Ma patrie, c’est la langue française, Albert Camus. Séance publique annuelle

Le 3 décembre 2009

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Ma patrie, c’est la langue française, Albert Camus

 

 

Mesdames, Messieurs de l’Académie,

 

Le général de Gaulle se plaisait à caractériser la France comme le pays des trois cent soixante-cinq fromages, c’est-à-dire comme le pays d’une prodigieuse diversité, diversité des opinions, des aspirations, des goûts et des comportements. Il rejoignait par là l’analyse de Fernand Braudel démontrant dans sa magistrale étude de l’identité de la France que l’histoire de notre pays était celle de divisions anciennes et puissantes, assemblage hétéroclite de peuples et de civilisations, de parlers, de coutumes et de modes de vie. De cette diversité, le démographe Hervé Le Bras concluait que « la France ne devrait pas exister » ou, mieux encore, qu’il aurait fallu l’inventer et ajouterons-nous, la réinventer toujours. Car, et c’est encore Braudel qui parle, « le passé, ce passé de diversité agresse le présent ». Quelle actualité dans ce propos !

De là l’interrogation constante sur l’identité de la France que Michelet appelait une personne, ce qui est déjà une réponse, l’affirmation d’un lien affectif, quasi charnel avec son pays. Cette identité est aujourd’hui le sujet d’un débat ouvert par l’État, invitant tout Français à dire comment il la conçoit. Curieusement ce débat venu d’en haut coïncide avec un autre débat, récurrent celui-ci, venu des profondeurs de la société, sur un thème qui passionne tout autant, l’orthographe. Qu’un peuple que l’on dit avant tout attentif à ses difficultés matérielles, aux problèmes du quotidien, puisse se mobiliser autour de sujets immatériels, voilà qui est certes réconfortant pour la vie de l’esprit. On peut cependant s’interroger sur la coïncidence de ces deux débats. Quel rapport y a-t-il entre la conscience d’être Français et l’avenir de l’orthographe ? Aucun, serait-on tenté de répondre spontanément. Pourtant, à y regarder de plus près, c’est le constat inverse qui s’impose ; le statut de l’orthographe est lié à l’identité française, particulièrement dans le temps présent. C’est pourquoi je commencerai mon propos par la querelle de l’orthographe.

L’automne qui voit paraître des brassées de nouveaux livres, a été marqué cette année par le succès imprévisible mais considérable d’un réquisitoire contre « la dictature de l’orthographe », qualifiée de mal français dans un ouvrage intitulé Zéro faute et portant la signature d’un talentueux journaliste, François de Closets. Les acheteurs ont plébiscité le livre, radios et télévisions ont convié et loué l’auteur, ouvert leurs micros aux commentaires des lecteurs, et sur la toile les internautes se sont joints au chœur des amoureux de l’orthographe. Ce succès peut à la réflexion trouver une explication dans le constat que les termes du procès sont conformes aux idées caractéristiques de l’air du temps. Le respect, le purisme en ce domaine constitueraient un mode caché mais puissant de discrimination sociale. Certes, écrit l’auteur, ce n’est ni la naissance, ni la fortune qui assurent à l’individu un sens inné de l’orthographe, mais ne pas le posséder condamne à l’exclusion. Et les défavorisés de l’existence ont moins de chances que les autres de surmonter ce handicap. L’expression « discrimination sociale » qui est au cœur de cette analyse suffirait à justifier l’anathème lancé contre l’orthographe. Mais d’autres arguments viennent encore renforcer son discrédit. En faire un critère d’éducation ou de savoir serait absurde à l’ère de l’informatique et des correcteurs d’orthographe. De même que les calculettes ont remplacé la connaissance des tables de multiplication et l’aptitude au calcul mental, les correcteurs d’orthographe suppléent désormais à l’ignorance des règles grammaticales ou lexicales. Haro sur l’effort superflu, notamment sur celui qui sollicite la mémoire. Au surplus le français serait, nous assure-t-on, une langue simple si la nécessité de l’écrire de manière correcte ne créait de fait une seconde langue, différente de celle que tout un chacun parle. Et si l’on tient à respecter cette seconde langue, toujours plus étrangère au français que l’on entend, comment espérer que nos compatriotes trouvent le temps d’en apprendre une troisième, c’est-à-dire l’anglais ou l’allemand, dont la connaissance est indispensable dans notre univers mondialisé ? Ne vaudrait-il donc pas mieux se débarrasser de l’orthographe et opter comme la Zazie de Queneau pour une langue phonétique ? Cette charge contre l’orthographe a trouvé un puissant renfort dans la publication récente d’une enquête conduite en 2005 par l’Éducation nationale et dont on avait d’abord pris grand soin de ne pas ébruiter les conclusions. Cette enquête a comparé le niveau de connaissances orthographiques de trente mille écoliers en 1987 et 2005. Les conclusions en sont atterrantes. L’augmentation spectaculaire du nombre de fautes commises signale une régression des connaissances de deux ans ! En 2005 les élèves de cinquième se retrouvent au niveau des élèves de CM2 de 1987. Et – ici la notion de discrimination sociale est confirmée – les élèves des écoles situées dans des zones défavorisées sont nettement plus en retard que ceux qui fréquentent de bons établissements bien situés socialement. Ce constat déplorable a renforcé tout naturellement le camp de ceux qui veulent sinon en finir avec l’orthographe, du moins entendent la modifier radicalement.

