Discours de réception de Félicien Marceau

Le 9 décembre 1976

Félicien MARCEAU

Réception de Félicien Marceau

 

     M. Félicien Marceau, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Marcel Achard, y est venu prendre séance le jeudi 9 décembre 1976 et a prononcé le discours suivant :

    

     Messieurs,

     Tel le voyageur qui, avant d’arriver pour la première, fois à Venise, en consulte le plan et feuillette son guide, ainsi, avant de commencer ce discours, ai-je lu plusieurs ouvrages consacrés à l’Académie. Cela m’a permis d’apprendre qu’en quelques siècles, il y avait eu près de six cent cinquante académiciens. En supposant même que les quarante premiers n’aient pas eu à remercier, cela en laisse six cent dix qui, successivement, ont exprimé leur reconnaissance, leur fierté et qui, chaque fois, se sont efforcés de le faire d’une manière neuve, piquante, frappante. De six cent dix manières ! Ah, Messieurs, que je voudrais pouvoir vous en présenter une six cent onzième. Je rêvais, je l’avoue, de vous surprendre. Comment le faire dans une langue dont le premier principe, et je crois le plus sûr, est : il n’y a pas de synonymes ? Comment le faire alors que le roman et le théâtre m’ont appris que, s’il y a cent façons de formuler une phrase ou une réplique, il n’y en a qu’une de bonne ? J’ai craint de tomber dans le chantourné, le bizarre. J’ai craint surtout, ce qui me paraissait plus grave, qu’à force de chercher l’originalité, qu’à force de multiplier les entrechats, je ne finisse par voiler un sentiment qui, en moi, a la fraîcheur de la source et du feuillage. Même dans le rassurant silence de mon bureau, je savais déjà, je pressentais qu’en ce moment j’aurais la gorge serrée. Ce n’est pas la meilleure disposition pour l’éloquence. Laissez-moi donc vous dire, très simplement et du fond du cœur, que je vous remercie. Aussi bien, cette reconnaissance, cette fierté, cet extrême honneur d’avoir été choisi, d’avoir été élu par une assemblée si éminente, ai-je besoin de les décrire ? Je vous demande de mesurer mes sentiments, non à la gaucherie de mon discours, mais au souvenir que chacun de vous a gardé de ce qu’a été pour lui ce jour-là. En y ajoutant cependant une émotion qui m’est plus personnelle, qui est plus rare, dont je ne veux dire qu’un mot mais vous comprendrez avec quel élan, l’émotion non du fils aîné ou du fils prodigue, l’émotion du fils adopté, du fils qui a été deux fois adopté, et dont la reconnaissance est double.

     Messieurs

     J’ai à vous parler de Marcel Achard. En en demandant la permission à mon éminent confrère Claude Lévi-Strauss qui, ici même, a si admirablement évoqué l’œuvre de Montherlant, je voudrais, pour un moment, associer le souvenir de l’auteur de La Reine Morte à celui de l’auteur de Jean de la Lune. Parce que, tous les deux, ils étaient mes amis. Parce que, pour tous les deux, le siècle, qui aime simplifier, avait trouvé des étiquettes qui semblaient les opposer. Nous a-t-on assez parlé de la gentillesse de Marcel Achard. Nous a-t-on assez parlé de l’humeur altière de Montherlant. Pourtant, en passant de l’un à l’autre, souvent je me suis fait la réflexion qu’à partir d’une certaine hauteur les hommes ont plus de traits communs qu’on ne croit. Devant l’injustice, la méchanceté ou la sottise, les cabrements de Marcel Achard et ses indignations étaient les mêmes que chez Montherlant. Devant la foi, devant la question redoutable : que faisons-nous sur la terre, le sérieux de Marcel Achard rejoignait celui de l’auteur de Port Royal. Devant les ennuis d’autrui, devant le service à rendre, la gentillesse de Montherlant n’était pas différente de celle de Marcel Achard. Et un autre trait leur était commun auquel on m’excusera d’attacher une certaine importance : tous les deux, ils aimaient rire. En ce moment encore, de loin, je les entends rire. Je les entends rire. Et c’était un bon rire.

     À propos d’un homme dont non seulement les pièces, mais déjà la seule présence suscitaient la bonne humeur, j’aurais voulu vous tendre une gerbe d’anecdotes, reprendre avec vous la légende dorée et si drôle des débuts de Marcel Achard. Marcel Pagnol l’a fait ici avant moi et dans un discours à côté duquel le mien ne pourrait faire que piètre figure. Et d’ailleurs, n’ayant connu Marcel Achard que plus tard, je ne serais là qu’un témoin de seconde main. Aussi vaut-il mieux, je pense, que j’aborde Marcel Achard comme je l’ai abordé dans la vie, c’est-à-dire en commençant par son œuvre.

