Hommage prononcé lors du décès de M. Georges Vedel, en l’église Saint-Germain-des-Prés

Le 12 avril 2002

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Hommage à M. Georges Vedel*

 

 

L’Académie française a inscrit dans ses traditions de rassembler ses membres à Saint-Germain-des-Prés, sa paroisse, lorsque l’un des siens l’a quittée.

 

Nous sommes ici unis dans le souvenir de notre confrère Georges Vedel. Nous l’évoquerons longuement, sous la Coupole, quand celui qui sera appelé à lui succéder lui rendra hommage. Mais le moment n’en est pas encore venu, pour nous c’est la période de deuil. Ensuite, notre confrère prendra sa place dans la cohorte des académiciens toujours présents à notre mémoire. Des sept cents membres qui en près de quatre siècles ont peuplé notre Compagnie, Georges Vedel était l’un des plus jeunes par la date de son élection, et par une prodigieuse jeunesse d’esprit et d’allure. Il fut le dix-septième titulaire du cinquième fauteuil où l’avait précédé, au début du siècle dernier, Robert de Flers. Pour le juriste qui s’était un jour longuement exprimé, et avec quelle verve, sur le Rire et le Droit – sujet peu orthodoxe – le fauteuil partagé avec un prince du rire auteur de l’Habit Vert, pièce qui eût pu être intitulée le Rire et l’Académie, n’était certainement pas le fruit du hasard. S’il me revient d’évoquer aujourd’hui en quelques phrases Georges Vedel, c’est que grâce à sa générosité, au souhait qu’il en exprima, je lui ai succédé à Sciences Po où il avait inauguré dans les années d’après-guerre un cours doublement révolutionnaire consacré à l’Europe communiste. Révolutionnaire parce que le sujet venait de surgir, révolutionnaire surtout, parce qu’à la différence de la plupart de ceux qui s’y essaieront, Georges Vedel l’abordait avec une liberté d’esprit, un refus des contraintes idéologiques infiniment précieux pour tous ceux qui l’entendirent alors. Dans un domaine qui suscitait passions et conflits, surtout dans les années de l’après-guerre, Georges Vedel nous apprenait ce qu’étaient l’honnêteté intellectuelle et une pensée indépendante.

 

Nous avons élu Georges Vedel pour de multiples raisons. Nous admirions en lui un juriste exceptionnel, inclassable, dont la conception du droit était ouverte et, comme l’a dit notre confrère Pierre-Jean Rémy dans l’hommage qu’il lui rendit en séance au lendemain de sa mort, traversant toute les familles du Droit.

 

Ce méridional, issu de la grande école juridique de Toulouse dominée par la figure tutélaire du Doyen Hauriou, est devenu à son tour chef de file de cette école moderne, peut-être universelle, du Droit français, que l’on peut à coup sûr nommer l’école Vedel. Comment ne pas ajouter à cela son immense culture, profonde et multiforme à la fois, toujours aux aguets, embrassant tous les champs du savoir et de l’invention des hommes ?

 

Qu’il ait su et retenu des milliers de vers en langue française, des centaines en langue d’oc, qu’il ait usé d’une langue parfaite, exacte, riche et colorée, qu’il ait préservé dans son cœur la langue d’oc de son milieu d’origine, tout cela ne le recommandait-il pas à nos suffrages ? Mais ce n’est pas tout. Ce qui le désignait pour rejoindre notre Compagnie, c’est une vie entière consacrée au service de notre pays. Il fut de tous les combats politiques et de tous les combats d’idées qui dessinaient la France du XXe siècle et l’adaptaient au monde d’après-guerre. Il servit la cause de la France dans son activité européenne comme négociateur de l’Euratom et du Marché commun. Mêlant toujours le sérieux et l’humour, la politique et la littérature, il composa alors une tragédie en alexandrins intitulée Euratom en Aulide. Dans sa vie, on le voit, la poésie n’était jamais oubliée. Il contribua, et ce n’est pas le moins important, à faire triompher l’idée du Droit européen et de sa suprématie comme moteur de la construction européenne. Quelle vision prémonitoire du siècle qui commence ! Mais il a aussi contribué puissamment à la réflexion sur les institutions françaises, sur notre constitution, conseillé l’État sur les sujets les plus divers. Enfin, au sein du Conseil constitutionnel, Georges Vedel n’a-t-il pas joué un rôle décisif pour assurer l’autorité de cette institution déroutante au départ pour nos compatriotes ? Ne lui doit-on pas pour une grande part d’avoir aidé à l’installer définitivement dans notre culture politique et dans notre univers mental ? La vie de Georges Vedel a été tout entière au service de la France et des Français. N’est-ce pas la conception de l’Académie et de ses membres, telle que l’avait rêvée son fondateur le cardinal de Richelieu ?

 

Notre confrère nous a rejoints tard et nous n’avons eu le bonheur de le voir parmi nous que durant trois ans. Mais nous le verrons toujours, le jeudi, à la place qui était la sienne à gauche du bureau, aux côtés du Professeur Jean Bernard. Il sera toujours là, car derrière celui qui est assis en séance, se pressent les ombres aimées de ceux qui nous ont quittés et dont nous devinons, même en leur absence physique, les traits, et continuons à entendre les voix. L’Immortalité qui est notre devise est d’abord celle de la langue française qui nous a été confiée, mais aussi, elle rend compte de ce compagnonnage ininterrompu des morts avec les vivants. Georges Vedel, animé d’une foi profonde ne récuserait pas cette continuité. Sa personnalité si forte, affirmant hautement ses convictions au mépris des idées en vogue, du doute ambiant, à l’opposé même du conformisme si répandu aujourd’hui, était en même temps éclairée par un humour joyeux et une très grande bienveillance. Le courage était aussi l’un des traits de Georges Vedel qui nous avait toujours impressionnés. Ses années de captivité consacrées à enseigner et apprendre en portent témoignage. Et comment passer sous silence son attitude si ferme qui servit de repère dans la tempête de 1968 ? Il balayait d’une phrase assassine les stupidités qui fleurissaient, mais restait ouvert et accueillant à tous ceux dont il comprenait le désarroi.

 

Ce grand esprit, ce confrère si disponible, si bienveillant, si drôle aussi nous manquera cruellement ; mais son regard malicieux, son sourire affectueux planeront le jeudi autour de nous lors des séances auxquelles il fut si assidu et apporta toujours une contribution irremplaçable.

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* décédé le 21 février 2002.