Discours de réception de Hélène Carrère d'Encausse

Le 28 novembre 1991

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

Mme Hélène Carrère d’Encausse, ayant été élue par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean Mistler, y est venue prendre séance le jeudi 28 novembre 1991, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Au temps où Jean Mistler, qui fut plus tard secrétaire perpétuel de votre Compagnie, était tenu pour un espoir de la Troisième République, une enfant guettait chaque année avec anxiété le retour de l’automne et la rentrée scolaire. Dans ces classes que le souvenir d’Augustin Meaulnes hantait encore, où flottait une douce odeur de craie et d’encre mêlées, le jour de la rentrée, les institutrices commençaient l’année par le rituel, initiatique presque, de l’appel.

Au moment de répondre à l’appel de son nom, l’enfant eût aimé, comme Alice, disparaître dans quelque terrier. Car toutes les têtes, soudain tournées vers elle, exprimaient alors l’ébahissement, voire la réprobation, lui signifiant ainsi que le nom entendu, un nom imprononçable, venu du fond du Caucase, l’excluait de la communauté des descendants des fiers Gaulois à têtes rondes. Il fallait chaque année des jours, voire des semaines, pour effacer peu à peu l’impression d’étrangeté produite par ce qu’institutrice et élèves confondus appelaient sans détours « un nom à coucher dehors ». Étonnez-vous, Messieurs, d’apprendre que le rêve le plus constant, le plus cher de cette enfant fut de pouvoir, par un miracle subit, remplacer un patronyme encombrant et barbare par celui, combien enviable, de Dubois ou Durand, pour pouvoir revendiquer, de plein droit, l’appartenance à la communauté scolaire qui était, en dernier ressort, la communauté française.

À défaut d’obtenir, par un don soudain du Ciel, cette intégration patronymique, l’enfant venue d’ailleurs s’appropria la France, la patrie d’accueil des siens, la patrie choisie et, par là, passionnément aimée, en absorbant avec avidité ce qui en était l’essentiel : la littérature et l’histoire.

Le jour où votre Compagnie le reçut, Voltaire lui dit : « C’est le plus grand de vos premiers académiciens, c’est Corneille seul qui commença à faire respecter notre langue des étrangers, précisément dans le temps que le cardinal de Richelieu commençait à faire respecter la Couronne. L’un et l’autre portèrent notre gloire dans toute l’Europe. »

En m’accueillant, Messieurs, dans votre Compagnie, que votre illustre fondateur voulut lieu de mémoire et de défense de la culture française, en me plaçant – quel signe du destin ! – dans la lignée de Corneille, de Victor Hugo, du maréchal Lyautey, du comte Robert d’Harcourt, pour ne citer qu’eux, vous avez répondu au rêve de l’enfant que je fus. Vous m’avez donné le droit de me sentir pleinement membre, en leur lieu le plus prestigieux, de la communauté spirituelle et de la tradition de la France.

Pour cette grâce, dont vous avez, je crois, compris la portée, permettez que du fond du cœur je vous remercie.

Vous donnez, Messieurs, à ceux que vous appelez à vous rejoindre, un précieux privilège, celui de l’immortalité. Au vrai, je ne suis pas sûre qu’il faille trop tenter d’en vérifier le sens. Mais l’immortalité nous autorise, en tout cas, dans cette enceinte glorieuse où les vivants et ceux qui les ont précédés se pressent ensemble, à rappeler qui nous plaît du royaume des ombres. J’ai évoqué à l’instant les noms de quelques-uns de mes prédécesseurs. L’heure est venue de me tourner vers celui qui vous fut à tous si proche, Jean Mistler.

« Je me demande si toute la philosophie de l’histoire n’a pas été résumée par Héraclite dans son panta rei. Non pas, hélas, comme l’eau d’un fleuve qui glisse paisiblement entre ses rives, mais comme les flots furieux d’une inondation charriant des arbres déracinés et des bêtes crevées.

– Existe-t-il un refuge ? un asile ?
– Peut-être l’ai-je trouvé. »

Dans ces lignes, Jean Mistler a rassemblé, à l’heure crépusculaire où l’homme regarde derrière lui, toute sa vie telle qu’il la percevait. Avec lui, aujourd’hui, je vais tenter, Messieurs, puisque vous m’avez fait l’honneur de me placer en son aval, de remonter le cours d’une existence qui fut longue, de scruter ce que furent ces eaux mêlées d’une vie et d’une œuvre.

À l’origine, écrira Jean Mistler, il y eut Le Bout du monde, « la fin de l’univers connu, la porte du monde féerique, des gazons de montagne qui sonnent creux sous les pas, des souterrains dont l’entrée est perdue, mais qui s’ouvrent avec leurs trésors la nuit de Noël, juste pendant que sonnent les douze coups de minuit ». C’est là, à quelques kilomètres de ce Bout du monde magique, que Jean Mistler est né dans les toutes dernières années d’un siècle encore léger, qui allait céder la place à un siècle de bruit et de fureur, et surtout d’horreurs. « L’enfant est le père de l’homme et ses premières années orientent toute sa vie », aimait-il à dire. C’est pourquoi il faut nous souvenir des lieux et des visages de sa prime enfance. Sorèze, la Montagne noire qui domine tout, le mystère du Bout du monde. Et d’abord le visage d’une mère aimée, qui a porté tout le poids de son éducation et qui, musicienne dans l’âme, enseignant la musique, lui en légua l’amour passionné et le don. Le paysage fantastique du Bout du monde et la musique ont sans aucun doute puissamment contribué à développer en lui le sens du mystère, un esprit qui sans cesse allait au-delà du visible pour se projeter dans l’invisible et le surnaturel. Se présentant devant votre Compagnie, Messieurs, comme je le fais aujourd’hui, Jean Mistler n’ouvrit-il pas son remerciement en évoquant Mozart et l’entrée du Prince Tamino dans le monde des initiés ?