La dictature de l’orthographe, qu’il est désormais de bon ton de dénoncer, est pourtant un phénomène relativement récent, remontant à la seconde moitié du XIXe siècle et qui a joué un rôle décisif dans l’extension de la langue française à toute la société et, en dernier ressort, dans le progrès de la conscience collective.

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le territoire français est resté le domaine de cohabitation de langues différentes, chacune dessinant les contours et les fidélités de communautés distinctes. Bien que François Ier ait décrété en 1539, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, que le français serait la langue du royaume, elle sera longtemps encore celle dont on n’use qu’à la Cour, dans les tribunaux et dans l’administration. Mais ailleurs, le français tarde tant à pénétrer que d’une province à l’autre on ne se comprend guère. Le grand Racine, voyageant en pays d’oc, écrit à La Fontaine : « Je vous jure que j’ai ici autant besoin d’un interprète qu’un Moscovite en aurait besoin à Paris. Je n’entends pas le français de ce pays et on n’entend pas le mien. » Et les auteurs de l’Encyclopédie confirmeront un siècle plus tard cette difficile pénétration du français dans un pays dominé par les patois. « On ne parle la langue [c’est-à-dire le français] que dans la capitale. » Le propos est certes exagéré, car au XVIIIe siècle le progrès du commerce, les grands travaux de construction de routes facilitent déjà la communication à l’intérieur de l’espace français, permettant à la langue de pénétrer quelque peu dans les villes et plus encore à des locutions françaises d’imprégner les patois. Mais ce mouvement n’atteint guère les campagnes, or la France du XVIIIe siècle est un pays essentiellement rural et elle le restera longtemps encore.

C’est l’abbé Grégoire qui sera le maître d’œuvre du rassemblement linguistique. La France diverse n’était guère compatible avec les idéaux universalistes de la Révolution, seule la langue française pouvait, pensait-il, libérer les individus et forger une communauté d’hommes libres. L’abbé Grégoire, qui avait étudié attentivement les pratiques linguistiques de ses compatriotes, était convaincu qu’à peine un Français sur cinq tenait le français pour sa langue maternelle et pouvait en user aisément. Du coup, en accord avec la Convention, il déclara la guerre à tous les parlers en usage dans le pays. L’unité nationale se ferait à partir de la langue commune, et pour y atteindre il faudrait non seulement la parler, mais la lire et l’écrire. Le lien entre le destin de la nation, son identité et la langue commune était ainsi défini. Pour transformer une pluralité de groupes géographiques, sociaux et culturels en un seul peuple conscient de ce qui l’unit, il faudra apprendre la langue à tous ceux qui l’ignorent, c’est-à-dire à la grande majorité des Français. L’école apparaît ainsi comme un des moyens essentiels du projet révolutionnaire. Mais l’histoire n’ira pas aussi vite que l’avait rêvé l’abbé Grégoire. Il faudra attendre la monarchie de Juillet et la création des écoles primaires par Guizot, puis la IIIe République et le projet éducatif de Jules Ferry pour qu’un véritable système scolaire unifié soit créé.

