Réponse au discours de réception de M. Yves Pouliquen

Le 30 janvier 2003

Michel MOHRT

Réponse de M. Michel MOHRT
au discours de M. Yves POULIQUEN

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 30 janvier 2003

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur le Professeur et cher compatriote,

    Sans doute connaissez-vous la légende qui a donné son nom au village de Guimiliau, dans la province du Léon, en basse Bretagne, où sont nés vos ancêtres ? Sans doute avez-vous entendu parler de Méliav, devenu Miliau, prince de Cornouailles et protecteur du village. Je ne résiste pas au plaisir de raconter cette légende, car, en Bretagne, le monde merveilleux et le monde réel se compénètrent. Il n’est pas de phénomène naturel : la maladie, que vous avez combattu toute votre vie, la guérison ou la mort, qui n’ait une explication d’ordre surnaturel.

     Prince de Cornouailles, qui régna entre 530 et 538, Miliau, très aimé de son peuple, avait suscité la jalousie de son frère Rivod. Celui-ci le fit assassiner, et pour s’assurer la couronne, il fit couper la main droite et le pied gauche de son neveu Mélar, l’empêchant ainsi de tenir l’épée et de régner.

     Par la grâce de Dieu, les amis de Mélar purent confectionner une main d’argent et un pied de bronze qui avaient la propriété de grandir en même temps que l’enfant. Mélar trouva refuge chez un autre prince breton. Mais la perfidie de son oncle le poursuivait et au cours d’un dîner où Rivod avait fait inviter ses seides, Mélar fut tué comme son père et eut la tête tranchée.

     Son ancien gardien, Budik, prit possession du corps et voulut le transporter au Yaudet, qui se trouve à l’embouchure de ce qui est aujourd’hui la rivière de Lannion. Le corps supplicié se trouvait dans un chariot tiré par des chevaux blancs. Arrivés au lieu-dit Kerfeuntun, proche du village de Lanmeur, les chevaux refusèrent d’avancer. On comprit que c’était là le lieu choisi pour la sépulture de Mélar. Aujourd’hui, dans l’église de Lanmeur, on peut voir sa statue avec la main tranchée.

     La main d’argent est connue chez tous les peuples celtes. On la voit dans des contes du pays de Galles et en Irlande. Un roi d’Irlande, Nuada, eut lui aussi la main tranchée, remplacée par une main d’argent.

     Cette main d’argent miraculeuse, qui grandit et peut faire des miracles, où peut-elle aujourd’hui se trouver ? Mais c’est la vôtre, cher Professeur, quand elle tient le bistouri qui s’apprête à enlever la cornée de l’œil malade, ou tient l’épée, comme en ce moment ! C’est à Guimiliau qu’elle a été conservée et vos ancêtres vous l’ont donnée, elle a grandi avec vous et grâce à elle de nombreux aveugles ont recouvré la vue.

     Par les hasards de la carrière de votre père, instituteur, ce n’est pas à Guimiliau que vous êtes né, mais en Normandie. Toutefois, vous et vos deux frères, qui ont fait des carrières brillantes, l’un ingénieur sorti de Polytechnique, l’autre professeur de pédiatrie à l’hôpital Necker, revendiquez tous trois votre ascendance bretonne et votre appartenance à ce village de Guimiliau. Les noms de vos ancêtres figurent sur l’ossuaire qui se trouve dans l’enclos paroissial entourant l’église, l’une des plus belles de Bretagne. Elle a été édifiée au XVIIe siècle dans le style baroque venu tard en Bretagne, et qui s’est adapté au dur granit de Kersanton.

     C’est dans cette église que vos ancêtres venaient faire leurs dévotions. Ces paysans, célèbres et enviés dans tout le Léon, sont appelés les julods, mot breton qui signifie « richards ». Leur richesse leur est venue autrefois de la culture du lin dont on faisait la toile des voiles de bateaux, mais surtout de l’élevage d’une race de chevaux que l’on venait acheter de l’Europe entière au cours d’une foire annuelle se tenant à Morlaix, ville proche de Guimiliau.

     Dans mon enfance, j’ai encore vu ces julods venir vendre non seulement des chevaux, mais des volailles, des lapins, des porcelets qui gigotaient en grognant dans des sacs portés sur le dos. Je les vois encore, ces julods vêtus d’un spencer noir sur la chemise blanche, le ventre soutenu par une large ceinture de tissu écossais bleu et blanc ; sur la tête le grand chapeau à guide, cerclé d’un large ruban de velours noir fermé par une boucle d’argent. Superbe vêtement qui vous aurait parfaitement convenu, si vous n’aviez préféré l’habit brodé — brodé par des femmes de chez nous — dans lequel on vous voit aujourd’hui.

     Le « curriculum vitae » qui raconte votre vie professionnelle remarquable, les nombreux prix que vous avez reçus dans plusieurs pays, ainsi que vos décorations — et sur lequel je reviendrai — porte à la fin, comme il est d’usage, à la rubrique « Loisirs », les deux mots : équitation, aquarelle.

