Homélie prononcée lors des obsèques de M. Pierre Gaxotte, en l’église Saint-Pierre du Petit-Montrouge

Le 26 novembre 1982

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

HOMÉLIE

PRONONCÉ PAR

M. le Révérend Père CARRÉ

en l’église Saint-Pierre du Petit-Montrouge

le vendredi 26 novembre 1982

 

 

Bossuet a écrit : « Nous savons que nous devons mourir, mais nous n’y croyons pas. » Nous sommes obligés d’y croire peu à peu, ne fût-ce que par la disparition de ceux qui nous entourent. À l’Académie française, dans cette Compagnie où malgré les différences d’origines, de culture, de positions philosophiques, des hommes créent entre eux des liens solides quoique difficiles à définir, l’une des souffrances est précisément de voir s’en aller tour à tour ceux qui étaient devenus des compagnons. En de telles heures le fait d’appartenir à une autre génération n’atténue pas la tristesse, quoique nous comprenions combien grand est aujourd’hui le deuil de nos confrères qui rencontrèrent Pierre Gaxotte au temps de l’École Normale Supérieure.

Je n’ai pas à scruter la conscience de celui qui nous a quittés. L’idée ne me vient certes pas de vouloir l’accaparer en le présentant comme un homme de foi intrépide. Cependant, puisque certains apprirent avec étonnement, m’a-t-on dit, la célébration d’obsèques religieuses, je dois à la mémoire de notre ami disparu de donner cette précision : plusieurs fois, tandis qu’on l’interrogeait sur son attitude religieuse, il répondit fermement qu’il voulait mourir en catholique. Or, dans un moment de pleine lucidité, à l’hôpital, il put réaliser son désir.

Que l’homme croie à la vie éternelle, qu’il n’en admette pas l’existence, ou bien qu’il demeure en attente, dans l’agnosticisme, il se trouve toujours devant un mystère.

Ceux qui partagent ma foi pensent à l’étonnante nécropole étrusque où les gisants à demi soulevés des tombeaux ont un sourire émerveillé. Nous affirmons qu’un élément spirituel doué de conscience, et donc le « moi » humain, subsiste. Certes, nous ne pouvons imaginer que Dieu Créateur renie l’œuvre de ses mains. Mais notre espérance repose sur le Christ. Car le Christ a promis de ressusciter au dernier jour celui qui croirait en lui.

Dans quelques jours nous fêterons Noël. Parce que Dieu s’est incarné, parce que Dieu est entré dans l’histoire en devenant l’un d’entre nous, une solidarité indestructible a été réalisée. Nous sommes solidaires de lui comme il s’est voulu solidaire de nous. Quand il ressuscite, le jour béni de Pâques, il entre dans le Paradis comme le premier-né d’une multitude de frères.

Alors il me semble que ces frères qui pénètrent à sa suite dans le Royaume font une triple découverte. Ils entrent en possession de la plénitude de l’amour, ils accomplissent le vœu de ce romancier incroyant qui rêvait de l’au-delà : « Se réaliser, enfin : quelle ivresse ! »

Ils comprennent aussi que, sur la terre, la vie éternelle est déjà commencée et que nos gestes, les plus humbles comme les plus grands, s’inscrivent sur ce que nous appelons le Livre de Vie.

Enfin, ils nous regardent jusqu’au fond du cœur. Il nous arrive de craindre qu’ils soient totalement absorbés par Dieu et en Dieu, donc séparés de nous. Nous nous trompons ; ils nous voient dans la vision même que Dieu a de nous. L’un de vous, mes chers Confrères a écrit : « Dormez en paix, mes morts bien-aimés, désormais vous savez mon inexprimable. » Oui, ils savent l’inexprimable, et ils nous soutiennent sur notre route difficile puisque, déclare saint Thomas d’Aquin, « il n’y a rien de plus divin que d’aider ceux qui sont dans le besoin. »

Dormez en paix... Votre sommeil ne se confond pas avec un vague repos. Selon le sens biblique du mot Requiem, il est activité suprême épanouissement total. Le prêtre offre l’Eucharistie pour que le Seigneur, faisant miséricorde à Pierre Gaxotte, l’introduise dans cette paix. Toute existence, qu’elle soit brève ou longue, porte sa part de défaillances et de péchés. Mais, en même temps, nous présentons à Dieu l’incessant labeur de notre ami, qui publiait encore il y a si peu de temps, son dernier article. Aux yeux du Père des lumières elle compte, l’œuvre puissante et originale du grand historien dont le nom demeurera. À ce Père nous parlons aussi des épreuves physiques que Pierre Gaxotte supporta avec courage. Et puis, à cet homme que l’on disait tellement sceptique nous rendons témoignage pour sa grande bonté.

Je ne peux pas ne pas évoquer Charles Maurras dont Pierre Gaxotte fut le secrétaire. Peu avant de mourir, Maurras, affligé de l’extrême surdité que l’on sait, confia au prêtre qui l’assistait : « Pour la première fois depuis mon enfance j’entends venir quelqu’un. » Qu’a-t-il entendu ? Sans doute ce que suggérait Mgr Ghika, apôtre admirable disparu à l’Est dans les geôles de son pays : « Je ne m’appelle pas mort, mais Accueil, mais Vérité, mais Port de l’Océan de Dieu, mais Vie, mais Début du Sans-Fin. »