Dès lors la langue française va être portée par l’enseignement obligatoire et gratuit ; et elle sera imposée à tous au détriment des langues régionales et des patois. Les instituteurs, « hussards noirs de la République », vont être les grands artisans de l’unité recherchée. L’école va dispenser un savoir rigoureux permettant à tous de pouvoir lire, écrire, compter et connaître l’essentiel d’une histoire commune. Les tables de multiplication, les listes des départements et leurs subdivisions, une histoire qui commence avec « nos ancêtres les Gaulois », tels sont les composants du patrimoine commun donné à tous les Français. Et la langue française, qui permet de comprendre ce qu’on lit et ce qu’on apprend tient dans cet ensemble une place royale, elle en est le ciment. Et c’est à ce point qu’arrive l’orthographe, qui jusqu’alors avait peu préoccupé les Français.

Dans l’idéal de la IIIe République, la langue enseignée doit être rigoureuse, libérée de la contrainte des divers accents et usages qui marquent les origines géographiques, sociales et caractérisent les manières de parler. Ce que l’on doit enseigner n’est pas le français tel qu’on le parle et tel qu’on l’entend, mais le français écrit. Et pour l’écrire, il faut des règles qui s’imposent à tous, ce qui entraîne le triomphe de la grammaire et de la dictée. Ce pari d’une langue fondée sur l’orthographe n’était pourtant pas si simple à réaliser, car l’orthographe avait été jusqu’alors imprécise, fluctuante et n’avait cessé d’évoluer. Comment écrire ? Comme on parle, en calquant la graphie sur les sons ? Ou bien en conservant aux mots les traces de leur origine latine ou grecque, c’est-à-dire en ignorant la langue parlée ? Le débat s’était ouvert dès le XVe siècle avec l’invention de l’imprimerie et la vogue croissante des ouvrages publiés en français au détriment du latin. Les imprimeurs, confrontés à l’anarchie des écritures, plaident pour une unification de la langue écrite autour d’une norme orthographique. Le grammairien Louis Meigret répondit à leur inquiétude en recommandant l’adoption d’une orthographe phonétique et un maître d’école marseillais, Honorat Rambaud, inventa à cette fin un alphabet de cinquante-deux lettres, invention étrange et fort compliquée qui tomba aussitôt dans l’oubli. Mais Calvin, dont on célèbre cette année le cinq centième anniversaire de la naissance, en écrivant et en traduisant en français les textes sacrés, apportera une grande contribution au progrès de la langue écrite. Ayant ainsi démontré, contre l’Église catholique et la Sorbonne, que le français pouvait tout autant que le latin porter la langue de Dieu, il posait par là même la question de la manière de l’écrire. Son lieutenant, Théodore de Bèze, soutiendra contre Meigret que le français écrit était langue de la lecture silencieuse, du contact de l’esprit avec le texte, avait une identité propre, ce qui impliquait une graphie détachée de tous les parlers.

L’institution de l’Académie française en 1634 va apporter au débat sur la langue une réponse politique. En confiant à l’Académie, et à elle seule, la mission de travailler à l’unité de la langue, Richelieu voulait aussi faire avancer l’unité de la France si diverse. Forte du magistère qui lui était conféré par son fondateur, puis par le roi, son protecteur, l’Académie va au fil des siècles préciser, modifier, simplifier tantôt à grands coups, tantôt par petites touches, selon les circonstances, les mots qu’elle recueille dans son Dictionnaire.

