Des vertus de l’imparfait du subjonctif. Discours de la séance publique annuelle

Le 30 novembre 1989

Jean DUTOURD

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

le jeudi 30 novembre 1989

Des vertus de l’imparfait du subjonctif

par M. Jean Dutourd
Directeur de la séance

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Messieurs,

Longtemps j’ai eu, à l’égard de l’imparfait du subjonctif, des sentiments filiaux, c’est-à-dire que je lui étais très attaché, mais que je n’avais pas envie d’être vu en sa compagnie. J’étais semblable au jeune Godefroy de Courteline, assis dans l’omnibus, serrant contre lui un pétunia, et que Mme Poisvert, sa maman, apostrophe sans arrêt de l’autre bout de la voiture sous le regard attendri de l’opinion publique. La bonne dame, qui n’a pas de respect humain, finit par lui demander s’il a pensé à changer de chaussettes. « J’aime bien maman, songe Godefroy avec désespoir, mais crénom qu’elle est agaçante ! »

Il est dur pour un jeune écrivain français de traîner avec soi, dans tous les omnibus où la vie nous oblige à monter, ce fichu imparfait du subjonctif qui attire l’attention amusée ou moqueuse des voyageurs. L’imparfait du subjonctif est d’un autre âge. Il n’a pas le costume de notre temps. Il a une façon d’être lui-même, sans discrétion, avec un naturel que l’on pouvait trouver charmant jadis, mais qui paraît aujourd’hui le comble de la pose. Se faire remarquer est la torture des enfants bien élevés, et encore plus des enfants mal élevés. Car c’est être mal élevé, et même manquer d’âme, que d’avoir honte de quelqu’un que l’on aime devant des gens qui vous sont indifférents.

Dieu merci, on cesse un jour d’être un enfant. Un moment vient, plus ou moins tardif, où l’on se réconcilie avec ses parents, où l’on ne rougit plus d’eux parce qu’ils ne sont pas à la mode, et même parfois et l’on s’aperçoit que leur mode était meilleure que la nôtre. Relativement imparfait du subjonctif, cela m’est arrivé vers l’âge de vingt-cinq ans, lorsque j’ai écrit mon premier livre. Je me suis soudain rendu compte que cette forme verbale était indispensable à l’expression juste de la pensée; mieux encore : que si je ne l’utilisais pas dans les circonstances où sa présence était requise, je flanquais par terre la grammaire française.

M’avait-on assez rompu les oreilles au lycée, dans les classes de français, de latin et de grec, avec la concordance des temps ! Mais celle-ci n’était pour moi qu’une des innombrables lubies des professeurs, qui ne servent à rien dans la suite de l’existence, comme la Constitution de l’an II ou la règle des trois unités. Les professeurs disaient « concordance des temps » comme ils auraient dit « Mignonne, allons voir si la rose » ou « Mon père, ce héros ». C’était une vaine incantation parmi des centaines d’autres, et dont je ne daignais pas même chercher le sens.

Flanquer par terre la grammaire française, quand on n’est plus un petit sauvage qui ne connaît rien à l’art, à la beauté, à la civilisation, est une chose terrible. À vingt-cinq ans, lorsque les imparfaits du subjonctif, appelés impérieusement par la concordance des temps, apparaissaient dans mon livre, j’avais certes grande envie de les métamorphoser en présents du subjonctif, mais cela eût donné à mes phrases, mes belles phrases que j’équarrissais avec le sérieux d’un tailleur de pierre, un air commun dont j’eusse été désespéré.

Joubert dit que le travail de l’artiste demande une facilité naturelle et des difficultés acquises. Je constatai la justesse de cette vue après quelques années pendant lesquelles j’écrivis plusieurs essais et romans. Ou plutôt je m’aperçus, d’un ouvrage sur l’autre, qu’à mesure que j’étais plus savant, tout me devenait plus épineux. J’allais de moins en moins vite, j’étais de moins en moins abondant. À chaque pas que je faisais dans mes récits ou mes raisonnements, j’achoppais sur des obstacles qu’auparavant j’aurais sautés comme, un cavalier de concours hippique, supposé que je les eusse seulement vus. La littérature, qui avait été pour moi un beau jardin tout simple, avec des avenues bien droites et de jolies perspectives, tournait à la savane, à la jungle. Je m’y aventurais comme un explorateur, sans avoir à l’avance le plus petit soupçon de ce que j’allais rencontrer, ouvrant mon chemin à coups de machette, tombant plus souvent que je ne l’eusse souhaité sur des précipices au fond desquels il fallait descendre, puis dont il fallait remonter (non sans les avoir visités de fond en comble et avoir inventorié les curiosités ou les monstres qu’ils recelaient), afin de poursuivre le voyage et d’arriver, si possible, à destination.

