Halte à la « complainte du français perdu ». Séance publique annuelle

Le 27 novembre 2008

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Halte à la « complainte du français perdu »

 

 

Messieurs, Mesdames de l’Académie,

La tradition veut qu’une fois l’an, sous cette Coupole, l’Académie, chargée de veiller au bon usage de notre langue, en établisse ce que, dans la langue de bois contemporaine, on appelle un « état des lieux ». Ce bilan de santé du français a depuis des années inspiré ici même des commentaires désolés ou angoissés. Les horreurs langagières qui trop souvent défigurent le français et la concurrence de la langue anglaise ont nourri ainsi les beaux discours de mes illustres prédécesseurs, Maurice Genevoix, Jean Mistler et Maurice Druon.

Qu’il me soit permis aujourd’hui d’abandonner ce que le président Mitterrand nommait ironiquement la « complainte du français perdu », pour évoquer la situation de notre langue non plus au miroir d’un âge d’or évanoui, mais à la lumière des bouleversements extraordinaires de notre temps, qui pourraient bien lui offrir à l’avenir des chances inédites de retrouver le prestige qui fut longtemps le sien.

Le monde dans lequel nous vivons ne ressemble en rien à celui qu’ont connu nos parents, ni même à celui dans lequel nous avons grandi. Certes l’histoire des hommes a toujours été faite de ruptures et elle a toujours eu tendance à s’accélérer. Mais jamais la rupture n’aura été aussi totale ni aussi rapide, en raison des révolutions des techniques du dernier siècle, qui ont d’abord – conséquence de l’apparition de modes de transport que même Jules Verne n’aurait pu imaginer – aboli la distance, puis, grâce aux nouveaux moyens de communication et au progrès du numérique, supprimé le temps au profit de l’instant. Cette transformation totale de notre univers entraîne des conséquences considérables pour les langues, puisque le premier besoin des hommes est de communiquer. Comme les autres grandes langues, la langue française est touchée par ce processus. Pour tirer parti des chances immenses que cette révolution des techniques peut offrir à la langue française, il nous faut redéfinir sa place dans notre pays, penser en termes nouveaux le rôle de l’anglais à l’intérieur de nos frontières et au-dehors, et réfléchir à notre conception même de la francophonie.

C’est d’abord, cela va de soi, par une réflexion sur la place du français en France qu’il faut commencer. François Ier a proclamé en 1539 le français langue du royaume par l’ordonnance de Villers-Cotterêts. Au vrai, il s’agissait alors simplement de substituer dans la justice et dans l’administration cette langue au latin, que les sujets du roi ne comprenaient guère. Les effets de l’ordonnance furent remarquables. La langue du roi a rapidement supplanté le latin dans la vie publique, dans celle des élites proches de la Cour, mais aussi parmi les écrivains et les humanistes, dont l’imprimerie naissante allait diffuser les œuvres. Fondée près d’un siècle plus tard, l’Académie française y apporta d’emblée sa contribution. Malgré cela, la France fut très longtemps encore le pays de la diversité linguistique car, hors de l’Île-de-France, domaine de la langue royale, ses habitants restaient fidèles aux parlers de leur région, voire de leur village.

Cette cohabitation paisible entre langue française, dialectes et patois a bien failli être rompue par la Révolution de 1789. Les nouveaux maîtres du pouvoir entendaient mettre la parole au service de leurs idées et tenaient la langue pour l’outil qui porterait leur idéal et l’imposerait à toute la société. C’est pourquoi ils choisirent le français, symbole d’unité, condamnant à l’oubli tous les idiomes en usage. L’abbé Grégoire théorisera ce projet mais il échouera à l’inscrire dans les faits, car la société a résisté. L’unité linguistique de la France ne sera finalement réalisée qu’au xixsiècle, grâce au chemin de fer qui favorisa la circulation des personnes, grâce au service militaire qui assura le brassage des hommes, grâce surtout à l’école qui imposa le français et interdit, par la force souvent, l’usage des dialectes et patois.