     À première vue, lorsqu’on relit la liste des quelque soixante pièces qu’il a écrites, lorsqu’on évoque ces directeurs et ces metteurs en scène, si différents entre eux, qui les ont montées – et un hommage particulier doit être rendu à ceux qui ont cru en Marcel Achard dès ses débuts, je veux parler de Lugné-Poe et de Charles Dullin – quand on relit les articles qui les ont accueillies et où Marcel Achard était traité tantôt d’audacieux novateur, tantôt de boulevardier impénitent – ce qui était perdre de vue qu’un auteur d’avant-garde cesse automatiquement de l’être le soir d’une générale réussie – quand on y ajoute toutes ces représentations à l’étranger, devant d’autres publics et qui souvent voient dans la pièce autre chose que ce qu’on y a vu lors de la création, quand on rappelle tous ces acteurs, si différents aussi, qui les ont jouées, de Raimu à Jouvet, de Pierre Fresnay à Michel Simon, de Marie Bell à Yvonne Printemps et à Madeleine Renaud, de Jean-Louis Barrault à Pierre Dux, à François Périer, à Annie Girardot – et cette liste tout à fait incomplète donne déjà une idée de la place qu’occupe Marcel Achard dans le théâtre contemporain – quand on y ajoute encore quelque soixante ou soixante-dix films, quand enfin on pense à Marcel Achard lui-même, à cet homme dont, à force de le rencontrer partout, on finissait par se demander quand il pouvait travailler et si ses répliques ne s’écrivaient pas toutes seules, à première vue, dis-je, on pourrait imaginer que toutes ces pièces étaient pour lui comme autant de fleurs fournies par l’inspiration du moment et cueillies au hasard des promenades. À les relire les unes après les autres, on s’aperçoit qu’il n’en est rien et que, de pièce en pièce, si variées soient-elles, court comme un fil – et parlant de Marcel Achard, je dirais plutôt : court comme une guirlande – guirlande et fil qui en font l’unité.

     De cette unité, je vois déjà un premier signe dans la lente maturation que l’on peut constater pour certaines de ses pièces et dont tout permet de supposer qu’elle a existé aussi pour d’autres. C’est déjà dans Le Corsaire, pièce représentée en 1938, que nous trouvons plusieurs allusions à Lucrèce Borgia. À cette Lucrèce, Marcel Achard finira par consacrer une pièce, mais en 1974. C’est déjà un soir de 1929, en sortant de la générale de Jean de la Lune, que Marcel Achard dit à Juliette : « Après cette pièce sur l’amitié, je veux en écrire une sur la haine. » Cette pièce sur la haine, il finira par l’écrire, ce sera Patate, mais en 1956, vingt-sept ans plus tard.

     Ce n’est encore qu’un signe. Il y en a d’autres. Il y a ces thèmes qui, de temps en temps, affleurent et reviennent. Il y a ces répliques qui, parfois, de loin, de très loin, se hèlent et se répondent comme si Marcel Achard, peu à peu, complétait sa vision du monde. Déjà dans sa première pièce, La Messe est dite, nous voyons se profiler un thème que, élargi, enrichi, nous retrouverons, le thème de l’amour et de l’amitié emmêlés, enlacés, marchant la main dans la main. Et presque immédiatement, nous voici devant le premier triomphe de Marcel Achard : Voulez-vous jouer avec môa ? Voulez-vous jouer avec môa ? Erré-je en pensant que, dans ce seul titre, il y a déjà Marcel Achard tout entier, qu’il y a déjà quelques-uns de ses autres titres qui, si souvent, de Domino à Auprès de ma Blonde, de Turlututu aux Compagnons de la Marjolaine, sont autant de références à ce qu’il y a de plus libre et de plus léger : le jeu et la chanson ; qu’il y a déjà tout son refus de se prendre trop au sérieux ; qu’il y a même déjà l’idée qu’il se fait tant des hommes que du théâtre. Voulez-vous jouer avec môa ? L’auteur ne s’impose pas. Il propose, il invite, c’est tout. Il nous invite à pénétrer dans son univers et nous y sommes accueillis par deux clowns, par une écuyère et par un Monsieur d’autant plus Loyal qu’il est en bois, un univers féerique, tout pailleté des lumières du cirque mais où sont déjà présents l’amour et la dérision, la grâce et le détachement. Voulez-vous jouer avec môa ? Ce n’est pas le moi dont on dit qu’il est haïssable, ce n’est même pas le moi de Sacha Guitry, assuré et qui s’installe, c’est un môa pudique, qui se cache derrière l’accent, qui se parodie, qui n’ose se présenter qu’avec un faux nez, une veste à carreaux larges et des chaussures pointure soixante. Devant une assemblée comme celle-ci, dont une des tâches est de définir les mots et de donner leur exacte dimension, ai-je besoin de rappeler que les mots, c’est ce qui obéit le moins au hasard, que ce n’est pas par hasard qu’ils se sont formés, qu’ils s’ajustent ou qu’ils se ressemblent, que ce n’est pas par hasard qu’on dit : donner une pièce ou jouer une pièce. Avec une confiance d’enfant, Marcel Achard nous tend son cadeau et ce cadeau est un jeu.