Jusqu’à ce que j’eusse atteint ce terme si désiré, que de travaux, que de fatigues, dont je pensais souvent que je me les imposais à plaisir, que j’aurais bien pu me dispenser de les accomplir, vu ma virtuosité et mes dons ! Je regardais mes livres d’autrefois comme un vieillard regarde sa jeunesse. Tout était si aisé, alors! Cependant il n’y avait pas que des regrets dans cette contemplation : j’étais plus heureux à peiner obscurément au fond de ma brousse et, paradoxe, je m’y sentais plus libre que je ne l’avais été quand je caracolais superbement dans les allées de mon aimable domaine. Aimable, mais bien exigu, comparé à ce continent subtropical où j’étais venu sans savoir comment.

À vingt-cinq ans, j’avais l’œil perçant, je voyais jusqu’à l’horizon; à trente-cinq, j’étais myope comme une taupe, je n’y voyais pas à un mètre devant moi, et voilà que je m’en félicitais, que j’avais la certitude que c’était excellent d’avoir perdu les trois quarts de mes dioptries. Cette infirmité était une bénédiction du ciel, qui n’avait pas seulement engourdi mes grandes jambes, avec lesquelles je galopais pendant trois cents pages d’une seule haleine, mais encore m’avait frappé d’une demi-cécité, qui me contraignait à approcher mon nez de toute chose afin de l’identifier irréfutablement.

On pourrait penser qu’au milieu de ces épreuves, la question de l’imparfait du subjonctif s’était résolue d’elle-même. Non pas. Le Dr Livingstone explorant le cours du fleuve Zambèze et découvrant les chutes de Victoria était-il tracassé par quelque point de dogme anglican ? Cela me paraît fort possible. Les grands exploits ne suppriment pas les petits cas de conscience. Et moi, au milieu des végétations, des volcans, des troupeaux d’éléphants, des tribus de guerriers, des singes et des serpents, j’avais encore des poussées de vergogne. Chaque fois que cela pouvait se faire, je rusais avec cette insupportable concordance des temps que rejetait mon siècle, que j’eusse volontiers rejetée comme lui, mais envers laquelle je ne pouvais m’empêcher d’éprouver à la fois de l’attachement atavique et des remords de mauvais fils. Lorsque l’imparfait du subjonctif était exceptionnellement provocant, j’exécutais des acrobaties de style pour lui substituer un infinitif et, dans les cas tout à fait graves, s’il n’était pas possible de l’esquiver, j’avais trouvé l’expédient de le mettre en italique, typographie censée suggérer au lecteur que je n’étais pas dupe de mes afféteries passéistes, que j’en souriais avec lui.

Il est curieux, Messieurs, (révélateur aussi, peut-être) que, pour vous décrire mon expérience littéraire, j’aie eu recours à des comparaisons avec la forêt vierge et les bêtes sauvages qui l’habitent. En effet, c’est justement en Afrique que l’imparfait du subjonctif m’attendait, comme s’il avait fallu que je parcourusse cinq mille kilomètres et que j’allasse sur ce continent pour le trouver enfin, reconnaître sa nécessité, n’être plus ligoté par de niaises pudeurs de petit-bourgeois du xxe siècle. J’avais passé quarante ans, ce qui est un âge où la plupart des gens savent à peu près qui ils sont ou du moins se sont acceptés eux-mêmes. Mais je n’ai jamais été précoce, et tout quadragénaire que je fusse, il m’arrivait souvent encore d’être très incertain, très indécis sur des choses fondamentales. Par bonheur, j’ai souvent rencontré des individus qui, par un mot qu’ils me disaient sans intention particulière, et que mes oreilles étaient enfin disposées à entendre, m’ont dévoilé brusquement ce dont, sans que j’en fusse tout à fait conscient, j’étais en quête.

La personne qui me réunit indissolublement à l’imparfait du subjonctif avait de grands pouvoirs, non seulement sur les mots, étant poète, mais aussi sur les hommes. Il s’agissait de Léopold Sédar Senghor, à propos de qui l’on peut reprendre la formule de Saint-Simon et dire qu’il était plutôt le roi que le président du Sénégal. Lorsqu’on me présenta à lui, de nombreux détails de sa personnalité me plurent : son agilité d’esprit, le beau français qu’il parlait, sa diction un peu lente, le pétillement de sa physionomie, la noblesse de son maintien, une certaine façon de croire à l’importance de ses fonctions et au sérieux de la vie, sans que cela fût incompatible avec le détachement et le fatalisme. De son côté, je crois que je ne l’ennuyai pas ; en effet, pendant les trois semaines que je demeurai au Sénégal, il me manifesta beaucoup d’attentions, me conviant, ainsi que ma femme, à l’accompagner dans ses déplacements en province, faisant installer pour moi un fauteuil (de style Louis XV) à côté du sien sur les estrades dans les manifestations officielles, et causant avec moi la plupart du temps, de façon ostensible, sans souci de son manège. J’en étais fort honoré et quelque peu amusé, car je voyais les regards inquiets, pensifs, obséquieux ou haineux que dardaient sur moi les dignitaires de la cour. Ils se demandaient quel était ce nouveau favori dont le maître s’était subitement engoué et de quels secrets, dont ils n’étaient pas, nous pouvions bien nous entretenir. N’eût été la couleur de leur peau et la chaleur africaine, je me serais cru dans le faubourg Saint-Honoré. Ces ministres, ces gouverneurs de provinces, ces députés, ces généraux étaient de purs produits de chez nous, tels que l’histoire de France, ancienne et moderne, en offre des modèles par centaines. Je pensais non sans rire à leur étonnement s’ils avaient saisi notre conversation : il n’était question que de littérature, de philosophie et de grammaire. Surtout de grammaire. Quoique ce sujet m’intéressât vivement, attendu que la grammaire pour un écrivain est comme la scie à chantourner ou la varlope pour un menuisier, je ne m’en étais jamais entretenu avec tant de suite, jour après jour, en compagnie d’un confrère, artisan comme moi au milieu de ses grandeurs. Plus artisan encore, puisqu’il était agrégé de grammaire, autant dire sorti d’une école professionnelle.