Lors de sa création, Vaugelas avait défini le bon usage : « C’est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps. »

Si parler comme on le fait à la Cour était chose aisée, suivre l’usage des auteurs, c’est-à-dire des écrits, l’était moins, car l’unité en ce domaine n’existait pas. Nul ne songe alors, à l’Académie, à opter pour une orthographe phonétique, dont Bossuet dénoncera vigoureusement l’absurdité. En revanche, une querelle s’éleva aussitôt, opposant ceux qui défendent l’orthographe ancienne, aussi désordonnée fût-elle, et ceux qui la condamnent. L’historien Mézeray défend la première position, affirmant qu’elle seule permet de suivre les gens de lettres et de se distinguer « des ignorants et des simples femmes ». Mais tous les auteurs du Grand Siècle, Corneille, Racine, La Fontaine, s’élèvent avec force contre cette conception conservatrice et imposent de nombreuses améliorations en supprimant notamment les lettres superflues héritées du latin, qui entravent le rythme des mots.

À leur suite, et de manière constante, les écrivains de l’Académie, Voltaire, Marivaux, d’Alembert, Buffon au siècle des Lumières, puis Victor Hugo, Sainte-Beuve, Anatole France un siècle plus tard, prôneront tous la modernisation de l’orthographe. C’est à leur volonté de réforme que l’on doit les changements spectaculaires dont témoignent les éditions successives du Dictionnaire de l’Académie. Ainsi en 1740, la graphie de plus d’un quart des mots de la IIIe édition est allégée et, en 1762, la réforme atteint encore près de la moitié des mots. Cet effort de simplification va se poursuivre sans interruption jusqu’à la fin du XIXe siècle. L’Académie, que l’on taxe souvent de conservatisme, aura depuis sa fondation été acharnée à adapter la langue, son lexique, sa graphie aux évolutions de la société, aux progrès techniques et à l’usage. Ce n’est qu’au tournant du siècle, que son zèle réformateur s’est relâché, comme si la langue avait atteint un certain degré de perfection. Mais la question va rebondir, en 1990, dans des conditions inédites, que nul n’avait encore imaginées.

Jusqu’alors l’Académie était reconnue comme l’autorité légitime en matière de langue et ses arrêts étaient considérés comme tables de la loi. En 1990, c’est un premier ministre qui décide de réformer l’orthographe et convoque une commission de spécialistes à cet effet. Sans doute l’Académie sut-elle reprendre l’initiative puisque son Secrétaire perpétuel, Maurice Druon, dont la disparition est pour toute notre Compagnie infiniment cruelle, présida remarquablement aux travaux de la commission. La vérité oblige à reconnaître que l’instance convoquée en grande fanfare aboutit à des conclusions fort modestes. Moins de mille mots modifiés, principalement par la suppression de lettres doubles et de traits d’union, et il fut simplement recommandé d’adopter ces innovations dès lors que l’usage les légitimerait. Ajoutons à cela qu’en 1905, déjà, un avis de l’Académie, qui resta sans effet, proposait les mêmes transformations. Ce qui mérite surtout d’être retenu de cette modeste réforme, c’est la tempête qu’elle déclencha. Au sein de l’Académie d’abord où, contrairement à toutes les réformes passées, les écrivains qui avaient toujours défendu les simplifications y furent dans leur grande majorité opposés. Est-ce parce que l’initiative venait du pouvoir politique et non de l’Académie ? Ou bien plutôt parce que, sensibles à la dégradation rapide de la langue, les académiciens ont pensé que troubler davantage ceux qui en usaient déjà fort mal n’était pas opportun. Mais il est remarquable que la tempête s’étendit à toute la société. Les médias y firent une place considérable et pendant des mois les Français, qui tendent à oublier l’orthographe, débattirent passionnément du sort de l’accent circonflexe. Pouvait-on admettre de ne pas en coiffer le mot voûte ?