     De cette œuvre – et je parle maintenant de l’œuvre de Marcel Achard dans son ensemble – d’aucuns ont pu dire que précisément elle n’est qu’un jeu et, comme disent les gens qui savent s’exprimer, sans prise directe sur le tragique contemporain. Mais d’abord, même pour les œuvres les plus graves, même lorsque nous sentons bien qu’elles ont été dictées par la plus déchirante nécessité intérieure, toute pièce, au moins à son point de départ, tient encore du jeu, d’un jeu dont l’auteur dispose devant nous les rois et les dames, les fous et les tours, d’un jeu dont il nous propose même les règles. Supposons une reine éprise de son beau-fils. Supposons un prince sur les remparts d’Elseneur. Supposons deux clowns épris d’une écuyère. Et commence alors la magie. Ensuite, s’il est vrai que le regard de la postérité n’est pas nécessairement sûr, celui des contemporains l’est moins encore. Lorsque, à propos d’ouvrages que nous tenons maintenant pour des chefs-d’œuvre, nous lisons des avis formulés à leur époque, il est curieux, il est même amusant de noter la constance avec laquelle revient un certain reproche, toujours le même et qui peut se ramener à ceci : non, Monsieur, le monde n’est pas comme ça. À quoi l’écrivain a beau jeu pour répondre : pardon, comment est-il alors ? Où est-elle, cette définition de l’homme à laquelle je devrais me conformer alors que, même avec les êtres les plus proches, nous ne sommes jamais au bout de nos surprises et que, comme l’a dit avant moi un écrivain sérieux, le cœur d’un honnête homme a encore de quoi nous épouvanter ? Où est-il, ce signalement du monde, où est-elle, cette photographie du siècle alors que, à part le secteur étroit de nos affections et de notre activité, le monde, pour chacun de nous, n’est qu’une suite d’apparences, apparences qui, d’ailleurs, pour l’usage que nous en faisons, nous suffisent, une suite de rues que nous traversons en prêtant plus d’attention aux clous qu’aux passants, une suite de façades au-delà desquelles notre regard ne porte pas, une suite de conducteurs enfermés dans leurs boîtes de tôle et avec qui notre seul contact se ramène à quelques propos dont la sympathie n’est pas généralement le caractère principal ; alors que, par-dessus le marché, ces apparences ne cessent de changer, alors qu’en ce moment même, dans les profondeurs, des mouvements moutonnent et que, sur la peau de la terre, des actes se perpètrent qui déjà le modifient, ce signalement. C’est au milieu de ce flou, de ce mobile, de cet indéfini que l’écrivain vit et écrit. C’est de cet indéfini qu’il va saisir au vol quelques traits, qu’il va essayer d’en déceler les ridicules ou le pathétique, qu’il va en faire apparaître le sens, le non-sens ou les délires. Cette façade, pour les autres secrète, le romancier la franchit et il écrit Pot-Bouille. Ce quatrième mur, l’auteur dramatique, par définition, le supprime et il écrit Jean de la Lune.

    Qui ne sont encore, roman ou pièce, que la définition d’un fragment de la réalité. Mais au moins cette définition enfin existe. Qui ne sont encore que la version de l’auteur, à la fois déformée et illuminée par ses passions, ses convictions ou son esthétique. Mais cette version existe. Version peut-être même inventée mais le mot ici doit être pris aussi dans le sens que lui donne le Code : l’écrivain découvre, l’écrivain déterre, il déterre une statue, une amphore, une vérité qui étaient déjà là mais enfouies et dont personne ne soupçonnait l’existence. Tel est l’écrivain : il voit ce que les autres ne voient pas ou ce que les autres ne voient pas encore et qui, après lui, deviendra peut-être une évidence. Ou, au moins, il voit un aspect des choses, un comique ou un pathétique qui nous échappaient. Ce propos, je sais, peut paraître d’une prétention démesurée. Mais si, sous cette coupole, je ne puis pas entonner le péan de l’écrivain, où le ferai-je ? Et comment expliquer autrement le phénomène élémentaire de la littérature – et de tout art, d’ailleurs – qui est de nous intéresser à des gens, à des thèmes, voire à trois pommes qui, dans la vie, pourraient très bien ne pas nous intéresser du tout et dont dès lors, comme le faisait déjà observer Pascal, la seule ressemblance ne devrait pas nous intéresser davantage ? Comment expliquer que nous retrouvions avec bonheur dans un livre des Cousine Bette, des Monsieur Homais, des Madame Verdurin alors que, dans la vie, devant leurs équivalents, nous changerions de trottoir ou qu’en tout cas, moi, je changerais de trottoir pour ne pas les rencontrer ? Comment expliquer autrement que, de tel individu, nous puissions dire qu’il est balzacien ou stendhalien, de telle situation qu’elle est cornélienne ou kafkaïenne ? Est-ce à dire que ces écrivains les ont inventés de toutes pièces ? Non, car dans ce cas il nous faudrait conclure qu’il n’existait pas de sadiques avant le marquis de Sade, ce qui me paraît vif. Cela signifie simplement que ces caractères, ces situations, ces thèmes, ce sont ces écrivains-là qui les ont le mieux définis, qu’ils y ont vu un sens, un intérêt, une force, une vérité enfin auxquels, jusque-là, nous n’étions pas sensibles.

