Discours de réception de Jacques-Yves Cousteau

Le 22 juin 1989

Jacques-Yves COUSTEAU

Réception de Jacques-Yves Cousteau

 

   M. Jacques-Yves Cousteau, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean Delay, y est venu prendre séance le jeudi 22 juin 1989, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

        Depuis que vous m’avez fait l’honneur de m’élire dans votre illustre Compagnie, j’ai senti s’étendre progressivement sur moi l’ombre immense d’un homme exceptionnel, dont l’œuvre m’était étrangère, que je n’avais jamais rencontré, et dont il m’incombait de prononcer l’éloge.

     Quelle ironie, pensais-je, d’avoir désigné pour parler du maître de la psychophysiologie moderne un explorateur de la mer ? Quels rapports entre l’analyse des dérèglements de la pensée et l’étude du comportement des créatures qui peuplent les océans ? Comment le marin qui cherchait d’impossibles nourritures terrestres, comme Gilgamesh, au fond des eaux, pourrait-il décrire l’itinéraire hésitant du chercheur tiraillé, au cimetière de Lofoten, entre Milosz, Gide, Nietzsche et Rilke ?

     Alors commença pour moi une longue et minutieuse enquête. Fort heureusement, mon entreprise fut encouragée par Mme Madeleine Delay, que ses intimes appellent « Baleine », dont les ascendants furent marins et corsaires, et qui voue un culte à la mémoire de son mari. Ses deux filles, Claude et Florence, ont guidé mes pas incertains, me parlant de leur père, me fournissant des documents essentiels, commentés avec passion. Je lisais parfois dans leurs yeux des lueurs d’admiration, je devinais même des traces de conflits de jeunesse, mais souvent leur visage trahissait les complicités particulières qu’elles avaient ourdies avec leur père prestigieux.

     C’étaient autant de taches de couleur que l’apprenti peintre impressionniste que j’étais devenu juxtaposait dans l’espoir d’en voir naître une sorte de portrait-robot qui me révélerait un Jean Delay pour moi inconnu, mais peut-être moins conventionnel que ceux brossés par ses collègues ou ses admirateurs.

     Pour résumer ces longues semaines de recherche, il m’a tout d’abord fallu surmonter la crainte ressentie à la perspective d’écrire un discours au lieu de l’improviser, et de le prononcer dans des circonstances aussi solennelles.

     Je dus ensuite dissiper l’ennui que j’appréhendais à me plonger dans un domaine – la psychiatrie – dont je n’avais guère fait, jusqu’ici, qu’utiliser des rudiments, comme M. Jourdain, sans même m’en douter.

     Mais bientôt je fus saisi d’une curiosité de plus en plus vive, à entrevoir la rigueur et les faiblesses, la complexité et les contradictions de l’homme de tous les succès, de toutes les réussites.

     Inévitablement, plus je creusais, plus je sentais se développer en moi un intérêt passionné pour l’exceptionnelle richesse de cœur du médecin-homme de lettres qui décrivait avec tant de talent la compassion que lui inspirait la détresse de ses malades.

     C’est ainsi que l’enquête, froide au début, m’a progressivement conduit à aimer ce Jean Delay dont, voici seulement six mois, j’ignorais tout.

     L’appréhension que j’ai ressentie et que je ressens toujours à la perspective de prononcer ici mon discours, bien d’autres que moi ont dû la surmonter au cours des trois cent cinquante-quatre ans d’existence de l’Académie française.

     Alfred de Musset, par exemple, écrivait à sa sœur Hermine : « Je suis, comme tu penses, fort occupé de mon futur discours... C’est une chose assez effrayante... des orateurs célèbres ont eu peur en pareille occasion... Il y a là un certain parterre de chapeaux roses et d’habits brodés de vert qui a un aspect dont l’effet ne manque pas d’agir sur les plus intrépides. Il est bien vrai que depuis que j’ai l’honneur de bavarder sur les tréteaux, j’ai eu affaire à plus d’une assemblée pleine d’habits et de chapeaux de bien d’autres couleurs, mais ce n’était pas moi qui parlais pour moi, et pendant que Brindeau palpitait d’émotion devant les quinquets, je poussais tranquillement de gros soupirs derrière un morceau de carton peint. »

     Mais peut-être mon trouble est-il particulièrement justifié : si notre fondateur a, parmi ses titres de gloire, celui d’avoir créé la marine nationale, peu de marins ont eu l’honneur de siéger à l’Académie,... encore fallait-il qu’ils fussent hommes de lettres ou amiraux... Après les étoiles de l’amiral Lacaze, ce seront mes modestes galons qui représenteront la Marine sous la Coupole.

     En attendant, il me fallait faire face à d’autres préoccupations. Qui était ce Jean Delay qui avait occupé pendant vingt-huit ans le dix-septième fauteuil ? J’absorbais les discours universitaires ou académiques et les nombreux articles de revues qui avaient énuméré ses mérites et ses réussites ; malgré mon incompétence, j’ai même eu l’audace de me plonger dans la lecture de ses plus importantes publications scientifiques.

     Je suis contraint d’avouer qu’à ce stade je me sentais envahi par une inquiétante lassitude. Que tout ce monde d’introspection était loin du mien ! Serais-je capable, en quelques semaines, de prendre la mesure de cet homme qui faisait autorité, dans le monde entier, pour ses travaux en médecine psychosomatique, et surtout pour sa découverte de la chimiothérapie des maladies mentales ? Moi qui avais consacré mon existence à l’exploration d’un monde où la vie s’était développée en l’absence de pesanteur apparente, j’avais tenté d’expliquer le comportement des animaux marins par des combinaisons plus ou moins complexes de quatre ou cinq motivations fondamentales, un peu comme les messages de l’ADN sont écrits par d’innombrables arrangements de quelques acides aminés. Comme ces motivations primaires étaient essentiellement les mêmes chez les créatures marines que chez les animaux soumis à terre à la gravité, j’en déduisais le concept d’une grande unité de la Vie, sous toutes ses formes, à laquelle participaient les êtres humains. Et voilà que mes conceptions simplistes se trouvaient ébranlées par les illustres travaux de mon prédécesseur ! Ainsi Delay avait prouvé que l’humeur pouvait être modifiée par la simple absorption d’une pilule... Cette découverte ouvrait la voie à la psychopharmacologie et démontrait que nos dispositions affectives fondamentales sont réglées par les échanges de doses infinitésimales de substances qui circulent du diencéphale à la glande pituitaire ! Le déterminisme n’était pas loin. Les fameuses expériences de conditionnement expérimental de B. F. Skinner et de J. B. Watson, que j’avais combattues avec fougue, semblaient indirectement étayées. Ma première réaction fut le découragement.

