Pasteur, le don de soi. Séance solennelle à l’occasion du centenaire de la mort de Louis Pasteur

Le 20 juin 1995

Jacques-Yves COUSTEAU

Centenaire de la mort de Louis Pasteur

Pasteur, le don de soi

par
M. Jacques-Yves COUSTEAU

le 20 juin 1995

 

Messieurs, chers collègues,

C’est le 28 septembre 1895, voici un siècle, que s’est éteint Louis Pasteur, le plus grand bienfaiteur de l’humanité. Sa vie, sa carrière, son œuvre, ont provoqué, et soulèvent toujours, l’admiration et la reconnaissance du monde entier.

C’est pour moi un grand honneur d’occuper à l’Académie le dix-septième fauteuil, celui de Bougainville et de Pasteur.

Cet homme génial, laborieux, modeste, acharné, n’est pas seulement un exemple de réussite ; pendant vingt ans, malgré l’encouragement de Napoléon III, quelques succès d’estime, et l’obtention de récompenses symboliques, il travailla dans des conditions parfois sordides et malgré la perte de trois de ces quatre filles, dont deux, victimes de la typhoïde. C’est précisément au moment où la République reconnaît enfin ses mérites, l’année même où il reçoit la cravate de commandeur de la Légion d’honneur, qu’il est frappé d’une hémiplégie gauche. Un moment il se croit perdu, réagit, mais il souffre et marche péniblement. C’est donc physiquement handicapé que Pasteur entre dans la période la plus fructueuse de toute sa vie : il s’attaque à l’ensemble des maladies infectieuses, la septicémie, la gangrène, la fièvre puerpérale, la peste, la rage, le charbon, la fièvre jaune... Il explique le mécanisme de l’atténuation des virus, et crée la vaccination.

Toute sa vie Pasteur sacrifie ses intérêts personnels sur l’autel de la Connaissance, appuyé par sa foi en la science, la France, et la démocratie. Il est le parfait exemple du don de soi.

Mes remarques porteront aujourd’hui sur trois sujets : Pasteur, extrait de son environnement et de son époque, prend dans la perspective de l’avenir des places qu’il ne pouvait pas imaginer :

— comme symbole de notre révolte contre la nature ;

— comme exemple d’association des deux modes de pensée, l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse ;

— comme opposant à la notion de profit quand il s’agit de résultats scientifiques destinés à protéger la santé publique.

Quelques mois avant sa mort, le professeur Jean Hamburger, membre de l’Académie française et président de l’Académie des sciences, m’a confié ses idées originales, qui furent pour moi une révélation. Il faisait allusion à l’avènement très récent de Homo sapiens, cet être paradoxal installé au sommet de la lignée des vertébrés, de même que la pieuvre est le couronnement des invertébrés et que les orchidées règnent sur le monde des fleurs. Nos ancêtres n’ont fait leur première apparition qu’il y a trois millions d’années, et ils ont eu du mal à simplement survivre. Desmond Morris appelle l’être humain initial « singe nu » : dénué d’armes pour attaquer ou pour se défendre (ni carapace, ni crocs, ni griffes), et incapable, pour s’enfuir, de dépasser ses ennemis à la course. C’était une « victime » destinée à disparaître, et il n’a fini par assurer son existence qu’après avoir domestiqué le feu et taillé ses premières flèches.

Aux yeux des premiers humains, les mécanismes responsables de l’épanouissement et de la diversité de la vie étaient entachés de cruauté et d’injustice. Dans la nature, les individus sont constamment sacrifiés à la survie des espèces. Soumis à la dure loi de la jungle, l’homme souffrait de la précarité de son existence. Voici dix à quinze mille ans, ayant domestiqué le feu et inventé les armes à jet, l’être humain a assuré sa sécurité. Dès qu’il s’est senti protégé des dangers naturels, il a divorcé de la nature et il a décrété ses propres règles. « Nous voulons respecter les individus, écrivait Hamburger, nous refusons orgueilleusement la maladie, la mort prématurée, et la sélection naturelle qui assuraient un équilibre démographique quasi miraculeux parmi les innombrables espèces vivantes. Nous aspirons à la justice, alors que l’histoire de la vie s’est édifiée sur la disparité des chances de chacun. »

C’est évidemment dans cette révolte contre la maladie et la mort prématurée que Pasteur s’est imposé à la reconnaissance du monde entier.