Sorèze, ce fut aussi le collège dont le Père Lacordaire disait : « Sorèze est une école où la religion, les lettres, les sciences, les arts, c’est-à-dire le divin, le vrai, le réel, le beau et l’aimable se partagent les heures d’un jeune homme et se disputent son cœur, afin de jeter en lui les fondements si difficiles et si complexes d’une vie d’homme. » Parce qu’il fut heureux à Sorèze, Jean Mistler lui resta fidèle toute sa vie. Il présidait l’Association de ses anciens élèves. Et il y revint, autre voyage initiatique, célébrer ses quatre-vingts ans.

Bonheur et éducation allaient de pair. À treize ans et dix mois, Jean Mistler était en état d’être bachelier. L’État, chargé de ce qui s’appelait encore en ce temps l’Instruction publique, se scandalisa de cette précocité. Les prodiges ont rarement bonne presse. Et Jean Mistler fut renvoyé pour un an sur les bancs du lycée.

Moins de deux ans plus tard, baccalauréat en poche, il devint le plus jeune khâgneux du lycée Henri IV. Il y eut pour camarade d’étude un certain Marcel Déat, élève brillant, obsédé par le désir de refondre la société. Mais pas plus à Henri IV que plus tard à la Chambre, Jean Mistler ne fut attiré par Déat. En revanche, son professeur de philosophie, Alain, eut sur lui une influence incontestable. C’est avec lui qu’il découvrit la philosophie, mais aussi le radicalisme.

Faut-il s’étonner qu’ainsi formé, Sorèze et Henri IV se complétant, Jean Mistler ait franchi triomphalement tous les obstacles universitaires ? Reçu à l’École normale, puis premier à l’agrégation de lettres classiques, il semblait promis à l’enseignement. Mais entre l’arrivée en khâgne et l’agrégation, la guerre avait marqué sa vie d’une trace indélébile. Le très jeune khâgneux était, d’un coup, devenu un ancien dans une classe vidée des élèves plus âgés, partis se faire tuer sur les champs de bataille. À cette vie à l’arrière, intolérable – Jean Mistler n’était pas un héros de Radiguet –, il préféra le destin des appelés. C’est là, entre champ de bataille et centre de formation universitaire improvisé, qu’il prépara les grands concours et y réussit brillamment. Pour autant, il n’effacera jamais de sa mémoire le souvenir de la boue des tranchées, encombrées des morts et des agonisants, des cris des blessés, du désespoir des survivants. Si l’artilleur Jean Mistler a conservé à l’égard de la guerre une infinie pudeur d’expression – « c’est dans les cœurs et non sur le papier que le souvenir doit en demeurer », écrira-t-il plus tard –, elle le hantera toujours, et cette obsession explique bien de ses engagements à venir. Comme bon nombre d’anciens combattants, il aura pour secrète devise « jamais plus », et il s’efforcera inlassablement de la faire prévaloir dans son action publique.

Pour cet homme de réflexion, puis d’engagement, était-il possible d’oublier le prix que la guerre avait coûté à son pays ? Génération fauchée, société épuisée ; et, par-dessus tout, société privée d’espérance et de projet. Ou plutôt qui, en guise de projet, allait se reposer sur l’illusion que l’Allemagne vaincue devrait indéfiniment payer.

Avant l’entrée en politique, au sortir de l’enfance et d’une trop brève adolescence, il y eut, pour Jean Mistler aussi, une courte période d’euphorie.

Le jeune agrégé allait-il devenir un docte professeur dans quelque lycée provincial ? La guerre avait fait de lui un homme trop vite mûr pour un destin si sage. Le Service des œuvres à l’étranger, ancêtre des Relations culturelles d’aujourd’hui, lui offrit d’enseigner le français à Budapest. C’est ainsi qu’un beau soir de l’année 1920, le jeune Jean Mistler, âgé de vingt-trois ans, fier possesseur d’un frac payé comptant au tailleur éberlué de tant de largesse, encombré d’une lourde malle dont partitions et livres représentaient l’essentiel, monta à bord de l’Orient-Express pour conquérir l’Europe centrale – univers avant tout, pour ce mélomane passionné, de Schubert et de Mozart.

Mais la Hongrie où le déposa l’Orient-Express était bien éloignée de ses rêves. La guerre était passée par là, laissant derrière elle son cortège de désastres ; et, par surcroît, la défaite, l’humiliation. Jean Mistler y découvrit d’un coup l’inflation galopante qui décompose l’ordre social ; la pénurie devenant misère extrême – les croque-morts transportaient de petits cercueils d’enfants semblables à des boites à violons ; une atmosphère de deuil et de détresse. Voilà ce qu’était Budapest en 1920. Pour autant, Jean Mistler n’y fit pas un séjour déplaisant, bien au contraire. Il avait, pour y être heureux, toutes les raisons : il était beau, les Hongroises étaient ravissantes, et son charme (dont vous avez été témoins, Messieurs, car il ne l’abandonna jamais) valut à cet homme qui aimait tant les femmes – sauf à l’Académie, m’a-t-on dit – de très nombreux succès. Il était riche de surcroît, car le franc de la France victorieuse avait bonne réputation dans un pays dont la monnaie se dépréciait d’heure en heure. Tout était donc facile à ce jeune homme « aimé des dieux ». Et deux romans exquis, écrits à son retour – Châteaux en Bavière et Ethelka – perpétueront le souvenir de deux ombres légères qui illuminèrent son séjour sans peser sur sa vie. Romans du souvenir, de la reconnaissance du cœur ; mais aussi chronique de ce que Stefan Zweig décrira par ailleurs : Le monde d’hier et la nostalgie d’une civilisation qui se défait.

C’est à Budapest aussi que Jean Mistler se découvrit la vocation du chant. Doté d’une belle voix de ténor et d’une exceptionnelle mémoire musicale, il fut, sa vie durant, capable de chanter tout l’œuvre de Schubert, les duos de l’opéra italien, les opéras de Wagner. À Budapest il fit sur scène des débuts retentissants en chantant – n’est-ce pas là, Messieurs, un signe mystérieux du destin ? – La Belle Hélène...