Il me semble que notre discussion la plus animée eut lieu à Saint-Louis du Sénégal, la nuit de l’anniversaire du Président. La population avait organisé une grande fête en son honneur. Il se tenait avec son entourage sous un dais, lui et moi au premier rang, sur nos fauteuils Louis XV. J’étais quand même un peu en retrait, ce qui ne faisait que me rendre plus considérable, car le Président, à chaque minute, se détournait pour m’expliquer le spectacle ou se délecter de quelque anacoluthe dans telle phrase de Montesquieu ou tel vers de La Fontaine. Des tourbillons de jeunes et vieilles femmes en boubous de cérémonie racontaient inlassablement sa vie et ses prouesses depuis le berceau, défilant ses diplômes universitaires, psalmodiant ses doctorats honoris causa (ils étaient infinis), ses succès politiques en France, les étapes de sa puissance au Sénégal, sa gloire présente. Cela recommençait cinq fois, dix fois, sinon davantage, avec des mélopées, des cris aigus, dans un grand remugle d’épices, de friture, d’hygrométrie excessive, de chaleur, de sueur et de patchouli.

Fut-ce là qu’apparut dans nos propos l’imparfait du subjonctif, ainsi que la nécessité de l’utiliser sans faux-fuyants, sans ambiguïté, sans appréhension ni pudeur ? À vingt-cinq ans de distance, je n’en jurerais pas; cependant je garde dans la mémoire le contraste entre cette fleur syntaxique de nos climats latins et les cris des demoiselles Ouolofs débitant leurs litanies hagiographiques dans un français strident et roucoulant à la fois, glapissant et mélodieux, bref aussi loin que possible de M. Dumarsais ou de M. Ménage.

Les souvenirs ne sont pas des tableaux accrochés une fois pour toutes dans le petit musée de la mémoire mais, pour le bonheur des romanciers, des aliments que l’on digère, qui passent dans le sang et les neurones, qui se transforment en idées, en énergie créatrice. Il leur arrive aussi de tourner à la légende intime. Que l’imparfait du subjonctif ait été justifié à mes yeux, réhabilité, rétabli dans sa dignité séculaire à Saint-Louis du Sénégal, premier établissement français en Afrique, exactement contemporain de la fondation de l’Académie française, plutôt qu’à Dakar ou dans quelque forêt de la Casamance, par un Président-roi entouré de toute sa pompe et célébré par ses fidèles sujets, c’est là une trop belle image, convenez-en, Messieurs, trop appropriée à la grandeur de la révélation, pour que je perde mon temps à lui appliquer la méthode historique-critique. Saint-Louis est du reste une ville qu’un Français ne peut visiter sans qu’il soit envahi par la rêverie. On pourrait, s’il n’y faisait si chaud, l’ériger en capitale de la francophonie, tant la France est là, aussi bien par la chair que par l’esprit, une France africaine, certes, mais si ancienne, si liée à l’Afrique que les Sénégalais de Saint-Louis nous paraissent aussi proches et familiers que des Normands. La statue de Faidherbe en bronze sur la place de France est plus chez elle, ma foi, que tant de statues de grands hommes dans leurs villes natales.

On m’a raconté que Picasso, un jour, faisant une visite à Matisse, circulait dans l’atelier d’un air sournois, jetant sur les œuvres de son confrère des coups d’œil perçants quoique obliques. « Je cherche s’il n’y a rien à voler », expliquait-il moitié plaisantant moitié sérieux. Cette anecdote est sûrement vraie, car elle est profonde, et tout artiste, tout poète, pourrait la reprendre à son compte. Nous n’apprenons de bon que ce que nous volons, seuls nous sont utiles les secrets que nous avons surpris, les recettes que nous avons dérobées, les inventions que nous nous sommes appropriées sans en demander la permission. « Le génie égorge ceux qu’il pille », dit Rivarol. Cela est vrai, mais pas toujours. Il existe des quantités d’artistes à qui l’on a subtilisé des fortunes, et qui ne s’en portent pas plus mal.