     Et c’est pourquoi, dès qu’il y a talent, c’est-à-dire dès qu’il y a communication, toute vision du monde, et même la plus éloignée de la nôtre, nous éclaire. Nous éclaire non seulement sur l’œuvre et sur son auteur mais aussi, par analogie, par réflexion, sur nous-mêmes et sur tout ce qui nous entoure. Nous éclaire à la fois, si j’ose dire, d’une manière perpendiculaire et d’une manière parallèle, à la fois comme le projecteur et comme la lampe qui, destinée à n’éclairer qu’une table, répand aussi sa clarté dans toute la pièce.

     Voulez-vous jouer avec moi ? C’est moi maintenant, et sans accent, qui vous pose la question. Voulez-vous jouer avec moi à entrer dans ce royaume que, de pièce en pièce, Marcel Achard s’est composé, jouer avec moi à en découvrir les thèmes, les lignes de force ou les lignes de crête ? La première, et la plus évidente, est l’amour. Nous sommes dans un univers gouverné par l’amour et c’est tout naturellement que Marcel Achard, lorsqu’il publie l’ensemble de ses pièces, les groupe sous des titres généraux où il y a chaque fois le mot amour. Peu d’ambitieux, d’arrivistes, de cupides. Ou, quand il y en a, il est visible que l’auteur ne les porte pas dans son cœur, ce qui veut dire qu’il ne les garde jamais longtemps sur la scène. L’argent est là pourtant. Marcel Achard est trop de son temps, il l’a trop observé et derrière de trop grosses lunettes pour ne pas savoir que l’argent se glisse partout, qu’il est, comme l’écrivait Balzac, le fond même de la langue moderne. Et dans ses pièces, souvent l’argent montre ses plus cruels visages : l’arrogance de celui qui en a, l’humiliation de celui qui n’en a pas. Mais en même temps, ce pouvoir de l’argent ici reste court. Généralement, il se heurte à plus fort que lui, à l’amour, à l’amitié ou encore à l’insouciance. La richesse apparaît ici comme quelque chose à quoi on peut rêver, pour lequel on peut même faire quelques efforts mais pas trop et dont finalement on se passe aussi bien. Et il en est de même pour les personnages de Marcel Achard qui s’aventurent dans les sentiers de l’escroquerie ou du chantage. Eux aussi, ils y mettent peu d’insistance. On dirait que là encore il s’agit d’une sorte de jeu, d’un jeu auquel il est tentant de se livrer, qu’il serait même bête de ne pas essayer mais dans lequel ce serait vraiment trop exiger de l’homme que de lui demander de persévérer. S’il m’est permis d’employer ici un vocable brutal mais dont un philosophe contemporain a déjà fait avant moi un large usage, on dirait que d’être des salauds, assez vite ça les fatigue. Chez Marcel Achard, les scélérats – et j’emploie là un mot trop gros pour eux – les scélérats font souvent penser à un gangster qui trouverait sa mitraillette trop lourde et qui, en plein hold-up, la donnerait à porter au caissier. Il en est de même encore pour la méchanceté ou la haine. Dans Patate, Rollo déjà gémit de bonheur en pensant à tout le mal qu’il va pouvoir faire à Carradine. Le moment venu et Carradine à sa merci, Rollo renonce. À lui aussi, comme la mitraillette, sa haine paraît trop lourde et il la dépose. À moins que, pour lui comme pour les maîtres-chanteurs que je viens d’évoquer, il n’y ait quelque part une frontière invisible qu’il leur est impossible de franchir, une grâce qui les rejoint, un souffle qui passe et dans lequel un chrétien pourrait reconnaître le bruissement des ailes de l’ange gardien.

     C’est que, finalement, honnêtes ou malhonnêtes, presque tous les personnages de Marcel Achard sont des ingénus. Ou, au moins, ont-ils gardé un coin d’ingénuité ou même un coin d’enfance. Dans La Débauche, au milieu des forfaits et des débordements dont la famille Borgia s’accommode si bien, nous entendons soudain, de Lucrèce, cette parole étrange : « Nous avons commis un crime contre notre enfance. » Brusquement nous ne sommes plus dans cette cour romaine avec ses ors et ses pourpres, nous sommes loin de cette sœur incestueuse et de ce frère assassin, nous sommes dans un jardin où deux enfants regardent avec stupeur ce qu’ils sont devenus.

    Des ingénus, des enfants... D’où, tout ensemble, leur poésie et leur efficacité théâtrale. Leur poésie qui est là précisément, dans cet espace, dans cette distance qui, pour l’ingénu comme pour l’enfant, subsiste toujours entre son univers et celui des autres. Leur efficacité théâtrale parce que l’ingénu est quelqu’un qui va de surprise en surprise et que, tout naturellement, le spectateur les partage avec lui, parce que l’ingénu avance dans un secret dont le spectateur, le plus souvent, détient déjà la clé, parce que le spectateur a sur lui une longueur d’avance. Chez quelques-uns des personnages de Marcel Achard, cette ingénuité devient même sinon une doctrine, du moins un parti pris, une carapace, un moyen de défense, voire un moyen de conquête. Pris entre une Marceline qui le trompe et un Clo-Clo qui le gruge, le héros de Jean de la Lune s’obstine à voir en eux l’image de l’amour le plus vif et de l’amitié la plus désintéressée. Sa force de conviction est telle qu’il réussit à les amener à cette image qu’il s’est faite d’eux, qu’il les oblige à devenir ce qu’il veut que, tous les deux, ils soient. L’ingénu est aussi quelqu’un qui n’a qu’une seule idée en tête. Comme on sait, c’est un assez sûr moyen de gagner contre ceux qui en ont plusieurs et qui s’y empêtrent.