Mais Jean Mistler ne s’est pas contenté d’être, en Europe centrale, la coqueluche des salons. Il y fut, aussi et surtout, un observateur attentif du monde qui l’entourait. Et il fit, de la tentative manquée du roi Charles de Hongrie pour reprendre son trône, un récit digne d’un historien. Cette équipée royale qui a trouvé place dans Le jeune homme qui rôde et dans Ethelka témoigne de l’importance de ce séjour dans sa formation. Jean Mistler entrevoit alors toute la fragilité d’une Europe centrale privée de ses structures traditionnelles, de ses repères géographiques, de ses certitudes morales. De manière encore intuitive, il comprend que cette partie du continent européen qui flotte entre un passé à jamais détruit et un avenir indéchiffrable, pourrait bien se livrer à l’aventure et aux aventuriers.

Quand s’achève en 1924 le séjour hongrois, la chance, si présente dans le destin de Jean Mistler, lui sourit à nouveau. Il succède au Service des œuvres à Paul Morand et y a pour voisin de bureau Jean Giraudoux. Au vrai, tant de chance le rend suspect. Ne serait-il pas le fils naturel d’Aristide Briand ? Voilà qui expliquerait l’irrésistible ascension de cet homme si jeune. Ou bien encore est-il franc-maçon ? S’il évoquera parfois en souriant ces rumeurs, Jean Mistler dira surtout avec force la reconnaissance et la fidélité qu’il voua toujours à Briand. Haut fonctionnaire en dépit de son jeune âge, Jean Mistler eût pu combiner durablement fonctions culturelles et activité littéraire. Pourtant, c’est le moment où va s’interrompre un destin aussi brillant que paisible, car la politique fait alors irruption dans sa vie.

Après l’enfance, la guerre et le vagabondage européen, l’entrée dans la vie publique ouvre pour Jean Mistler une existence nouvelle, passionnante sans doute, puisqu’il s’y est donné complètement, et qui, en l’espace de douze ans, lui fera parcourir tout le cycle des triomphes et des revers, lot de la plupart des destinées politiques.

Au milieu des années vingt, le département de l’Aude se souvient soudain d’une étrange histoire. En 1828, Mme Lenormand, pythie alors célèbre, priée de prédire les résultats des élections pour le siècle à venir, fit une réponse sibylline : « Carcassonne prendra l’homme de loi blasé et Castelnaudary le jeune homme qui rôde. »

La méthode valait bien, semble-t-il, nos sondages ! Le Parti radical, pilier de la Troisième République, que l’on soupçonne rarement d’une telle fantaisie, entrevoit alors que le jeune homme qui rôde existe bel et bien. Et qu’il peut faire un candidat remarquable. Jean Mistler, car c’est de lui qu’il s’agit, est enfant du pays ; il parle le patois du Lauragais, condition nécessaire au temps où la télévision n’avait pas encore remplacé les harangues dans les préaux d’écoles ; et il est éloquent. Du coup, le voilà intronisé. S’il échoue en 1925 à emporter la mairie de Castelnaudary, il triomphe aux élections de 1928, pourtant défavorables aux radicaux. Mieux encore, dès cette époque, il devient l’un des principaux animateurs du mouvement des Jeunes Turcs qui s’efforce d’arracher le Parti valoisien à ses ornières, de le rénover, de l’adapter aux besoins d’une France encore brisée par la guerre, et nullement préparée aux défis qui l’attendent. Ces Jeunes Turcs, jeunes hommes impatients, turbulents, rénovateurs – ces qualificatifs indiquent bien le regard paternel et inquiet que jettent sur eux les vétérans du Parti – ont presque tous laissé leur marque dans l’histoire politique française du milieu du siècle. Au tournant des années trente, les plus connus et remuants d’entre eux se nomment, outre Jean Mistler, Pierre Cot, Jacques Kayser, Pierre Mendès France, Jean Zay, Léon Martinaud-Deplat. Ils ont en commun d’appartenir à la génération de l’après-guerre, marquée par le souvenir des horreurs des champs de bataille et le morne constat d’une victoire que l’état de la société prive de ses chances de durée. Ils sont des réalistes, indifférents aux tabous idéologiques qui ont imprégné leurs aînés. Comme ils diffèrent de la première génération, dominée encore par Édouard Herriot, formée sous l’influence de l’affaire Dreyfus et qui s’en tient à une vision « idéologique » et idéale de la France ! Mais les vétérans savent que les Jeunes Turcs leur sont nécessaires, parce que leur discours correspond aux inquiétudes et aux aspirations de leurs contemporains. Hantés par le souvenir de cette guerre qui fut leur véritable université, les Jeunes Turcs rejettent le nationalisme étroit, et plaident ardemment pour les États-Unis d’Europe dont le pilier principal serait le couple franco-allemand. Ils disent que la France souffre d’un défaut d’État, et réclament un exécutif fort, des assemblées enfin représentatives des forces socio-économiques. Ils plaident pour une économie modernisée, contrôlée en partie par l’État, et orientée en même temps vers la défense de la propriété privée. Ni communisme ni capitalisme débridé, proclament-ils. Sans doute les Jeunes Turcs ne sont-ils pas seuls à tenir ce discours qui fait partie de ce que Jean Touchard, si cher au cœur de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées, appelait « l’esprit des années trente ». Mais, plus que d’autres, ils ont été – et Jean Mistler est à cet égard représentatif du mouvement – conscients que tous les fondements de la civilisation européenne étaient alors remis en cause, et que, dans ce bouleversement moral et spirituel, il fallait d’abord songer à reconstruire la société française.

En très peu d’années, le jeune député de l’Aude devient l’une des figures de proue de cette tendance. Les élections de 1932 sont triomphales pour son Parti. Jean Mistler, à trente-cinq ans, devient ministre. Il le sera trois fois, avant de présider la commission des Affaires étrangères. Cette spectaculaire ascension d’un homme si jeune suggère à ceux qui le voient avancer à grandes enjambées vers des responsabilités toujours plus hautes qu’il pourrait bien un jour se retrouver à l’Élysée. Pourtant, par deux fois, les événements tragiques qui vont atteindre l’être même de la France, et qui tueront en 1940 la République, seront aussi des tragédies personnelles pour Jean Mistler. Ils briseront sa trajectoire foudroyante et en feront un homme foudroyé.