« Ainsi, avec l’homme, l’esprit souffle pour la première ère fois, poursuit Hamburger, et c’est un souffle de révolte contre les lois biologiques fondamentales. Cette révolte est la marque même du destin de l’homme, elle est l’honneur de notre condition, elle donne un sens à notre vie, mais il est clair qu’on ne peut refuser ces normes de la vie sans s’exposer à de sérieux périls. L’hygiène et la médecine, modèles mêmes de notre splendide refus d’une situation biologique naturelle, ont presque triplé la durée moyenne de la vie humaine, si bien que sur une terre dont les trésors sont limités, la population a crû d’incroyable incroyable façon et continue d’augmenter. »

Cette explosion démographique est due au fait que notre nouvel ensemble de valeurs anti-naturelles : la générosité, la solidarité, la fierté d’avoir su vaincre par la médecine les maux traditionnels, a été appliqué avec enthousiasme longtemps avant que nous ayons développé leur contrepartie logique, le contrôle des naissances. Notre incapacité à synchroniser ces deux éléments montre que nous avons mis très longtemps à comprendre que notre nouvelle voie révolutionnaire, qui remplaçait les règles naturelles impitoyables par nos propres idéaux d’égalité, de fraternité, de justice, impliquait de nouveaux devoirs et de nouveaux périls. Nous ne nous sommes pas encore pleinement rendu compte que notre récent divorce d’avec la Nature était irréversible. Nos ancêtres ont brûlé les ponts, et le retour à la nature n’est pas possible. Cela impose à l’homme moderne une charge écrasante : il lui faut partir de zéro pour inventer un comportement qui soit à la fois biologiquement acceptable et à la hauteur de ses ambitions morales.

Pasteur a donc joué un rôle déterminant pour permettre aux hommes de s’affranchir de leur destin naturel et de se lancer dans la plus fabuleuse aventure de tous les temps. Pour en sortir victorieux, nous devrons encore avoir recours à toutes les possibilités de la science, mais en restant fidèles, comme Pasteur, à une éthique rigoureuse. Ainsi les récents développements de la médecine génétique doivent faire appel à une sagesse morale malheureusement devenue précaire.

La conscience, dont il est admis qu’elle doit inspirer sinon contrôler la Science, n’est en effet plus la même aujourd’hui que du temps de Pasteur. Elle a débuté avec l’apparition des premiers êtres vivants, et s’est tout récemment élargie à l’humanité entière. Pendant la laborieuse période de l’évolution des espèces, la conscience est restée prisonnière des relations de cause à effet, c’est-à-dire du domaine de la pensée verticale, cartésienne avant l’heure. L’apparition des êtres humains a bousculé ce statu quo, parce que les nouveaux venus étaient dotés d’une faculté originale, la pensée latérale, décrite par le professeur de Bono : cette pensée latérale permet d’associer des événements n’ayant aucune autre parenté qu’une certaine ressemblance. La sacro-sainte relation de cause à effet venait d’éclater ; elle était réduite au rôle d’un outil essentiel mais primitif, cédant la place au monde sans limite de l’imagination, de la création, de l’invention; la pensée verticale nous avait permis à nous, comme aux amibes, de survivre et de nous perfectionner; la pensée latérale provoquait l’explosion culturelle symbolisée par Mozart, et technique illustrée par Gagarine ou Bill Gates. Nous vivons aujourd’hui une sorte de mutation, par l’adjonction d’un sixième sens, l’information électronique, d’une portée et d’une sensibilité quasiment illimitées.

« Un enfant m’inspire deux sentiments,

la tendresse dans le présent, et celui du respect

pour ce qu’il peut être un jour. »

Si les mécanismes des deux modes de pensée, verticale ou horizontale, sont bien différents, c’est dans leur association que germe « l’idée, but du monde » selon Renan. Et la très cordiale passe d’armes entre Pasteur et Renan au sujet de Littré, ne faisait que souligner la nécessité d’unir l’esprit géométrique caractéristique de la méthode expérimentale, et l’esprit de finesse qui doit féconder l’inspiration. Malgré la sévérité de ses articles de foi, Pasteur a toujours, mais comme en s’excusant, été ému par l’innocence et par l’enfance. Géométrie et finesse, pensées verticales et latérales font bon ménage dans cette phrase de Pasteur : « Un enfant m’inspire deux sentiments, dit-il un jour, la tendresse dans le présent, et celui du respect pour ce qu’il peut être un jour. »

Cet homme qui n’admettait aucune déviation dans les raisonnements toujours vérifiés par l’expérience, n’en était pas moins un artiste, dessinateur et peintre dans sa jeunesse, et toujours fasciné par la splendeur des cristaux... la dissymétrie moléculaire qu’il démontre, lui a peut-être été suggérée par le mot de Pascal : « Symétrie fausse fenêtre... » et les trois infinis de Teilhard de Chardin ne sont plus que deux pour Pasteur : les infiniment petits et infiniment grands s’avérant infiniment complexes. Un mot d’un de ses anciens camarades résume bien la mobilisation par Pasteur de tous les modes de pensée : « Pasteur m’inquiète, écrit-il, il ne connaît pas les limites de la Science, il n’aime que les questions insolubles. »

L’exceptionnelle importance de Pasteur ne se limite pas à son œuvre : son influence a traversé un siècle et inspirera les générations futures. Pasteur reste parmi nous.