C’est à l’école, à ce qu’elle fut depuis le XIXe siècle, que l’on doit sans aucun doute ce phénomène. Si dire le bon usage relevait du magistère de l’Académie, si user d’une langue étincelante a toujours été le privilège des écrivains, c’est à l’école qu’il incomba alors de répandre la langue française dans la société et d’asseoir cette connaissance sur l’orthographe, c’est-à-dire sur la grammaire, et sur les textes. Notre confrère disparu, Léopold Sédar Senghor, disait : « Je pensais dans mon enfance qu’être Français, c’est dans une école du Sénégal comme dans une école de la Beauce apprendre à réciter sans hésiter la litanie des noms en ou – bijou, caillou, chou, genou, hibou, joujou, pou – dont le pluriel exige un [x] et non un [s]. » Ainsi, ce que certains auteurs méprisants ont qualifié de dictature orthographique des instituteurs crispés sur une discipline dépassée était en fait un effort continu pour forger l’unité culturelle de la France. Cette vision de la langue dont la forme écrite devait s’imposer à tous répondait à une longue ambition politique, celle de François Ier, de l’abbé Grégoire et de Jules Ferry, doter le peuple de France de l’unité qui lui avait si durablement manqué.

Qu’y a-t-il de neuf au XXIe siècle qui fasse rebondir le débat ? Et s’agit-il d’une simple querelle sur la manière d’écrire ? Ou bien la question de l’orthographe recouvre-t-elle une réalité plus importante ? Et en quoi touche-t-elle à l’identité de la France ?

Revenons encore à Fernand Braudel, observateur passionné de cette Personne France qui, si diverse, a constamment cherché sa voie vers l’unité. Pendant près d’un siècle, les Français ont été convaincus que la question de leur unité était réglée. Un système politique centralisateur, les chemins de fer, l’industrialisation, l’école et la langue française avaient eu raison, croyaient-ils, de la diversité. Pourtant c’est à une rébellion de la diversité que l’on assiste aujourd’hui.

Notre pays fut toujours terre d’immigration et il sut assimiler de manière incomparable des flux de migrants venus de toute l’Europe et de son empire. S’il y a réussi, c’est parce que ceux qui venaient en France souhaitaient ardemment effacer leurs différences sans pour autant se sentir contraints d’oublier leurs racines. Ils devenaient Français, mais conservaient le souvenir de leurs origines. L’Académie en offre de magnifiques exemples. Joseph Kessel, Eugène Ionesco, Henri Troyat hier ; et maintenant Hector Bianciotti et François Cheng. Tous Français par leur adhésion à une langue et à une culture dont l’esprit universaliste leur a permis de transcender leur patrimoine originel. Léopold Sedar Senghor, encore lui, l’a exprimé magnifiquement. À la question « Pourquoi écrivez-vous en français ? », il a répondu dans Éthiopiques : « Parce que nous sommes des métis culturels. Parce que si nous sentons en nègre, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, la langue de la civilisation de l’universel. » Mais aujourd’hui pouvons-nous ignorer que la société tend à se fragmenter en communautés, certaines d’origine culturelle, voire religieuse, d’autres sociales ou géographiques. L’assimilation n’est plus un idéal si répandu et la volonté de conserver une identité propre, de se rapprocher de ceux qui partagent cette identité s’affirme. Les notions de société multiculturelle, métissée, miroir de la diversité, ont fait une apparition fracassante dans le vocabulaire politique et médiatique, légitimant l’aspiration à une différence reconnue. La bataille des mémoires particulières, et parfois antagonistes, tend à remplacer la mémoire collective à laquelle des générations d’immigrés adhéraient spontanément. Depuis la fin du XVIIIe siècle, la certitude que tout citoyen appartenait à la nation française n’avait cessé de croître. Désormais la citoyenneté est surtout entendue au sens des droits civiques et sociaux dont on dispose, et n’implique plus automatiquement que l’on participe à un idéal commun. Les raisons de cette dissociation croissante entre citoyenneté et identité sont multiples et l’école tient une grande place dans cette évolution, ou plus exactement les interrogations qui entourent désormais sa mission. L’enseignement, tel qu’il était conçu, enserrait l’élève dans les mailles serrées d’un même savoir lui offrant la maîtrise de la langue, la connaissance de l’histoire nationale, d’une géographie remarquable par sa variété. Ce savoir commun à des générations de toutes origines les avait unifiées dans la certitude de partager un même passé, une même culture, un même patrimoine et par là même d’être unies dans un même destin et une même vision de l’avenir. Mais depuis presque un demi-siècle, des théoriciens de la pédagogie ont imposé au système éducatif français une idée que naïvement ils croyaient neuve, c’est que l’école avait pour mission d’écouter l’enfant au lieu de lui apporter les connaissances qui formeraient son raisonnement. L’école tend ainsi à devenir une auberge espagnole où chacun, qui n’est plus un élève face à un maître, car ces deux termes sont prohibés, l’élève étant devenu un apprenant, apporte ses propres bribes de connaissance, celles de son environnement, de sa sensibilité, au lieu d’y venir chercher un savoir commun. De plus, au siècle des grandes révolutions technologiques où la télévision et l’ordinateur mobilisent l’attention des adolescents pendant plusieurs heures par jour, les informations qu’ils acquièrent sur les écrans ou sur la toile mettent aussi en cause la mission de l’école et de ceux qui y enseignent. Que peut-elle encore leur apprendre, dès lors qu’ils ont des lueurs sur un nombre considérable de sujets ? Que l’école ait pour mission d’apporter des connaissances de base, des outils pour appréhender le monde et surtout former le jugement, nul n’ose plus le dire. Et du coup, les nouvelles générations n’ont plus en commun le patrimoine acquis à l’école, qui leur permettait de ressentir leur appartenance à une même communauté de culture. C’est cette progressive dislocation de la communauté qui déroute nos compatriotes habitués à penser en termes d’unité. Déjà désemparés par un monde ouvert, où l’instant a remplacé le temps, où la culture et la langue française n’occupent plus une place prééminente, ils s’interrogent sur l’évolution en cours et tendent à demander de manière toujours plus inquiète : que signifie être Français ? Et plus encore, qui est Français ?