     Mais jusqu’à quel point une personnalité aussi riche et humaine que celle de Jean Delay pouvait-elle se laisser monopoliser par un matérialisme orgueilleux et arrogant ? La réponse me fut vite donnée quand je compris que ses travaux ne l’avaient pas conduit à rejeter en bloc la psychologie biologique, et même la psychanalyse. Certes, il cite l’apostrophe de Gide : « Freud, imbécile de génie » ; il juge la méthode trop élémentaire, mais il hésite à s’en débarrasser ; il cite Freud surtout pour montrer le chemin parcouru, mais à la naïveté des psychanalystes il ne veut pas opposer une nouvelle naïveté de la psychochimie.

     Je venais d’entrevoir l’épaisseur du personnage dont mes lectures ne m’avaient jusqu’ici révélé que la taille. Ma curiosité était stimulée ; l’image d’Épinal qui se dégageait des discours officiels ne me suffisait plus. Je voulais connaître, comprendre, embrasser mon prédécesseur bien que nous nous soyons irréparablement manqués.

     « La genèse d’un artiste ramène à sa jeunesse comme à la source principale », écrivait Jean Delay, et c’est bien cette certitude, appuyée par l’extraordinaire documentation dont il disposait, qui l’a décidé à se lancer dans son étude monumentale sur la jeunesse d’André Gide. Jacques Lacan y voyait le complément de l’œuvre de Gide, une « postface psychobiographique » de l’écrivain. Or, toute cette analyse pénétrante s’attarde à étudier l’influence, sur le jeune André Gide, de l’affection ressentie pour son père prématurément disparu, du drame de ses relations avec une mère protestante excessivement rigoureuse, et des élans d’amour juvénile insatisfait pour Madeleine, sa cousine au tempérament glacé. Leur mariage blanc, résonance de la froideur de sa mère, est l’aboutissement d’une correspondance enflammée ; Madeleine jettera ces lettres au feu, au grand désespoir de Gide. Ce sentiment exacerbé pour sa cousine a bien été le comble de l’amour, si aimer c’est donner ce qu’on n’a pas. « Aucun ouvrage paru au titre de la psychanalyse appliquée, écrit Jacques Lacan, ne peut être comparé à celui-ci pour la pureté de la méthode et pour l’assiette de ses résultats. » C’est donc bien à la notion freudienne de l’importance capitale des rapports entretenus avec les parents dès la prime enfance que Jean Delay a dû la réussite de son Gide. Il en déduisit même l’ambition d’écrire un jour l’ « histoire naturelle des esprits » dont Sainte-Beuve, créateur de l’ « histoire naturelle », avait rêvé.

     Qui fera jamais une œuvre comparable sur la jeunesse de Jean Delay ? Et pourtant une telle analyse permettrait de mieux comprendre les contradictions qui ont parsemé sa carrière et compliqué sa vie intérieure.

     Si Gide enfant adorait son père et craignait sa mère, chez le jeune Delay les affinités étaient inversées. Il vécut le choc de la sensibilité, la bonté, l’âme musicale et mystique de sa mère – qu’il adorait – avec le positivisme, le matérialisme méfiant et le courage de son père, qu’il admirait mais qu’il craignait. Enfant doux et sans défense, la sévérité paternelle, qui pour le pousser à réussir ses études n’hésitait pas à lui confisquer ses livres préférés, a dû laisser en lui des cicatrices analogues à celles décrites par Kafka dans sa terrible « Lettre au père ». Mais cette lettre, Franz n’osa jamais la faire parvenir ; de même, Jean Delay fut un fils soumis et, même quand il s’installa à Paris pour y effectuer ses études de médecine, il n’osa pas affronter lui-même son père et c’est Pasteur Vallery-Radot qui se déplaça à Bayonne pour convaincre le docteur Delay que son fils ne serait jamais chirurgien.

     Évoquant les problèmes de son enfance, Jean Delay disait même en souriant : « Je suis né des amours légitimes mais contre nature de Monsieur Homais et de Madame Bovary. »

     Tous les enfants ont une vie secrète. Jean et ses cousins germains Perret – surtout Charles (qui fut un saint) et Rinette (qui est un « ange » et vit toujours, dans son monastère, à Lourdes) – étaient inséparables. Ils avaient inventé un langage chiffré, un code secret, pour n’être entendus que d’eux seuls. Leur domaine était les ogives de Saint-Bernard, reproduites sur son épée d’académicien (une ancienne abbaye cistercienne qu’habitait sa grand-mère Mihura). Les trois enfants se réunissaient aussi pour jouer et lire La Vie des saints dans une vieille automobile rouge hors d’état, qui servait de retraite pour leurs conciliabules...

     Ces souvenirs étaient d’autant plus chers à Jean Delay qu’ils ont dû être assez rares, tant dès son jeune âge il se consacra aux études et à y exceller. Plus jeune bachelier de France, sa dissertation de philosophie a déjà pour sujet « Les rapports du physique et du moral », le thème de toute sa vie. Il est externe à dix-huit ans, interne à vingt et un ans, docteur en médecine à vingt-huit ans, agrégé à trente, mais aussi docteur ès lettres à trente-cinq ; ce palmarès extraordinaire est aussi un peu effrayant. Son adjoint, le professeur Deniker, salue ses « capacités géniales ». Mais nul ne peut atteindre de tels résultats sans un acharnement au travail qui implique d’importants sacrifices. Le jeune Jean savait-il jouer ? Les sports l’ont toujours ennuyé. Même à l’âge adulte, quand il arpentait la grande plage, affublé d’un costume bleu marine, il se sentait ridicule au milieu d’estivants qui jouaient au ballon, pieds nus et en costume de bain. Sa mère finit même par renoncer à le convaincre d’apprendre à nager. Il ne se sentait heureux que quand il travaillait. Il se pourrait que Jean Delay ait ressenti toute sa vie la déréliction des jeunesses trop douées. Comme le Gide des Nourritures terrestres, qu’il récitait par cœur chez son protecteur Pasteur Vallery-Radot, on l’imagine souffrant des « sacrifices de virtualités » qu’impose tout choix. Mais choisir, c’est renoncer ; Delay adolescent, tiraillé entre ses deux vocations, littéraire et médicale, n’a jamais accepté de bon cœur de renoncer.

     La véritable nature de l’homme ne se comprend qu’à la lecture de son journal intime, commencé en 1928, c’est-à-dire à vingt et un ans.

     Au retour d’une promenade nocturne où il est passé devant le Châtelet alors qu’on y donnait les Ballets russes de Serge Diaghilev, il écrit : « Suis parti, blême d’orgueil. Je comprends ce qui me donne le courage d’affronter la vie odieuse. Maintenant la grande voie est tracée, psychiatrie et littérature. Courage. J’ai foi en moi. Je crois en une beauté suprême. »

     Que voulait dire Delay, jeune adulte, par « vie odieuse » ? Et « la grande voie est tracée », est-ce l’ambition de faire aboutir tant d’efforts, tant de sacrifices consentis au cours des années d’étude ?

