essaie de retarder le moment où nous aborderons vos plus hautes terres, continent inconnu montant à l’horizon si impressionnant pour le modeste marin que je suis. Mais c’est le but du voyage. Et d’abord, aux limites mal définies, cette zone où la politique et le droit se mêlent : l’exercice répété de la fonction d’arbitre et de sage. Un de vos collègues, dont l’amitié n’exclut pas l’ironie, vous a suggéré de vous graver des cartes de visite :

GEORGES VEDEL
Président des Comités Vedel

     Deux Républiques et de si nombreux gouvernements, de droite, de gauche et d’ailleurs, vous ont demandé votre avis sur l’impôt, l’agriculculture, la presse, les modes de scrutin, la révision constitutionnelle. Les sages doivent respecter les règles de la sagesse, pensez-vous, dont la première est de bien comprendre ce qu’on leur demande. Parfois il s’agit de répondre à une question très matérielle : combien cela coûte, comme celle posée à propos des immeubles de l’enseignement privé. Sur les impôts, en 1955, en pleine révolte poujadiste, de réfléchir aux causes du « malaise fiscal », comme on disait avec pudeur. La démission du ministère ayant emporté votre commission, vous avez eu le temps de noter la réponse très courte d’un de vos collègues : « Les seules causes du malaise fiscal, ce sont les impôts. »

     En pleine crise agricole (elle n’est pas terminée), au moins autant psychologique et sociologique que matérielle, vous écrivez le rapport Vedel, qui fait suite au rapport Mansholt dont j’ai critiqué à l’époque, non le modernisme, mais le critère trop exclusif de rendement quantitatif en oubliant les immenses perspectives de la qualité. Notre ami Jacques Duhamel, ministre de l’Agriculture, déclare (sans vous avoir lu, précisrez-vous) que vous êtes son livre de chevet. Le monde rural s’enflamme. Vous faites une longue tournée d’explication dans nos campagnes avec parfois l’impression de vous retrouver en famille. Vous déjeunez et dînez très bien. Et vous reconnaissez que pour une fois vous n’avez pas pris de distance suffisante au moins dans la forme. Le vocabulaire technocratique inquiète plus que le fond.

     Autre fonction des Sages : aider les choix. Ce fut le cas en matière de révision constitutionnelle où vous auriez dû avoir droit avec la France, dites-vous, à une sorte de prime d’instabilité. Il s’agit notamment de la durée du mandat présidentiel. Le président Mitterrand ne choisira pas. Vous n’auriez présenté que deux solutions au lieu de trois, l’absence de choix aurait été plus difficile. La sagesse est parfois d’attendre.

     Vous avez exercé aussi la présidence du CERC (Centre d’étude des revenus et des coûts), organisme réanimé par Raymond Barre et dont vous regrettez les réflexions qui permettaient de dire, le cas échéant, des vérités. Sur le plan international, vos interventions font date, avec la Grèce, la Tunisie et surtout le Maroc que vous avez toujours soutenu, en droit et de cœur. On peut retrouver votre main dans la dernière révision constitutionnelle marocaine. Rien n’est moins dogmatique que votre participation : il s’agit de traduire en texte un souhait politique, tout en respectant une cohérence juridique. Le président de l’Assemblée d’un pays étranger à qui je demandais quel était son ordre du jour m’avait répondu : « Rédiger une nouvelle constitution. – Ah, de quelle nature, cette constitution ? – Eh bien, me dit-il, on pourrait l’appeler "présidentielle-providentielle". Mais je n’ai pas encore demandé l’avis de Vedel. » Votre célébrité est mondiale.

     C’est sur le plan intérieur français, dans le cadre de notre Conseil constitutionnel, où vous a nommé le discernement du président Giscard d’Estaing, que vous aurez aussi à dire hautement le droit. Le duo, si j’ose dire, Robert Badinter-Georges Vedel, a laissé de grands souvenirs. Le résultat est que le Conseil constitutionnel va peu à peu prendre son rang dans la République. D’abord en 1971, première étape, un projet de modification de la loi de 1901, souhaité par le ministre de l’Intérieur, est déféré au Conseil constitutionnel sur les conseils discrets de son président, Gaston Palewski, par M. Alain Poher, président du Sénat. Le projet est bloqué. En 1974, nouvelle étape, le président Giscard d’Estaing fait passer une réforme qui permet avec soixante signatures de députés ou sénateurs, de saisir le Conseil. L’institution qui au départ était plutôt un instrument de l’exécutif, devient un recours de l’opposition quelle qu’elle soit. Le Conseil évite les excès du socialisme comme ceux du libéralisme dans des exemples fameux : lois sur la presse en sens contraires, lois de nationalisation ou de dénationalisation.

     Est-ce ce que certains dénoncent comme le pouvoir des juges à l’anglo-saxonne ? Non, car vous tenez scrupuleusement à cette version de l’exercice de leur puissance qui nous distingue de la plupart de nos voisins : toujours se rattacher à un texte, qu’il s’agit seulement d’interpréter et de replacer dans une cohérence. Et pour interpréter, vous n’hésitez pas à vous référer aux différents textes fondamentaux : Déclaration des droits l’homme de 1789, mais aussi préambule de la Constitution de 1946. C’est l’équilibre de la société qui est votre but, autant ou plus que celui droit. Au-dessus des lois ? Non. Un éclaireur des lois.

     Quand j’ai eu l’honneur de présider le Haut Comité pour la réforme des jugements en matière criminelle, nos débats internes furent au début assez difficiles, notamment sur la référence traditionnelle au peuple souverain. Peut-on désavouer le peuple ? J’ai fait appel à vous. Et de façon lumineuse vous avez éclairé notre voie. Dire que le peuple est souverain ne veut pas dire qu’il est infaillible.

     La sagesse. L’Écriture affirme : le pouvoir de Dieu est de cacher, le pouvoir des rois est de faire apparaître. Vous avez, Monsieur, beaucoup fait apparaitre. J’ai demandé à plus expert que moi : quelle est votre contribution essentielle au droit ? Un vaste traité de Droit constitutionnel, un autre de Droit administratif sans cesse réédité ? La notion de puissance publique, qui permet de mieux définir la juridiction compétente ? La distinction fondamentale des régimes et de la vraie démocratie par la nature des rapports entre gouvernants et gouvernés ? En France, la révision des relations entre législatif et exécutif, donnant à la Ve République sa respectabilité ? L’autorité morale du Conseil constitutionnel ? Ne cherchons pas un texte ou un arrêt particulier. Il n’y a pas de loi Vedel. Il y a grâce à vous, de notre temps, un esprit des lois.

     Comment commenter une vie et une œuvre devant tous ceux qui les connaissent mieux que moi, Madame Vedel, vos enfants, vos gendres, vos petits-enfants, toute votre famille. Et tous vos élèves et tous vos amis. Comment le faire, en quelques quarts d’heure et en quelques mots. Il devrait y avoir une règle très stricte de l’Administration des poids et mesures : pour peser une vie, il faut une vie. Pour mesurer une œuvre, il faut une œuvre.

     Le droit est un temple jamais achevé et d’autant plus vivant qu’il ne l’est pas. À cette construction vous n’avez pas cessé d’apporter votre pierre. La politique est une cavale ombrageuse et fantasque. Vous avez plusieurs fois aidé à lui passer la bride et le mors.

     Vous êtes un grand Français. Et vous êtes très français.

     C’est la première fois ce soir, et la dernière, que je vais utiliser ce titre. Merci d’être parmi nous, Monsieur le Doyen.