Discours pour l’inauguration d’un square Marcel Pagnol

Le 13 mai 1980

Henri GOUHIER

DISCOURS

PRONONCÉ LE 13 MAI 1980

à l’occasion de

L’INAUGURATION D’UN SQUARE

Marcel Pagnol

Place Henri Bergson
à Paris VIIIe

Par

M. Henri GOUHIER
de l’Académie Française
délégué de l’Académie

 

Un square Marcel-Pagnol sur une place Henri-Bergson, quelle heureuse coïncidence !

Marcel Pagnol est né en 1895 : or, une dizaine d’années plus tôt, le jeune professeur Bergson donnait à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand une conférence intitulée : Le Rire. De qui rit-on ? Pourquoi rit-on ?, origine du célèbre petit livre publié en 1900 : Le Rire. Essai sur la signification du comique. Ainsi, le philosophe qui demandait : « Que signifie le rire ? Qu’y a-t-il au fond du risible ? Que trouverait-on de commun entre une grimace de pitre, un jeu de mots, un quiproquo de vaudeville, une scène de fine comédie ? », ce philosophe accueille aujourd’hui celui qui avait reçu le don de faire éclater tous les rires, dans ses pièces de théâtre et dans ses films, celui qui, lorsqu’il évoquait ses souvenirs, savait si naturellement faire naître tous les sourires, sourires du bon sens, sourires de la raison, sourires du cœur.

Je dis « accueille » au présent, car ce sont deux « Immortels » et l’on ne peut pas ne pas rêver : une espèce de réception académique sans Coupole, en plein air, mais où chacun prononcerait l’éloge de l’autre...

On aimerait à relire les pages de Bergson en ajoutant aux exemples pris dans Molière et Labiche ceux qu’il aurait pu trouver dans Pagnol. On aimerait aussi à prolonger le plaisir que l’on doit à « la fantaisie comique » de Pagnol en la regardant à la lumière des analyses du philosophe. Dans un cas comme dans l’autre, pensez à ce que nous apporterait une réflexion sur le thème majeur de Bergson qui montre au principe du comique « du mécanique plaqué sur du vivant » !

Mais, devant les pièces et les films de Marcel Pagnol, il conviendrait d’insister sur la présence émouvante « du vivant » sous les effets drolatiques « du mécanique ». Ce qui est en question, ici, c’est l’essence même de la comédie. Dans les chefs-d’œuvre du vaudeville, par exemple, « le mécanique » pénètre, pour ainsi dire, à l’intérieur « du vivant », il tend à substituer le type à la personne aux volontés libres et imprévisibles, il imprime à l’action théâtrale une logique qui, à la limite, rappellerait un mouvement d’horlogerie. La comédie, au contraire, oscille « du mécanique » au « vivant », du type à la personne, de la rigueur comique aux surprises de l’existence toujours plus ou moins confusément dramatique. C’est pourquoi jouer une comédie de Molière comme un drame simplifie singulièrement la tâche du metteur en scène et des comédiens puisque, dans la représentation de la comédie, la difficulté est précisément de sauver son ambiguïté, de nous faire rire en cheminant au bord du drame. Ainsi, Marius et Fanny montent sur la scène avec des rôles écrits pour nous amuser : mais le « j’ai envie d’ailleurs » plus fort en Marius que son amour pour Fanny ? mais l’amour de Fanny pour Marius plus fort que le désir de son propre bonheur ?... avec le sacrifice de « la petite marchande de coquillages », sacrifice discret, sans phrases, la comédie est finie, le temps de rire est passé, le rideau peut tomber. Et encore : toute l’histoire irrésistiblement comique de Topaze est comme l’envers d’une vision pessimiste de la société, celle, du moins, des grandes cités : « l’action se passe de nos jours dans une grande ville », dit simplement l’auteur.