     Je me demande si le plaisir que vous donne l’équitation ne vient pas de ce que vos ancêtres ont vécu au milieu des chevaux. Mais vous allez jusqu’à dire que la pratique de l’équitation a amélioré votre art chirurgical. L’équitation implique que l’on soumette un animal capable par sa force de refuser ce que l’homme lui demande. L’animal peut avoir une réaction imprévue qu’il faut dompter avec sang-froid. Le même sang-froid que réclament certaines situations chirurgicales.

     Je comprends mieux les liens entre l’aquarelle et votre œuvre de chirurgien de l’œil. Vous en parlez merveilleusement et je veux insister sur cet aspect de votre activité que bien peu connaissent. Il est vrai que peintres et ophtalmologues ont toujours eu des rapports privilégiés. Léonard de Vinci a étudié l’anatomie de l’œil qu’il fixe dans du blanc d’œuf pour le mieux couper. Il est l’un des fondateurs de l’optique expérimentale et l’un des créateurs des planches anatomiques neuro-ophtalmologiques. Poussin, au XVIIe siècle, avait la même érudition. Cet intérêt des peintres pour l’optique, la perspective et ses anamorphoses, cette manière de pérenniser leur vision du monde au travers de règles géométriques prendront place dans l’évolution des sciences optiques du XVIIe siècle et des siècles suivants, pendant lesquels on verra les peintres définir les formes et les couleurs. Ainsi David influencera une génération entière en définissant une « grammaire chromatique » qui permet de saisir et de juxtaposer sur la palette les couleurs de la nature.

     Dans votre roman Les Yeux de l’autre, l’un des personnages à la passion de l’aquarelle, passion qui est « l’expression d’un conflit avec le temps ». Au travers des manœuvres de son pinceau sur le papier, dispersant ombres et couleurs, il fixe à jamais les clés fugaces d’un paysage « dont la beauté ainsi figée ne vieillirait jamais ». Ce personnage — que nous retrouverons — met ses aquarelles dans des cartons qui deviennent les « archives secrètes et protégées de sa vie ».

     Archives secrètes, en effet, puisque, comme lui, vous n’avez jamais exposé vos aquarelles. J’ai eu le privilège d’en admirer quelques-unes. Vous avez adopté la méthode qui consiste à humecter le papier — celui-ci est en général à grains moyens, quelquefois à gros grains. La couleur s’étend ainsi sur le papier humide, ce qui permet des lavis d’une seule couleur. La plupart des aquarelles que j’ai vues sont de grands paysages de Bretagne, avec des étendues de mer et de nuages. Vous ne couvrez pas tout le papier. Dieu merci, vous gardez au blanc toute sa valeur ! C’est lui qui rend lumineux les tons clairs. Rien de plus décevant qu’une aquarelle trop travaillée. Votre dessin est sommaire. C’est souvent un détail rajouté à la plume d’encre de Chine. Même, il vous arrive de ne pas dessiner du tout. C’est avec le pinceau que vous tracez une pointe rocheuse, un village qui s’esquisse dans le lointain, avec le clocher d’une église.

     J’ai fort aimé votre technique, dans sa simplicité. Ce que vous cherchez à saisir, c’est un moment fugace de la lumière. Et vous vous levez avant l’aube pour capter la lumière du jour naissant.

     Vous m’avez dit que c’est du même mouvement de la main que vous jetez sur l’œil malade le rayon de laser et, sur le papier, le trait qui représente le mât d’un bateau.

     La question que vous posez à l’étudiant qui va devenir votre interne est : « Est-ce que vous dessinez ? » « Une bonne prédisposition au dessin est indispensable à la chirurgie, dites-vous. Reproduire avec le bistouri une incision ne comporte-t-il pas une grande analogie avec le tracé d’un trait de crayon ? » De même écrire et peindre se font du même mouvement de la main. Ce qui explique que de nombreux écrivains — tout au moins ceux, de plus en plus rares, qui écrivent à la plume — ont aussi peint et dessiné.

     J’arrête ici ces considérations sur le dessin et l’aquarelle, car si je continuais, l’auditoire pourrait croire que, vous et moi, nous sommes trompés d’Académie !

     C’est de l’œil que je veux parler. L’œil qui a été au centre de vos préoccupations ; je peux dire au centre de votre vie.

     L’œil a toujours été considéré comme un organe d’une grande fragilité. Dans l’Antiquité, l’ophtalmologie était sacerdotale. Chez les Hébreux, seuls les prêtres pouvaient guérir l’œil malade ; en Gaule, c’étaient les druides. Dans l’Égypte ancienne, la déesse Isis pouvait guérir les aveugles. L’Église catholique a aussi sa patronne des yeux. C’est sainte Lucie — c’est-à-dire « lumière », telle que l’on peut la voir dans le tableau de Zurbaran où elle porte, sur un plat d’argent, deux yeux.

     Qu’il y ait, dans la médecine des yeux un élément religieux, le vers de Baudelaire l’exprime admirablement : « Que cherchent-ils au ciel, tous ces aveugles ? »

     C’est en Égypte qu’a débuté la médecine de l’œil et que l’on a trouvé le nom du plus ancien oculiste connu, qui était aussi un astrologue. En Grèce, c’est avec Hippocrate qu’a débuté la médecine des yeux.

