Discours prononcé à l’occasion du 50e anniversaire de la mort de Raymond Poincaré, Bar-le-Duc

Le 21 octobre 1984

Maurice RHEIMS

DISCOURS

de

M. Maurice RHEIMS
de l’Académie française

pour le 50e Anniversaire de la mort de Raymond POINCARÉ
à Bar-le-Duc (Meuse)
le 21 octobre 1984

 

Messieurs,

L’Académie française est heureuse et fière. Elle vous est reconnaissante de l’avoir associée à l’émouvante commémoration du 50e anniversaire de la mort de Raymond Poincaré.

Pour ma part, lorrain de vieille origine, fils d’Officier général, combattant de la guerre 14-18, je ne peux que m’enorgueillir d’être parmi vous aujourd’hui.

Messieurs, le Président Raymond Poincaré racine au plus profond de cette terre. Il disait volontiers qu’il était un républicain meusien et, comme les lorrains de son temps, il portait les misères de la guerre de 70 gravées dans son cœur. « Ceux qui ont connu ces choses, disait-il, ne les oublieront jamais. »

Sous ses dehors sévères, souvent rugueux, — ainsi peut se présenter également ce pays pour qui n’a pas eu le temps d’en apprécier les précieuses beautés, — le Président Poincaré dissimulait mal une nature d’une grande sensibilité. Dès qu’on l’approchait, le visage s’éclairait et, bien vite, on constatait que l’humain l’emportait sur le politique. Poincaré nous révèle alors une insatiable curiosité, comme en témoigne la table des matières des « Idées contemporaines » qu’il décidait de publier lorsqu’il fut élu à l’Académie française. Quelle diversité d’intérêt !

Priorité au service de l’État ! mais avec des vues nouvelles pour l’époque, entre autre sur les impératifs financiers d’une nation en pleine évolution et sur la nécessité du courage fiscal. Le terme apparaît souvent sous sa plume. Parallèlement, à travers des remarques sur l’enseignement classique, Poincaré se veut un émule des romantiques. Il entend réhabiliter la mémoire d’Henri Mürger, l’auteur de la « Vie de Bohème ». En même temps, issu d’une génération nourrie de l’esprit de Renan, Poincaré rédige un éloge exemplaire de Fustel de Coulanges. Symboliste également, ce politique saura exalter le talent de Maeterlinck et de Rodenbach. On comprend mieux alors l’admiration qu’il porte à Émile Gallé, ce nancéen de génie, théoricien de l’Art pour l’Art, qui chante les vertus de l’artisanat, entendant démontrer par là que le créateur, se voulant affranchi de toute contrainte, est, parmi les travailleurs, l’apôtre de la liberté.

Si Clemenceau se voulait le défenseur des Impressionnistes, Poincaré, qui à l’âge de dix ans connut l’exode et les défaites des armées françaises, n’a d’yeux que pour les fresques de Détaille et de Meissonnier, ces peintres qui surent chanter les souffrances et les gloires des armées de la République et de l’Empire.

Nos Présidents de la République, — c’est un trait qui ne surprend guère ceux qui connaissent la passion des Français pour les belles lettres, — ont volontiers souligné ce goût particulier. L’un aimait à réciter les poèmes de Madame de Noailles, l’autre à gloser sur Guy de Montpassant. François Mitterrand, lui, préfère Flaubert à tout autre. Noblesse de l’écriture ! les essais, les nouvelles, les poésies des hommes politiques occuperaient bien une longue travée de la bibliothèque de Bar-le-Duc.

Poincaré auteur romanesque ! Jacques Bainville, dans son discours de réception à l’Académie française, nous confie : « Poincaré aurait paraît-il publié trois romans dont l’un aurait paru dans un journal de l’Est sous un pseudonyme féminin ». Longtemps Poincaré balança : le métier d’écrivain ne lui semblait-il pas le plus beau de tous ? d’autant que l’étendue de ses connaissances, son imaginaire, et ajoutez à cela le bonheur de noircir du papier, rien ne lui manquait pour se distinguer dans l’art de composer des livres.

Ses discours sont rédigés avec une rigueur pascalienne. Il aimait d’ailleurs rappeler ce mot de Gaston Boissier : « Lorsqu’on prend la plume, il ne faut jamais se mettre dans l’état littéraire, pas plus qu’il ne faut se mettre dans l’état oratoire avant de parler ».

Des études juridiques poussées allaient marquer irrésistiblement Raymond Poincaré. Ainsi choisit-il le Barreau et, s’il le quitte lorsque le Pouvoir l’appelle, il y revient aussitôt, une nouvelle page politique tournée. L’éloquence, il allait vite apprendre qu’il fallait, dut-il en souffrir, lui tordre le cou : rien ne va mieux à l’entendement des Français que des propos simples. Un Garde des Sceaux aurait toujours intérêt à méditer les conseils de Poincaré qui rappelait que l’on ne peut parler vêtu d’une jaquette ou d’un veston devant des vestons ou des jaquettes de députés, comme on parle sous une robe noire devant les robes noires ou rouges des magistrats ; que la dialectique est plus vive et plus puissante à la barre qu’elle ne l’est à la tribune.

En 1911, la pauvreté est là, peut-être encore plus tragique qu’elle ne l’est aujourd’hui. Poincaré n’hésite pas à rudoyer son propre électorat. Aux oisifs, aux égoïstes apeurés, il dit des choses qu’ils n’ont pas l’habitude d’entendre ; ce sont ici ses propres termes : « organisateurs de terreurs enfantines qui fermez vos persiennes le 1er Mai et parfois votre bourse toute l’année, je vous supplie de regarder au-dessous de vous le désolant spectacle des misères imméritées que nous n’avons pas le droit de croire définitif ». Il n’est pas tendre non plus avec les socialistes. Pas méchant cependant : « Je vous suis reconnaissant, leur dit-il, de ce qu’en nous fournissant l’occasion d’étudier vos théories et de les discuter sans haine et sans parti pris, elles ont forcé à réfléchir davantage sur les origines et les causes des faits économiques et sociaux qu’une habitude inconsciente nous porterait volontiers à transformer en principes éternels ».

Sénateur, ancien député, quatre fois ancien ministre, Richelieu eut bien aimé et fort respecté cette âme d’airain. Au XVIIe siècle, il n’y avait pas d’hommes politiques à l’Académie, mais des princes qui tenaient leurs pouvoirs du Monarque. Peu à peu, avec le temps, au milieu des grandes misères et des grands honneurs que connut notre pays, les Membres de notre illustre Assemblée, ceux qui vécurent les derniers moments de la Monarchie et le début de la IIIe République se rendirent compte que la politique faisait partie de la vie et, à ce sujet, Ernest Renan a écrit : « Je ne puis m’empêcher, à propos de la candidature académique d’un Ministre, d’être reconnaissant à ceux qui se donnent la peine de nous gouverner ».