Du reste le vol est le fondement de tout savoir, y compris celui des plus humbles artisans. Contrairement à ce que l’on s’est mis à croire depuis une vingtaine d’années, ce n’est pas dans des écoles que l’on apprend les métiers, en écoutant un professeur qui déparie à longueur de journée, mais dans les bruits des outils et les chansons des compagnons, ou dans le silence des arrière-boutiques. Naguère encore, avant que l’on décrétât la scolarité jusqu’à seize ans, les apprentis s’instruisaient tout seuls, en espionnant les anciens ; à force de leur voir faire des gestes que ceux-ci ne se donnaient pas la peine de commenter, ils finissaient par tout connaître, et devenaient compagnons à leur tour.

C’est de cette manière, dans d’autres domaines que l’artisanat, que j’ai, quant à moi, appris ce que je sais, en lisant avec acharnement les bons auteurs, en tâchant de laisser le monde entrer en moi comme si j’étais poreux, tout en m’aidant quand même des conseils de Descartes, dont le plus efficace « est de ne jamais recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment pour telle ». Je le confesse ici solennellement : j’ai volé toute ma vie. J’ai détroussé Voltaire, Diderot, Saint-Simon, Stendhal, Mallarmé, Proust, le père Dumas et jusqu’à Aragon. J’ai rançonné aussi des peintres et des musiciens, car tout fait ventre. J’ai pris à toutes mains dans les innombrables paroles et péripéties que la simple existence m’a apportées, sans remords, sans le moindre scrupule, sans même m’apercevoir que je passais la moitié de mon temps à forcer des coffres et des intimités, à ouvrir par effraction les portes les plus respectables, à me prélasser comme un bandit dans sa caverne, entouré de mes larcins. Si j’avais à me justifier, je dirais qu’après tout je n’ai volé que des voleurs, des gens qui de leur vivant s’étaient enrichis comme moi ; il y a dans leur héritage une part indivise qui est le bien de tous les membres de la famille. J’étais sûr d’appartenir à cette famille. L’écrivain ou l’artiste est dans le monde comme Adam au jardin d’Éden. Tout est à lui, tout est permis, il n’y a pas de loi, pas de péché, et l’arbre de la Connaissance ne porte pas malheur parce qu’il n’y a pas de Serpent pour vous tenter.
Dans la grande affaire de l’imparfait du subjonctif, le président Senghor a joué pour moi le rôle du patron ébéniste qui assemble sa marqueterie avec des doigts de fée, ou du patron parfumeur qui fait ses dosages avec ce que j’appellerai « un nez absolu », comme on dit de certains compositeurs qu’ils ont l’oreille absolue. J’ai été son apprenti pendant trois semaines, et le plus beau est qu’en un temps si court, j’aie pu lui voler ce dont j’avais besoin pour mettre fin à vingt ans d’incertitudes. Pas une fois, j’en jurerais, au cours de ces trois semaines de conversation et souvent de badinage, le Président n’a manqué un de ces redoutables imparfaits. Ils fleurissaient dans sa bouche comme des bougainvillées, ils s’étendaient comme des baobabs. Ils n’avaient rien qui tranchât sur l’immémoriale nature africaine, et mieux encore, rien qui tranchât sur les objets modernes qu’on y avait importés. Ils appartenaient à la maison du Président comme sa garde qui était magnifiquement vêtue, dans le genre de nos spahis, et qui « présentait sabres » quand il descendait les degrés de son palais.

L’Afrique est un continent affamé. Je ne veux pas dire par là que la disette y sévisse, mais que rien n’y vit longtemps : la chaleur et l’humidité mangent tout. Dans l’île de Gorée, des canons de bronze ont été rongés comme des os en cent ans. Le fer rouille, les machines se détraquent, rien ne tient, rien ne résiste, sauf les hommes et les animaux. Quand on est aux prises avec un tel Moloch, il faut sans cesse parer au plus pressé, c’est-à-dire simplifier la vie à l’extrême, rendre les choses et les institutions aussi légères que possible. La gloire de Senghor est d’avoir regardé son pays non avec les yeux d’un Africain fataliste et pragmatique, mais avec ceux d’un grammairien, d’un humaniste, d’un artiste qui a senti, à force de réflexion et d’instinct, que le propre de la civilisation est d’être compliquée, et que -toute tentative pour y apporter des simplifications n’est pas autre chose qu’un retour à la barbarie. Durant trois siècles, la France s’est efforcée de compliquer le Sénégal et n’y est pas mal arrivée; Senghor le normalien a continué cette œuvre. Il y avait d’autant plus de mérite que, du temps de sa magistrature, la simplification gagnait par tout dans le monde. C’est ainsi que l’imparfait du subjonctif, dans sa conversation, était bien autre chose qu’un désir d’être fidèle aux règles Vénérables de la rue d’Ulm ; c’était un manifeste, une profession de foi. Cela signifiait qu’il ne cédait pas, lui Senghor, non plus que son peuple sur lequel il avait l’ascendant d’un père, à la ridicule erreur moderne qui consiste à croire que l’on gagne du temps en supprimant les détails, les ornements et, de proche en proche, tout ce qui fait que l’existence est riche et diverse, au lieu qu’elle soit nue et pauvre.

