De l’excellence et de la nécessité de la langue française. Discours de la séance publique annuelle

Le 19 décembre 1985

Jean DUTOURD

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

le jeudi 19 décembre 1985

De l'excellence et de la nécessité
de la langue française

par M. Jean Dutourd
Directeur de la séance

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

Messieurs,

L’Académie française a trois cent cinquante ans, et nous autres qui la composons ne sommes plus tout à fait de jeunes hommes. Cependant, les temps sont tels que nous sommes acculés à l’héroïsme, comme de jeunes hommes justement. Nous avions déposé les armes depuis le XVIIIe siècle. Je veux dire que, dès Louis XIV, notre empire était constitué et que nous n’avions plus qu’à le gérer. Nous avions rempli les diverses missions que nous avait confiées notre fondateur, la principale étant que la langue française était susceptible de succéder à la latine, comme la latine avait succédé à la grecque. A la vérité, on nous avait quelque peu aidés dans la réalisation de cet exorbitant dessein. Le roi y était pour quelque chose, et le peuple aussi, l’un par sa politique, l’autre par son génie et, selon les époques, sa bravoure.

L’esprit unificateur des Capétiens a trouvé son triomphe en ce que l’Europe a parlé français pendant trois siècles. Chateaubriand, à propos de Talleyrand, soutenait qu’il n’y a point de mérite à être un bon ministre des Affaires étrangères lorsqu’on tient le portefeuille d’un conquérant qui, chaque matin, y dépose le bulletin d’une victoire et change la géographie des États. De même, il n’y avait pas grand mérite à être de l’Académie du temps que la France était à la mode partout. Nous étions les quarante ministres d’un pouvoir qui s’étendait de Moscou à Palerme et qui se prolongea ensuite jusqu’en Afrique, jusqu’en Asie.

Il en est d’une langue comme d’une patrie : pour qu’elle prospère, qu’elle embellisse, pour que s’établisse son hégémonie, il faut que le peuple l’aime. Le bonheur de la langue française est que le peuple français l’a aimée aussi longtemps qu’il a aimé la patrie. D’ailleurs, la langue et la patrie se confondaient : chacune à sa manière donnait des satisfactions. Jusqu’en 1940, il a été assez agréable d’être français, je crois. Nous avions la certitude que tout était mieux chez nous qu’ailleurs. Nos désastres mêmes étaient grandioses ou romanesques, et annonciateurs de métamorphoses. A Napoléon, qui était Alexandre, avait succédé le siècle de Périclès ou de Jules Il. Balzac, Hugo, Delacroix et les autres continuaient à conquérir l’Europe. La littérature, les arts, l’ébénisterie, la haute couture avaient pris la relève de l’armée et de la politique.

La vanité est la passion nationale des Français, disait Stendhal. Cela est parfaitement vrai, mais il faut ajouter que la vanité, à l’échelle d’une nation, cesse d’être un défaut. D’ailleurs, elle change de nom. Elle s’appelle amour de la gloire. Les Français ne sont heureux que lorsque la gloire de la patrie est telle que chacun d’eux, jusqu’au plus obscur, est touché par un de ses rayons. Il se trouve plus beau que les autres hommes. Il pense naïvement qu’être français est quelque chose comme la grâce, que l’on n’a pas méritée, mais que l’on a reçue parce qu’on appartient à la race des élus. Il se dit encore, avec une naïveté plus grande, que le reste du monde ne peut rien faire d’autre que de l’admirer, de l’aimer, de l’envier.

Stendhal serait bien étonné par la France de maintenant : elle n’a plus de vanité. Ce défaut lui a passé en 1940 : tout à coup, elle n’était plus la première des nations, dont on attendait avec curiosité les coups de génie et les œuvres. Le destin de la civilisation n’était plus entre ses mains.

Il fallut néanmoins quelques années pour s’en apercevoir. L’Allemagne ne nous avait vaincus que par la force. Elle abandonna tout au plus quatre mots derrière elle : Raus, Schnell, Gestapo et Ersatz. Encore Ersatz datait-il de la guerre précédente, ainsi que Kommandantur. Les armées, au fond, ne sont pas très redoutables. Elles vont, elles viennent. Les seules traces de leur passage sont des destructions matérielles. Les destructions spirituelles se produisent dans la paix, quand on n’a plus d’ennemis à qui résister. Alors on sent sa fatigue et l’on constate son amoindrissement.

Ce n’était rien, dis-je, que d’avoir été vaincus. Cela nous était déjà arrivé. Nous nous en étions très bien guéris, et nous n’avions pas tardé à reprendre nos grands airs. Ce qui nous porta un coup fatal, dont nous ne sommes pas encore remis, fut d’avoir été sauvés par nos alliés. Heureusement que de Gaulle était là, avec ses petits bataillons de la France libre, sans quoi nous eussions été tout à fait perdus, non pas en tant que peuple ou qu’entité géographique, mais perdus dans notre âme. Nous aurions été totalement un objet, qui n’a point de volonté propre, que les autres se disputent, qui passe de main en main, sans qu’on se préoccupe de son droit, ou même de son opinion.