La langue française telle qu’elle est parlée désormais, traduit cet éclatement progressif de la société. Que les langues régionales revendiquent une place à ses côtés n’est en rien tragique. Elles sont une part de notre histoire et cohabitent pacifiquement avec le français. Nous ne sommes plus au temps de l’abbé Grégoire qui voulait les supprimer. Aujourd’hui, le breton, le basque, le corse sont enseignés dans les écoles et les universités. Et à l’entrée de chaque ville ou village, les plaques indicatrices portent le nom du lieu dans la langue régionale.

Que l’anglais fasse concurrence au français partout dans le monde, qu’il s’y mêle ou le supplante en France, dans certaines entreprises ou dans les universités est fâcheux, mais aussi longtemps que la langue française préserve son intégrité, elle peut résister aux assauts de l’anglais.

La nouveauté est qu’à l’image de la société la langue tend à se fragmenter, des codes, des formes de français à la mode, des usages multiples – ceux des quartiers, des cités, de classes d’âge issues de divers milieux – prolifèrent fondés sur l’idée d’une appartenance identitaire valorisante. Ces usages sont souvent caractérisés par un lexique spécifique et une phonétique particulière. Ils commencent à fasciner certains linguistes et à trouver place dans certains dictionnaires au nom de l’inventivité langagière. On parle désormais de langue et de culture des banlieues, du hip-hop, du rap, de la langue texto… Et plus que d’usages divers de la langue, on use, pour qualifier ces nouvelles pratiques langagières, du terme langue, les situant ainsi au même niveau que la langue française. Mais au-delà de la prolifération des usages langagiers, c’est la séparation entre langue parlée et langue écrite qui pose le plus grave problème. Le français tel qu’on le parle, tel qu’on l’entend ignore les normes élémentaires de la grammaire et de la syntaxe. Ce n’est pas seulement l’imparfait du subjonctif qui a disparu, mais à peu près tous les temps de la conjugaison. Le présent, reflet d’une civilisation de l’immédiat, sert le plus souvent à dire le passé et le futur. Et le mode affirmatif a éclipsé les interrogations et les négations. Enfin les mots employés perdent souvent tout lien avec leur sens réel. En définitive, chacun tend à considérer qu’il peut user de la langue à sa manière. La conséquence en est qu’à l’instar de la situation d’incompréhension qui prévalait au temps de Racine, la communication est malaisée dans la France d’aujourd’hui. L’école en offre un bon exemple. Les professeurs se plaignent d’être injuriés par des élèves, simplement inconscients du sens des mots qu’ils emploient. Inversement les mêmes élèves ressentent les invites professorales à respecter la discipline comme des atteintes verbales à leur dignité. Quel malentendu sur le sens même des mots. Et lorsque les mots n’ont pas la même signification pour deux interlocuteurs, le recours à la violence peut paraître tout naturel.