     Et plus loin : « Étrange dilemme. D’un côté, la folle exaltation qui me rend heureux, m’enivre mais m’enlève le calme, la pondération nécessaire au travail médical. De l’autre, l’affaissement complet, l’inertie dont je souffre jusqu’à ce que je sois parvenu à recréer l’exaltation. Étrange dilemme. Il n’est qu’une solution – je la connais –, le travail acharné, passionné. Tu le sais, tu ne peux travailler qu’avec passion. »

     Voilà bien ce dilemme auquel j’avais moi-même fait face, au même âge que Jean Delay : imiter Confucius recherchant la sagesse dans le travail, la discipline, la passion de servir, et qui interdisait la musique, ou s’inspirer de Lao Tseu, qui trouvait la sagesse dans la contemplation de la nature, et s’asseyait pour méditer aux pieds de bergers joueurs de flûte ?

     En juillet 1929, le journal poursuit : « Instant de plénitude. À ces instants-là je sens ma vraie vocation : la littérature [souligné trois fois]... profiter des dix-huit mois de service militaire pour éprouver ma vocation : ne faire que de la littérature. Médecine : le minimum. La vie d’homme de lettres est la seule dans laquelle je puisse me réaliser (...) Quelle bienheureuse appréhension instinctive me fit rejeter la chirurgie ! Mon internat médical fournit à mon père un alibi à la faveur duquel je pourrai cultiver mon jardin. »

     Ainsi survivait chez Jean Delay, à vingt-deux ans, la crainte du père. Celui-ci, maire de Bayonne et chirurgien renommé, présidait régulièrement les courses de taureaux. Inquiet sans doute de ne pas se reconnaître dans l’adolescent pensif et fragile, son fils Jean, qui n’avait pas quatorze ans, il le mena avec lui à l’un de ces spectacles de sang et de lumière qui symbolisaient pour lui la virilité. C’est ainsi, confie le docteur Escoffier-Lambiotte, « que dans les arènes brûlantes de Bayonne, un soir des années folles, Jean Delay découvrit la profondeur de sa sensibilité, son horreur des foules, son horreur, aussi, du spectacle, de l’exhibitionnisme, du courage mercantile et de la cruauté ».

     Cette émotivité à fleur de peau, alliée à l’« entêtement bien connu des mules du pays Basque », a probablement été à l’origine des nombreuses contradictions intérieures auxquelles Jean Delay a eu à faire face.

     « Courage. Le secret des forts est de se contraindre sans répit », écrit-il dans son journal du 23 mars 1930, citant Barrès. C’est cette contrainte racinienne, administrée comme une ordonnance, qui a permis à Jean Delay de tracer un sillage éblouissant en psychiatrie, alors qu’il confiait encore à son journal du 14 mai 1931 :

     « En pleine possession de moi, je déclare :

     – Ma vraie vie : littérature,

     – Mon métier : psychiatrie.

     Tout le reste est lâcheté. Non conforme. »

     Et qu’à peu près à la même époque, à vingt-trois ans, il notait cette affirmation prophétique : « La psychiatrie n’est pas un biais pour venir à la littérature, c’est la littérature même. »

     Prophétie, en effet, car vingt-six ans plus tard, Jean Delay devait asseoir simultanément sa réputation littéraire et sa renommée psychiatrique en créant la « psychobiographie » avec la volumineuse Jeunesse d’André Gide dont Roger Martin du Gard, dans une lettre à Mme Delay, datée du 21 novembre 1957, disait : « La nouveauté du Gide de Delay, du seul Gide vrai et complet, c’est que toutes les contradictions, tous les mystères dont il restait enveloppé, même pour nous ses intimes, se trouvent dissipés. Un à un les voiles se soulèvent. C’est le miracle Delay. »

     De son côté, Dominique Fernandez qualifie La jeunesse d’André Gide comme « la plus intelligente, la plus généreuse contribution à la connaissance de l’être humain ». Or Gide avait écrit de La Bruyère : « Il peint les hommes tels qu’ils sont, mais ne nous dit pas comment ils le deviennent ; il manque à ces portraits une troisième dimension. » C’est précisément sur Gide que Jean Delay s’acharnera à découvrir cette troisième dimension.

     Dans un autre genre, qui peut être considéré comme un galop d’essai, Jean Delay a excellé comme chroniqueur du Figaro rédigeant la rubrique « Le Miroir du caducée», de 1949 à 1957. Il y traite de sujets moralement épineux, tels que :

     – Les aveux artificiels, au sujet de l’utilisation du penthotal par les modernes inquisiteurs ;

     – La chirurgie de la personnalité, craignant que la lobotomie, capable de transformer un tigre en agneau, soit mise un jour au service de cette science sans conscience que Rabelais dénonçait déjà comme « ruine de l’âme » ;

     – Les automates, où Delay annonçait le siècle des robots ;

     – Sur l’alcoolisme, où il espère que ce vice sera, comme certains troubles psychiques, guéri par la psychopharmacologie ;

     – Les Taches d’encre, où il critique avec ironie ceux qui veulent faire dire au test de Rorschach bien plus qu’il n’a jamais signifié ;

     – Les Orages biologiques que trahissent, sur les encéphalogrammes, rythmes d’une fatalité ;

     – Protée, ou l’éternelle lutte entre le raisonnable et ce qui ne l’est pas ;

     – L’amnésique de Nuremberg, où Delay, qui fut expert au fameux procès, décrit l’amnésie hystérique avec sursimulation, qui ne s’est déclarée chez Rudolph Hess qu’après son parachutage en Écosse, et qui n’occulte donc en rien sa responsabilité de criminel de guerre ;

     – Propos d’hiver, où Jean Delay, traitant de l’hibernation, prévoit avec ironie « l’application à l’humanité turbulente du régime des marmottes »... ;

     – La maladie du journal intime, qui ridiculise la mode de la perpétuelle analyse de soi, de la confession à tous de ce que l’on n’eût avoué à personne et de la déclaration à l’univers de ce que l’on tait à chacun ;

     – le tout complété par des chroniques sur Gérard de Nerval, Freud ou Nietzsche.

     En filigrane, dans tous ces articles qui font écho aux vogues intellectuelles du XXe siècle, je trouve l’importance qu’accordait Delay aux relations du physique et du moral, mais aussi à la responsabilité sociale du médecin psychiatre que l’étude des mécanismes physico-chimiques de l’esprit a éloigné de l’âme.

     L’homme, traité de médecin par les psychologues, de psychologue par les psychiatres et de psychiatre par les neurologues, avait maîtrisé ces trois disciplines pour les mettre avant tout au service de ses malades mentaux et de la science. Mais il en tirait aussi une incomparable pénétration du comportement des humains :

     « Ma compréhension du bonheur, écrivait-il dans son journal dès 1929 : sentir le plus possible en analysant le plus possible... »

     Sentir et savoir analyser : le long et minutieux apprentissage psychiatrique (assorti de son émotivité naturelle) avait doté l’écrivain Jean Delay d’un arsenal unique car il considérait les mots comme des projectiles. Delay était capable d’entrer spontanément en résonance avec ses malades pour mieux les comprendre, mais il a aussi su appliquer ses méthodes d’analyse, tant au personnage fictif d’Exupère, le héros névrosé de Montherlant, qu’à des amis en chair et en os, André Gide ou Roger Martin du Gard ; il s’apprêtait même à disséquer les « orages psychiques » de la folie et les délires du Nietzsche de 1888, à Turin.