C’est d’abord le 6 février 1934, et le massacre de la place de la Concorde. La France n’est plus si sûre alors d’avoir gagné une paix éternelle. L’Allemagne, hier vaincue, redevient un État menaçant, acharné à effacer tous les signes de la défaite. La France des années trente peut-elle faire face à la montée des périls ? Certes non. Elle est confrontée à une crise politique grandissante ; à l’instabilité gouvernementale ; à une crise économique dont on commence à découvrir les effets ; et surtout au discrédit croissant de la République parlementaire, éclaboussée par des scandales à répétition. Les adversaires du régime, que le mot de République révulse, n’hésitent pas à s’attaquer aux institutions et à en appeler à la rue. Gustave Hervé écrit : « Ce n’est pas le balai que les mieux intentionnés de nos parlementaires pourraient prendre pour nettoyer les écuries de Marianne, qui les rendrait propres après les saletés que le régime y a déposées depuis près de cinquante ans. Il n’y a plus qu’une grande vague populaire pour les laver et les nettoyer. »

Le 6 février 1934 a été l’événement le plus sanglant qu’ait connu Paris depuis la Commune. Quinze morts, près de mille cinq cents blessés. Le ministre de l’Intérieur, Eugène Frot, responsable des forces du maintien de l’ordre, affirmera toujours qu’il n’a pas donné pour instruction d’ouvrir le feu sur les manifestants. Le chef du gouvernement Édouard Daladier est, certes, soutenu par la Chambre, mais ses amis les plus proches lui conseillent la démission, et se démettent eux-mêmes. C’est le cas de Jean Mistler. Ce bain de sang lui est une tragédie personnelle qui le marquera à jamais. L’enfant prodige de la politique, l’« adolescent rénovateur » dont les succès foudroyants semblaient ne devoir jamais s’interrompre, voilà qu’on le traite soudain de « galopin sanglant » ; ce qualificatif injuste – car il ne fut pour rien dans la décision de réprimer l’émeute – le hantera toujours.

La doctrine de l’exécutif fort, la dénonciation permanente de l’affaiblissement et de la dégradation de la République, dont les Jeunes Turcs se sont faits les propagateurs, acharnés, n’est-ce pas là l’explication du brutal sursaut de l’État ? et de son bilan tragique ? Les hommes de progrès et d’innovation sont devenus des « fusilleurs ». Constat d’autant plus amer à Jean Mistler que cet homme lucide comprend mieux que d’autres ce qu’a été l’émeute, et la nature exacte de la menace qui pesait sur la République. Pour l’opinion en général, mais surtout pour la mémoire collective de la gauche, le 6 février fut un jour de danger mortel pour les institutions parlementaires. La thèse la plus répandue a été celle d’un complot destiné à briser la République et à lui substituer un autre système, monarchique ou fasciste, nul ne sait exactement. Mais Jean Mistler pressent que cette analyse est fausse. Il sait d’instinct que l’émeute ne recouvrait aucun dessein précis, aucune conjuration organisée. Certes, depuis 1932, l’indignation populaire face à la combinaison des scandales et de l’impuissance de la classe politique a été soigneusement attisée et les extrémistes ont multiplié les anathèmes et les exhortations. Tout laissait présager le vaste sursaut populaire qui balaierait un jour un Parti radical accusé de conduire la France au désastre. L’instinct politique de Jean Mistler lui dit très tôt que l’agitation des années 1932-1934, et l’émeute du 6 février, sont tout bonnement l’assaut donné à la majorité radicale par les vaincus politiques de 1932, et un moyen comme un autre d’arracher le pouvoir à ceux qui l’avaient conquis dans les urnes. Parce qu’il ne croit pas au complot délibéré contre la République, Jean Mistler réprouve la réaction sanglante du gouvernement dont il est membre. D’y avoir été associé lui sera toujours une inguérissable blessure.

Mais Jean Mistler constate aussi avec désespoir les conséquences de la tragédie du 6 février sur la vie politique française. La République parlementaire à laquelle il croit est dès ce moment atteinte d’un mal fatal ; elle ne sait plus, elle ne veut plus se défendre. Le suicide qui sera accompli le 10 juillet 1940 trouve là son commencement quand, le 7 février au matin, tous ceux qui croient pourtant au complot contre la République refusent de la défendre et s’inclinent devant la rue déchaînée. Certes, quelques hommes tels Léon Blum ou Léon Jouhaux tentent de convaincre Daladier de faire front. Mais leur appui peut-il compenser la défection du Parti radical ? celle des Jeunes Turcs ? celle d’Édouard Herriot ? du président Lebrun ? Que, derrière ceux qui prêchent la nécessité de céder au désordre public, se dissimule la puissante volonté de Pierre Laval, cela est patent. Mais l’habileté manœuvrière de celui-ci n’aurait pas suffi si les défenseurs naturels de la République, la majorité portée au pouvoir par le suffrage universel, avaient fermement décidé que la légalité républicaine devait prévaloir sur les volontés de la rue. Par-delà le massacre, le 6 février ouvre une crise du régime auquel, consciemment ou non, les élus ont pour la plupart cessé de croire. Le gouvernement Doumergue, qui succède à celui de Daladier, consacre le succès de l’autorité de fait de la rue sur l’autorité de droit des élus. Jean Mistler comprend, avec quelques-uns des Jeunes Turcs, tels Pierre Mendès France et Jean Zay – et ils sont rares à porter ce jugement lucide – que le plus grave réside dans cette capitulation volontaire des élus, véritable suicide politique, devant une rue dont ils surestiment la force et la cohésion.

Refaire l’histoire est un jeu séduisant. Rêvons un instant, comme Antoine Blondin annulant le traité de Westphalie, à un Jean Mistler différent. Si, en 1934 au lieu d’être dans la fougue de ses trente-sept ans, il avait été un homme politique vénérable, venu aux affaires publiques au temps d’une France en expansion et sûre d’elle-même, peut-être eût-il été convaincu de la capacité de rebondissement de la République. Lui faisant davantage confiance, peut-être serait-il monté le 10 juillet 1940 à bord du Massilia. Prêt, cinq ans plus tard, à postuler les fonctions de président du Conseil, voire la magistrature suprême.