Cette unification de la société française autour d’une langue commune a été remise en cause au cours des dernières décennies par les avocats des langues régionales, qui voulaient leur rendre vie. Plaidant que celles-ci avaient été victimes d’une guerre sans merci, violente, où tous les moyens avaient été employés pour les éradiquer, que leur déclin était une injustice historique, un génocide même, selon certains, que l’État, acteur majeur de cette guerre, se devait de réparer en leur restituant leur statut perdu, ils ont obtenu que l’enseignement des langues régionales trouve place dans les écoles et les universités. Aujourd’hui, près de quatre cent mille élèves en bénéficient dans l’enseignement primaire et secondaire, et ces langues sont inscrites au programme des examens d’État. Et depuis 1982, les instituteurs (ou professeurs des écoles) peuvent suivre des cours de « langue et culture régionales » pour y former ensuite les élèves qui en exprimeraient le vœu. La vérité oblige à reconnaître que c’est grâce à cette réforme de l’enseignement, adoptée par l’État contre tout l’idéal de la IIIe République, que certains parlers ont retrouvé vie. Car le monde où ils existaient – monde rural, territoire restreint et clos – est en voie de disparition, et la famille n’est plus le cadre où s’opère leur transmission. Pourtant ces acquis n’ont pas comblé les espoirs des avocats des langues régionales qui, depuis quinze ans, ont déplacé leur combat et leurs revendications du champ de l’éducation à celui du statut politique. Au printemps dernier, profitant du débat sur la réforme des institutions, ils ont réussi à faire inscrire, dans un amendement à l’article premier de la Constitution de 1958 qui définit la République, la phrase : « Les langues régionales appartiennent à son patrimoine. » Or selon l’article 2 de la même Constitution : « La langue de la République est le français. » Comment fallait-il interpréter cet amendement ? Les langues régionales étaient-elles supérieures au français ? Ou encore la langue de la République était-elle indifféremment ou à égalité celles des régions et le français ? Ce fut un beau tollé. L’Académie en appela à la sagesse de la représentation nationale et les partisans des langues régionales dénoncèrent à tout va le caractère insupportable de la domination du français. L’amendement fut reporté en définitive au chapitre des collectivités locales, ce qui était sage. Dans le calme retrouvé, voyons comment se pose réellement ce problème.

Ce que souhaitent aujourd’hui les partisans de ces langues, c’est que la France, qui a signé la Charte européenne des langues régionales en 1999, la ratifie, ce qu’elle avait refusé de faire jusqu’alors en raison des obligations que ce pas ultime lui imposerait. La charte prévoit en effet que les États qui l’auront ratifiée devront ouvrir la sphère publique – justice et administrations – aux langues régionales, ce qui constituerait une étonnante régression au regard de l’unité acquise depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts, et une atteinte aux principes d’indivisibilité de la République, d’unité du peuple français et d’égalité des citoyens devant la loi. À plus de cinq siècles d’unification du peuple français autour de sa langue, ce projet oppose une organisation de la société en communautés linguistiques. Cette revendication, discutable sur le plan des principes, est surtout utopique, en ce qu’elle ignore l’évolution de la société française et du monde extérieur au cours du dernier demi-siècle.

De quelles langues parle-t-on ici ? En théorie, la liste officielle des langues de France auxquelles pourraient s’appliquer les exigences de la Charte européenne est fort longue, car elle en recense quatre-vingt-une dont la majeure partie se trouve outre-mer. En réalité, sept seulement doivent être prises en compte, et elles sont déjà entrées dans le système éducatif : le basque, le catalan, le breton, le corse, la langue d’oc (mais ses partisans sont en désaccord, les uns proclamant son unité et les autres soutenant qu’il en existe plusieurs), enfin l’alsacien et le créole. Il faut d’ailleurs constater qu’en Alsace les partisans du bilinguisme ont choisi de promouvoir l’allemand et non la langue alsacienne, pourtant assez vivante. Quant au créole, répandu sur des territoires discontinus, il est l’objet de polémiques, car il est constitué de parlers différents, alors que la République n’a retenu, pour l’enseigner, que le créole antillais.

À ces langues, qui sont celles de territoires de la France, ne serait-il pas au demeurant équitable d’ajouter, si l’on fait droit aux exigences de la charte, les langues non territoriales des immigrés installés dans notre pays, tels l’arabe, le berbère, le turc et celles de certains Africains ? Mais la Charte européenne a exclu de son champ d’application ces langues, qui pourtant, à l’inverse des langues régionales, semblent jouir d’une existence réelle dans le milieu familial et offrir des possibilités d’ouverture au monde.