     Delay aurait pu épiloguer sur la fécondité des contradictions de la personnalité en analysant les siennes. Par exemple :

     – il écrit dans son Gide : « L’éducation est à l’origine du comportement de tout individu », mais il n’en trouve pas moins hallucinant l’influence de l’hérédité... « Hérédité, seul dieu dont nous sachions le nom » ;

     – il enseigne que la médecine psychosomatique rompt avec l’antagonisme millénaire de l’esprit et du corps, qu’entre le trouble psychique et le trouble mental, il n’y a pas de différence de nature, mais de degré. La personnalité, la mémoire, l’humeur, l’émotion ne sont que les effets de réactions chimiques.

     À ce stade, il est logique que le doute devienne certitude matérialiste. Et pourtant, Jean Delay, né et élevé catholique, prend garde à ne pas renier ses origines ; il lui arrive de pratiquer, et même le soir de réciter la prière que sa mère lui avait apprise quand il était enfant. S’agissait-il d’une rémanence des lectures pieuses faites à haute voix avec ses cousins Perret, enfants, dans leur remise secrète ? Ou d’un hommage à la mémoire de sa mère ? Ou bien, comme le souligne Lacan, « l’homme de notre temps n’a-t-il pas besoin pour vivre avec son âme de la réponse du catéchisme qui lui a donné consistance » ?

     À la fois célèbre et inconnu, Jean Delay, ce grand divisé, rêve de l’unité d’une médecine holistique qui considérerait l’être humain dans sa totalité physique et mentale.

     Cette dualité intérieure, due peut-être à la variété de ses dons, il en a conscience, et fait graver sur son épée d’académicien : Janus Bifrons.

     Ma curiosité pour cet être exceptionnel et contradictoire fit bientôt place à un vif intérêt pour son œuvre tant médicale que scientifique ou littéraire.

     Le gentilhomme grand, svelte, élégant, au sourire énigmatique, arborait souvent un air étrange, désabusé, absent. Son aspect extérieur était tout fait de distinction, son charme mélancolique était irrésistible. « Jean a l’âme d’un poète », disait Francis Jammes à sa mère. Le propre du poète est une connaissance immédiate de ce que cache notre ignorance : de même que John Donne évoquait, plus d’un siècle avant Newton, dans un poème mystique, l’effet de l’attraction de la lune sur les marées, Jean Delay orientait instinctivement ses recherches vers des voies qu’il sentait prometteuses. Dans un milieu où, à l’époque, le mot « instinct » avait une connotation finaliste, il valait mieux dire que c’était la « prospective » du clinicien-poète Jean Delay qui lui permettait de devancer les résultats de patientes recherches de laboratoire. Mais son inspiration était à sens unique, repliée sur la personne humaine, projetant des lueurs révélatrices sur les mécanismes de la pensée et sur les dérèglements de l’esprit. Le monde extérieur n’intervenait que sous l’angle de son influence sur l’équilibre fragile de notre vie intérieure. Mais n’était-il pas parfois, à son insu, influencé par ses propres penchants ?

     Relativement peu sensible à la nature et à la musique, Delay mentionne seulement que Gide aurait aimé écrire ses Cahiers d’André Walter en musique ; et la passion de Gide pour l’histoire naturelle, en particulier pour les insectes, n’est même pas mentionnée.

     Explorateur des arcanes du cerveau, des gouffres de la personnalité, Delay spéléologue n’était guère sensible à une perception sensuelle de la beauté ou à l’harmonie de la grande nature. Il aimait Bayonne, mais préférait la ville à la mer ou à la montagne. Les Nourritures terrestres qui avaient fasciné son adolescence, il ne, les connaissait guère que par la magie des mots qui les avaient évoquées. Et je n’ai trouvé aucune trace écrite de son intérêt pour les animaux. Ni chat, ni canari, ni poisson rouge dans la maison où grandirent ses filles ; tout juste finit-il par s’accommoder de la présence des chiens qu’avait toujours aimés sa femme : le pékinois, qui figure à côté de lui sur la couverture de la Tribune médicale, contribue, il me semble, à l’absence de naturel de cette photographie. Il n’est à l’aise qu’en ville. La promiscuité ne le gêne pas car il pense à autre chose. Il cesse de conduire car il se méfie de cette maladresse manuelle qui l’avait sauvé de la chirurgie.

     Jean Delay, médecin psychologue, psychiatre, pionnier de la recherche, mais aussi poète, chroniqueur, écrivain ; Jean Delay, divisé par la variété de ses choix potentiels, a trouvé son unité en concentrant ses dons multiples sur un seul domaine : la personne humaine, soignée, décrite ou aimée.

     À l’hôpital, c’était un grand clinicien, analysant les symptômes avec une précision infinie, mais jamais impérieux malgré l’acharnement qu’il mettait à découvrir l’origine du mal avant de le traiter.

     Le but stratégique de Jean Delay, tout au long de sa carrière médicale, fut de mieux comprendre l’esprit humain pour mieux en pouvoir guérir les égarements. Évoquant les progrès accomplis sous sa direction en associant neurologie, psychologie et psychiatrie, ainsi que ses mémorables découvertes, Éric Roussel a pu dire que Jean Delay avait finalement abouti à réécrire sa copie du baccalauréat.

     Conscient de ses mérites fondés sur le travail méthodique et acharné, Delay était jaloux de son autorité, qu’il exerçait avec courtoisie mais fermeté. Il aimait parler en public, parce qu’il avait tant de choses à dire ; il était mal à l’aise à la pensée d’être photographié ou filmé, jusqu’au début des prises de vues, mais, dès qu’il prenait la parole devant les caméras, cet homme fragile reprenait son assurance et parvenait sans peine à séduire et à convaincre son auditoire.

     Jean Delay, pour écrire comme pour parler, avait recours à un langage simple et précis. Il cherchait à éviter les termes ésotériques – le jargon – souvent utilisés par les spécialistes de toute discipline. Bien qu’il fût l’auteur de quelques néologismes, par exemple « neuroleptiques » pour désigner les sédatifs du système nerveux, il s’est opposé à la tendance cabalistique d’un vocabulaire chargé de conjurer les démons de l’esprit et s’est attaché à démontrer les vertus de l’ « usage certain des mots ».