     La première université française, on le sait, a été créée à Montpellier en 1220. Elle a accueilli les médecins juifs chassés d’Espagne par les Arabes et les chrétiens et qui devaient beaucoup à la médecine arabe — surtout en ophtalmologie.

     C’est en 1254 que Saint Louis crée l’Hôtel-Dieu et l’hospice des Quinze-Vingts où viendront travailler des médecins venus de pays étrangers : l’Anglais Bacon ; le Danois Ypernan. C’est à celui-ci que l’on doit le portrait du bon oculiste :

     « Il doit être bien fait de corps et de tempérament, il doit avoir de belles mains et des doigts effilés, la vue perçante, ne pas trembler, les idées lucides, pour promptement et durement agir. Il ne doit pas être avare, rester modeste et courageux (). Il ne doit pas être gourmand, mais sobre et chaste, d’une fidélité à toute épreuve, d’un dévouement absolu, d’une discrétion exemplaire. Des riches, il prendra un bon salaire, des autres suivant leurs moyens et les pauvres, il les soignera pour l’amour de Dieu ! »

     « Ce tableau édifiant, que reste-t-il à y ajouter six siècles plus tard ? », demandez-vous. Rien, si ce n’est qu’il doit pouvoir convenir non seulement aux ophtalmologistes mais à tous les médecins, quelle que soit leur spécialité.

     Il faut savoir que pendant des siècles et encore au XVIIe, les chirurgiens étaient méprisés par les médecins. On les distinguait à peine des barbiers. Comme eux, ils allaient de ville en ville où ils résidaient quelques jours pour opérer. Les médecins, eux, se contentaient de purger et de soigner, en latin ! En 1731, les médecins s’opposèrent à la création d’une Académie de chirurgie et obtinrent qu’elle soit appelée Assemblée académique des chirurgiens. Nuance mesquine, qui fut réparée quelques années plus tard lorsque le roi (Louis XV le Bien-Aimé) rétablit l’Académie de chirurgie. Il nomma Daviel, dont vous avez raconté la vie dans une très belle biographie, « chirurgien du roi ».

     Mais je veux parler d’abord de votre livre, La Transparence de l’œil, étude très poussée et même savante du rôle de l’œil dans la captation de la lumière. L’explosion du vivant a été due à la photosynthèse apparue, sans doute, il y a trois milliards d’années. Elle a été réservée d’abord aux bactéries vivant au fond de l’eau. Puis il y a cent millions d’années, quand s’est produite une véritable explosion biologique et, l’apparition d’êtres multicellulaires, la séparation du monde végétal du monde animal — c’est alors que sont apparus les yeux.

     L’aventure de l’œil chez les Invertébrés est passionnante. Une variété d’organes a pu naître chez eux. C’est parfois un seul œil, simple, ce peut être aussi un œil composé, notamment chez les insectes diurnes, les araignées par exemple. Les scorpions ont deux yeux sur les côtés et deux en avant. Seuls les deux yeux avant leur servent. Mais le scorpion français Belisarius xambeni, le pauvre, en dépit de ses quatre yeux, est aveugle.

     Il n’est pas le seul !

     Les crevettes ont des organes lumineux. Certains papillons butinent des fleurs artificielles qu’ils perçoivent comme de vraies fleurs.

     Chez les Vertébrés, l’étude de l’œil n’est pas moins passionnante : les poissons sont myopes — ce dont je m’étais douté. Certains ont deux yeux pour voir le ciel, à la surface de l’eau ; deux autres pour voir sous l’eau.

     Quant à l’œil de l’homme, vous lui donnez une belle définition : « C’est une superbe lucarne sur la vie. » Et cet œil et le regard qu’il jette sur le monde ont été les sujets, de la part des écrivains, romanciers et poètes, de pages sublimes.

     Vous limitant à la littérature française, vous composez un florilège admirable de vers, de phrases où des écrivains ont parlé des yeux et du regard. C’est peut-être Marcel Proust, dites-vous, qui a accordé au regard l’importance la plus grande : « Il a eu un regard de peintre et un sens chimique remarquable. » Peut-être le devait-il à son père médecin. Le thème de l’œil, chez Proust, mériterait à lui seul un ouvrage. Les yeux de la duchesse de Guermantes, ceux de Jupien sont vivants. Mais ce sont les yeux de Charlus que j’admire le plus. Le regard bleu des yeux du vidame sont ainsi décrits : ce sont « de précieuses verroteries, d’anecdotiques, historiques et sentimentales pierreries où se lisait ainsi l’histoire de leur beauté, des rêves inutiles () qu’ils avaient dû () éveiller chez bien des femmes et qu’ils eussent voulu, avec leur fixe et pénétrant regard, éveiller inutilement chez bien des hommes »

     On le sait : le pénétrant regard jeté sur Jupien n’a pas été inutile... !