J’ai lu quelque part, jadis, qu’un chien intelligent parvenait à comprendre environ cent mots. Il semble que cette ambition soit devenue celle de la plus grande partie de l’espèce humaine aujourd’hui, qui veut aller vite, à ce qu’elle se plaît à répéter, mais sans dire vers quoi, ni pour quelle raison. Vers quoi, elle serait bien en peine, vu que l’homme ne va nulle part sauf vers Dieu et que l’homme de maintenant ne croit plus en lui. Quant aux raisons, elles sont purement de mode. Il faut avoir l’air rapide et expéditif, traverser la vie comme une fusée afin de se différencier des vieux qui sont lents, qui prennent leurs aises, qui sont encombrés de parapluies, de morale, de formules de politesse, de costumes bourgeois. Mais j’ai tort de dire « les vieux ». La superstition de la vitesse n’est pas une question d’âge. On a toujours vu des vieillards courir derrière la jeunesse, avec l’illusion qu’ils la rattraperont, qu’ils l’ont rattrapée et que tout le monde est dupe. Nous voyons de même aujourd’hui des vieillards qui se donnent avec zèle le genre moderne, qui s’évertuent à tout simplifier : mise, langage, mobilier, architecture, qui eux aussi traversent la vie comme des fusées. Ces pauvres vieilles fusées, qui veulent dissimuler qu’elles arrivent au bout de leur trajectoire, sont un des spectacles les moins gais de notre époque, qui n’en compte déjà pas beaucoup. Au moins Arnolphe, il y a trois cents ans, était-il amoureux d’une fillette. Il me semble que nos vieillards sont surtout amoureux d’eux-mêmes, que ces hommes du passé veulent se travestir, pour leur délectation personnelle, en hommes de l’avenir, c’est-à-dire en sauvages, parce que les plumes du sauvage, à ce qu’ils croient, sont le dernier cri de l’accoutrement de la jeunesse. C’est une bêtise, bien sûr. La jeunesse est plus sérieuse qu’elle n’en a l’air, dans ses profondeurs, mais les vieillards ne voient rien de ce qui est un peu caché.

Le mot que l’on entend le plus, que j’entendais déjà lorsque j’avais dix ans, et qui s’est propagé avec les années jusqu’à faire une clameur, est : « Je n’ai pas le temps. » Personne n’a plus de temps pour rien, ou tout au moins le dit, car ce n’est pas vrai. On a exactement autant de temps de nos jours qu’on en avait sous Louis XIV. Le temps ne change pas d’un siècle à l’autre, non plus que l’esprit humain. Ce qui change, c’est la disposition des âmes. « Je n’ai pas le temps » n’est l’excuse que des paresseux, des gens qui font peu de chose et dont la vie est occupée par ce peu (ou par ce rien). Nous avons tous connu cette expérience, et nous autres, les écrivains, plus souvent que quiconque. Dans nos périodes de création, lorsque nous avons quelque gros livre en chantier, que nous passons des matinées ou des nuits entières à noircir des pages, et que l’on pourrait penser qu’un tel effort, requérant toute notre énergie, n’en laisse pas une miette pour autre chose, nous sommes étonnés de constater, au contraire, que nous avons du loisir pour accomplir toutes les petites obligations de la journée, qu’aucune lettre que nous recevons ne reste sans réponse, que nous n’oublions aucune broutille, que nous sommes exacts aux rendez-vous, et que nous trouvons encore des moments pour la lecture. L’activité se nourrit d’elle-même, et elle est infatigable, ou plutôt irrassasiable. La paresse aussi est infatigable, dans le sens contraire : elle engourdit tout, elle paralyse tout de proche en proche.
Ces phénomènes nous aident à comprendre la mystérieuse parabole du riche qui verra sa richesse s’augmenter et du pauvre à qui l’on retirera le peu qu’il possède. La paresse est semblable à cette étrange pauvreté qui porte en soi sa malédiction. Lorsque l’humanité la choisit, ou se laisse suborner par elle, les résultats ne se font pas attendre : la frénésie de la simplification s’empare de ce qui fait la beauté du monde, à savoir de l’art, du langage, de la littérature. La musique devient bruit, la peinture régresse aux coloriages d’enfants, l’architecture n’est plus que de la maçonnerie, le langage perd ses mots comme un corps anémié perd ses globules rouges. Les historiens ont une étiquette pour ces malheureuses époques : ils les appellent des décadences. Ils pourraient tout aussi bien dire barbarie, car dès que les hommes se lassent des détails, contraintes, superfluités, tabous prévoyants ou saugrenus de la civilisation, et qu’ils aspirent à ce qu’ils croient être une vie plus naturelle, la barbarie arrive à pas de géant, telle la ruée des peuples du Nord sur la Gaule romaine ou les Turcs entrant dans Byzance. Le pire est qu’au moment, nul ne sait rien, nul ne s’aperçoit de rien, et que ces décadences ont l’air de rajeunissements.