     Parmi ses confrères de l’Académie, Pasteur Vallery-Radot, témoin de ses goûts littéraires précoces, joua un rôle, après Fernand Widal, dans l’orientation de sa carrière. Entre deux auscultations, ils parlaient littérature. Jean Bernard, son camarade de travail, lui offrit la stabilité de son amitié. Académicien pendant plus de vingt-sept ans, Jean Delay était apprécié de tous. Mais je tiens à citer ce que Jean Guitton écrivit à Mme Delay, à la Pentecôte 1989, deux ans après la mort de son mari : « Il m’arrive bien souvent de penser à Jean Delay... je ferme maintenant les yeux et je me dis qu’il avait je ne sais quoi d’unique. Car il était au-delà de ce qu’il était, je veux dire au-delà de la médecine, de la littérature, de la parole, du style. Il avait une aptitude pour tout, une vocation à tout ; il eût pu faire un général, un évêque ; il n’avait besoin d’aucun pignon sur rue, d’aucune étiquette, d’aucun titre. Sa voix était douce, mais il y avait de la force dans cette douceur. Il disait en quelques mots l’essentiel. Tout pourrait se résumer simplement : il était homme, et, comme les « saints », tout à tous et à chacun. »

     Ainsi ma curiosité pour cette personnalité aux mille facettes avait fini par éveiller mon intérêt pour son œuvre médicale, scientifique et littéraire. L’analyse succincte de la personnalité de Jean Delay et des influences qui ont probablement provoqué ses contradictions me permet de souligner l’interdépendance de ses diverses activités. C’est la médecine qui a influencé les ouvrages de jeunesse écrits par Delay sous le pseudonyme Jean Faurel. C’est la psychanalyse qui a influencé son œuvre maîtresse, La Jeunesse d’André Gide, où il crée un nouveau genre : la « psychobiographie ». Ses chroniques – « Le Miroir du caducée » – ont fait connaître les jugements d’un psychiatre sur les problèmes moraux de son époque. La longue et magistrale préface de Jean Delay au roman de Montherlant Un assassin est mon maître a créé une critique littéraire basée sur la psychanalyse, bien que celle-ci ait été centrée non plus sur un névrosé réel, mais sur un héros fictif, Exupère, malade de se mal psychanalyser lui-même.

     Enfin, Jean Delay, dans ses dernières années, finit par se libérer des influences de sa profession pour créer encore un nouveau genre, purement littéraire cette fois, la « sociobiographie », avec les quatre volumes d’Avant Mémoire. Ainsi se trouvait accompli le retour à ses rêves d’adolescent de treize ans. Écrivain, médecin de l’esprit, directeur de recherche, depuis la Renaissance bien peu d’êtres humains ont réussi à exceller et à innover dans des domaines aussi variés et souvent contradictoires. Ironiquement, c’est grâce à cette diversion médicale que Delay laissera peut-être l’empreinte la plus profonde.

     Dans une première période, il ressent l’émotion de savoir guérir : il observe ses malades, il sait s’identifier à eux, et il écrit à vingt-trois ans : « Ce qui m’aide à vivre, c’est d’avoir rendu à quelques-uns l’espoir de vivre. » Mais comment soigner plus efficacement les maladies mentales ? Le jeune médecin fait alors le projet de consacrer la maturité de sa carrière à la recherche psychiatrique, sans pour cela se séparer de ses malades, pour qui il ressent une obsédante compassion : « Sans technique la médecine ne serait pas un métier, écrit-il, mais sans humanisme elle ne serait qu’un métier. » Cette nécessaire technique, Delay a, plus que tout autre, contribué à la perfectionner. Toujours en avance sur son temps, travailleur infatigable, sa carrière scientifique est tellement riche que je ne peux ici que la résumer.

     Décidé à promouvoir dans son domaine une recherche moderne, il n’hésite pas à interrompre ses travaux pour entreprendre un long voyage aux États-Unis, invité par la Fondation Rockefeller, afin d’éviter de refaire à Paris ce qui avait été déjà fait outre-Atlantique. Il revient, décidé à créer, à l’université et à l’hôpital, des laboratoires modernes. C’est le signal dune véritable révolution.

     Depuis le traitement moral de la folie par Pinel en 1801, la plupart des dérèglements mentaux entraînaient l’internement. Esquirol ébaucha ensuite une classification des troubles nerveux. Le docteur Charcot tenta l’hypnose pour guérir l’hystérie. Ce fut ensuite la vogue des électrochocs ou même des cures par la fièvre. Les tentatives de traitement par inoculation du paludisme et par la lobotomie ou chirurgie du cerveau furent récompensées par des prix Nobel, malgré leurs terribles inconvénients et les problèmes moraux qu’elles posent.

     La fin de cette préhistoire de la médecine mentale fut en quelque sorte annoncée par la Psychologie de la vie affective, de Georges Dumas, et par Pierre Janet, élève de Charcot, fondateur de la psychologie clinique, qui fut aussi le maître et l’ami de Jean Delay. Dans une première série de travaux, celui-ci, partant des études de ses prédécesseurs sur les électrochocs, thermochocs ou pneumochocs, en rapporte les effets aux structures profondes du cerveau, et introduit la notion de « syndromes diencéphaliques ».

     C’est après la guerre que Jean Delay entame la période la plus féconde de sa carrière scientifique. Elle est annoncée, en 1945, par la publication d’une œuvre clé, Les Dérèglements de l’humeur, où il met en évidence que les processus dépressifs et expansifs de l’humeur ont des analogies avec les moyens d’action du cerveau sur les autres fonctions du corps humain. Il en déduit l’existence d’ « un mécanisme cérébral unique », responsable tant de l’équilibre mental que de celui du corps. Ainsi la physiologie pourrait concerner directement, sinon englober, la psychologie. Partant de cette hypothèse, il n’y a qu’un pas à franchir pour tenter d’agir sur l’humeur avec des composés chimiques, ce que Jean Delay fait en créant la psychopharmacologie. Grâce au judicieux usage des neuroleptiques, les asiles d’aliénés peuvent libérer une certaine proportion de pensionnaires et l’ère des camisoles de force arrive à son terme. L’importance de cette découverte est telle que l’on peut dire sans exagération que la psychiatrie a connu deux périodes : avant et après Delay. La charnière se situe en 1952. Daniel Bovet, prix Nobel de médecine et de physiologie, qualifie son œuvre de « merveilleuse conquête que représente la chimiothérapie des maladies mentales ».

     Ce qui suit, de 1953 à 1968, est la voie royale, mais difficile, du succès. Voyage aux États-Unis, création de laboratoires modernes, formation de nouvelles équipes, expérimentations diverses sur les hallucinogènes sans pour cela perdre le contact avec l’hôpital, refuge de son humanisme. Sa vertigineuse puissance de travail est illustrée par le fait que c’est précisément pendant cette période de diversification des recherches, de contacts internationaux et d’applications pratiques de ce qu’il appelait modestement ses « trouvailles », qu’il entreprit de rédiger et de publier, en 1956 et 1957, les deux tomes de sa monumentale « psychobiographie » d’André Gide jeune.