Il y a des nations insouciantes, de même qu’il y a des individus légers, sur qui les catastrophes passent comme une ondée, qui se secouent à la façon des chiens et se remettent à gambader comme si de rien n’était. La France n’est pas de ces nations, et il me semble que cela est à son honneur. La banqueroute de 1940 a été pour elle une tragédie à la Birotteau. Elle n’a pas encore fini de payer les créanciers, le principal et le plus cruel de ces vautours étant elle-même. Tout le monde a oublié qu’à un moment de sa longue vie, elle a déposé son bilan. Pas elle. Elle continue de porter la honte et le remords de cette faute. Elle agit comme si l’événement était d’hier. Surtout, elle a cette illusion des faillis honnêtes, qu’il faut se cacher dans un galetas et se punir par une pauvreté sourcilleuse tant qu’on n’aura .pas remboursé. Quand la dette sera éteinte, on pourra de nouveau se contempler sans rougir. Mieux encore : cesser de se renier, retrouver son être propre, son vieux moi ancestral, avec plaisir. Depuis quarante ans, la France mâche le mépris d’elle-même. Elle le mâche si furieusement qu’elle ne voit que ce qui est noir dans les cinq années fatales pendant lesquelles sa situation a si radicalement changé. Or tout n’était pas noir, bien sûr, mais il ne manque jamais, dans ces traverses, de gens pour vous enfoncer dans votre abjection et qui trouvent je ne sais quelle jubilation à vous conter doucereusement que vous êtes impardonnable. Nous n’avons pas manqué de ces consolateurs, nous n’en manquons toujours point, et notre oreille n’écoute que trop volontiers les récits de chagrin et de pitié qu’ils nous susurrent. Ah! oui, vraiment, nous sommes loin de la vanité. Notre passion nationale, à présent, est l’humilité.

Une humilité curieusement provinciale. Nous qui étions des modèles pour le monde, nous voilà maintenant des épigones, des apprentis, des suiveurs, des nigauds ébahis par les plus sottes nouveautés pour peu qu’elles viennent de l’autre côté de la mer. Paris a pris les sentiments et les manières d’une sous-préfecture. Il n’est que de se promener dans les rues et d’écouter les gens parler pour le constater. Jadis les boutiques de confection, à Tulle ou à Mende, avaient pour enseigne :

  • Au chic de Paris ». A présent, les boutiques parisiennes s’intitulent
  • Au chic de New York ». Je veux dire par là qu’elles portent à leur fronton des formules qui ont le genre américain, mais qui ne sont d’aucune langue, car la voix et les oreilles des indigènes de la province gauloise sont réfractaires à tout autre idiome que le français, singulièrement à l’anglais et à son dérivé du Nouveau Monde.

Cela donne généralement des monstruosités, mais parfois aussi des choses cocasses. Ainsi, je suis passé l’autre jour devant un petit restaurant qui s’intitule fièrement « Tartina ». On imagine le contentement du patron lorsqu’il a accouché de ce calembour bilingue, suggérant, je suppose, qu’il excelle dans la tarte aux pommes ou la tarte aux quetsches. L’inconvénient est qu’en anglais tact signifie prostituée, et que les citoyens britanniques, si leur visite les mène devant son établissement, lisent : « Auberge de la Pute ». Je ne nie pas qu’un tel programme puisse allécher certains touristes solitaires, mais il risque d’éloigner de fructueuses familles bourgeoises.

Tout a été dit, toutes les lamentations ont été exhalées sur le français qui meurt, tué par les trouvailles atroces de la publicité, par la télévision qui enseigne le charabia au pauvre peuple, par l’Administration qui rivalise dans le barbarisme avec les mercantis, par le franglais, par les intellectuels, ou plutôt les intellos qui jargonnent depuis quarante ans (sinon davantage : lorsque je préparais une licence de philosophie à la Sorbonne en 1939, j’étais déjà abasourdi par l’amphigouri métaphysique de mes maîtres). Oui, tout a été dit, et je n’ai pas le goût de le répéter une millième ou une cent millième fois. Je l’ai d’autant moins que cela ne sert point à grand-chose. Mieux vaut essayer de trouver les raisons du désastre et les moyens de le réparer. Rien n’est inéluctable en ce monde, et la plupart du temps l’on ne meurt que parce qu’on le veut bien. La langue française râle sur son grabat. On ne voit autour d’elle que de vieilles pleureuses ou des médecins à bonnet pointu qui prescrivent des clystères. Ce n’est point là une aide bien efficace.

Le pire de tout est que la maladie est illusoire. D’une seconde à l’autre, la moribonde pourrait se remettre sur ses pieds, reprendre ses belles couleurs, entonner un péan de résurrection, et faire quelques-unes de ces cabrioles qui la rendirent autrefois si célèbre et si séduisante. Encore faudrait-il qu’on l’aidât un peu, ou plutôt qu’on allât chercher les spécialistes susceptibles de la guérir. Je dirai tout à l’heure qui ils sont. Apitoyé par la malheureuse anémique, j’ai fait moi-même une visite à l’un de ces thaumaturges, qui m’a écouté avec bonté, qui m’a juré qu’il viendrait sans faute au chevet de l’illustre égrotante, et qui ne s’est point dérangé, assiégé qu’il était par une foule de scrofuleux moins intéressants, mais qui réclamaient des soins urgents.