Les sophistes les appellent progrès; les sociologues se félicitent parce que les mœurs changent et que leur observation les amuse ; les imbéciles se réjouissent de voir du nouveau, les ignorants triomphent, attendu qu’ils sont toujours, en définitive, les grands bénéficiaires des appauvrissements. De temps à autre, une portion de l’humanité est envahie par la nostalgie de l’âge de pierre, époque délicieuse où les mammifères supérieurs avaient la tête à peu près vide, ne savaient ni lire ni écrire et n’y songeaient guère, où les pensées étaient si simples, si terre à terre, qu’on pouvait les exprimer quasiment par onomatopées, où la notion du bien et du mal, du beau et du laid, du juste et de l’injuste n’encombrait aucune conscience.

On dirait que la France est un peu dans ces idées en ce moment. Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive, et d’ordinaire cela passe, mais enfin il faut quand même prendre garde à ce que le mouvement reste confiné aux nigauds habituels. Il a l’air, par malheur, de rencontrer ces temps-ci d’autres militants, et dans des classes sur lesquelles on comptait traditionnellement pour conserver nos vieux trésors, à savoir les universitaires, les instituteurs, les savants et jusqu’à des ministres du gouvernement. Ainsi, jadis, la réforme de l’orthographe n’était qu’une amusette périodique des journaux, de la catégorie des « serpents de mer », et qui ressortait au milieu de l’été quand l’information se faisait rare. Le moindre manœuvre, alors, ayant son certificat d’études primaires, et n’éprouvant aucune peine à épeler les mots les plus difficiles, personne ne prenait la chose au sérieux. Cela donnait lieu tout au plus à quelques spéculations anodines. Mais aujourd’hui, où les candidats au baccalauréat font trente fautes par page, le parti des ignorants, devenu nombreux, peut constituer une force politique. D’où la nécessité de se le concilier par des faveurs, c’est-à-dire des démagogies. En outre, la réforme de l’orthographe a un avantage considérable sur les autres réformes : elle ne coûte pas cher. Il s’ensuit qu’elle n’est plus aussi improbable qu’en 1930 ou en 1910. Il serait fâcheux qu’elle aboutît enfin, car elle serait évidemment l’œuvre non d’habiles chirurgiens, mais de bouchers qui couperont à tort et à travers, qui défigureront la langue écrite, aussi précieuse que la langue parlée, sinon davantage.

L’orthographe n’est pas faite pour être simple. Un mot n’est pas un aboiement de chien exprimant la colère ou la douleur ; non plus qu’une étiquette posée sur les objets, les sentiments, les actions. Sa forme, son assemblage de lettres en font un être particulier, qui vient de loin dans notre passé, une production naturelle modelée tout doucement par le temps et qui a tourné à l’œuvre d’art. Chaque mot français contient en abrégé l’histoire de notre race, et, par l’étymologie, on descend jusque dans l’Antiquité celte, romaine ou grecque. Il est à peu près aussi bête de vouloir moderniser l’orthographe qu’il le serait de moderniser Notre-Dame de Chartres, la place Vendôme, Chambord, les Invalides, sous prétexte que ces monuments ne répondent plus aux nécessités des gens de maintenant. Qu’est-ce qui répond aux nécessités des gens de maintenant ? À quoi sert la peinture de Velasquez ou de Renoir, et pourquoi entretenir des musées ? Quelle est l’utilité de la musique de Mozart et de Wagner ? On perd son temps à visiter le Prado et le Louvre, à écouter pendant trois heures les Noces de Figaro et pendant six heures Tannhäuser.

Tout raisonnement tendant à simplifier la vie, dans quelque domaine que ce soit, y compris celui de l’orthographe, est un raisonnement de brute, ou plus exactement un raisonnement de bourgeois, au sens flaubertien du terme, pour qui rien n’existe, hormis l’argent, le confort et l’égoïsme. Être un bourgeois de Flaubert est l’idéal actuel. S’il doit rester un lieu dans le monde, ou tout au moins en Europe, où quelques personnes ont la mission de s’opposer à cet embourgeoisement de l’humanité, il me semble que ce lieu se trouve ici, quai de Conti, sous cette coupole. Notre tradition si étroitement observée, nos rites minutieux, notre costume brodé, nos épées ornées de symboles idiots, nos harangues pompeuses ou familières, nos cérémonies annoncées par les tambours de la Garde proclament que jamais nous ne céderons au démon bourgeois de la simplification et que nous nous dresserons infatigablement contre les Vandales qui invoquent la vieille niaiserie appelée Progrès pour justifier leurs destructions. Nous y sommes quasiment forcés, Messieurs, par les moqueries dont notre Compagnie a été l’objet depuis trois siècles et demi. C’est le moment de mériter ces brocards, en ne changeant pas, en restant tout aussi intolérants et, pardonnez-moi l’adjectif, encore plus académiques que dans les périodes où cela était sans danger.