     Stratégiquement, le but qu’il poursuit est de contribuer à la « stabilisation de l’angoisse » humaine. Sur le plan tactique, « l’important, dit-il, c’est de suivre une idée ».

     Ainsi, Jean Delay avait un programme et une méthode. Il s’agissait avant tout de mieux comprendre les mécanismes de la pensée, du talent, du génie créateur, du découragement et de la folie, et puisque l’hypothèse de travail était la nature électrochimique de ces mécanismes, de trouver des moyens électrochimiques d’en guérir les égarements. Il éprouvait une joie profonde à réduire les peines ou à guérir les malades mentaux. Mais il ne cache pas les difficultés qu’en tant que psychiatre il a dû surmonter pour opérer en lui-même la jonction des sciences biologiques et des sciences morales. Au début, il lui coûte d’affirmer que l’émotion est un phénomène cérébral., mais il pense l’avoir démontré grâce aux thérapeutiques pharmacologiques qu’il a créées. Puis il aboutit à une hypothèse de travail extrêmement audacieuse : la répétition des émotions-chocs non seulement organise, mais même organicise ; en d’autres termes, ces chocs et ces troubles qui modifient le fonctionnement ne modifient-ils pas aussi les organes qui permettent la vie et la pensée ?

     Mais peut-on se baser sur l’étude des dérèglements de l’esprit pour en entrevoir les mécanismes normaux ? Faut-il une panne ou un accident pour comprendre comment fonctionne une automobile ? Delay lui-même se pose la question : les psychoses artificielles sont-elles identiques aux psychoses humaines naturelles ? Analogie ou identité ? Selon Hippocrate, « c’est souvent le traitement qui révèle la nature des maladies », mais cela ne veut pas dire qu’on puisse faire le moindre progrès dans la compréhension de la santé par le biais de l’étude des maladies... Pas plus qu’on puisse comprendre le comportement d’un homme libre en étudiant celui d’un prisonnier. Sans doute suis-je un maniaque de la rigueur, mais je suis certain que Delay a connu ces doutes et les difficiles cas de conscience qu’ils entraînent.

     Déjà le psychologue Delay, dans sa thèse de doctorat ès lettres, Les Dissolutions de la mémoire, avait observé que la pensée s’exerçait dans les deux domaines, l’un naturel, qu’il qualifie d’infrastructure, l’autre artificiel, dû à la vie sociale, la suprastructure.

     Ainsi l’humanité s’efforce-t-elle de lutter, consciemment ou inconsciemment, contre les forces hostiles de la nature, et contre l’individu, c’est-à-dire contre la personnalité, originale par définition et susceptible de troubler l’ordre de la communauté. D’où la nécessité d’étudier l’humeur, puis l’émotion qui sont à l’origine de la folie. Et pour Delay, la raison n’est que l’ensemble des forces qui s’opposent à la folie, une sorte de « sociothérapie ». Une chaîne ininterrompue relierait le pathologique au normal, la folie au rêve et le rêve à la réalité intérieure, écrit-il.

     Face à l’implacable sérénité du monde extérieur, les êtres humains sont condamnés à de perpétuelles contraintes sociales et à de féroces combats intérieurs. Les arènes de Bayonne présidées par son père, les clameurs de la foule saluant le soleil et le sang, Jean Delay gamin les avait fuies avec horreur : il les retrouve, non moins sauvages, dans cet autre monde, aussi turbulent que l’univers, qui bouillonne dans notre âme.

     L’effervescence de la jeunesse puise l’anxiété et l’allégresse de l’imagination naissante à toutes les sources. Comme Rilke, Delay adolescent tente de métamorphoser par le travail son angoisse en objet d’art, hors du temps et devenu apte à l’éternité. Il s’identifie à Kierkegaard, dont le concept du désespoir est la conséquence de l’incompréhension paternelle... ou à Kafka qui accuse son père de refuser de concilier la vie et la création littéraire.

     Ces contraintes, que Delay a donc lui-même subies, sont bien souvent à l’origine de névroses, ces névroses dont Steckel disait qu’elles sont un essai dont le génie est la réussite ; fasciné par cette ouverture, Jean Delay place au cœur de ses recherches le rôle des dérèglements nerveux dans l’art. Si Gide traite l’œuvre d’art de santé artificielle, Ionesco déclare que, sans névrose, il n’y a pas de littérature.

     Marcel Proust, par grand-mère interposée, s’adresse à lui-même : « Supportez d’être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. » Et à propos de la rêverie – « forme légère de sommeil de la pensée » –, Delay évoque les réminiscences, « ces largesses de la mémoire » qui fondent la création proustienne. Dans sa préface à Un assassin est mon maître, de Montherlant, il généralise en étendant son analyse aux auteurs dramatiques, peintres ou compositeurs de tous les temps. Il cite Paul Bourget : « Tel drame de Shakespeare, telle comédie de Molière, tel roman de Balzac ne nous offrent-ils pas de véritables tableaux cliniques, auxquels il ne manque qu’une étiquette pour être rangés dans un chapitre d’un précis de psychiatrie ? » Pourquoi, objecte-t-on, Shakespeare, Molière, Balzac n’ont-ils pas, comme Nietzsche, fini à l’asile ? Parce que, répond le psychiatre, « s’il est vrai qu’un déséquilibre peut favoriser l’activité créatrice, celle-ci à son tour peut instaurer un équilibre nouveau ». Il fallait toute la lucidité d’un Jean Delay pour projeter de tels éclairs révélateurs sur cette thérapeutique par la création. Il lui fallait une étonnante perspicacité pour analyser ainsi l’œuvre de son ami André Gide : « Il avait compris que son originalité serait de rester fidèle au génie de l’ambiguïté qui avait fait sa faiblesse et qui serait sa force, s’il parvenait à manifester dans l’œuvre d’art toutes ses contradictions, sans autre but que de les exprimer avec ordre et beauté. »

     À l’époque où le savoir, plus que jamais, s’émiette au vent des disciplines, Jean Delay, médecin, psychologue, chercheur, humaniste, écrivain, est une sorte de phénomène à la Léonard de Vinci. Mais il a en plus toujours gardé dans son cœur « l’instinct de l’Autre ».

     « En académicien comme en blouse de grand patron, entouré d’amis étincelants ou d’élèves éblouis, écrit Bertrand Poirot-Delpech, Jean Delay ne pouvait empêcher que sa haute silhouette ne se voile d’on ne savait quelle tristesse lunaire. »

     C’est précisément sa faculté de sentir et de souffrir pour les autres qui a provoqué I’affection pour Jean Delay que je ressens aujourd’hui. Cet homme comblé, qui jouait fort bien son rôle social, refusait de jouer la comédie humaine. Cet homme criblé de dons connaissait les vertus du travail et de la modestie. Il aimait revenir à Bayonne, à « Miradour », où il montrait à son assistant Pierre Deniker, avec une fierté naïve, son prétendu « verger » auquel il ne comprenait rien. Ses amitiés, il n’avait guère le temps d’en chercher en dehors de son milieu : Janet, Pasteur Vallery-Radot, Milliez, Jean Bernard, Cachin, de Sèze, Varay, tous médecins.