Il me semble qu’on n’a pas cherché sérieusement le microbe ou le virus qui fait de cette belle langue française tantôt un squelette, tantôt une hydropique, alors qu’elle était encore si bien proportionnée naguère. Accuser l’anglais est une bêtise. L’anglais n’est pour rien dans la maladie. Depuis que les philosophes ont mis l’Angleterre à la mode sous Louis XV, il y a toujours eu des anglomanes chez nous. Ce n’est pas trois douzaines de mots anglais, acclimatés au point de figurer dans les dictionnaires, qu’il faut s’échiner à traduire. D’ailleurs la langue anglaise, quia aussi sa beauté, n’est pas moins rongée que la française. Chaque jour le Times reçoit des lettres déchirantes de ses lecteurs qui constatent avec désespoir que l’on est en train de tuer Shakespeare aussi impitoyablement que Molière, et que ce n’est pas le français qui est responsable de cet assassinat. Personne ne rit plus à Londres lorsqu’on cite la célèbre boutade de G.B. Shaw à propos des États-Unis : « Rien ne nous sépare d’eux, sauf la langue. » Ce qui passait pour un paradoxe d’humoriste, a l’air maintenant d’une mise en garde ou d’une prophétie. Cela arrive souvent avec les plaisanteries des grands hommes. La langue américaine, c’est-à-dire ce qu’Etiemble appelle le sabir atlantique, a sauté sur la langue anglaise, et elle la dénature davantage qu’elle ne dénature le français. Nous, du moins, nous prononçons les américanismes sans les comprendre. Les Anglais, pour leur malheur, comprennent à peu près tout, et leur ancien et glorieux idiome tourne au patois.

Pendant des millénaires, l’humanité n’a connu que des civilisations agraires et artistiques. Puis vers 1960, pour la première fois depuis Homère et Abraham, la société a changé. Ce changement s’annonçait depuis 1900. Les deux guerres l’ont peut-être hâté, mais il était inévitable à cause des progrès de la science. Cela s’est produit comme se produisent les catastrophes, par un enchaînement insensible de petites modifications ou de grandes modifications dont on ne saisissait pas le sens sur le moment. Soudain il n’y eut plus de paysans ni d’artistes. La société agraire et artistique s’était métamorphosée en société scientifique et industrielle. L’humanité commença par se réjouir. On lui disait qu’elle possédait enfin les deux trésors dont elle rêvait depuis le fond des temps : la liberté et le confort. L’une lui était assurée par la démocratie, l’autre par la technique. Un troisième rêve s’était encore réalisé : on lui avait donné la lune, qu’elle avait réclamée plus ou moins métaphoriquement durant des siècles.

Tout cela devait apporter le bonheur. C’était fatal. Mieux : c’était officiel. Les gouvernements des États étaient catégoriques : le bonheur était là, à portée de notre main, d’autant plus irréfutable qu’ils le fabriquaient eux-mêmes, comme des pâtissiers fabriquent un gâteau. Les peuples scientifiques et industriels avaient une chance folle : pour trouver le bonheur, il leur suffisait d’aller le chercher à la boutique, au coin de la rue. Les plus pauvres pouvaient en acheter un morceau, et même on le leur distribuait gratis.

Dès qu’on parle de bonheur, et surtout si l’on en parle du haut d’une tribune, les hommes devraient se boucher les oreilles, car cela annonce une oppression inédite ou du moins un inconvénient inconnu jusque-là. La science, l’industrie, la démocratie, la technique, au lieu d’épanouir l’espèce humaine, l’ont fait retomber en enfance. L’infantilisme s’est répandu avec une vitesse métaphysique sur toute la terre. Seuls ont échappé à l’épidémie quelques bédouins du désert, pour qui le monde renferme les mêmes joies et les mêmes dangers qu’autrefois, et quelques peuplades misérables que l’on appelle par euphémisme « pays en voie de développement ». Pour le reste, nous ne voyons que des enfants, qui s’amusent avec des joujoux plus ennuyeux encore que les trains électriques de mon enfance. Cela est particulièrement saisissant lorsqu’il s’agit des expéditions dans l’espace. La télévision a montré récemment un colonel de chez nous qui s’était promené pendant une semaine dans le cosmos. C’était un homme d’environ quarante ans. En sortant de son engin, il avait tout à fait l’air d’un garçonnet que l’on a emmené au Jardin d’Acclimatation et qui est émerveillé d’avoir vu des singes et des chameaux. Quant aux premiers hommes dans la lune, je n’ai pas oublié leur dialogue, à travers leurs heaumes en plexiglas, alors qu’ils foulaient le sol de l’astre des nuits. C’était à peu près les propos de deux plombiers arrangeant un robinet qui fuit. Je l’écrivis, à l’époque, dans une gazette, ajoutant qu’un voyage à Venise me paraissait à tout point de vue préférable à un voyage dans la lune, et moins dispendieux. Cela provoqua une vraie tempête. Des marmots quinquagénaires, voire septuagénaires, m’envoyèrent des lettres furibondes : j’avais craché sur le jeu sacré de chat perché ou de cache-tampon.