Mais Jean Mistler n’était pas parvenu à l’âge des certitudes paisibles. Et sa connaissance du monde germanique, sa formation de germaniste l’ont sans doute poussé à prendre en compte, de manière privilégiée, la puissance montante de l’Allemagne et l’affaiblissement français.

Jean Mistler définit clairement, en 1936, sa position : « Certains se croient partisans de la Russie, alors qu’ils sont simplement partisans de son système politique. D’autres affichent des sympathies pour l’Allemagne hitlérienne, alors qu’ils sont simplement partisans d’un régime autoritaire inspiré du national-socialisme. Nous devons refuser de nous laisser entraîner dans ce dilemme, aussi bien au point de vue de la politique étrangère que de la politique intérieure, parce qu’entre les deux branches de l’alternative, communisme ou fascisme, il y a tout ce que nous aimons, c’est-à-dire la démocratie, c’est-à-dire la liberté. De même qu’entre les deux branches du dilemme également faux où on prétend maintenir notre politique étrangère quand on nous dit : Berlin ou Moscou, il y a précisément toute l’organisation durable de la paix. »

Ce double anathème jeté sur les idéologies adverses – mais l’étaient-elles vraiment ? – confère à la position de Jean Mistler un caractère bien inconfortable. Les intellectuels tendent alors à se ranger sous la bannière du seul antifascisme et à considérer que Moscou est La Mecque de la résistance contre Hitler. Entre le mal absolu du projet hitlérien, et ce que l’on tend à décrire comme le « mal relatif » du communisme, revendiquant pour lui l’indulgence au nom d’intentions supposées bonnes et marquées du sceau du progrès, les choix en faveur du second deviennent impératifs. L’intellectuel doit être antifasciste, ou alors ce n’est pas un intellectuel. Que l’on se souvienne de l’indignation provoquée par Gide à son retour d’URSS. Que l’on se souvienne aussi du propos de Romain Rolland sur l’URSS de la terreur : « Malgré le dégoût, malgré l’horreur, malgré les erreurs féroces, je vais à l’enfant, je prends le nouveau-né ; il est l’espoir misérable de l’avenir humain. » La position de Jean Mistler, en rupture avec l’« esprit » de son temps, le rend d’emblée suspect. Et il aggrave son cas en tirant les conséquences de ce jugement sur le plan des relations internationales. Le pacte franco-soviétique est un leurre, dit-il, car il n’a aucun caractère d’automaticité. Il doit être équilibré par un grand pacte à l’Ouest, qui inclurait l’Allemagne, afin de la neutraliser et de lui imposer des comportements pacifiés.

Nous abordons ici la dernière partie de cette carrière dont rien n’annonce encore qu’elle va être brisée. Au contraire, jamais Jean Mistler, brillamment réélu en 1936, n’est aussi écouté qu’en ces mois précédant la guerre dont il prévoit qu’elle entraînera pour la France un désastre sans précédent. Pour comprendre ce que furent alors ses choix, laissez-moi, Messieurs, évoquer un instant notre pays en cette veille de conflit mondial. Il est en plein déclin démographique. Une population doucement vieillissante veut ignorer ses problèmes. Parce que André Tardieu leur avait promis, en 1930, une « politique de prospérité », les Français croyaient être à l’abri de la crise qui affectait si profondément la vie des autres pays. Lorsque la crise atteint la France, en 1931-1932, nul ou presque, parmi ceux qui détiennent le pouvoir, et encore moins l’opinion publique, ne la perçoivent ni ne tentent de s’y adapter. Aussi, lorsque, au milieu de la décennie, le monde connaît enfin un début de reprise, la crise mal conjurée s’approfondit en France. Confrontée à cette réalité inattendue – une France, îlot de crise dans un monde qui peu à peu revient à la prospérité –, l’opinion connaît un désarroi profond. Pour elle, l’État, les élus et les institutions sont coupables d’imprévoyance et d’incapacité. Ce désarroi pousse les Français au repli sur la vie privée, les conduit à refuser de voir les nuages qui s’amoncellent. Est-ce un hasard si leurs chanteurs préférés proclament, tels les « Collégiens » de Ray Ventura, « Tout va très bien, Madame la Marquise », pendant que brûle le château et que s’accumulent les catastrophes en chaîne ; et concluent, avec Maurice Chevalier : « Chacun sur terre, se fout, se fout des petites misères du voisin du dessous. »

Le 23 août 1939, la signature du pacte germano-soviétique fait l’effet d’une bombe. Elle bouleverse toutes les certitudes, modifie radicalement la situation internationale, et convainc Jean Mistler que ses analyses étaient loin d’être fausses. En dénonçant de manière symétrique les deux totalitarismes, il avait entrevu la solitude des démocraties et d’abord de la France, et le caractère illusoire de l’« alliance de revers » si chère au système diplomatique français. Sur le plan interne aussi, il voit justifiée son hostilité permanente à l’entrée des communistes dans les gouvernements de Front populaire. Il a eu raison contre Pierre Cot et Jacques Kayser : mais, pour autant, il n’a pu imposer des choix qui eussent fait de la France un adversaire réel, face à une Allemagne dont les ambitions ne sont plus, après le pacte, dissimulées. La guerre que Jean Mistler et ses amis ont si durablement tenté d’éviter, est là ; elle débouche en quelques mois sur la défaite, après une « drôle de guerre » qui convient à la majorité des Français, encore convaincus que, comme le dit cette autre « scie » de la fin des années trente, « Nos petites misères sont passagères, tout ça s’arrangera ». Mais la guerre ne s’arrange pas et conduit en quelques mois à l’effondrement.

Dans cette déroute, la classe politique doit décider du sort de la France, à défaut de pouvoir assurer celui des Français. Dans le débat tragique qui divise alors les politiques, Jean Mistler est conséquent avec lui-même. Il participe activement à un dernier combat qui tranchera de l’avenir des institutions. Contre ses anciens amis – Édouard Daladier, Jean Zay, Pierre Mendès France – qui souhaitent le départ hors de France du président de la République, afin de perpétuer la légalité républicaine, et qui, à défaut, s’embarquent eux-mêmes pour le Maroc, Jean Mistler plaide pour le maintien du pouvoir légal sur le sol français. Mais ce pouvoir, le président Lebrun, si désemparé, en est-il le plus sûr représentant ? Sera-t-il le mieux à même de parler au nom des Français à un vainqueur qui parait en mesure de soumettre à sa volonté le reste du continent européen ? Non, répond Jean Mistler. Et, le 7 juillet, il va avec Pierre-Étienne Flandin adjurer le président Lebrun de démissionner.