     Mes voyages me mettent souvent en contact avec le tragique dénuement du tiers de la population mondiale, et je partage, pour cette multitude de mal lotis, la même compassion que Jean Delay a ressentie pour la misère, la poignante détresse humaine de la plupart de ses malades : « Il me semble, écrit-il, que le médecin devrait avoir tout senti, tout compris, avoir aimé beaucoup avec son corps et avec son âme, avoir gardé au fond du cœur une pitié infinie. » Mais l’amour est-il compatible avec la pitié ? ou même avec la charité ? L’amour n’exige-t-il pas le partage non seulement du manteau de saint Martin, mais de tous les avoirs, surtout spirituels ? Heureusement, Jean Delay nous a laissé la preuve qu’il savait aimer : les trois livres de nouvelles qu’il écrivit à quarante ans, bouleversé par le spectacle des ruines physiologiques qui hantaient les salles de la Salpêtrière, ces déchets de la vie qui jusqu’au bout restaient des êtres humains sujets aux mêmes émotions que nous, mais chez qui tout espoir s’était éteint, sont des cris d’amour plus précieux pour moi que ses autres chefs-d’œuvre. Au cours de sa fulgurante carrière, comment Jean Delay a-t-il pu consacrer tant d’affectueuse attention à cette cour des miracles condamnée au mouroir ? Loin d’être la romance hugolienne des pauvres gens, cette trilogie ne manque pas de décrire la permanence des passions humaines dans le dépouillement que leur impose la misère, comme l’impératif de la tragédie classique l’imposait à Euripide. Comment Delay est-il parvenu à s’identifier à ces condamnés aux souffrances perpétuelles, comment a-t-il pu et su observer, comprendre, sentir et transcrire dans leur propre argot, sans aucune affectation, la saga de l’Escargot, des petites vieilles des Reposantes, ou du véritable mais improbable abbé John ? Témoin attentif de la misère, prêt, comme sœur Teresa, à la secourir, mais capable de la décrire avec la précision et la couleur d’un Maupassant, Delay a fait preuve d’une sensibilité et d’un talent rares. André Gide ne s’y est pas trompé, et il n’est pas interdit d’y voir l’origine de leur amitié. En ce qui me concerne, j’ai puisé ma grandissante affection dans son profond mais pudique amour de ceux qui souffrent.

     Jean Delay, au matin du 1er mai 1968, vous n’avez pas eu, comme moi, la chance de rencontrer les magiciens qui avaient inspiré au peuple de Paris un grand mouvement de fraternité et de joie. Mais quelques jours plus tard, les enchanteurs avaient fait place aux voyous qui incendiaient les voitures, édifiaient des barricades au Quartier latin et décrétaient l’abolition de toutes les règles du jeu. Aux cris de « Des patrons, on n’en veut plus ! », ils occupèrent votre bureau après l’avoir saccagé.

     Votre écœurement fut renforcé par l’attitude provocatrice des étudiants, certains jouant ostensiblement aux échecs pendant les cours, tandis que des filles court-vêtues croisaient et décroisaient leurs jambes en faisant semblant de prendre des notes. Faisant suite aux désordres, les réformes subies par l’enseignement supérieur, la création de commissions et de sous-commissions dont le seul résultat fut de créer une confusion générale et de dresser d’innombrables obstacles à la recherche et au progrès, achevèrent de vous décider, en 1970, à prendre une retraite anticipée.

     L’homme exemplaire, dont Paul Morand disait : « Il est capable de faire le ménage en enfer », refusait de nettoyer les écuries d’Augias.

     Paradoxalement, c’est cette douloureuse épreuve de mai 68 qui vous a contraint à retourner à votre véritable vocation. Certes, après avoir publié – par pudeur sous un pseudonyme – les trois chefs-d’œuvre littéraires – La Cité grise, Les Reposantes et Les Hommes sans nom – qu’André Gide a sauvés de l’indifférence et de l’oubli, vous gardiez au fond du cœur cette passion juvénile de la littérature que vous aviez été contraint de camoufler. Rentré chez vous, vous alliez connaître l’ivresse de la création sans contrainte, et bénéficier de l’incomparable fertilité provoquée par l’union des deux disciplines que vous aviez maîtrisées, la psychologie et la littérature.

     Après les décombres de mai 68, vous avez dû vous endormir en paix et peut-être avez-vous vu en rêve le fantôme de votre père, après tant d’années de remords, venir replacer dans votre bibliothèque tous les ouvrages de poésie qu’il avait confisqués, malgré vos larmes, pour vous être promené, à treize ans, le long de la Nive, en lisant des poèmes...

     Alors que vous professiez encore, vous avez ajouté aux œuvres que j’ai mentionnées un livre sur l’amitié d’André Gide et de Roger Martin du Gard. Peu avant de mourir, ce dernier vous avait demandé de venir le voir dans sa propriété du Tertre, près de Bellême, pour vous confier sa correspondance avec Gide et vous faire lire son journal. Vous vous étiez engagé à les publier, et ce fut une occupation trop absorbante pour mener de front un autre projet qui vous tenait davantage à cœur, et qui vous avait déjà inspiré en 1956 une chronique du Figaro : « Le message de Turin ». Vous vouliez écrire un essai sur la relation du génie et de la maladie, en vous consacrant à ce que vous appeliez le dernier Nietzsche, celui de 1888, et vous aviez vraiment commencé à écrire cette monumentale étude dès 1958. C’est qu’au cours de la seule année 1888, juste avant sa crise de démence de 1889 qui le fit interner (l’apostrophe au cheval), Nietzsche avait écrit coup sur coup :

     – Le Cas Wagner (où Caïn joue le rôle de l’ami félon) ;

     – Le Crépuscule des idoles (où Diogène joue le drame du renégat de la morale, de la science, de la philosophie) ;

     – L’Antéchrist (Judas, le chrétien apostat) ;

     – Ecce homo (où Dionysos joue le rôle du « paillasse divin »), traitant ainsi du vrai drame de Nietzsche, celui du créateur et de la créature.

     Quel programme ! Seul, Jean Delay, vous pouviez en venir à bout. Et, si finalement nous comprenons que les impératifs de la promesse à Martin du Gard joints aux obstacles créés par l’hermétisme de la langue de Nietzsche (qui a défié tant de traducteurs) vous aient finalement contraint à abandonner ce projet, nous le regrettons amèrement.

     Pendant vos dix-sept ans de retraite, paraphrasant Nietzsche, vous avez souvent dit à vos proches : « Je suis le plus heureux des hommes »... et vous auriez pu cligner de l’œil en pensant à ces apprentis surhommes imaginés par Zarathoustra, aux frontières de la folie.