On ne saurait trop le souligner : le sentiment dramatique de l’existence est ce qui rend si profondément humaines les comédies jouées ou filmées de Marcel Pagnol. N’oublions pas que sa première ou presque première pièce, Jazz, est un drame, un vrai drame. Un savant professeur de grec honoré et vénéré de l’Université d’Aix-en-Provence est vraiment un homme heureux dans son bureau aux murs couverts de livres ; mais voici l’heure du démon de midi : c’est une charmante étudiante ; la révélation de l’amour dans le cœur du maître éclaire ou assombrit, comme on voudra, l’image rétrospective que celui-ci, comme chacun de nous, se donne de son passé ; elle réveille en lui ou plutôt fait surgir devant lui le jeune homme qu’il fut, lequel, impitoyable, lui reproche toutes les joies dont sa vie fut privée : « le jeune homme prend le revolver et tire... » Si un vrai drame est au commencement de la carrière de Marcel Pagnol, n’est-il pas significatif qu’un autre vrai drame, Judas, soit une de ses dernières pièces, « une des plus fortes, injustement négligée », disait avec raison le professeur Jean Bernard dans le bel éloge qu’il fit de son prédécesseur à l’Académie française. Le Judas de Marcel Pagnol est le plus convaincu et le plus fidèle des douze ; comment l’idée lui vient-elle qu’il est appelé à jouer un rôle affreux et pourtant providentiellement nécessaire, dans l’histoire de la Rédemption ? Illumination peut-être d’origine satanique, mais, ici encore, le tentateur fait appel à ce goût de la grandeur, qui est comme immanent à la volonté humaine ; il avait séduit Eve et Adam en leur promettant : « Vous serez comme des dieux » ; il émeut dans le Judas de Marcel Pagnol la foi qui l’a mis au service du Messie : il sera traître par amour, et ceci aux yeux de tous les hommes jusqu’à la fin des siècles.

Topaze fut joué en 1928, Marius en 1929... 1928, c’est l’année où Jean Giraudoux fait jouer Siegfried, où Antonin Artaud crée Victor ou les Enfants au pouvoir de Roger Vitrac dans son éphémère Théâtre Alfred Jarry. 1929, c’est l’année où Paul Claudel publie Le Soulier de satin. Quelques années plus tôt, en 1923, c’était Knock de Jules Romains et 1926, l’année de Jazz, était aussi celle de l’Orphée de Jean Cocteau... Quelle époque pour le théâtre à Paris ! Et encore, ce n’est qu’un raccourci. Pareille époque est remarquable par le nombre et aussi par la diversité des œuvres dignes d’entrer dans le théâtre classique français du XXsiècle. Il est permis à l’amateur de les aimer toutes, chacune pour elle-même, prise dans sa singularité : celles de Marcel Pagnol lui assurent dans le théâtre de son temps la place qu’il eût souhaitée.

La scène à l’italienne ne le gêne pas ; et pas davantage le découpage traditionnel de la comédie en actes et en scènes ; son imagination se sent parfaitement libre sans réformes de structure... On voit bien ce qu’elle cherche en lisant les indications si précises, si minutieuses, qu’elle multiplie dans les marges des dialogues, indications sur le décor, sur le mobilier, sur les costumes, sur les mouvements des comédiens, les mimiques, les regards... : le monde imaginé n’est pas un monde imaginaire ; l’auteur veut être créateur d’hommes et de femmes réels, vivant au milieu d’objets réels, dans un espace réel. Toutefois, entendons bien : les joueurs de cartes de Marcel Pagnol sont réels, mais en nous montrant, comme ceux de Cézanne, qu’un peintre de la réalité n’est pas nécessairement un peintre « réaliste ».

À la fin de son discours le professeur Jean Bernard avait voulu laisser le dernier mot à son prédécesseur et il avait cité un très beau texte de Marcel Pagnol sur « le rire » qui « donne la force de vivre », même à « des êtres qui ont tant de raisons de pleurer » : puisque dans ce square Marcel-Pagnol, sur cette place Henri-Bergson, nous voyons le temple qui porte son nom, demandons à saint Augustin d’ajouter ici ce qu’il a dit avant Rabelais : jocari et ridere, « se réjouir et rire » sont « choses non des animaux, mais de l’homme ».