Rapporteur de la Commission du suffrage universel, c’est encore lui qui, le 10 juillet 1940, présente devant le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale l’article unique qui va mettre fin à la Troisième République en confiant tous les pouvoirs au maréchal Pétain et en le chargeant de promulguer une nouvelle constitution. 569 parlementaires sur 666 se sont prononcés en sa faveur. Certes, nombre d’entre eux déploreront, dès le lendemain, un vote de désarroi, invoqueront l’incompréhension des conséquences de ce texte. Mais la majorité existe et les présidents des deux assemblées eux-mêmes – Édouard Herriot et Jules Jeanneney – pourtant profondément hostiles, s’abstiennent de voter contre. Les députés désemparés n’ont pas vu, derrière ce texte, les volontés antirépublicaines, qui entendent bien mettre fin aux institutions parlementaires pour y substituer un État autoritaire.

Homme de la Troisième République, du parti pivot de cette République depuis la fin du XIXe siècle, l’un de ses principaux espoirs, Jean Mistler eut le privilège ambigu de participer activement aux convulsions qui en marquèrent la fin. Ses choix, dans les années noires que va vivre alors la France, sont le fruit de la déception que la République parlementaire inspire à celui qui paraissait être, jusqu’alors, un parlementaire-né. Ils le condamneront à renoncer ensuite à tout destin politique.

Au moment où la carrière politique le quitte – car ce n’est pas lui qui s’en est détourné –, il nous faut, Messieurs, tenter de rassembler les idées de Jean Mistler. En 1945, à l’heure des comptes, il doit ajouter, au titre de « galopin sanglant », celui, largement partagé au demeurant, de « naufrageur de la République ». Un demi-siècle, deux générations nous séparent désormais de la grande rupture des années 1939-1944. À regarder en arrière avec sérénité – et, au bout d’un demi-siècle, cela doit être possible, si douloureuses qu’aient été ces années –, on peut considérer que les déconvenues de Jean Mistler furent celles d’un esprit projeté dans l’avenir plutôt que vers le passé. Certes, sa volonté de sauver la paix à tout prix tient avant tout à son expérience de la première guerre mondiale ; au tribut payé à cette guerre par le peuple français ; à l’analyse qu’il fait de l’état de la France en 1939. Mais le regard qu’il porte en ces années désespérantes sur son pays et sur le monde qui l’entoure est prospectif. Il y déchiffre déjà les grandes tendances de notre fin de siècle. Sa critique de la faiblesse des institutions, son plaidoyer pour un État fort, pour un contrôle public de l’économie, préfigurent quelques-unes des conceptions clefs de la Cinquième République. Et sa vision d’une fédération européenne dont le couple franco-allemand serait le vrai pilier ne reflète-t-elle pas la construction internationale qui prévaut aujourd’hui ?

Peut-être dans cette vision apparemment si complète du monde, pourra-t-on néanmoins s’étonner de l’indifférence, du manque de curiosité de Jean Mistler pour une part non négligeable de l’Europe, son flanc oriental. De manière étonnante, il a rayé le monde slave de sa réflexion et de sa vie. Il l’avoue lui-même. Tout l’intéresse de l’univers, à l’exception des Slaves. L’ironie de l’histoire veut que ce monde-là soit celui qui passionne son successeur... Mais cet homme d’humour eût souri, j’en suis certaine, devant un tour comme le sort nous en joue parfois. Pourtant, aujourd’hui que le monde né de la Révolution de 1917 s’en émancipe et dresse l’effroyable bilan du communisme, que les victimes disent haut et fort qu’un totalitarisme, rouge ou brun, quelles que soient les intentions affichées, n’est jamais qu’un totalitarisme, donc qu’un crime contre l’homme, comment ne pas songer à la condamnation égale et sans appel que portait Jean Mistler du fascisme aussi bien que du communisme ? Ses propos, jugés scandaleux au cours des années trente, voire quelques décennies plus tard, sont aujourd’hui raison commune. Ils ont pourtant contribué à nourrir la réprobation silencieuse qui pesa sur lui.

Quand, en 1945, dans une France renaissante mais durablement meurtrie, Jean Mistler contemple son passé, il peut à bon droit considérer que son destin est déjà accompli. La politique lui est fermée. « Il n’y a pas de retraite en politique : on meurt ou l’on devient un mort vivant », écrit-il. De cela, il ne saurait pour lui être question. Il n’entend pas, lui qui fut homme de gouvernement, se transformer en demi-solde aigri, en nostalgique des occasions perdues, ou en opposant de métier. S’il nourrit de l’amertume, il la tait, et n’accepte pas qu’elle paralyse les choix qu’il doit faire. À l’heure de l’isolement, cet homme dont la vocation est d’être heureux voit venir à lui le passé et l’amitié pour reconstruire sa vie.

Avec l’aide d’un ami, le parlementaire devient éditeur et fonde les Éditions du Rocher. Il donne dans le même temps à L’Aurore, autre porte ouverte par l’amitié, des chroniques littéraires et musicales d’une grande finesse. Puis, comme s’il fallait de manière visible fermer la parenthèse de la vie publique, il prend la responsabilité du Livre français à l’étranger. Le haut fonctionnaire a repris ses droits. Mais la littérature les reprend aussi. Le troisième temps de sa vie – il sera long, près de quatre décennies – y est consacré. L’homme qui avance vers la maturité renoue ainsi avec Le jeune homme qui rôde, et rétablit, par la grâce d’une œuvre multiforme, à l’image d’une personnalité aussi riche que contrastée, l’unité d’un destin malmené par l’histoire.