Le triomphe de la simplification, c’est la guerre qui rase les villes, qui aplatit sous les bombes les palais, les cathédrales, les fontaines, les avenues, les musées, les œuvres d’art, les théâtres, les statues, les jardins, le passé, les morts dans leurs cimetières, les vivants dans les maisons. Après quoi, certes, les vieilles capitales aux plis sinueux sont beaucoup plus faciles à comprendre. Le plus obtus des barbares y trouvera son chemin aussi bien que Baudelaire. Quoi de plus simple que Pompéi après l’éruption du Vésuve, que Hiroshima après la bombe atomique ? Le français est une vieille capitale, pleine de plis sinueux, où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements. C’est la capitale de la Littérature. Employons-nous à la préserver mieux qu’on n’a préservé Paris. Veillons, Messieurs, sur sa complication, son fourmillement, sa diversité, ses absurdités charmantes, ses curiosités historiques. Tout cela doit être classé, comme la place des Vosges, comme les quais de file Saint-Louis, où il y aurait depuis trente ans des falaises de béton si l’on avait laissé faire les spéculateurs et les gens de goût du gouvernement. C’est parce qu’il est une vieille langue pleine de choses illogiques ou apparemment superflues, parce qu’il est serré dans le busc d’une incorruptible syntaxe, que le français est par excellence l’idiome de la clarté, et par suite des rapports entre les nations, de l’ironie, de l’intelligence, de la connaissance. De la littérature, en somme, ainsi qu’il le prouve depuis quatre cents ans. Si l’on doit y toucher, pour quelque arrangement ou quelque modification, c’est à nous, les écrivains dont il est l’instrument, et au peuple qui le façonne avec son gosier, que ce travail délicat (et léger, surtout léger !) incombe.

Tout le monde connaît le mot de Clemenceau : « La guerre est une chose trop grave pour la confier aux militaires. » Pareillement, l’orthographe est une chose trop grave pour la confier au Syndicat des instituteurs, aux journalistes, aux ministres, aux agents de publicité, aux parents d’élèves et à leurs analphabètes d’enfants. La langue française est une chose trop grave pour qu’on l’abandonne à un quarteron de sauvages comme quelque vieille colonie qui demande à tout hasard son indépendance parce qu’elle voit que la métropole n’a plus de force d’âme ou ne croit plus en son destin. Le français est aujourd’hui tel qu’il était au XVIIIe siècle, lorsque l’Europe entière le parlait, l’écrivait et le tenait pour le langage le plus civilisé du monde. Il a peu varié depuis deux cents ans, voire depuis Montaigne, et c’est là, je crois, sa plus heureuse vertu, grâce à laquelle, entre autres, tous les hommes de génie qui l’ont illustré semblent être nos contemporains.

Les réalistes proclament que le français doit s’adapter au monde d’aujourd’hui et « devenir compétitif », c’est-à-dire s’abaisser à être un sabir de marchands, de savantasses, de politiciens, de voyageurs à appareils-photo, afin de faire pièce à l’anglais, ou plutôt à l’américain, qui triomphe dans ce genre mineur. Ces propos rappellent une sottise du même genre, très en vogue il y a quelques années, à savoir qu’il fallait « adapter la loi aux mœurs ». Cela signifiait que, comme on ne pouvait pas mettre en prison tous les brigands, parce qu’ils étaient trop nombreux, mieux valait fermer les yeux sur leurs méfaits ou se borner à les gronder doucement. Ce qui, sous la IIIe République, coûtait vingt ans de bagne, ne méritait plus que deux mois avec sursis. Hormis quelques ministres attardés, il me semble que l’on est assez revenu de cette idée; elle ne plaisait guère à la majorité de la population, dont les mœurs n’étaient pas contraires à la loi et qui ne voyait pas de nécessité à ce qu’on changeât celle-ci. De même, la majorité de la population a l’air fort attachée à sa langue maternelle et à la façon dont on l’écrit dans les livres. Extirper le français des têtes françaises est peut-être un travail plus difficile qu’il n’y paraît. Quand on refuse de s’adapter au monde, on constate, à la longue, non sans une agréable surprise, que c’est le monde qui prend le parti de s’adapter à vous.