Ces considérations ne sont pas aussi éloignées de la langue française qu’il y paraît. En effet, les imbéciles, les cuistres, et derrière eux toutes sortes de bonnes gens qui, dans une époque plus civilisée que la nôtre, n’auraient eu d’idée sur rien, répètent à satiété que le français n’est pas adapté aux conditions actuelles de la vie. Ils n’en savent rien, évidemment, mais cela fait partie des idées reçues d’aujourd’hui, des propos qu’il faut tenir dans la conversation ou écrire dans les journaux pour faire chic.

Il ferait beau voir que l’on expliquât aux Italiens que Rome et Florence n’étant pas adaptées au monde moderne, il convient de les raser et de construire à leur place un pastiche de New York. Les Français eux-mêmes, à ce qu’il semble, sont fort attachés à la ville de Paris telle qu’elle est, avec Notre-Dame, Saint-Eustache, la place Vendôme, le Louvre, ce Palais Mazarin où nous sommes, et diverses autres vieilleries inutiles à l’homo scientificus de la seconde moitié du XXe siècle. Ils ne goûteraient pas beaucoup, peut-on présumer, que l’on remplaçât tout cela par des gratte-ciel en verre teinté qui seraient si commodes, surtout s’ils avaient de vastes sous-sols pour garer les automobiles.

Qu’y a-t-il de plus moderne dans la modernité que les ministres ? Ils ne cessent de nous entretenir de l’an 2000, à croire qu’ils nous ont déjà quittés, ces météores de l’histoire, qu’ils sont installés dans le troisième millénaire, comme ils disent, d’où ils nous regardent avec un léger dédain, nous autres qui n’en avons pas encore fini avec le second. Au sein de quels palais futuristes, sur les façades desquels des tuyaux bleus et rouges ont remplacé les colonnes corinthiennes, logent-ils, ces bâtisseurs de l’avenir ? Sont-ils au moins dans la tour Montparnasse, dans celles de la Défense ? Nullement. Ils occupent des hôtels datant de Louis XV, garnis de meubles de ce temps-là, de commodes de Boulle et de Jacob, de secrétaires de Riesener, de bureaux à cylindre d’Œben et de Weisweiler, de tapisseries d’Aubusson et des. Gobelins, de tapis de la Savonnerie, de régulateurs de Lepaute. Aucun d’eux n’a songé une minute que ce cadre et ce décor ne vont pas avec le troisième millénaire. Au contraire, ils le trouvent fort joli et fort gracieux, fort adapté, sinon au monde actuel, du moins à leur grandeur personnelle. Ils seraient, pensons-nous, extrêmement dépités si on les déménageait dans un immeuble de cent étages tout frais, fourmillant de tables en verre, de grands fauteuils de mousse, de classeurs métalliques, de tableaux abstraits, sous le mince prétexte que cela conviendrait mieux à leurs administrations, que l’on travaillerait là avec commodité et efficacité, et que le monde de demain ne se façonne pas sur le bureau de Vergennes. Ah ! qu’ils seraient malheureux, nos pauvres princes, relégués en plein ciel, dans leurs cabinets insonorisés et climatisés, ayant la laideur ascétique de la société scientifique et industrielle ! Avec quelle nostalgie ne penseraient-ils pas aux franfreluches du Mobilier national, aux recoins des Palais nationaux, aux fastes exquis de la monarchie capétienne qui faisait de si beaux écrins pour les personnes de qualité !

La langue française, elle aussi, est un palais national, et qui a, sur ceux qu’occupent les potentats, la supériorité d’être la maison de tous les Français, jusqu’au plus obscur, jusqu’au plus démuni. N’est-il pas légitime d’en prendre soin comme de l’Hôtel Matignon ou l’Élysée que l’on ne cesse de restaurer, de ravaler, de repeindre, d’aménager avec davantage de luxe ? Mais laissons ces demeures glorieuses. Ne serait-ce pas la moindre des choses que de faire pour notre langue ce que l’on fait pour tels quartiers anciens de Paris ou tels châteaux dont on pense que, plus encore que de notre patrimoine ou de nos paysages, ils sont une partie de notre âme ? On ne met pas un frein à la rapacité des promoteurs immobiliers en les exhortant benoîtement à édifier de coquets chalets dans la tradition de nos chères provinces plutôt que d’entasser .des montagnes de béton, ni en murmurant d’une voix plaintive qu’il est mal de détruire des bijoux de Gabriel, de Le Vau, de Robert de Cotte, de Garnier, pour leur substituer quelque banalité colossale dans le goût du nouveau monde qui fait recette à présent. Autant en appeler au patriotisme d’un brochet ou au sens artistique d’un kangourou. Les discours moraux sont de peu de poids au regard de l’argent que rapportera la spéculation. Les amoureux des vieilles pierres n’auront pas même le peuple dans leur camp, car le bon Martin Nadaud l’a persuadé à jamais que quand le bâtiment va, tout va, et que par conséquent le chômage disparaît. Du reste, les maçons, en France, sont portugais et arabes.