Les dialectes et patois que le progrès technique et celui des institutions ont progressivement écartés de la vie sociale appartiennent sans aucun doute à notre patrimoine national. Et aucune institution ne le pense plus que l’Académie française, attachée à toutes les formes d’expression, et qui souhaite ardemment la préservation de ces parlers, part infiniment précieuse de notre vie commune. L’identité française peut se penser et se dire en plusieurs langues, cela est incontestable, car la France est le pays de la diversité des hommes et de la culture. Mais cette diversité reconnue n’implique pas de juger ou d’administrer en plusieurs langues, car cela relève d’une autre logique, celle de l’État, celle de la sphère publique qui est celle de l’unité. Défense de la diversité des cultures, garantie de l’unité de l’État et de ses institutions, ces deux exigences qui ont jalonné l’histoire de France suggèrent la voie à suivre aujourd’hui dans une paix des esprits retrouvée. Ratifier la Charte européenne ouvrirait la voie à d’innombrables conflits et serait vain. Mais il est bon de consolider par la loi les acquis récents – la place faite aux langues régionales dans le système éducatif ; la garantie de multiples usages qui relèvent du respect de traditions bien ancrées dans les régions. La toponymie en offre un bel exemple ; dans la plupart des régions de France, les noms des lieux sont indiqués en français et en basque, en breton, en corse…

Les querelles de langues sont en réalité dépassées. Car le problème auquel nous sommes confrontés désormais n’est plus de savoir ce qui l’emportera en France, du français ou des langues régionales, mais comment le français, enrichi dans la profondeur des consciences du patrimoine des langues régionales, va pouvoir se frayer un chemin dans un monde totalement ouvert et multilingue.

L’heure est en effet au multilinguisme, et non plus à la peur de l’anglais qui aurait tendance à tout dominer. Ici aussi, il est nécessaire de repenser le problème des langues au regard du temps présent et de ses exigences.

L’Europe d’aujourd’hui est constituée de vingt-sept États usant de vingt-trois langues officielles. Le français est la langue officielle de trois des six pays fondateurs et des trois villes sièges des institutions européennes. Il est encore, avec l’anglais et l’allemand, une des langues de travail à l’oral et à l’écrit des institutions de l’Europe. Mais, depuis les élargissements de 1995 et surtout de 2004, l’Europe a profondément changé et les pays de langue française y sont minoritaires. Cette Europe est multilingue, c’est là sa plus grande richesse, celle qui défie les bouleversements du temps et des techniques. L’Union européenne a d’ailleurs inscrit récemment cette donnée dans son organisation, en dotant un commissaire du portefeuille du multilinguisme. Parce que nous avions pris la longue et déplorable habitude de craindre l’expansion de l’anglais, de la tenir pour irréversible, de croire que rien ne pourrait s’opposer à son déferlement, nous n’avons pas perçu cette évolution. Les vingt-sept peuples de l’Europe actuelle sont avant tout passionnément attachés à leur langue maternelle, ils veulent la faire vivre et la mettre au service de leur destin commun.