     L’amour et l’amitié, nous voici aux deux routes principales de l’itinéraire de Marcel Achard. C’est que, pour lui, ces deux sentiments sont plus proches qu’on ne le croit généralement. Sauf dans sa pièce La Débauche où nous assistons aux coups de sang d’une luxure déchaînée, l’amour, chez Marcel Achard, participe plus des douceurs et de la complicité de l’amitié que du désir avec ses gros sabots ou ses passes d’armes rapides. J’ai dit en commençant qu’il n’y avait pas de synonymes. Ce n’était pas encore assez dire. D’un écrivain à l’autre, ce n’est pas seulement le vocabulaire qui change ou l’agencement des phrases, c’est aussi, à l’intérieur des mots, leur sens même. Parce que, chez chaque écrivain, chaque mot se présente avec un autre cortège, avec d’autres références, inséré dans une autre vision du monde et comme tombé d’une autre galaxie. Nous savons bien ou plutôt, à la lecture ou à la représentation, nous sentons bien que le mot amour, le mot chagrin, le mot plaisir ne recouvrent pas exactement la même chose chez Corneille, chez Racine, chez Balzac, chez Proust, chez François Mauriac ou chez Jean Giraudoux et il faut vraiment en arriver aux mots table et chaise pour leur trouver un sens identique. Encore ne suis-je pas trop sûr qu’une chaise de Mauriac ressemble beaucoup à une chaise de Céline ou de Ionesco. Pour Marcel Achard, l’amour est non seulement à peu près le seul mobile sérieux, c’est aussi le seul moyen qu’ait l’être humain pour s’affirmer, pour accéder à l’existence. Pour lui, sans amour, l’homme et la femme ne sont que des infirmes et ce qui leur manque, c’est tout. Un de ses personnages le dit : « Qui n’a pas d’amour n’a rien à perdre. » C’en est au point qu’à diverses reprises, nous retrouverons l’idée qu’il vaut mieux un amour malheureux que pas d’amour du tout, qu’il vaut mieux ce tourment, ce désespoir qu’un calme qui, pour Marcel Achard, est celui du néant. Plus mystérieusement, l’amour souvent apparaît ici comme les retrouvailles de deux êtres qu’on aurait un jour arbitrairement séparés. Dès lors, la grande affaire, et la seule, est de le retrouver, cet autre être. À quoi le reconnaît-on ? Voilà le problème. On ne sait pas. L’amour, ça va, ça vient. Un mot, un regard peuvent suffire ou n’importe quelle complicité d’un moment. Dans Voulez-vous jouer avec môa, le clown Crockson nous dit : « Vous avez entendu ? C’est extraordinaire. J’avais dansé, j’avais chanté, j’avais pleuré, je l’avais tuée, je m’étais tué, elle ne m’aimait pas. J’étais douloureux et pour faire passer la fureur j’escamote une carte et elle m’aime. Je ne comprends rien. C’est magnifique. » Mais, attention, cet amour qui est le plus impérieux des mobiles, qui est le plus nécessaire des sentiments, il est aussi le plus fragile. Né d’un rien, il peut mourir de pas grand-chose. Ou plutôt, s’il est solide, enfin assez solide, contre les ennemis de l’extérieur, il l’est moins contre l’ennemi intérieur. Malheur à l’amant qui a oublié que, ce soir-là, il devait rapporter une rose. Apparaît ici une autre constante du théâtre de Marcel Achard : sa haine ou, au moins, son antipathie pour tous ceux qui, à l’égard de l’amour, se conduisent en propriétaires, pour tous ceux qui considèrent qu’une fois l’alliance passée ou la tête sur l’oreiller, l’amour est une chose acquise. Malheur aux maris trop maris. L’amour est venu, l’amour s’en va, cherche pourquoi. Tout le long des pièces de Marcel Achard, chemine non une angoisse, ce serait trop dire, mais le sentiment que rien n’est sûr, que nous vivons dans un monde précaire, menacé. Il y a chez lui, tout ensemble, une absence d’illusion et une volonté d’illusion, tout ensemble une observation aiguë ou même cruelle et la décision de n’en pas tenir entièrement compte, en même temps l’idée qu’il faut tout faire pour que les choses soient durables et l’idée qu’il faut accepter qu’elles ne le soient pas. Disons qu’apparaît ici une philosophie du détachement. Cette antipathie dont je viens de parler à l’égard de ceux qui se conduisent en propriétaires de l’amour, elle s’étend aux propriétaires tout court. Elle s’étend à tous ceux qui ont le pas trop assuré, qui ont le verbe trop haut, le propos trop, péremptoire, le portefeuille trop insolent. D’où le faible de Marcel Achard pour les professions qui n’ont pas tout à fait la sécurité des autres professions, les fleuristes, les photographes de foires, les musiciens dans un orchestre, les seconds ténors des théâtres de province, les petites figurantes des music-hall. D’où son faible pour ceux qui n’ont même pas ces professions-là, qui les refusent ou à qui on les refuse, d’où son faible pour les clochards dont il a parlé avec tant d’amitié dans Machinchouette et qui étaient déjà préfigurés par le clochard Charlemagne de La Vie est belle. Ceux d’entre vous qui ont assisté à la messe célébrée à la mémoire de Marcel Achard se souviennent peut-être que, pendant un moment, le profond recueillement de l’assistance fut troublé, un peu troublé, par deux clochards qui, dans le fond de la nef, échangeaient des propos d’une philosophie confuse. Certes, il eût mieux valu que le recueillement ne fût pas troublé du tout. Mais, là où il est, Marcel Achard, je suis sûr, a souri. Il était bon, il était juste qu’au milieu de tous ses amis, il y eût aussi ces représentants d’un monde qui s’accommode mal du monde.