Le désintéressement de Pasteur, tant dans sa vie privée que dans ses activités publiques, a été cité de nombreuses fois comme exemple aux étudiants et aux jeunes chercheurs. Les réclamations adressées par Pasteur aux autorités impériales puis républicaines, mentionnant des budgets de recherche sordides, font penser à bien des situations actuelles. Son installation dans un grenier de l’École normale supérieure, ou l’utilisation de la dot de sa femme pour payer le maigre salaire d’un préparateur ne font que prouver qu’un nouveau venu, fût-il génial, a toujours souffert, à ses débuts, de l’indifférence générale.

Pasteur n’a pas trop souffert de ces innombrables et irritantes difficultés, car il trouvait, dans la réussite et la confirmation de ses expériences, une satisfaction incomparable qu’il décrit ainsi : « La conception de l’idéal n’est-elle pas la faculté, reflet de l’infini, qui, en présence de la beauté, nous porte à imaginer une beauté supérieure ? » et il ajoute : « Où sont les vraies sources de la dignité humaine, de la liberté et de la démocratie moderne, sinon dans la notion de l’infini devant laquelle tous les hommes sont égaux ? »

Le dévouement de Pasteur à la Science pour le seul bien de l’humanité, c’est le « don de soi », effectué malgré d’incessantes tragédies familiales et les misères de deux graves hémiplégies. Au cours d’une vie de foi et de recherche de la certitude, Pasteur refuse tout avantage pécuniaire dû à ses découvertes.

En 1865, invité par Napoléon III à Compiègne, Pasteur se voit reprocher par l’Empereur et par l’Impératrice de ne pas « tirer profit de ses études », comme le chimiste Liebig en Allemagne. « En France, répondit Pasteur, les savants croiraient démériter s’ils agissaient ainsi. »

Dans le même esprit, Pasteur insistera plus tard sur le fait que ses collaborateurs à l’Institut Pasteur consacrent leur vie à un triple idéal : « Pour la Science, pour la Patrie et pour l’Humanité. » Peut-être une telle déclaration apparaît-elle naïve aujourd’hui, mais elle confirme les claires motivations de l’être humain exceptionnel dont nous célébrons le centenaire. Dans l’atmosphère matérialiste de notre époque, la noble figure de Pasteur nous invite à refuser la confusion, le laxisme, la désinformation, et à reconsidérer la notion de profit quand elle tend à compromettre l’intérêt général. Déjà quatre-vingts ans plus tôt, le médecin anglais Jenner avait conçu une vaccine qui immunisait les humains contre la variole. Il n’en avait tiré aucun bénéfice. De même, Norman Burlaugh, père de la Révolution verte, prix Nobel désintéressé, avait produit des variétés de maïs, de blé et de riz qui sauvèrent de la famine des millions d’hommes.

Sir Alexander Fleming, inventeur de la pénicilline, prix Nobel, n’a jamais profité de sa découverte qui sauva tant de monde. Récemment, le professeur Manuel Pattaroyo, en Colombie, a publié sa mise au point d’un vaccin contre la malaria, dont il a fait cadeau à l’Organisation mondiale de la santé. Une tendance morale s’est établie par à-coups, pour imposer le désintéressement chaque fois qu’il s’agit d’un progrès capital pour la santé publique ou pour la suppression de la misère.

Et pourtant, que de châteaux en Espagne se construisent sur des espoirs de mettre au point des drogues miracles contre le cancer ou le sida ! Que d’abus dans les relations entre pays riches et pauvres, comme par exemple le cas de la pervenche bleue, plante endémique de Madagascar, dont on extrait un médicament contre la leucémie et dont l’exploitation procure à des firmes privées des bénéfices ayant largement dépassé le budget total de Madagascar !

N’oublions pas que le refus des États-Unis de signer à Rio la Convention sur la biodiversité était basé sur le désir américain de se réserver la recherche et les brevets éventuels basés sur la production de nouvelles espèces de céréales.

L’exemple de Pasteur n’a jamais été aussi nécessaire ni aussi présent qu’aujourd’hui.

À Évry, un laboratoire privé, fondé pour lutter contre les maladies génétiques, telle la myopathie, est entièrement financé par les souscriptions populaires provoquées chaque année par un « téléthon » : quand Pasteur a finalement accepté de créer l’Institut qui porte son nom, il a refusé l’argent de l’État et basé ses espoirs sur le succès d’une souscription internationale !

Ainsi le sillage provoqué par le passage du grand Pasteur a remis en question le principe même de l’économie de marché, qui confond intentionnellement les notions de « prix » et de « valeur ».

Sans entrer ici dans des questions techniques ou politiques, qu’il me soit permis d’évoquer l’exemple de Pasteur pour conclure : quand il s’agit de santé publique ou de famine, il est nécessaire d’élever des barrières contre l’anarchie économique... et pour réussir la grande aventure de l’humanité, dont finalement Pasteur est la pierre angulaire, il nous faudra faire appel à notre conscience globale pour utiliser au mieux les fruits de la science.