Depuis longtemps, les pouvoirs ont compris que le bâtiment est une affaire politique, qu’il faut traiter par des moyens politiques, c’est-à-dire en accordant ou en refusant des permis de construire, en imposant des servitudes, en protégeant les sites historiques. De la sorte, les spéculateurs se heurtent à la loi. Ils crient, mais généralement ils obéissent, et, vaille que vaille, la France conserve quelques trésors dont on peut espérer qu’ils ne disparaîtront pas sous les pelleteuses. On frémit en imaginant les ravages de la construction moderne si l’État ne l’avait pas un peu réglementée et s’il n’y avait eu, pour défendre les monuments nationaux, que des adjurations de l’Académie des Beaux-Arts, quelques associations de sauvegarde, quelques chroniques nostalgiques dans les journaux de droite. La rue Saint-Honoré ressemblerait à Wall Street, le faubourg Saint-Germain au Bronx, et il n’est pas certain que Notre-Dame n’eût été remplacée par ce que l’on appelle un « complexe locatif de grand standing », avec vue de tous côtés sur la Seine.

La langue française n’est pas si bien défendue. Malgré une ou deux lois votées naguère et dont tout le monde se moque, l’État n’a pas encore compris qu’il est nécessaire de sanctionner les spéculateurs qui sévissent dans ce domaine-là autant que dans celui du bâtiment. Car c’est de spéculation qu’il s’agit, et non point d’évolution normale, due aux changements des sociétés, comme le prétendent les coquins et, derrière eux, les imbéciles. L’évolution d’une langue se fait par le peuple, qui arrange les mots selon les capacités de son gosier, et qui leur donne une musique exactement appropriée au génie français. Cela se sait depuis toujours. Malherbe disait que les débardeurs des quais de la Seine étaient les maîtres du langage, et Voltaire que c’est la canaille qui fait le fonds des dictionnaires. Il faut être ignorant comme on l’est de nos jours, pour ne pas connaître cette vieille vérité si incontestable. J’ajoute que toutes les déformations populaires sont excellentes parce qu’elles se font lentement, par un travail qui ressemble à celui de la nature. Alain disait que les chemins et les sentiers dans la campagne sont toujours beaux, ayant été tracés par les pieds des hommes, et épousant les sinuosités du paysage. Même phénomène avec la langue. Le français fourmille de sentiers tracés par le peuple au cours des siècles, et qui se sont faits d’une manière insensible, parce qu’une foule de gens finissait par les emprunter.

Le peuple n’est plus le maître de la langue, à présent. Les changements ne viennent plus d’en bas, mais d’en haut. Ce sont des messieurs orgueilleux ou avides qui les imposent et non d’humbles prolétaires qui les proposent. Les orgueilleux sont les intellectuels jargonneurs, les savants, les techniciens, les énarques, les grands fonctionnaires qui confondent le style noble avec le charabia ; les avides sont les marchands qui veulent vendre leurs produits et les agents de publicité qui les y aident en répandant dans leurs réclames le sabir atlantique dont ils ont constaté la magie. Nous ne le comprenons pas, ce sabir, ou nous ne le comprenons qu’à moitié, mais qu’importe ! Il charme nos oreilles de provinciaux. Il nous apporte un reflet de la capitale de l’Occident. Il nous donne la fugitive illusion que nous habitons New York, ô merveille !

On entend souvent les politiciens déclarer que le monde actuel est particulièrement « dur ». Longtemps je me suis demandé sur quoi ils se fondaient pour porter ce jugement. Le monde n’était-il pas tout aussi féroce au temps de l’Empire romain, des Mérovingiens, de Jeanne d’Arc, de la guerre de Trente Ans, de la Révolution ? Oui, sans doute, mais il ne l’était pas d’une façon déconcertante. L’humanité était identique à ce qu’elle avait toujours été. A certaines périodes obscures et chaotiques, tout disparaissait ; il n’y avait plus d’artistes, plus de poètes, plus de philosophes. Les campagnes étaient dévastées, les paysans mouraient de misère. Cependant, quoi qu’il arrivât, et si rude que ce fût, on demeurait dans la civilisation agraire et artistique, c’est-à-dire dans une société d’hommes, de gens adultes, plus intéressés par leur âme et par leur esprit que par leur corps, et plus intéressés par les possibilités de ce corps que par son bien-être. Si les vertus étaient sous le boisseau, on se lamentait, mais on n’avait pas de véritable inquiétude : elles refleuriraient un jour, dans de meilleures circonstances.