J’ai remarqué depuis bien longtemps qu’il n’est rien de tel que les réalistes pour provoquer les catastrophes. Les idéalistes qui se font tuer sur place plutôt que de céder sur le plus petit principe, sont les seuls gens sensés, et surtout les seuls sauveurs possibles lorsqu’on est dans une situation difficile. Le dernier stade du réalisme est toujours la capitulation sans conditions, tandis que l’irréductibilité chimérique finit plus souvent qu’on ne croit par des victoires. Il est sans doute chimérique de défendre la complication contre la simplification ou, si l’on préfère, la civilisation contre la barbarie, mais je suis sûr que c’est le seul moyen de ne pas mourir. Le français est notre trésor. Nul héroïsme, nulle folie, jusqu’à ressusciter cent fois par jour l’imparfait du subjonctif, ne saurait nous rebuter pour le conserver intact. C’est un devoir que nous avons envers du Bellay, La Fontaine, Saint-Simon, Molière, Voltaire, le père Hugo, Balzac, Proust; envers Louis XIV qui a mis la France à la mode pour trois cents ans ; envers le cardinal de Richelieu qui nous a mandatés expressément pour cela, et sans qui nous ne serions pas réunis aujourd’hui au milieu de ces tapisseries et de ces statues. Je dirai même que c’est un devoir que nous avons envers notre confrère de l’Académie des sciences, Bonaparte, qui nous a habillés comme ses généraux, aux bottes près, ce qui montre dans quelle estime il nous tenait.

Une langue est une religion. Elle doit coller au dogme et aux pères de l’Église, ne jamais se relâcher d’une contrainte, sous peine de périr. Et plus la religion est menacée, plus ses prêtres doivent être intraitables. La première réforme, le premier adoucissement, la première simplification pour tout dire, a pour résultat, non d’attirer de nouveaux adeptes, mais de rebuter les anciens fidèles et de vider les temples. Les hommes ne s’attachent qu’à ce qui exige d’eux des travaux, des fatigues, des dépassements de soi, des sacrifices. Ils veulent qu’on leur demande d’être un peu plus grands qu’ils ne sont, qu’on les élève au-dessus d’eux-mêmes par des exigences absurdes, qu’on ait, en leur assignant des buts apparemment hors de leur portée, bonne opinion d’eux. C’est là, du reste, le principal enseignement de l’Histoire. Quelles nations survivent, grandissent, deviennent hégémoniques ? Celles que des chefs non réalistes ont entraînées dans des aventures déraisonnables après leur avoir imposé des lois inflexibles. Et quelles nations démissionnent, perdent leur énergie, voient leurs provinces se détacher d’elles, s’effacent lentement du monde, finissent par perdre leur âme ? Celles que, sous couvert de réalisme et d’humanité, leurs gouvernements méprisent au fond. Car c’est mépriser un peuple de croire qu’il n’aspire qu’au repos, à la facilité, à la retraite.

Tout enfant doué de vivacité d’esprit, ayant de la fierté dans le caractère, a senti dès son plus jeune âge que son principal ennemi, l’ennemi de son âme même, est la grande personne, qui tâche avec persévérance de le rendre bête et lâche. Parmi les sophismes des grandes personnes, le plus détestable est celui qui consiste à dire à l’enfant, lorsque celui-ci, dans quelque contestation puérile, sûr d’être dans son bon droit, s’emploie à le faire triompher : « Tu es le plus intelligent, cède ! » Si l’on se laissait abuser par ce pernicieux conseil, on passerait de durs moments entre six et douze ans. Mais heureusement, on prend vite le parti de n’être pas le plus intelligent. Grâce à quoi l’on parvient à mener une existence honorable au milieu des petites bêtes féroces qui peuplent les lycées et les écoles communales.

Les grandes personnes de la politique, du commerce, de la publicité, de la science, aujourd’hui, traitent la langue française avec leur défaitisme traditionnel. Elles lui disent qu’elle doit céder parce qu’elle est le plus intelligent de tous les langages, céder au sabir, céder au progrès, céder aux prétendues exigences de l’infâme monde moderne. Ah ! que ces grandes personnes, avec leur sagesse à sens unique, sont donc fatigantes ! Et oublieuses, aussi, et vaines ! Ne se rappellent-elles pas à quelles capitulations elles — ou leurs pareilles — nous ont conduits depuis 1920 ou 1930 ? Il n’était pas en notre pouvoir de nous opposer aux capitulations guerrières ou politiques, mais nous pouvons repousser la capitulation linguistique à laquelle on nous convie et qui est la plus horrible de toutes. Nous avons notre mot à dire là-dessus, ne serait-ce que parce que nous sommes pour la plupart des écrivains et qu’il s’agit là pour nous d’une question de vie ou de mort : la vie ou la mort de notre œuvre. Je veux qu’on me lise encore dans cinquante ans, et vous le voulez aussi, je pense, Messieurs. Du moins, si nous devons sombrer dans l’oubli, que ce soit seulement par notre faute, parce que nous n’aurons pas eu assez de talent, assez de génie pour aborder heureusement aux époques futures, mais non pas à cause d’un complot dérisoire dont l’objet aura été de briser notre instrument, qui est la langue française.

Mon dessein était de finir cette harangue par une cascade d’imparfaits du subjonctif, aussi provocants et insolents que possible, mais l’imparfait du subjonctif, comme tout être vivant, a sa volonté ou son destin que l’on ne peut forcer. Je ne vois pas, hélas ! la possibilité d’en introduire un ici. Ma foi, ce sera pour une autre séance !