     Chez Stendhal, chez Maupassant, les yeux et le regard — avec lequel on peut tout dire — sont savamment décrits. Les poètes ne sont pas en reste. C’est dans les yeux de son chat, « clairs fanaux, vivantes opales qui le contemplent fixement, que « Baudelaire voit sa propre image. Notre plus grand poète — hélas ! — n’a pas laissé dans la tombe l’œil qui regardait Caïn. Il a montré l’œil chez plusieurs de ses héros, grand ouvert ou à demi fermé, comme chez Ruth qui sommeille à côté de Booz son mari, patriarche vieux de cent ou deux cents ans, Ruth qui se demande « ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles »

     Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été
     Avait en s’en allant négligemment jeté
     Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

     J’ose à peine, après ces vers sublimes, citer aussi le grand romancier Faulkner. Il faut, dit-il, se méfier des femmes aux yeux jaunes.

     Vous faites un sort, cher Professeur, à l’œil de Napoléon, qui, lui, était grand ouvert et, paraît-il, jetait des éclairs Votre livre est assez ancien pour que l’on ne puisse vous accuser de céder à ce qui semble être devenu une mode, un engouement récent qui célèbre Napoléon dans les livres, au cinéma, dans les journaux, au théâtre, à la télévision — au point que l’on peut se demander, devant les succès de ces œuvres diverses, si les Français ne souhaitent pas le retour d’un Napoléon qui referait l’Europe à sa manière !

     Vous affirmez que c’est le regard de l’Empereur qui a converti subitement à sa cause son ennemi Benjamin Constant. Permettez-moi, ici, non pas de vous contredire mais de suggérer d’autres raisons à la conversion de l’écrivain.

     Constant était alors amoureux de Juliette Récamier, et amoureux déçu. Il cherchait dans la politique un dérivatif à sa passion. Il voulait aussi jouer un rôle dans la situation créée par l’abdication, puis le retour de l’île d’Elbe. Les Bourbons l’avaient négligé lors de la première Restauration. Il avait cherché l’appui de Bernadotte, défendu Murat devant le congrès de Vienne. Je ne pense pas qu’il ait songé à se faire Suédois ou Napolitain, mais il était prêt à servir le plus offrant. Le regard de l’Empereur n’aurait pas suffi à le rallier à sa cause, s’il n’y avait eu le costume et l’épée de conseiller d’État et la demande d’une constitution — « la Benjamine », comme on l’appela.

     Les artistes, les poètes qui ont si bien su voir les regards et les décrire, ont-ils aujourd’hui des successeurs ? Savons-nous encore voir ? L’aveuglement nous guette, vous le dévoilez dans cette phrase qui n’est pas sans inquiéter : « La vie de l’homme moderne est saturée d’images. Elles sont pour lui une vraie concurrence à son regard, à chaque instant, chez lui, dans la rue, sur d’immenses affiches. Un vertige visuel l’entoure » Vertige que suscite surtout la télévision et dont j’avoue avoir été la proie quand il m’arrive de zapper (un mot qu’il nous faudra peut-être adopter dans notre dictionnaire, mais nous ne sommes pas encore à la lettre « z ») quand je zappe d’une chaîne à l’autre, agacé par la réclame (où plutôt la « pub »), exaspéré par les images que l’on m’impose, ébloui, fasciné par d’autres images, ayant perdu la faculté de voir — et risquant peut-être de perdre la vue elle-même.

     C’est alors, Monsieur le Professeur, que moi-même et mes semblables aurons recours à vous. J’espère que l’usage du bistouri ne sera pas nécessaire ; que vous nous conseillerez de moins regarder la télévision et plutôt de lire un bon livre, un bon roman ou une biographie passionnante : celle, par exemple, que vous avez écrite pour faire revivre Un oculiste au siècle des Lumières.

     Quel personnage étonnant et quelle vie que la sienne ! Je ne sais ce qu’il faut admirer le plus, du talent — je devrais dire du génie — de l’oculiste, ou de la publicité qu’il a su donner à son art, et à ses découvertes. Que n’a-t-il eu la télévision à sa disposition !

     L’Hôtel-Dieu, où Jacques Daviel a fait ses études, était alors un lieu peu recommandable. Dire que le confort, que dis-je, la propreté la plus élémentaire, faisait défaut est un euphémisme. Les malades étaient entassés dans un même lit ; les odeurs de putréfaction saturaient les salles, en dépit du lavage des sols à grande eau — et de la messe dite chaque matin dans la salle même.

     On comprend que Daviel, après un an à l’armée comme aide-chirurgien, se soit porté volontaire pour aller à Marseille où s’était déclarée une épidémie de peste — la dernière de l’histoire de l’Europe, qui en avait connu bien d’autres, mais l’une des plus terribles. Il mourait trois cents malades par jour. Des centaines de cadavres pourrissaient dans les rues, que les galériens chargeaient dans des voitures. On les appelait les corbeaux. Au nombre de trois cent cinquante-neuf quand l’épidémie commença, les corbeaux n’étaient plus que douze quand elle s’arrêta. Des trente-cinq chirurgiens de la ville, il ne restait que cinq. L’évêque de Marseille, Mgr de Belzunce fit l’admiration de l’Europe entière par son dévouement. Le Régent, pour limiter l’extension de l’épidémie qui gagnait toute la Provence, fit dresser un « mur de la peste » à hauteur d’Avignon. C’est à Toulon, gagnée par le fléau et qui perdit la moitié de sa population de vingt mille habitants, que Jacques Daviel montra son courage. Il découvrait la Provence, qu’il aima. Et à la fin de l’épidémie, en 1723, il s’installa à Marseille comme chirurgien.