Après tout, sous ses dehors bénins, le monde actuel est peut-être plus dur que le monde d’autrefois, car il l’est autrement. Il n’a pas la cruauté des hommes, il a celle des enfants, qui ne s’accompagne d’aucun des tempéraments qui retiennent ou arrêtent les adultes sur la pente du mal. L’humanité infantile dont a accouché la société scientifique et industrielle après la dernière guerre est une chose inédite dans l’histoire de la terre. Qui l’eût dit ? C’est dans ce sens-là que s’est faite la mutation de l’homme, dont les penseurs nous rebattent les oreilles depuis tant d’années. Le grand bond évolutif est une régression vers le stade anal. L’homme nouveau se recommande par la crédulité, la brutalité, l’amoralité, l’égoïsme, par une attention excessive à son corps, jusque dans ses fonctions les plus humbles, par le goût du jeu, la paresse, l’incuriosité du passé, l’horreur des contraintes intellectuelles, par l’insatisfaction surtout, quoi qu’on fasse pour lui. Du reste, la société tend à reproduire les sociétés enfantines, c’est-à-dire que l’on s’acharne à dépouiller le monde de son tragique. Il faut que rien ne soit fatal, mais toujours sujet à révision, comme dans l’enfance. Les -gouvernements de l’Occident ne veulent plus avoir de responsabilités et ils ont aboli la peine de mort, car un enfant ne tue pas, sinon par accident. La grande fantasmagorie sexuelle qui s’est abattue sur le marché international depuis vingt ans est encore une chose d’enfant, en dépit des apparences. Nous nous disons des obscénités et des gros mots comme à douze ans dans la cour de récréation. Les enfants ayant un sens artistique rudimentaire, il n’est pas étonnant que les arts aient si profondément décliné, que la peinture, par exemple, soit tombée dans le barbouillage abstrait, pareil. à ce que les instituteurs exposent dans les préaux d’écoles. A mesure qu’il a vieilli, Picasso, qui flairait si bien son temps, est devenu le parangon des peintres pour enfants, lui dont le talent ou l’habileté auraient mérité, pour s’épanouir, une époque plus exigeante et plus subtile. Il ne s’est pas trompé : la société enfantine l’a porté au pinacle.

Quel parler utilise une humanité retombée en enfance sinon le langage bébé, qui est essentiellement le langage du corps, fait pour exprimer les petits et les gros besoins, et par extension le mode d’emploi des joujoux de la science moderne ? Cela donne d’une part une centaine de mots cosmopolites collés les uns aux autres sans syntaxe, suffisants pour la vie courante et les voyages intercontinentaux, et d’autre part les trente ou cinquante mille termes de la technique qui s’apprêtent à se jeter sur le dictionnaire comme les Huns sur la civilisation gallo-romaine. C’est une question de vie ou de mort que de les arrêter, car après leur passage, l’herbe ne repoussera plus. Ce sera l’avènement de la « novlangue » qu’Orwell prédisait qu’on parlerait en 1984, où meilleur se dit « plus bon » et excellent « double plus bon ».

Il y a toujours eu en France un parti de la trahison. C’est une des constantes de notre histoire, et par conséquent de notre caractère national. Ce parti a généralement du succès, car il se dissimule avec adresse derrière de nobles motifs, qui le trompent un peu lui-même, sans doute, et justifient la trahison. Le plus singulier est qu’après tant de complots, dont plusieurs réussirent, la France ait quand même persévéré dans son être, qu’elle se soit chaque fois retrouvée intacte en tant que nation, s’ébrouant seulement après les crises. Cela tient à la persévérance de nos bons rois qui, pendant huit cents ans, ont fait de notre terre un royaume un et indivisible, lequel est devenu tout naturellement une république une et indivisible.

Parmi les cinq ou six complots que l’on peut dénombrer actuellement, le seul vraiment dangereux est celui qui touche à la langue, parce que la population française est contaminée et innocemment complice. C’est pourquoi l’on ne peut lutter contre lui que par des moyens politiques, le premier étant d’expliquer, jusqu’à ce que cela entre enfin dans les têtes venteuses des Gaulois, que le français ne souffre point de faiblesse relativement au sabir atlantique ou au jargon technicien, mais qu’il est plutôt dans la situation d’un monument exquis, d’une statue classique couverte de graffiti par des troupeaux d’illettrés et de pédants. Il convient de le débarbouiller de ces souillures afin qu’il retrouve sa beauté. Ce travail de restauration exige en premier lieu que l’on éduque le peuple, ou qu’on le rééduque. Pour une fois le grand prétexte de la Culture, que les pouvoirs publics évoquent à tout bout de champ pour imposer des niaiseries, servirait à quelque chose d’utile. Quel gouvernement osera décréter des journées de bon langage, où l’on s’appliquerait à parler convenablement ? En est-il un qui sera assez intrépide, un jour, pour manifester cette sorte de patriotisme, qui touche aux racines mêmes de notre être ? Je crains qu’ils ne reculent tous, ceux de gauche comme ceux de droite, épouvantés à l’idée de provoquer ce qu’ils redoutent le plus au monde : les moqueries de trois douzaines d’intellectuels et de quelques petits journaux.

Ils ne soupçonnent pas quelle adhésion ils rencontreraient. Rien ne plaît davantage à un peuple que d’être réintégré dans son identité. C’est un amnésique retrouvant la mémoire et, avec la mémoire, le bonheur. Quand on constate avec quelle angoisse les personnes les plus humbles recherchent leur passé si elles l’ont perdu, et quelle est leur joie après qu’elles l’ont retrouvé, on imagine la fête que seraient les retrouvailles de la France avec son passé de nation. Ce serait une morte ressuscitant tout à coup. Or il n’y a pas d’autre chemin pour aller vers ce passé que le langage. En lui sont enfermées nos vieilles vertus. Sans lui nous ne sommes qu’une peuplade parmi d’autres. Mieux vaut, à tout point de vue, être américain.