     Ces ingénus, ces cœurs simples, ces ratés ou même ces maîtres-chanteurs qui arrivent en exigeant deux millions et qui repartent en n’emportant qu’un ticket de métro, le monde les appelle des idiots. Marcel Achard relève le terme et il le relève comme un défi. Il l’inscrit en lettres de feu au fronton d’un théâtre. Il en fait le titre d’une de ses meilleures pièces. Joséfa est peut-être ce qu’on appelle une idiote, mais c’est elle qui a raison. Idiote, mais c’est vers elle que vont nos sympathies. Et, avant elle, Petrus et Gugusse et Jean de la Lune et le Charlot du Moulin de la Galette. Tous idiots, le mot est prononcé mais, chaque fois, il est articulé avec tendresse, avec amitié, je dirais même avec respect. Ces idiots, Marcel Achard est de leur côté. Ce sont eux qu’il a élus. Reconnaissons-les. En veston et avec ou sans cravate, ce sont les petits frères des pauvres en esprit de l’Évangile. Ce rapprochement, c’est Marcel Achard lui-même qui nous l’indique et, ici encore, déjà dans une de ses toutes premières pièces, Celui qui vivait sa mort.

     De ces idiots, le secret est simple. Un personnage de Noix de Coco nous le révèle : « Tous les idiots ont du cœur. » Pour Marcel Achard, c’est ce qui les sauve. À Jean de la Lune, Marceline dit : « Tu es un drôle de type. Tu m’as dit des choses extraordinaires. Je ne te comprends pas. Es-tu un type épatant ? Es-tu un imbécile ? » Pauvre gourde, trop futée pour être intelligente, ne comprends-tu pas qu’il est les deux et même qu’il n’est l’un que parce qu’il est l’autre, que c’est parce qu’il est imbécile qu’il est aussi épatant, que c’est dans la mesure où il ne descend pas jusqu’à tes ruses qu’il en triomphe. Je ne comprends pas, dit-elle. En écho, rappelons-nous la phrase du clown Crockson : « Je ne comprends rien. C’est magnifique. » Marceline ne comprend pas : elle s’en inquiète. Crockson ne comprend pas : il s’en émerveille. Pour Marcel Achard, c’est le clown qui a raison. Il n’y a pas à comprendre. À l’antipathie pour les propriétaires, ajoutons ici l’antipathie pour ceux qui veulent toujours comprendre et plus encore pour les rusés, pour les malins, pour les calculateurs. Allons jusqu’au bout. Dans l’œuvre de Marcel Achard, se profile une offensive contre l’intelligence ou plutôt, mesurons nos termes, une méfiance à l’égard de l’intelligence, une conscience aiguë de ses limites. Cette proposition peut faire sursauter mais ici même dans son discours de réception, c’est bien à propos de l’intelligence que Marcel Achard citait la phrase de Joubert : « Utile à tout, suffisante à rien. » Utile à tout, suffisante à rien. Notons l’hommage. Notons la réserve. Aux mouvements dictés par l’intelligence, le raisonnement, le calcul, Marcel Achard préfère ceux qui proviennent du cœur, de la générosité, de l’instinct.

     J’espère qu’on voudra bien ne me prêter aucune arrière-pensée si je trouve ici une transition pour parler des femmes. Aussi bien, dans le sillage de Marcel Achard, n’ai-je à dire que des choses obligeantes. Je sais, je sais, à l’instant, emporté par mon élan, j’ai apostrophé Marceline en des termes qui n’étaient pas l’amabilité même. C’est que, dans la pièce où elle apparaît, Marceline a un tort capital : elle n’aime pas ou elle aime mal. Pour le reste, le théâtre de Marcel Achard est un long dithyrambe de la femme. Dithyrambe à sa manière, bien entendu, insolent et où ne manquent pas les pieds de nez. Dithyrambe quand même. Et toujours pour la même raison. Parce que, selon lui, et comme lui, de tous les partis, de toutes les voies, de tous les mouvements, les femmes ont choisi les meilleurs et les plus sûrs : ceux de l’instinct, ceux du cœur. C’est une femme qui, dans une de ses pièces, nous dit : « Petit frère, le prodigieux instinct des femmes leur vient des siècles qu’elles ont passés à ne pas réfléchir. » Une autre qui nous confirme : « Parce que nous savons si peu de choses, nous en comprenons davantage. » À défaut de science, elles ont mieux : la prescience. Et là, c’est un homme qui nous l’assure, le pape Borgia parlant à Vanozza : « On dirait que tu as la mémoire de l’avenir. » Dans Auprès de ma Blonde, on nous déclare : « Les femmes sont des fleurs que les dieux ont envoyées aux hommes pour les aider à vivre. » Il est juste d’ajouter que, lorsqu’on lui rappelle ce propos, le même personnage s’exclame : « Qui a bien pu te dire une bêtise pareille ? » Faut-il compléter cette gerbe ? Ceci peut-être qui résume assez bien l’impertinente admiration de Marcel Achard : « Les idiotes ne sont jamais si idiotes qu’on le croit. Les idiots, si. » Ou ce fragment d’une scène de Petrus :