Le succès de la langue anglaise au cours des dernières décennies reposait beaucoup sur l’idée quelque peu simpliste que la langue est avant tout un outil pour les échanges entre les hommes. Puis est venu s’ajouter ce que l’on pourrait appeler « l’effet des moyens de communication de dernière génération ». Les technologies de la toile s’étant surtout développées aux États-Unis ou tout au moins dans un environnement anglophone, l’anglais a été, cela est vrai, la langue maternelle de la « toile », ce qui n’a pas peu contribué à en renforcer l’usage. Mais le temps de l’adhésion inconditionnelle à l’anglais en raison de la commodité des contacts, de l’évolution continue des techniques et de la rapidité des transformations des moyens de communication est en train de s’achever. Dans l’Europe multilingue, les peuples voient leur langue dans sa profondeur, non plus comme simple véhicule de la pensée mais comme élément essentiel de sa formation – « elle est mère de la pensée » disait au siècle dernier l’Autrichien Karl Kraus – et ils remettent alors l’anglais à sa place véritable. Pour autant, ne soyons pas naïfs. La langue anglaise sera encore longtemps le moyen privilégié des scientifiques pour se comprendre aisément, et celui des voyageurs pour obtenir ce qu’ils désirent, partout à travers le monde, avec un minimum d’efforts. Mais la volonté de l’Europe de respecter sa plus grande richesse, la diversité de ses langues, est en train de porter des coups sévères à ce que Régis Debray nomme « l’unilinguisme multinational ». Parce que l’Europe rassemble désormais tant de peuples parlant tant de langues, il est naturel que chacun d’entre eux souhaite qu’au sein de cet ensemble sa langue reflète son identité, en même temps qu’elle contribue à forger l’identité commune de l’Europe. Dans ce progrès de l’Europe, il ne saurait y avoir ni de vainqueurs ni de vaincus, de grandes et de petites langues. Le multilinguisme, la diversité linguistique et culturelle brandie comme projet commun pour édifier l’avenir, garantissent que toutes les contributions seront parties au patrimoine qui, aujourd’hui, se constitue.

Cette richesse linguistique est aussi pour l’Europe un immense défi. Si chacun a le droit de s’approprier sa langue, de la faire vivre et de vivre avec elle, celle-ci ne doit pas pour autant l’isoler, mais plutôt favoriser l’échange, le dialogue, la coopération en tous domaines, car c’est là une condition essentielle du développement d’une identité européenne qui n’annule pas les identités nationales, mais les rassemble et s’en nourrit. La richesse de l’Europe tient précisément à ces identités multiples fondées sur la culture et avant tout sur les langues, qui ne peuvent être abandonnées au profit d’un idiome international forcément réducteur. Ce que Chateaubriand nommait en son temps « le dialecte de transaction » a été au siècle dernier le statut de la langue anglaise ; mais la volonté de faire progresser le multilinguisme rompt avec ce choix de facilité. Le projet de développement du multilinguisme tient compte aussi d’une autre dimension de l’évolution des dernières décennies, la mondialisation. Les nouveaux équilibres internationaux, le facteur démographique, le progrès intellectuel et économique des sociétés d’Asie, la localisation de l’énergie, tout concourt à faire entrer sur la scène internationale la Chine, l’Inde, les pays arabes, la Russie et d’autres encore. Jusqu’alors confinés dans leurs territoires d’origine et recourant à l’anglais au-dehors, ces nouveaux venus veulent désormais faire usage de leur langue dans le cadre des relations internationales et des échanges économiques. Leur rôle dans le monde légitime cette volonté.

Comment faire passer l’intention multilinguiste dans la réalité ?

Pour l’Europe, la nomination d’un commissaire au multilinguisme constitue un changement de taille. Le Roumain Leonard Orban, qui porte ce titre, a déjà élaboré une stratégie pour en assurer le développement. L’éducation est naturellement pour lui le premier champ d’application de cette ambition. En 2002, le Conseil européen de Barcelone a décidé que les systèmes éducatifs de tous les États membres devaient doter les élèves de deux langues étrangères, afin qu’à l’avenir chaque Européen ajoute à la maîtrise parfaite de sa langue maternelle une maîtrise non moins parfaite d’une grande langue internationale et de ce que les experts nomment une langue personnelle adoptive, c’est-à-dire celle qui relève d’un choix du cœur. Les langues anciennes doivent naturellement trouver place dans ce dispositif, car ce sont elles qui conditionnent la compréhension des grandes langues en usage. La nécessité économique s’ajoute aux préoccupations éducatives. Le rapport Davignon, élaboré à la demande de la Commission, a montré que les entreprises européennes perdaient des contrats partout dans le monde et étaient incapables de conclure de nouveaux marchés dans les économies émergentes, parce qu’elles n’avaient pas les compétences linguistiques suffisantes. C’est ici que le recours au « dialecte de transaction » trouve ses limites. Pour négocier en Chine, mieux vaut désormais, dit ce rapport, ne pas ignorer la langue chinoise.