Accueillant, il y a près d’un quart de siècle, Jean Mistler en ce lieu même, Marcel Brion le définissait tout à la fois par le romantisme et par l’héritage de Voltaire. Romantique sans aucun doute, Jean Mistler l’était. Pétri de culture et de musique de cette Allemagne romantique dont il fut si proche, amoureux des paysages de forêts et de brumes, des châteaux enchantés de Bavière, il a choisi de vivre une part de sa vie et de son œuvre dans ce monde où rêve et réel se côtoient et se confondent, parfois jusqu’à la folie et la mort. Il n’est dès lors guère surprenant qu’il ait consacré beaucoup de temps à un écrivain allemand du XIXe siècle en qui littérature et musique s’incarnent et dont il a, dans maints livres, semblé prolonger la tradition, je veux parler d’Hoffmann. En 1927, alors que la politique le sollicitait, Jean Mistler a déjà publié une Vie d’Hoffmann, qui sera très vite épuisée, témoignage de la curiosité inquiète qu’inspire alors l’Allemagne à notre pays. En 1950, quand, tournant le dos à son passé politique, il s’en revient à la littérature, c’est Hoffmann encore qui rouvre ce chapitre de sa vie. Ce n’est pas par hasard. Retournant après tant d’années dans une Allemagne en ruine, où la folie meurtrière d’Hitler semble avoir eu pour conséquence première la destruction de tous les lieux de mémoire, Jean Mistler s’attache à réhabiliter le souvenir de ceux qui, dit-il, ont payé pour Hitler : Hoffmann, Goethe, Wagner. Parce que l’embrasement général de l’Allemagne aura été à l’image du romantisme prompt à déboucher sur la folie et l’autodestruction, parce que le romantisme y revêt la dimension du fantastique, Jean Mistler, dans ce second Hoffmann, et par-delà Hoffmann, livre ici un code de lecture du génie allemand. Il voit bien ce qui fait la singularité du romantisme allemand et ce qui le sépare du génie français, à savoir que le désordre des esprits y est total, alors qu’en France, le mal du siècle est allégrement vécu par les écrivains qui s’en font les chantres. Le délire mystique de Werner, la folie de Hölderlin, le suicide de Kleist, la fin tragique d’Hoffmann n’auront eu que de très tardifs équivalents en France, par exemple avec Nerval. En France, ce conflit tragique entre le rêve et la vie, entre l’ombre et la lumière, entre la folie et la raison, restera généralement cantonné aux œuvres sans affecter les vies. C’est le cas de Jean Mistler dont l’œuvre n’est pas si éloignée de celle d’Hoffmann, tant le fantastique y règne en maître. De La Maison du docteur Clifton aux Orgues de Saint-Sauveur et surtout aux nouvelles de L’Ami des pauvres, il apparaît comme un des rares représentants du fantastique français.

Mais Jean Mistler est aussi l’enfant de Sorèze, d’une terre de raison ; il n’accepte jamais de s’abandonner complètement à l’irréel. S’il va en permanence du rêve au réel, il projette sur l’univers de l’absurde et de la folie le regard équilibré, contrôlé, que les dominicains de Sorèze ont si fort contribué à développer chez ceux dont ils eurent la charge. Héritier de Voltaire, disait Marcel Brion, cela est exact aussi. La Femme nue, savoureuse aventure d’un copiste qui « invente » un Vermeer, est un conte philosophique dans la plus pure tradition voltairienne. Le mystère, la confusion entre le vrai et l’imaginaire expliquent aussi la curiosité de Jean Mistler pour Gaspard Hauser. Dans cette exploration d’une destinée singulière, il apporte tout à la fois la rigueur de l’universitaire et une familiarité totale avec le milieu où naquit l’énigme : l’Allemagne romantique. Qui a lu ce livre est bien près de comprendre ce que sera Nuremberg un siècle plus tard, et la fascination des foules pour ces cathédrales de lumières qui dissimulaient, hélas, un monstrueux dessein.

Les livres consacrés à la musique, aux musiciens qui sont une part essentielle du monde de Jean Mistler, ne sont pas en marge de l’œuvre romanesque, historique ou autobiographique. Ils sont le ciment qui unifie tout l’édifice et le fait tenir. Il n’est pas sans intérêt de constater qu’un ouvrage consacré aux musiciens s’intitule Aimés des dieux. Ne sont-ils pas, en effet, de tous les créateurs, les plus aimés des dieux ? se demande-t-il. Et il en voit confirmation dans le destin prématurément et brutalement arrêté des génies qu’il révère – Mozart, Weber, Wolf, Berg et quelques autres. Le lien qu’il établit entre l’amour jaloux des dieux pour ceux qu’ils ont le plus comblés et le prix que ceux-ci sont appelés à payer pour les dons reçus jette aussi une certaine lumière sur un sujet difficile, sujet que le respect pour la réserve qu’il manifesta toujours en ce domaine interdit d’approfondir : ses rapports avec Dieu. Certes, il n’était pas ou n’était plus ce que l’on appelle un croyant. Mais comment ne pas évoquer, devant ce lien établi entre l’amour, les dons exceptionnels reçus des dieux et la dette ainsi contractée, Jacques Maritain, pour qui : « Dieu est implacable et exige tout de ceux qu’il aime infiniment » ? Comment ne pas se souvenir de sa dévotion à Sorèze ? Comment oublier sa révolte contre une foi dégradée par les modes, ou tout simplement par sa transformation en habitude ? « Si les prêtres disaient la messe une fois par mois, si les fidèles communiaient une fois par an, ils y feraient davantage attention. » Ne sont-ce pas là paroles d’une âme inquiète et exigeante ?

Je sais, Messieurs, que je n’ai fait là que survoler l’œuvre de Jean Mistler. Mais je n’ai voulu tenter que de faire revivre devant vous un homme tout entier, avec toutes ses vies, celles de l’action, de l’esprit et de l’œuvre. C’est pourquoi il est encore une part, essentielle, sur laquelle il me faut m’arrêter : celle qui se confond avec votre Compagnie.