     PETRUS. – Comment sont-elles ?

     CORCORAN. – Très bien, mon garçon. Les femmes sont très bien.

     PETRUS. – Mais qu’est-ce qu’elles pensent ?

     CORCORAN. – En général, elles ne pensent pas beaucoup.

     PETRUS. – Ce n’est pas ce que je veux dire. Qu’est-ce qu’elles croient ?

     CORCORAN. – Elles croient que l’amour est une chose intéressante.

     PETRUS. – Est-ce que toutes les femmes sont menteuses ?

    CORCORAN. – Le grand charme des femmes, c’est leur mystère. Elles mentent pour qu’on ne les comprenne pas.

 

     Messieurs,

     J’ai déjà beaucoup parlé. Je n’ai pas encore dit l’essentiel bien que sans doute, à travers mes propos, il ait déjà percé. Pour un écrivain, l’essentiel, c’est le talent. Mais, qu’est-ce que le talent, comment le définir, et particulièrement lorsqu’il s’agit du théâtre, lorsqu’il s’agit de cet art qui, plus qu’un autre, tient du chaudron de sorcière, de cet art où tant de choses peuvent tenir à un mot, à un jeu de scène, voire à un silence, mot et silence qui n’ont de sens que portés par la pièce entière. Heureusement, pour le talent, je me trouve ici devant une évidence. Dois-je rappeler ces dialogues où rien ne sent l’effort, où l’esprit court comme une étincelle le long des scènes ? De Domino à Nous irons à Valparaiso, de Colinette à Malborough s’en va-t-en guerre, dois-je rappeler tous ces personnages qui, par-dessus la rampe, nous tendent la main et nous emmènent ? Dois-je rappeler ces trouvailles scéniques, si fréquentes chez Marcel Achard et qui témoignent de son sûr instinct des infinies possibilités de la scène – comme d’ailleurs, et contrairement à ce qu’on croit, des infinies possibilités de compréhension du public. Dois-je rappeler enfin que, si pétri qu’il soit de tendresse, le théâtre de Marcel Achard est aussi un théâtre comique. Dans son discours de réception, c’est dès les premiers mots que Marcel Achard tenait à l’indiquer. Il vous louait d’avoir eu le courage d’élire un auteur comique, le courage, disait-il, parce que l’auteur comique est un auteur maudit. À ce trait, reconnaissons le menu travers des auteurs comiques. Mais il est vrai qu’il existe un malentendu du comique et dont parfois les auteurs comiques enragent. Encore en hommage à Marcel Achard, je voudrais ici, en quelques mots, non l’éclaircir, ce malentendu – il m’y faudrait un autre discours – mais au moins en tenter une approche.

     Précisément en raison de son naturel, le comique a souvent déconcerté et je crois même agacé ceux qui ont voulu en définir le secret ou en établir les lois. D’où diverses parades ou écoles. D’aucuns s’en sont tirés de la manière la plus expéditive en décidant que le théâtre comique ne pouvait être qu’un divertissement sans portée. D’autres ont voulu voir plus loin, et, ayant noté que, dans beaucoup de pièces comiques, affleurent des problèmes graves, une réflexion amère ou une critique de la société, ils en ont conclu que cet aspect-là était en quelque sorte dissimulé par le comique et que, pour le faire apparaître, il convenait de jouer ces pièces en funèbre. Expérience intéressante d’ailleurs mais à la lumière de laquelle il est apparu avec d’autant plus d’évidence que le comique n’est pas une sauce ajoutée, qu’il est le tissu même de la pièce, que les personnages de Molière, de Labiche ou plus près de nous ceux de Marcel Achard, que ces personnages ne sont pas vrais malgré leur comique, qu’ils sont vrais parce que comiques. Avant d’être un résultat, le comique est une méthode, il est un langage, il est le moyen dont l’écrivain s’est servi pour aboutir à la vérité la plus nue. La vérité la plus nue... C’est ce qui doit nous mettre en garde aussi contre la tentation inverse qui est de jouer les pièces comiques en sur-comique, en y ajoutant des effets de bretelles qui, plus sûrement encore que le funèbre, déguisent la vérité et l’effarouchent. Dans une des très rares notes qu’ait laissées Labiche, parlant d’un de ses personnages qui pourtant porte le patronyme badin de Tourterot, il écrit : « Ce rôle demande à être bien habillé » et il précise aussitôt sa pensée : « Toute charge dans le débit, le geste ou le costume doit essentiellement nuire à l’effet en faussant le personnage. » « Demande à être bien habillé. » On pense bien que Labiche ne se préoccupe pas ici de la coquetterie de l’acteur. Ce qu’il veut, c’est que, habillé exactement comme les spectateurs, Tourterot reste quelqu’un en qui ces spectateurs soient obligés de se reconnaître – ou au moins de reconnaître leurs voisins. Ce qu’il veut, c’est que ce personnage garde son pouvoir d’allusion, son pouvoir d’agression, son pouvoir de vérité.