Un troisième volet de la stratégie du multilinguisme, actuellement à l’étude en Europe, touche à la traduction. Pour Umberto Eco : « La langue de l’Europe, c’est la traduction. » C’est elle en effet qui permet à toutes les langues d’exister, qui concilie l’attachement légitime des citoyens à leur langue nationale avec les impératifs d’un marché ouvert. Tout en décidant d’élargir le patrimoine linguistique de chaque Européen à trois langues au minimum, l’Union européenne entend mettre en place un vaste programme de soutien à la traduction dans le domaine culturel d’abord, mais aussi dans la plupart des secteurs de la vie sociale, administrative, économique, et même scientifique. C’est pour cela que le multilinguisme qui est en marche représente aujourd’hui la grande chance de la langue française. Cela n’implique pas que la France renonce à favoriser l’apprentissage du français en Europe et dans le monde. Cela n’implique pas davantage qu’elle renonce à défendre le statut du français comme langue de travail au sein des institutions européennes. Mais il faut admettre que le français, menacé par l’anglais, comme la plupart des langues européennes, ne pouvait dans un univers mondialisé se défendre seul. Ce n’est qu’en invoquant la richesse linguistique de toute l’Europe, en luttant pour l’usage actif – et pas seulement pour la préservation – de toutes les langues européennes, que le français tirera le bénéfice des atouts dont il dispose : une longue histoire, une démographie exceptionnelle en Europe, un dynamisme économique préservé. Le choix n’est plus entre le français et l’anglais, mais entre le multilinguisme, à l’intérieur duquel se situe le français, et le « dialecte de transaction », c’est-à-dire l’anglais. Ce choix pour la France n’est pas seulement d’opportunité. Le multilinguisme ne doit pas être adopté comme un simple moyen d’écarter la solution du recours permanent à la langue anglaise. Il doit être fondé sur la prise de conscience d’un monde transformé, d’une identité européenne en construction dont la diversité linguistique est une composante essentielle.

C’est en définitive à une révolution des mentalités que les changements constatés invitent. La société française, si légitimement attachée à sa langue, ne doit plus vivre cet attachement dans une position défensive, hantée par la nostalgie d’un passé glorieux, mais dans un élan optimiste qui intègre l’anglais comme le français, l’allemand ou l’espagnol dans la vision d’une Europe de la diversité, où nulle langue ne veut plus évincer l’autre.

Cette révolution tranquille, qui est déjà à l’œuvre même si nous n’en avons pas toujours une claire conscience, et qui impose l’abandon des vieux réflexes d’inquiétude, touche aussi, cela va de soi, la francophonie.

Celle-ci n’a pas été inventée, il faut le rappeler, par des Français mais par ceux qu’un linguiste, Robert Chaudenson, a nommés « des bâtards culturels », Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba, Hamani Diori et le roi du Cambodge Norodom Sihanouk, qui ont donné corps au mot forgé près d’un siècle plus tôt par le géographe français Onésime Reclus. Mais gardons-nous de croire que la francophonie est conformément à l’intention de ceux qui l’ont créée, le rassemblement de tous ceux qui parlent français à travers le monde. Cette idée mérite examen. Lorsque la francophonie naît en 1970, elle se définit certes par l’attachement de ses participants au français. Mais la définition du rôle de la langue française dans cette famille d’États va évoluer. En 1986, le premier sommet de la Francophonie se proclame « le rassemblement de ceux qui ont en commun l’usage du français », reprenant le slogan qui a cours depuis les origines. Mais en 1993, le sommet réuni à l’île Maurice y substitue une tout autre définition, encore en vigueur aujourd’hui, selon laquelle la francophonie est la réunion des pays « ayant le français en partage ». Ce changement de dénomination n’est pas innocent et sa signification n’a pas toujours été bien comprise. La formule est certes belle. Mais elle dissimule une réalité fâcheuse. La régression de la place du français dans la Francophonie, et le glissement d’un projet culturel vers un projet politique. Certes l’Organisation de la Francophonie peut aligner avec fierté des chiffres impressionnants. Toujours plus d’États membres (plus de soixante), donc toujours plus de millions de francophones. Hélas ! La réalité est nettement plus nuancée. En 1970, la Francophonie regroupait surtout des anciennes colonies françaises ou belges et la connaissance du français y était incontestable. L’extension de l’organisation à soixante et un États y a fait entrer d’anciennes colonies britanniques, portugaises et, plus récemment, nombre d’États de l’Europe centrale et orientale, où l’on parle parfois à peine le français. Une Francophonie politique s’est peu à peu imposée au détriment de la Francophonie linguistique et du projet de ses pères fondateurs. Et nul ne prête trop attention au fait qu’il arrive aux nouveaux membres de la Francophonie de s’y exprimer en anglais, comme ils le font dans les instances internationales. La fortune politique du projet francophone n’a pas entraîné, il faut l’admettre, de réels progrès de la langue française. Même en Afrique, où la francophonie est d’abord usage du français, où elle assure les liens du Sud avec le Nord, hautement industrialisé, où la langue française permet aujourd’hui encore aux élites africaines d’accéder à la modernité économique et culturelle, la situation évolue de manière souvent peu propice au français. Le Rwanda vient d’en offrir l’exemple. Le pays des « Milles Collines », qui comptait le français au nombre de ses langues officielles, vient de décréter qu’il y renonçait au profit de la seule langue anglaise. Au Cameroun, où le français et l’anglais se partagent le statut de langues officielles, une perspective semblable s’esquisse. Le français est certes très répandu dans la société, comme langue de communication notamment. Mais des enquêtes récentes montrent que les jeunes Camerounais francophones souhaitent pour l’avenir que leurs enfants acquièrent avant tout une maîtrise parfaite de la langue anglaise.

