Hommage prononcé en séance à l’occasion de la mort de M. Marcel Brion

Le 25 octobre 1984

Jean DUTOURD

Hommage à M. Marcel Brion*

prononcé par M. Jean Dutourd

dans la séance du 25 octobre 1984

 

Messieurs,

Notre confrère Marcel Brion est mort avant-hier. Je ne pense pas qu’il y ait parmi nous quelqu’un qui n’en soit affecté. C’était en effet un homme en qui nous ne rencontrions que bonté et bienveillance. Cela se traduisait par un sourire particulièrement chaleureux, une façon d’être toujours disponible, et jusque dans son parler. Nous n’étions pas ses « confrères », mais ses « amis ». Ainsi appelait-il chacun de nous, et nous avions la certitude qu’il ne s’agissait pas d’une simple politesse ; nous étions réellement ses amis ; nous avions rendez-vous le jeudi avec l’amitié de Marcel Brion. Cette amitié nous manquera. Il y avait en lui, quoiqu’il eût presque quatre-vingt dix ans, quelque chose de jeune qui me frappait ; cela tenait à ses yeux bleus, à sa chevelure abondante, peut-être aussi à son habillement. Hormis son costume brodé, nous ne l’avons jamais vu que dans des vestons de tweed qui ne paraissaient nullement déplacés sur lui, mais au contraire s’accordaient avec son caractère, avec sa simplicité, sa gaieté, j’oserai presque dire sa vivacité, en dépit des incommodités de l’âge.

Marcel Brion avait une ascendance puissante : il était à la fois irlandais et marseillais. Autrement dit le Ciel lui a offert à sa naissance une double ration de fantaisie. Il lui a donné l’imagination méditerranéenne et la poésie celte. Ces deux tendances se retrouvent dans son œuvre, qui est considérable, et qui a l’originalité, bien qu’étant profondément française par l’esprit, le ton, les aspirations, le regard, d’être aussi un monument de l’humanisme européen.

Marcel Brion était également attiré par la raison gréco-latine et par la Stimmung germanique, ces deux génies énormes qui font de l’Europe ce qu’elle est. Le mérite de notre ami est d’avoir compris qu’ils ne se combattent pas mais qu’ils se complètent, qu’ils s’équilibrent, que l’Europe serait mutilée si l’un d’eux venait à disparaître. Il les a personnifiés pour ainsi dire dans deux hommes qu’ils ont produits : Léonard de Vinci et Goethe, desquels il ne s’est jamais détaché, qui ont été pour lui, d’un bout à l’autre de sa vie, des modèles de perfection ou d’universalité humaine.

L’œuvre de Marcel Brion est une description de ce que l’Europe a de plus beau ou de plus profond : la peinture italienne, la musique allemande, les secrets de sa politique et de son histoire, son antiquité, sa modernité. Souvent j’ai pensé que si le Parlement d’Europe comportait une bibliothèque, les premiers livres à y mettre étaient ceux de Marcel Brion, qui sont les manifestes de cette grande patrie future que nous avons tant de mal à constituer, et qui sont, ô merveille ! écrits justement dans la langue que l’Europe a parlé pendant trois cents ans.

À côté de cette somme de connaissances et de réflexion, il y a un Marcel Brion que le public connaît moins, ce qui est dommage, car il n’est pas moins intéressant et curieux : c’est le romancier, c’est le conteur. Il apporte une forme de sensibilité qui, sauf Nerval et Villiers de l’Isle-Adam, n’est guère le fait de notre littérature. Le dernier dernier des romantiques allemands est un homme de chez nous. C’est ce Marseillais d’Irlande, qui a réussi le miracle d’incarner en lui l’Italie et l’Allemagne, comme autrefois Hoffmann.

La jeunesse de Marcel Brion n’était pas seulement une jeunesse d’allure et de sourire ; elle était une jeunesse d’âme, une force créatrice qui ne l’avait pas abandonné. Il a eu la chance de mourir mieux qu’en pleine création, mais juste après avoir mis le point final à son dernier livre, La Villa des hasards. Il a été ce que nous aimons le plus, je crois : un artiste, et un artiste allant de métamorphose en métamorphose. « L’homme qui ne joue qu’un morceau pendant toute sa vie finit par en être le prisonnier », a-t-il écrit. Lui n’a été le prisonnier de rien.

____________
* décédé le 23 octobre 1984.