     Sa réputation ne tarda pas à s’étendre au-delà de la Provence, et un noble portugais l’appela pour obtenir ses soins.

     Pour aller à Lisbonne, Daviel prend le chemin des écoliers et va de ville en ville, précédé par des aides qui annoncent sa venue et lui font la publicité d’usage chez les chirurgiens. À Bayonne, à Saint-Jean-de-Luz, à Saint-Sébastien, Daviel opère, après avoir opéré à Toulouse, à Bordeaux — où Montesquieu n’eut pas le courage de lui demander son intervention et préféra laisser sa cécité progresser lentement.

     À son retour en France, Daviel est appelé à Paris pour opérer une personne de la Cour. Daviel s’installe désormais à Paris, quai Malaquais où la clientèle afflue. Il faut dire que sa façon d’opérer tranchait avec celle de plusieurs de ses confrères, si je m’en rapporte à ce que déclare un certain oculiste Faye, qui n’a pour opérer qu’un seul instrument (Daviel en a quatre, conçus par lui). « J’approche les cuisses du malade, déclare ce M. Faye, et je m’assieds dessus, de façon qu’elles sont passées entre mes jambes, comme beaucoup d’oculistes le font. »

     Daviel a modifié sa méthode d’opérer, qui annonce celle d’aujourd’hui. Il ne se contente pas d’abaisser le cristallin comme on l’a fait jusqu’alors, mais il l’ôte entièrement. Sa réputation est désormais acquise. Le roi l’a nommé son oculiste et l’invite à l’accompagner dans une chasse à courre. C’est sur l’œil d’une biche qu’il vient de tuer, que Daviel montre au roi l’opération de la cataracte.

     On imagine que ces succès suscitent de nombreuses jalousies. Daviel s’aperçoit qu’à Paris, dans une société dont il fait maintenant partie, le bouche à oreille fonctionne pour nuire à la réputation de ceux qui ont du succès. « On est à la merci des langues parisiennes, qui n’hésitent pas à faire et défaire les réputations », écrit-il. « Qu’on évoque en bien ou en mal votre savoir-faire chez la marquise de Lambert ou chez Mme de Tessin, facilite ou compromet votre carrière. »

     Je précise que ce n’est pas un écrivain qui parle, mais un chirurgien.

     Daviel sait se défendre. Il polémique. Il écrit dans Le Mercure de France pour justifier ses méthodes. Extraction ou abaissement du cristallin : tel est le sujet de la controverse. Casanova en parle dans ses Mémoires, et se déclare pour l’extraction. La Cour et la Ville se passionnent pour le problème et on en discute chez la marquise de Lambert et chez toutes les marquises du Faubourg — au point que l’Académie française, elle-même, négligeant pour un instant le Dictionnaire, demande au chirurgien, par la voix de La Condamine, à assister à l’opération. Daviel donne rendez-vous à onze heures précises du matin, « au cas, précise-t-il, où vous vouliez amener avec vous quelques curieux de vos confrères de l’Académie française ».

     Je ne crois pas, Monsieur le Professeur, que pareille demande vous ait été faite. Mais je ne doute pas que vous y répondiez aussi obligeamment que votre prédécesseur. Daviel n’a pas eu la chance, qui a été la vôtre, d’être filmé pendant une opération — la dernière que vous ayez faite à l’Hôtel-Dieu. Eussè-je connu ce film, dû à Alain Cavalier, excellent cinéaste à qui l’on doit aussi un film sur sainte Thérèse, que j’aurais demandé — si tant est que cela eût été possible dans un lieu auguste comme celui-ci — de faire monter un écran à la place que j’occupe, et ce film projeté aurait avantageusement remplacé ce discours.

     L’Histoire ne dit pas si nos confrères du temps de Louis XV ont assisté à une opération de Daviel.

         Ce que n’a pas pu faire Jacques Daviel, c’est de greffer sur les yeux malades une cornée prise sur le corps d’un défunt qui, avant de mourir, a fait don de ses yeux à une banque des yeux.

     Une telle banque n’existait pas alors. C’est en révélant son existence que vous posez la question suivante : « Prélever deux petits disques de 8 mm ou 8 mm 5 de diamètre de la cornée d’un mort peut permettre à un vivant, quelques jours plus tard, de revoir le monde, de revoir les siens. Est-il plus grande communion que celle-là ? »

     Non, sans aucun doute, il n’a pas d’exemple plus beau de solidarité et d’amour entre les humains. C’est pour illustrer cet amour que vous avez écrit Les Yeux de l’autre, roman qui raconte une opération de la greffe d’une cornée et les conséquences qu’elle peut avoir sur les acteurs qui y ont participé.