Les Français éprouvent certainement quelque mélancolique satisfaction à se dire que leur langue est vieille et exsangue, comparée à la resplendissante jeunesse du sabir, qu’elle a tout dit dans le passé, qu’elle n’a plus de place dans le présent au milieu des machines, des gamins, des voleurs, des pianoteurs d’informatique, des parlements internationaux. Depuis la grande douleur de 1940, tout Français est un Chateaubriand au petit pied dont le plaisir suprême est de pleurnicher sur les ruines qui l’entourent. Comme à l’accoutumée, il ne voit que lui-même. Il ne se donne pas la peine de considérer l’état dans lequel est le reste des humains. Triste effet de la vanité renversée ! C’est un devoir et le plus impérieux de tous, quoique nul ne semble l’apercevoir, de lui faire comprendre que cette belle langue française qu’il défigure avec rage, c’est Racine ou c’est Proust s’adressant à une classe de huitième. La langue française est une langue d’hommes, comme jadis la latine et la grecque, un instrument pour décrire et façonner l’esprit, pour aller jusqu’au fond des nuances du cœur et de la morale. L’objet des langages enfantins est de mesurer des choses visibles ou, si l’on préfère, de donner des recettes pratiques pour manipuler la matière. Faut-il, parce que la classe de huitième ne comprend rien à Proust et à Racine, les mettre à la retraite, c’est-à-dire les rayer du monde des vivants ?

Quand j’étais petit et que j’avais affaire à quelque garnement obtus et querelleur, les grandes personnes ne manquaient jamais de me dire : « Tu es le plus intelligent, cède ! » Cet argument me révoltait. Je le trouvais à la fois lâche et illogique. Pourquoi le plus intelligent devait-il céder devant le plus bête ? L’intelligence était-elle l’excuse des capitulations ? A ce compte j’étais bien malheureux de ne pas être bête : j’aurais remporté victoire sur victoire. Depuis des années, on tient à la langue française un propos de ce genre. On lui dit : « Tu es le plus subtil, le plus puissant, le plus précis, le plus aigu des langages humains, le plus adapté à tout, qu’il s’agisse d’âme, de littérature, de politique, de guerre, même de science. Donc cède. Cède à une espèce de patois barbare, qui est le langage du monde moderne et le langage de l’an 2000. Tes millions de livres, tes milliers d’hommes de génie ne comptent plus pour rien. » Ma foi, je ne vois pas plus de raison à la langue française de céder que je n’en avais moi-même, autrefois, de céder aux petites brutes.

Si, pourtant, il y en a une, et qui est la même dans les deux cas : la force, et l’explication de nos malheurs linguistiques est là. Les colosses ont un rayonnement qui éclipse les autres. Nous vivons sous le règne de deux Goliath. Le plus fort des deux gagne les peuples à sa cause par la douceur, la bienveillance, la bonne humeur, les boissons gazeuses et le cinéma. L’autre Goliath est moins habile, croyant qu’il soumettra par l’idéologie et par la violence. Il a déjà contre lui deux petits David qui ne l’abattront peut-être pas, mais qui le fatiguent beaucoup et lui donnent une réputation détestable.
Il est curieux que la France, qui n’a été Goliath qu’à de très rares périodes de son histoire, quia toujours vu des Goliath autour d’elle, s’appelant tantôt Habsbourg, tantôt Hohenzollern, et qui n’en a jamais été intimidée, éprouve aujourd’hui des sentiments bas de subalterne, de client. Cela n’est pas son genre. Du reste, on voit bien qu’elle en est malheureuse. Elle n’a plus de gaieté, plus d’esprit créateur, plus d’admiration pour elle-même. C’est une obligation que de la tirer de cet état lamentable, de cette léthargie honteuse qu’elle n’avait plus connue depuis le XVe siècle.

Les gouvernements que nous avons eus depuis le général de Gaulle s’inquiètent beaucoup des Français, ce qui est louable de leur part, mais n’est que la moitié de leur tâche. Les Français sont, certes, fort dignes d’attention ; toutefois, à trop s’occuper d’eux, on finit par oublier la France. Or la France préexiste aux Français de maintenant, et il est probable qu’elle leur survivra. Ce n’est pas parce que les Français, à une époque de leur histoire, auront été pris d’une frénésie de reniement qui se marque par l’abandon de leur langue maternelle, qu’il faut les laisser faire. Nous n’avons pas le droit de priver nos neveux de La Fontaine et de Balzac, c’est-à-dire de dilapider par faiblesse ou par sottise le plus solide de leur héritage. Et nous autres, Messieurs, n’écrivons-nous que pour les gens d’aujourd’hui ? Ne pensons-nous pas, comme Stendhal, que la littérature. est une loterie dont le gros lot est d’être lu trente ans après qu’on est mort ? Ainsi, toute notre vie, nous nous serions ruinés à acheter des billets et voilà qu’on nous annoncerait que l’entreprise a sauté, que cette merveilleuse loterie de la littérature française, qui fait fastueusement des millionnaires depuis Rabelais et Montaigne, a mis la clef sous la porte ! Ah ! non, cela serait d’une criante injustice. D’une criante bêtise aussi, car il ne faut que peu de chose pour arrêter l’assassinat de la syntaxe et le génocide du dictionnaire. Il ne faut qu’une petite décision du gouvernement. Et cette décision, un seul ministère peut la prendre, non pas celui de la Culture ni celui de l’Éducation, mais le ministère des Finances avec son arsenal de taxes ou d’amendes. Depuis des années, je répète cela, je l’expose dans les gazettes, j’en romps les oreilles des ministres. C’est comme si je chantais. Pourtant j’ai raison, je crois. Si les enseignes des magasins en franglais, en américain, en sabir étaient taxées à cent mille francs par an, elles disparaîtraient en une semaine.