    Enfin, une autre parade consiste à noyer le comique sous diverses notions annexes. On a parfois l’impression qu’à l’entrée du théâtre on a disposé deux grands sacs, que dans l’un, marqué THÉÂTRE SÉRIEUX, on a déversé pêle-mêle les problèmes graves, le pathétique, l’amour pensif, la misère du monde, l’engagement politique, la larme à l’œil, le pessimisme amer, voire l’ennui ; que dans l’autre, marqué THÉÂTRE COMIQUE, on a fourré la vision rose, la bonne humeur, les péripéties de l’oreiller, la fin heureuse, l’optimisme gaulois, voire la vulgarité. Autant de fariboles. Une pièce écrite et jouée sur le mode le plus sérieux peut très bien n’être que futile alors que le comique peut très bien s’attaquer aux thèmes les plus graves. Je tiens même que le comique est d’autant plus vif que le thème est plus considérable. Et faribole aussi que cette identification avec le pessimisme ou l’optimisme. Lorsque – et à tant faire que de chercher un exemple, autant le prendre extrême – lorsque, dans les films de Laurel et Hardy, nous voyons ces deux malheureux ne pas pouvoir ouvrir un robinet sans provoquer une inondation, ne pas pouvoir planter un clou sans que la maison s’effondre, osera-t-on bien dire que nous sommes là devant une vision optimiste de l’existence ? Il en fallait plus aux exégètes pour perdre courage. Ayant remarqué que, invités à dîner en ville, les auteurs comiques ne faisaient pas de farces au dessert et qu’il leur arrivait même de s’y montrer taciturnes ou renfrognés, ils en ont conclu que le comique finalement était triste, qu’il était amer ou même méchant. Une doctrine est née : on ne rit que du malheur d’autrui. Un exemple a surgi : on rit d’un homme qui tombe. Cet exemple a été si souvent cité qu’il convient peut-être de s’y arrêter. Messieurs, je vous le demande, dans le spectacle d’un homme qui tombe d’un mètre soixante-huit, altitude moyenne du Français, si c’était la chute qui nous faisait rire, et la douleur qu’elle implique, en saine logique nous devrions rire dix fois plus d’un homme qui tombe d’un sixième étage et notre hilarité ne devrait plus connaître de limites, elle devrait devenir cyclone, typhon devant le spectacle d’un parachutiste dont le parachute ne s’ouvrirait pas. Je ne crois pas m’aventurer à l’excès en disant que ce sixième étage et ce parachutiste ne feraient rire personne. D’autre part, pour en revenir à notre homme sur le trottoir, il est clair que notre rire sera d’autant plus vif que cet homme aura eu, avant sa chute, une démarche plus digne, un maintien plus compassé. Cette observation achève de nous éclairer. Ce qui nous fait rire, c’est non la chute et moins encore la douleur – la preuve en est que si cet homme criait qu’il s’est cassé la jambe, notre rire aussitôt s’éteindrait – ce qui nous fait rire, c’est d’avoir vu devant nous une dignité qui s’écaille, une apparence qui se lézarde, un pantin qui se désarticule, c’est d’avoir vu passer sur ce visage, jusque-là secret, une surprise, une panique, c’est d’avoir vu passer la vérité. Le voilà, le comique. Rappelons-nous toutes les grandes répliques comiques du théâtre. Ce sont autant de cris du cœur. Chaque fois, c’est une passion qui se trahit, ou une vanité qui s’étale, un égoïsme qui s’affirme, une idée fixe qui persiste, une déformation professionnelle qui surnage, un tabou qui s’écroule, une logique qui reste imperturbable, bref, chaque fois, c’est la brusque irruption de la vérité, chaque fois, c’est un brusque jet de lumière sur la vérité profonde d’un être. Tel est le comique. Ni optimiste, ni pessimiste. Il est. Ou, si l’on veut, comme la vérité, il est tantôt l’un, tantôt l’autre et, comme la vérité, tantôt aimable, tantôt cruel, tantôt chargé de toute la bonne humeur du monde, tantôt devenu sa conscience ricanante et désespérée, refusant toute identification comme la vérité refuse tout compromis.

     De tous ces comiques, Marcel Achard avait choisi celui vers lequel le portait son cœur chaleureux et il n’aurait pu en choisir un autre. Dans ce comique, dans cette tendresse, dans cette vision du monde, dans le théâtre de Marcel Achard, reconnaissons un des visages de la vérité.