     Jean-François habite la jolie ville d’Avranches. Il est marié à une femme qu’il aime et qui lui a donné une petite fille. Un accident lui brûle les yeux et le rend aveugle. Il ne peut plus travailler. Il passe ses journées à faire de courtes promenades dans le beau jardin de la ville d’où l’on voit la mer, qu’il aimait tant. Il attend le retour de sa femme Catherine, comme une délivrance. Fatiguée, Catherine éprouve quelque impatience aux approches de son mari qui se montre de plus en plus amoureux. Elle ne voit plus dans les yeux de Jean-François le signe du désir qu’elle aimait y voir, ni celui du plaisir qu’il lui donnait. Privé de l’intelligence du regard, l’amour a perdu sa vigueur et son charme.

     La vie de Jean-François est suspendue à l’espoir qu’on lui a donné de greffer une cornée sur son œil aveugle. Mais il y a peu de cornées, car il y a peu de donneurs. Inscrit sur une liste d’attente, Jean-François, à la longue, perd espoir. Ses relations avec Catherine en sont affectées. Comme elle ne montre plus de désir, il la soupçonne d’avoir un amant. L’amour, pour durer, ne peut pas être aveugle.

     Enfin, un appel vient de Paris. Le tour de Jean-François est venu. La greffe va être faite.

     C’est un jeune interne de l’Hôtel-Dieu, Éric, qui est désigné pour prélever une cornée sur les yeux d’une morte, Rose, institutrice dont nous avons fait la connaissance dans une première partie du roman. Veuve, solitaire, n’ayant d’autre distraction que la lecture, Rose avant de mourir a fait don de ses cornées à la Banque des yeux.

     Qui est Éric? Un jeune étudiant, interne du professeur qu’il remplacera un jour et qui a déjà montré ses capacités. Il est amoureux d’une Sylvie et rêve de vivre avec elle et de ne plus se contenter de leur rencontre hebdomadaire. Pour mieux se connaître, ils ont décidé de faire un voyage au cours d’un long week-end. L’entente des jeunes gens est parfaite, bien que Sylvie ait trouvé jusqu’alors Éric un peu léger, insouciant.

     Quand Éric la rejoint, c’est un autre homme qu’elle découvre. Le voyant soudain grave, ému, elle comprend que c’est « une chose de penser à la souffrance, au sang, à l’agonie, à la mort et que c’en est une autre de les vivre » ! Cet homme qu’elle aime et jugeait un peu superficiel a acquis une victoire sur lui-même « mais qui n’empêche pas sa sensibilité de s’écorcher aux épreuves de son métier ». Elle comprend que c’est cette sensibilité, qu’elle découvre, qui fait les grands médecins : « elle leur confère subtilité de perception et finesse d’analyse ». Éric est un autre homme : quand il part avec Sylvie pour le voyage projeté, nous comprenons que les rapports entre eux ne seront plus les mêmes.

     Quant à Jean-François, le miraculé, il est fou de joie. Quand Catherine vient le voir à l’hôpital, elle retrouve l’homme qu’elle aimait et son amour pour lui est régénéré. L’auteur exprime admirablement ce double jeu de l’amour qui renaît, grâce à la vue retrouvée. « Le jeu des yeux qui vous admirent, qui vous aiment, qui vous lancent toutes les nuances que les sentiments les plus divers font éclore à leur surface, crée en vous la nécessité d’y répondre, d’entretenir le langage des pupilles dont les éclats sans cesse récompensés sont une sorte d’alphabet subtil de l’amour. »

     L’auteur suit l’influence du succès de l’opération sur les deux couples : Jean-François et Catherine, Éric et Sylvie. Pour des raisons à la fois communes et différentes, ils retrouvent, l’un et l’autre couple, le bonheur. Un an plus tard, il n’y a pas de rejet. Jean-François qui a retrouvé sa vie normale a fait un autre enfant à sa femme. Éric, lui aussi, songe à faire un enfant à Sylvie. Tout ce bonheur est né, grâce à Rose, cette pauvre vieille dame qui vivait seule — mais qui vit toujours dans l’œil de Jean-François.

     Pour une fois qu’un roman se termine si bien, nous n’allons pas ergoter et bouder notre plaisir. Je connais des romanciers à qui le Diable aurait soufflé une autre fin : le rejet de la cornée ; le désespoir après l’espoir ; le divorce de Jean-François et de Catherine, tombée amoureuse d’Éric, que sais-je !

     Ce sont là des imaginations qui ne naissent pas, ou sont promptement rejetées, dans l’esprit d’un grand chirurgien qui a rendu la vue et la joie de vivre à un nombre considérable d’aveugles. La main d’argent, quand elle écrit un roman, ne peut concevoir qu’une fin heureuse.

     Je me suis demandé si le regard de celui qui a donné sa cornée à l’œil d’un inconnu, garde ses qualités propres. Cette cornée de l’autre survit ; elle a enregistré des images qui ont peut-être laissé des traces. Que dit-on du regard d’un vivant ? Qu’il est « sévère » ou « fuyant ». Le regard de Jean-François est-il devenu « doux », comme l’était sans doute celui de Rose ?

     Il ne s’agit, de toute façon, que d’un objet de 8 mm transplanté d’un œil dans un autre. C’est le nerf optique qui transmet au cerveau la lumière captée ! C’est donc l’esprit, le caractère, les passions de Jean-François qui colorent le regard qu’il jette sur le monde et pourtant l’œil de la morte continue à vivre !