Pourquoi, en effet, ne les taxerait-on pas, ces enseignes, pour commencer la grande campagne d’assainissement, le plan Orsec du sauvetage de la langue ? L’usage du franglais et du sabir est une sorte de snobisme, donc de luxe. Il serait normal que le bénéficiaire de ce luxe payât pour le conserver. On a vu d’autres lois somptuaires, et moins opportunes. On paye un tribut à l’État pour tout de nos jours pour arrêter sa voiture le long d’un trottoir, pour fumer une cigarette, pour entrer dans un cinéma, pour rouler sur les grandes routes, pour boire un verre d’alcool. Pourquoi ne pas payer pour dégrader la langue française, qui est bien à peu près le seul trésor qui nous reste ?
On ne s’est pas gêné pour instituer l’inquisition fiscale. Je ne sais quelle vergogne retient les pouvoirs d’instituer une inquisition linguistique, qui serait bien aussi utile, et dont chacun, à l’encontre de l’autre inquisition, approuverait la rigueur. Quelle belle chose ce serait que, parallèlement aux terribles « polyvalents » qui s’abattent comme des sauterelles sur les patrons d’entreprise, le ministère des Finances créât un corps d’inspecteurs grammairiens chargés d’éplucher les journaux, les réclames, les livres qui paraissent, d’écouter la radio et la télévision, et de noter chaque infraction ! Si l’on exigeait vingt francs des péroreurs officiels et privés chaque fois qu’ils disent top-niveau, nominer, impensable, pas évident, avatar pour tribulation, sanctuaire pour refuge, sophistiqué pour compliqué, générer pour engendrer, opportunité pour occasion, et ainsi de suite, ces menues horreurs ne tarderaient pas à tomber dans le néant, et les bonnes gens, ne les entendant plus, cesseraient de les employer.

Je vois bien qu’il y a, dans ces moyens politiques que je propose, quelque chose de simple, de terre à terre, de trop clair, qui fait peur, ou qui rebute les gens d’aujourd’hui habitués à l’obscurité grandiose et à l’euphémisme. Je les avais, en février dernier, exposés une fois de plus dans la presse, disant que je demanderais bien une audience à M. Bérégovoy, encore qu’il ne fût point de mon bord, si je pensais qu’il y eût la moindre chance qu’il m’écoutât et tînt compte de mes suggestions, ne fût-ce parce qu’il y verrait une occasion de faire rentrer quelques sous dans les pauvres vieilles caisses de l’État.

Eh bien ! il faut rendre justice à M. Bérégovoy. C’est le seul de tous les ministres des Finances adjurés par moi qui ne m’a pas pris pour un plaisantin. Cet excellent homme m’a écrit une lettre et m’a invité à venir à son cabinet, où nous causâmes, lui et moi, plus d’une heure. Mieux encore, il me promit de faire une loi et me pria d’en rédiger l’exposé des motifs. On imagine avec quelle ardeur je me chargeai de ce travail. J’avais enfin mis la main sur le thaumaturge que je cherchais depuis si longtemps ! Je voyais les cieux entrouverts. M. Bérégovoy, et moi dans l’ombre, nous allions en trois mois, trois mois au plus, redonner toute sa beauté et presque toute sa pureté à notre chère langue française si mal en point ! L’idée d’être le Père Joseph d’un haut personnage socialiste ajoutait évidemment à ma félicité.

Hélas ! le propre des politiques est de vivre au jour le jour, de se perdre dans de petites difficultés, de se laisser grignoter par les tracas immédiats et de repousser indéfiniment les grands desseins. C’est ce qui arriva en l’occurrence. J’attends encore que M. Bérégovoy me dise si mon exposé des motifs lui convient. Il est bien tard pour qu’il le fasse. Pour le quart d’heure, il a, comme dit le peuple et comme ne disent pas les énarques, d’autres chats à fouetter. Son successeur, peut-être, me recevra, qui sait ? quoiqu’il ait ses chats à fouetter, lui aussi ; mais les chats miaulent moins fort, ai-je remarqué, au début d’un régime politique qu’à la fin.

Me voici, Messieurs, au terme de ma harangue. Il est des temps où la France ne conquiert pas. Ce sont les hivernages de l’histoire. Nous sommes dans une de ces périodes ennuyeuses. Il me semble qu’il ne faut quand même pas désespérer. Je suis surpris par la quantité de jeunes gens de vingt ans qui viennent me voir, qui ont du talent comme on en a toujours eu chez nous, qui ont des intransigeances à la Flaubert, qui ont tout lu, qui veulent manger le monde en écrivant des livres. Nous leur devons assistance, à ces petits. Nous la leur devons pour nous, Messieurs, par égoïsme. Pour n’être pas les derniers écrivains français. Pour qu’on lise encore quelques-uns d’entre nous trente ans après que nous serons morts. Nous aussi, nous avons un peu affaire avec le troisième millénaire.