     Ce bonheur, réel, profond, c’était la joie de pouvoir vous consacrer enfin à écrire, sans la moindre contrainte de métier. Le rêve si souvent mentionné dans votre journal de jeunesse, vous alliez enfin le vivre pleinement. Vous aviez excellé dans la médecine des esprits, vous vous étiez dépassé en créant, avec votre Gide, la psychobiographie. Vous alliez pouvoir vous détacher de ce « psycho » qui avait provoqué le « Bonne chance » ironique de vos camarades de l’externat, quand vous avez fait votre choix de spécialité. Le défi que vous aviez alors relevé vous avait permis de produire plusieurs chefs-dœuvre : il vous fallait maintenant relever un autre défi, mais choisi librement celui-là : la sociobiographie.

     Le chemin est inattendu qui vous a conduit à écrire les quatre tomes, groupés sous le titre Avant Mémoire, qui font revivre la véritable histoire de France, autour de vos ancêtres, pendant trois siècles, de 1555 à 1856. Le point de départ en est la simple trouvaille, à la mort de votre mère, d’une lettre écrite par votre ancêtre Charles Devaux en 1877 au sujet de ses grands-parents !

     Votre confrère Claude Lévi-Strauss a pu écrire de votre ouvrage monumental : « En allant à la recherche de la généalogie dans sa branche maternelle, Jean Delay reconstitue en même temps... toute une société de grands et petits bourgeois. On voit des hommes et des femmes d’autrefois dans leur vie quotidienne, dans leur maison ou dans la rue. On voit renaître sous nos yeux les artisans et toutes sortes de métiers : des paumiers aux libraires, des marchands d’estampes aux lingères. »

     « À certains moments, avez-vous dit à Pierre Boncenne, avec un sourire de modestie et de fierté, j’ai cru que je ne m’en sortirais jamais. Notamment quand j’examinais au Minutier centrai ces liasses d’archives poussiéreuses, tous ces documents si difficiles à lire dans leur écriture ancienne. »

     Jean Delay, c’est en cherchant pour trouver, mais non pour trouver ce qu’on cherche, que vous êtes devenu un remarquable homme de science, mais aussi un remarquable historien.

     Et si vous n’avez pas encore eu beaucoup de disciples dans les deux remarquables genres littéraires que vous avez créés, la psycho et la socio-biographies, c’est que la dimension et la perfection de votre Jeunesse d’André Gide et de votre Avant Mémoire sont de nature à faire hésiter les nouveaux venus.

     Quand vous acheviez Avant Mémoire, à soixante-dix-sept ans, vous étiez atteint depuis de nombreuses années de troubles cardiaques ainsi que d’une ostéoporose qui vous faisait souffrir et qui gênait vos déplacements. Mais votre fierté et peut-être aussi le souvenir de ces malheureux « hommes sans nom » que vous aviez soignés vous empêchaient de vous plaindre. Soutenu par la tendresse et la gaieté de votre femme et de vos filles, ainsi que par la passion que vous éprouviez pour votre travail d’historien, vous restiez généralement de bonne humeur.

     « Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille... » Vous avez dit en l’honneur d’un de vos maîtres : « Pour l’homme qui a vécu pour le corps, la vieillesse est une déchéance ; pour l’homme qui a vécu pour l’esprit, elle est une apothéose. » Et n’étiez-vous pas, vous-même, la parfaite illustration de cette indépendance de l’esprit et du corps ? Comment pouviez-vous encore concilier le triomphe de votre âme et le déterminisme qui ne gouverne, vous venez de l’apprendre, que notre carcasse ? Où est-elle, notre âme, dans les analyses fines de l’esprit ?

     Pendant ces années de maladie, la pensée de la mort ne vous quittait pas, non point que vous en ayez redouté le passage, mais bien par crainte d’une échéance qui laisserait votre œuvre inachevée. Car vous veniez finalement de décider d’écrire la suite d’Avant Mémoire, dont le titre devait être Pays natal, l’histoire de votre famille depuis 1857, qui ferait appel à cette mémoire vive et réelle, qui est normalement, comme le dit Péguy, bornée au « mur des quatre grands-parents ».

     Vous aviez, au cours d’une existence hors série, rencontré des écrivains, des artistes, des hommes de science ; vous aviez tenu votre journal depuis 1928 ; seule votre pudeur, une sorte d’horreur de vous mettre en avant, avait jusqu’ici détourné votre plume d’écrire vos Mémoires. Et maintenant que vous aviez enfin surmonté vos réticences, vous vous rendiez compte, avec angoisse, que vous n’en auriez probablement pas la possibilité. Desperado combattant jusqu’à la limite de vos forces pour défendre votre nouvelle carrière littéraire et pour rattraper le temps que vous aviez consacré à la médecine, vous évoquiez Foch, et moins d’un mois avant de mourir vous disiez à peu près : « Mon aile gauche est enfoncée, mon aile droite décimée, mes réserves épuisées, je fonce. » Foudroyé par une dernière crise cardiaque, vous vous êtes effondré dans les bras de votre femme en murmurant : « Cette fois, je suis perdu. »

     « Et grâce au maigre vent à la voix d’enfant
     Le sommeil est doux aux morts de Lofoten. »

     Madame, cet être d’exception que j’ai peu à peu appris à aimer comme un ami, pour moi qui ne l’ai jamais rencontré, est toujours vivant.

     Jean Delay, je me surprends à te parler, et il me semble que tu me réponds. Tu n’es que de trois ans mon aîné. Nous avons eu au même âge les mêmes lectures de jeunesse. Je me suis évadé, poussé par le vent du large et les courants marins, vers de fuyantes Atlantides. Tu t’es échappé, à la recherche des Indes souterraines.

     Jean, viens avec moi, je t’enseignerai la Mer.

     – Et moi, JYC, je te conduirai aux frontières de la liberté. C’est par peur d’une perte d’amour, JYC, que j’ai pu sympathiser avec des tristesses, des ennuis, des douleurs que sinon je n’aurais qu’à peine endurés. J’ai démonté l’émotion, pièce par pièce, dans mes laboratoires. De la prétentieuse alchimie du cerveau, j’ai fait une science exacte, méticuleuse, indiscutable. Je me suis parfois laissé prendre à l’orgueil de démystifier les voies de Dieu. Pourtant Le Grand Meaulnes nous avait appris, à toi comme à moi, à mêler rêve et réalité, dont le contraste faisait l’union. J’avais beau par l’analyse cerner la liberté et en restreindre le territoire, je ne me suis jamais résolu à la renier.

     – Jean, nous savons bien que, quels que soient les efforts du savoir, jamais nous ne saisirons ni l’origine ni le but du chaos sensible dans lequel nous vivons. Que l’on découpe pour en faire de fines tranches les cerveaux des babouins que nous sommes ou l’infime instant du Grand Début, « un chant se lève en nous qui n’a connu sa source et qui n’aura d’estuaire dans la mort... et la semence de Dieu s’en va rejoindre en mer les nappes mauves du plancton ».