L’Organisation internationale de la Francophonie, conduite actuellement par un sage, l’ancien président sénégalais Abdou Diouf, véritable héritier spirituel de Léopold Sédar Senghor, tente pourtant de ramener la question de la langue française au cœur de son action, et cela au moment le plus difficile.

Le dernier sommet de la Francophonie, qui vient de se tenir à Québec, en a été l’occasion. Réuni en pleine tempête financière et économique mondiale, ce sommet a été contaminé par les angoisses des chefs d’État. La Francophonie, qui tendait déjà à devenir une organisation internationale parmi d’autres, a été le lieu, un de plus, du débat sur la crise et sur les moyens d’y remédier, et elle a été mobilisée pour participer au combat commun, ce qui a accentué sa banalisation. Mais en même temps, cette dérive a peut-être provoqué une prise de conscience. Contre toute attente, c’est ce sommet de crise tenu à Québec – mais où est-on plus fidèle au français qu’au Québec ? – qui, pour la première fois dans l’histoire de la Francophonie, a adopté une importante résolution sur la langue française, et sur les moyens de doter la Francophonie des outils permettant de la soutenir. L’idée de mettre en place de véritables pactes linguistiques – engageant les pays qui feraient volontairement ce choix à prendre des dispositions concrètes pour favoriser l’enseignement et donc l’usage du français et à l’utiliser à l’échelle internationale, notamment dans les institutions − est inscrite dans cette résolution. Sans doute n’est-ce encore qu’une déclaration d’intention, mais elle est significative car elle marque le retour d’une volonté de promouvoir le français au sein de la Francophonie. Le projet francophone, linguistique et culturel, des fondateurs est de retour.

 

La « complainte du français perdu » n’est plus d’actualité. Sans doute notre langue ne peut-elle prétendre retrouver la place qu’elle occupait au xviiie siècle dans l’Europe, qui tout entière « parlait français ». Mais les signaux se multiplient indiquant que la mondialisation, conséquence première de la révolution des technologies de l’information et de la communication, s’accommode mal en dernier ressort de l’uniformité, linguistique notamment. Cette mondialisation n’abolit pas les différences entre États, ni les clivages des cultures et c’est pour cela qu’elle sera multilingue. Et la langue française, parce qu’elle est en France le ciment de l’État et de la société, par son rôle passé et présent au sein de l’Europe, parce qu’elle unit le monde francophone, y retrouve son prestige et son aptitude à rayonner. En un temps où les bonnes nouvelles se font rares, celle-ci, particulièrement heureuse, qui touche à l’essentiel, à notre identité, ne doit-elle pas nous consoler de tout le reste ? Et nous rassurer sur notre avenir ?