     Vous m’avez confié, Monsieur le Professeur, que vous n’accomplissiez jamais cette opération d’une greffe sans être conscient que c’est une deuxième naissance que vous donnez à celui ou a celle qui ont fait don de leur œil. L’acte que vous réalisez ne peut pas être un acte banal ; il y a en lui quelque chose de sacré qui le distingue de toute autre greffe Le chirurgien est marqué par cet acte : il devient l’égal des prêtres qui, dans l’Antiquité, étaient les seuls à soigner les yeux.

     Sans ignorer la qualité magique — on peut dire métaphysique — de l’opération, il faut préciser que la cornée n’est qu’un objet minuscule qui ne peut modifier en rien le regard du vivant ! Cela est si vrai qu’aujourd’hui le médecin ophtalmologiste a pu transplanter des cornées prises chez un animal. Et le temps est peut-être venu où l’on envisage de greffer des cornées artificielles. « La chirurgie oculaire s’annonce comme de plus en plus quantifiée, numérisée, automatisée, de telle sorte qu’il n’est pas impossible que, sa précision devenant infiniment plus grande que celle de la main de l’homme, elle ne relègue le chirurgien au rôle d’ingénieur rivé à son pupitre. »

        « Le chirurgien ne sera plus qu’un cerveau déléguant à la main l’art d’enclencher telle ou telle action en enfonçant les touches d’un clavier d’un ordinateur tout-puissant et dominateur. »

     Je n’ai pas encore parlé de votre activité professionnelle et professorale qui a été, est toujours considérable, et vous désignait tout naturellement pour rejoindre dans notre Compagnie les grands professeurs de médecine qui nous ont honorés de leur présence : le professeur Jean Bernard, qui est toujours des nôtres, le Professeur Jacob et tant d’autres remarquables à plus d’un titre : Jean Delay, Mondor, Hamburger Le Professeur Leprince-Ringuet, lui, n’était pas médecin mais polytechnicien et peintre. Car nous accueillons aussi des peintres, vous le savez, comme Jean Guitton qui était, en plus, philosophe et métaphysicien.

     Vous avez tracé un beau portrait de la vie et de l’œuvre de notre regretté confère Leprince-Ringuet. Je suis heureux de m’associer à l’hommage que vous lui avez rendu — et, pour le faire, je me permets d’évoquer une anecdote. J’ai toujours été impressionné par l’allure vigoureuse du Professeur, malgré son grand âge. Membre (comme je le suis) du jury du prix Del Duca — un prix que vous avez reçu, il y a quelques années. Le Professeur Leprince-Ringuet avait quelques minutes de retard à notre déjeuner et s’excusait auprès de Mme Del Duca, notre confrère de l’Institut. Ce retard était dû au match de tennis qu’il avait dû terminer — jusqu’à la victoire, je présume. Le joueur de tennis devait avoir alors quatre-vingt-douze ou quatre-vingt-treize ans !

     Je parlais de votre activité professionnelle. Chef du service d’ophtalmologie à l’Hôtel-Dieu, vous avez mené de front, pendant de nombreuses années, des travaux d’enseignement, de clinique et de recherche, ce qui vous a permis de réunir de nombreux étudiants français et étrangers : plus de deux cents venus du Maghreb, du Japon, d’Amérique latine, des États-Unis. Les travaux de l’Hôtel-Dieu ont eu une renommée mondiale. Vous avez parcouru le monde comme conférencier et reçu de nombreux prix scientifiques.

     La liste en est impressionnante et je ne les énumérerai pas tous. Vous avez reçu le prix Claude-Bernard de la Ville de Paris ; l’université d’Oxford vous a honoré ; le prix de la Fondation Hassan II du Maroc vous a été décerné en l’an 2000. Et j’ai mentionné le prix Del Duca.

     Vos relations avec le Maroc sont particulières. Vous êtes membre de l’Académie royale du Maroc — comme de l’Académie royale de médecine de Belgique. Au Maroc, où vous vous rendez fréquemment, vous retrouvez notre Secrétaire perpétuel honoraire, Maurice Druon, ainsi que le Professeur Jean Bernard.

     Mais le Maroc n’est pas le seul pays d’Afrique où vous vous rendez plusieurs fois par an. Vous présidez l’Organisation pour la prévention de la cécité, qui intervient dans dix-sept pays francophones, dont quatorze en Afrique. Cette organisation crée des hôpitaux, forme des médecins et des infirmiers : ce sont parfois ceux-ci qui opèrent la cataracte, les médecins n’étant pas assez nombreux. C’est la France qui fournit le matériel des hôpitaux et soigne les yeux malades. L’Organisation pour la prévention de la cécité a créé des écoles françaises dans le monde entier, notamment en Afrique et au Japon, à Tokyo, où une école française vous a reçu plusieurs fois.

     Parmi les deux cent cinquante élèves étrangers que vous avez formés à l’Hôtel-Dieu, il y a des professeurs à New-York, à Berlin, à Tokyo.