Après ce qu’il nomme, avec Alain, les « moments supprimés de la vie », l’Académie fut en effet pour lui le port où il trouva tout à la fois la paix intérieure, l’oubli d’une carrière brisée, et surtout la manifestation de précieuses amitiés. Élu en 1966, puis porté, en 1973, aux responsabilités de secrétaire perpétuel, Jean Mistler ne cessa pas de constater que l’Académie était le lieu où les tourments, les meurtrissures ou les regrets pouvaient trouver à s’estomper. Peut-être est-ce parce que le destin politique est précaire, cruel aux vaincus, qu’il aura été si sensible à ce qu’il appelait l’esprit de famille et la mémoire de l’Académie. Famille que ne divise aucun conflit d’héritage et qui souffre de la disparition des siens, qui se souvient d’eux et les inscrit à jamais dans sa tradition.

Quand, au soir de cette vie qui fut longue, les chagrins privés s’accumulèrent – l’enfant morte, la maladie de celle qui l’accompagna toujours, l’épuisement personnel –, Jean Mistler fit face avec un stoïcisme souriant et courtois à ces créances que Dieu ou le destin venait présenter au jeune homme qui rôde pour prix des dons qui avaient été les siens. S’il renonça, par dignité et sagesse, à une charge qu’il estimait ne plus pouvoir remplir pleinement, l’Académie n’en resta pas moins son ultime consolation. Il s’était donné totalement à elle depuis le jour où elle l’avait accueilli ; il y avait été heureux ; c’était le lieu où le malheur lui était le plus supportable.

Au terme de ce parcours, je voudrais, Messieurs, tenter de rassembler en quelques mots cet homme que, sans l’avoir jamais rencontré, j’ai grâce à vous découvert. je commencerai en citant Henri Bonnier : « cet être d’exception qui était à soi seul un monde ». Toute sa vie, ou plutôt toutes ses vies, toute son œuvre témoignent de la justesse d’un tel propos. Comme les musiciens qu’il vénérait, Jean Mistler fut sans aucun doute aimé des dieux. Il leur doit cette personnalité où s’équilibrent, selon la belle formule de Marcel Brion, « le classique-né et le romantique d’aspiration ». Il leur doit cette intelligence pénétrante et cette sensibilité que la musique a nourrie.

Homme de culture incomparable, prototype de l’homme cultivé tel qu’il existait dans cette Europe civilisée du XIXe siècle qui lui était si familière, il fut aussi, malgré une apparente froideur et un certain détachement, un homme de passion. En dépit des revers et des chagrins, il constatait, en se retournant vers le passé, qu’il pouvait prétendre ne rien regretter de ce qui fut son sort. Au hasard d’une rencontre avec une amie, universitaire choyée comme il eût pu l’être si le jeune homme qui rôde n’avait couru tant de chemins aventureux, il concluait : « Combien ai-je rencontré d’ennuis dans ma destinée ! Mais quel ennui que la sienne ! »

L’amertume, certes, ne fut pas absente de ses réflexions sur un destin inégal. Mais cette amertume fut toujours voilée de courtoisie. Vie et œuvre confondues, nul ne saurait affirmer que Jean Mistler fut victime, aux heures noires, de la seule malchance ; qu’il ne s’est jamais trompé. Mais il était porté vers ses choix par une expérience et une vision dont le présent nous montre, sur le long terme, qu’elle n’était pas dénuée de justifications ; que ce rêveur, cet esprit si enclin à scruter l’invisible a, peut-être, par cette propension, perçu que l’Europe serait un jour la grande œuvre de la France. C’est là, en dernier ressort, le sens de l’œuvre que, d’un livre à l’autre, il a laissée à ses contemporains. De cette longue vie, de ces idées que l’histoire aura heurtées, brisées parfois, sans doute faut-il retenir la vision prospective d’une Europe de l’esprit et la volonté de contribuer à son édification.

Parcourant ce siècle, avec Jean Mistler, j’ai souvent évoqué l’Europe. Il me faut pourtant dire que cette Europe dont l’Allemagne est la frontière n’est pas tout à fait la mienne. Il y manque Dostoïevski, Pouchkine, Gogol, Lermontov, Tourgueniev, Tolstoï, mais aussi Miczkiewicz, Petöfi, Kafka et Panait Istrati, et combien d’autres.

J’appartiens, Messieurs, à une génération qui, arrivée à l’adolescence au sortir de la dernière guerre, fut confrontée au malheur européen. L’Europe amputée d’une part d’elle-même, « l’Occident kidnappé », comme l’appelait Milan Kundera, ce fut là notre horizon. Nous savions que le passé y était aboli, que la pensée, les génies que je viens d’évoquer n’avaient droit de cité que pour autant qu’ils contribuaient à légitimer l’utopie meurtrière. Nous savions tout : peuples arrachés à la civilisation commune, dizaines de milliers de nos semblables plongés dans l’enfer glacé des camps, et par-dessus tout peut-être, l’horrible et dégradante obligation faite à tous de proclamer que ce malheur était le véritable bonheur. À ma modeste place, celle de l’historien, je me suis efforcée de contribuer au maintien de la mémoire de ces hommes et de ces peuples qui en étaient privés. J’ai tenté, par optimisme naturel peut-être, mais d’abord parce que le cœur et la raison se refusaient à accepter l’inacceptable et l’inhumain, de déchiffrer un avenir où l’Europe se recomposerait dans la liberté. Ce rêve que nous avons tous partagé, il est aujourd’hui réalisé. Certes, tout n’est pas simple de ce printemps des peuples qui n’en finit pas d’éclore, et l’habitude de la haine nourrit encore bien des conflits. Mais l’essentiel est que, écartant les décombres, des hommes de bonne volonté tentent, en dépit du chaos et de la misère, de reconstruire un univers où la dignité humaine retrouve sa place.

Vous m’accueillez, Messieurs, parmi vous, au moment même où s’accomplit ce bouleversement miraculeux. C’est là une grâce supplémentaire que je vous dois. Par là, ce que j’ai tenté de faire, ce que j’ai tenté d’être, ce à quoi j’ai toujours cru trouve peut-être une justification. De cela, Messieurs, je ne saurai assez vous remercier.

J’aimerais dire ici ma gratitude à l’historien Serge Berstein dont les travaux sur la Troisième République et le radicalisme m’ont été précieux pour comprendre cette époque.