Il est temps de dire les choses en vrai français et non dans la « novlangue » de la pensée conformiste. La France n’est pas le lieu de cohabitation de tribus qui ne disposeraient que d’un idiome restreint propre à chacune d’entre elles. Nous avons au contraire en commun une langue claire, précise, admirablement construite à partir de règles connues, compliquées parfois, mais que l’on peut maîtriser, comme l’ont prouvé des générations d’écoliers venus de tous milieux et de toutes origines culturelles et dont souvent les parents ne parlaient pas français. « La grammaire est une chanson douce », a écrit un membre de notre Compagnie, et se l’approprier peut être un jeu. Et que dire de la précision des mots de notre langue, du mot juste, cher aux écrivains, qui fait partie de ce que Valéry nommait « les délices de la langue française ». Au demeurant, le respect du mot juste est le propre de toutes les grandes civilisations. Interrogé sur la qualité première exigée d’un ministre, Confucius répondait : « bien connaître le sens des mots », et pour Isocrate « nous faisons de la parole précise le témoignage le plus sûr de la pensée juste ».

Dans la France d’aujourd’hui, où des lignes de fracture culturelles, sociales, de générations troublent une société qui se crut longtemps harmonieuse, la langue doit être une fois encore le lieu et le moyen du rassemblement. C’est elle qui porte notre immense patrimoine culturel, une longue histoire dont nous devons avoir la fierté et des valeurs qui sont celles de la civilisation de l’universel. Mais cette langue doit être la même pour tous, c’est-à-dire que notre référence commune est la langue écrite dont les dictionnaires et les grammaires disent l’usage.

La nécessité du recours à cette langue écrite, socle de notre unité, s’impose au demeurant à chacun à un moment ou l’autre de son existence. Un bon témoignage en est la réapparition d’un métier depuis longtemps oublié, celui d’écrivain public. Ces revenants pullulent désormais, au service des défavorisés de la langue, incapables de remplir des questionnaires ou d’écrire une lettre ; et on les trouve non seulement dans de lointaines banlieues mais au cœur même de la capitale. Peut-on imaginer symbole plus éclatant de la régression du savoir de notre langue ? Il y a un siècle, et les lettres de simples soldats écrites durant la Première Guerre mondiale le montrent bien, tout citoyen de notre pays pouvait écrire une lettre en bon français avec un vocabulaire précis et une orthographe dominée. Les « hussards de la République » avaient bien rempli leur rôle. Il revient aujourd’hui à leurs successeurs de reprendre le flambeau, d’oublier les théories fumeuses vantant le spontanéisme et le savoir inné de l’enfant-roi, pour enfin accomplir leur mission et transmettre la connaissance de la langue française.

Je veux pour conclure en appeler à un poète libanais qui n’a cessé de proclamer les vertus universelles de la langue française, Salah Stetié.

 Pour Salah Stetié, « l’identité est profondément liée à la langue et vice versa. C’est d’être énoncées et dites que les choses prennent corps… La langue n’est pas langue seulement, elle n’est pas exclusivement nominative, elle est aussi syntaxe, c’est-à-dire philosophie, ontologie et métaphysique… Là où le français se parle ou s’écrit, un projet unificateur s’esquisse, dont le socle est la culture française, c’est-à-dire l’essentiel. »