     La Banque des yeux, dont vous êtes le président, existe depuis 1947. Elle réalise six cents greffes de la cornée par an, à Paris, et quatre mille cinq cents dans toute la France. Un « Établissement français de la greffe » se charge de la propagande et de la récolte des cornées. Mais les dons d’organes sont difficiles à obtenir et parfois refusés par les familles, même quand un malade a voulu faire don de ses yeux.

     Les proches du défunt supportent mal de le voir défiguré C’est pour remédier à de telles oppositions que vous avez mis au point une méthode qui permet d’enlever la cornée et non pas l’œil tout entier comme on le faisait avant vous. On laisse dans l’œil l’iris, ce qui ne défigure pas le visage du mort. C’est là un grand progrès, ce qui n’a pas empêché que l’on vous traite de « voleur de regards » ! Or, nous savons que si l’œil a enregistré les images d’une vie, ces images sont effacées — ce qui ne vous empêche pas d’éprouver l’émotion dont j’ai parlé, chaque fois que vous redonnez la vie à un œil, « d’où la divine étincelle est partie ».

     Dans un livre nouveau, qui va paraître les premiers jours du mois prochain, Le Geste et l’Esprit, vous décrivez les dernières réussites de la microchirurgie de l’œil. Je n’entrerai pas dans la description complexe d’une opération actuelle. Ce qui m’a fasciné dans ce livre, c’est l’importance que vous donnez aux rapports entre le chirurgien et le malade ; un vrai dialogue doit s’établir entre eux. La prestation technique, quelle que soit son habileté, ne peut que s’ajouter à la relation humaine. En dépit des progrès techniques, ce sont deux hommes qui s’affrontent.

     Et c’est pourquoi, si l’opération échoue (et cela peut arriver, quoique rarement), le chirurgien en garde un douloureux souvenir. « Le chirurgien est ainsi fait, dites-vous, qu’il abandonne à l’oubli les milliers de cas qu’il conduisit au succès, pour ne garder que les quelques dizaines dont les évocations meurtrirent à jamais son souvenir ». « Les premiers justifient sa carrière, mais les seconds eurent un tel retentissement sur son exercice, que sa mémoire en demeure marquée. »

     Cet aveu émouvant montre à quel point votre métier de chirurgien relève de l’art. Car je pense que tout artiste musicien, peintre, sculpteur garde le regret d’une œuvre qu’il a souhaité faire et que, pour de multiples raisons, il n’a pu mener à bien. Ce sont les manques qui le hantent : le livre qu’il aurait voulu écrire, le portrait qu’il aurait aimé achever, et qui se sont dérobés à lui.

     Rien n’est plus émouvant que les quelques cas que vous citez dans ce livre où le succès n’a pas été obtenu. C’est alors que vous montrez qu’en dépit de vos réussites, la vie réserve toujours des surprises et vous inflige des démentis. En dépit des conditions les plus favorables où il se trouve, le couple chirurgien-malade peut échouer. « Il s’agit pour l’un et l’autre, dites-vous dans une très belle phrase qui vous fait honneur, de se situer toujours en cette humaine condition qui ne fait ni de l’un un dieu, ni de l’autre une victime mais, des deux, des êtres réunis par une communion sans égale. »

     Quand il a appris votre élection, un éditeur Breton m’a fait savoir que vous étiez le trentième breton élu à l’Académie française depuis sa fondation. Quoi qu’on pense de l'intérêt d’un tel calcul, une constatation s'impose : ces trente écrivains, fiers de leur origine, ont été heureux de s'exprimer dans l'une des plus belles langues du monde, celle de la France, riche d'une grande littérature qu'ils ont contribué à illustrer et à défendre. Ces trente Bretons n'ont pas tous laissé des souvenirs inoubliables J'ai toutefois le plaisir de saluer l'un d'entre eux, auteur de romans libertins, alors en vogue, qui eurent un grand succès et qu'il est probable que Daviel, l'ophtalmologiste, a lus : Paul Duval, maire de Dinan, membre du tiers état aux États généraux, qui occupa à l'Académie la fonction si importante, aujourd’hui tenue de Madame le Secrétaire perpétuel.

     C’est le plus célèbre de trente Bretons académiciens, qui me suggère une fin à ce trop long discours. Dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand raconte sa présentation au roi à Versailles, en 1821. Il eut l’honneur, qu’il partagea avec Daviel, d’accompagner le roi à une chasse à courre. À Paris, le jeune vicomte de Combourg s’ennuyait ferme. Il a rencontré quelques écrivains encore vivants : Parny, Chamfort, Guinguéné Ce dernier, grâce, dit Chateaubriand, « à ce cousinage que tous les Bretons ont entre eux ».

     Ce qui était vrai du temps du vicomte doit l’être encore aujourd’hui.

     Je pense donc, mon cher confrère, que nous devons cousiner « à la mode de Bretagne ». C’était une raison de plus pour que me revienne l’honneur de vous recevoir parmi nous.

     Et puisque nous sommes en Bretagne, et dans le premier mois de la nouvelle année où il est encore loisible de présenter des vœux, permettez-moi de vous souhaiter une bonne et heureuse année dans la langue que l’on doit encore entendre à Guimiliau : Unan Blowz mad.