Notes sur le rêve

Le 25 octobre 1976

Jean BERNARD

Notes sur le rêve

Séance publique annuelle des cinq Académies

PAR

M. JEAN BERNARD
délégué de l’Académie Française

 

 

Un milliardaire ne rêvait pas (ou croyait ne pas rêver) et aimait les rêves. Un vagabond rêvait et n’oubliait pas ses rêves. Le milliardaire achetait bon prix chaque matin les rêves du vagabond. Dans ce motif initial d’un roman américain se trouvaient soulignés, et l’attrait qu’exerce le rêve, et l’inégalité au moins apparente des hommes devant le rêve.

« Parents, racontez vos rêves à vos enfants » ordonnait un papillon surréaliste. Mais depuis plusieurs milliers d’années, et sous toutes les latitudes, les hommes ont décrit leurs rêves. Le Pharaon contait ses rêves à Joseph. La reine Atossa raconte au chœur des Perses qu’elle a vu un milan déchirer de ses serres la tête d’un aigle. La femme de Pilate « J’ai été très affectée en songe » et Swann « Une nuit noire se fit tout d’un coup ; un tocsin sonna ; des habitants passèrent en courant, se sauvant de maisons en flammes. Swann entendait le bruit des vagues qui sautait et son cœur qui, avec la même violence, battait d’anxiété dans sa poitrine. Tout d’un coup ses palpitations de cœur redoublèrent de vitesse ; il éprouva une souffrance, une nausée inexplicables ; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant : Venez

demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son camarade ; il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux qui ont mis le feu. C’était son valet de chambre qui venait l’éveiller et lui disait : « Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là ; je lui ai dit de repasser dans une heure. »

Le rêve nourrit, inspire les métaphysiques, les philosophies, les psychiatries, les poètes. Aujourd’hui encore, comme le rappelle Michel Jouvet, les fellah du delta du Nil s’enveloppent le crâne d’un turban quand ils dorment, pour empêcher leur âme de quitter leur tête pendant le rêve. Chez les Masai du Kenya il est interdit de réveiller brusquement un dormeur de peur que l’âme, qui erre pendant le rêve, n’ait pas le temps de réintégrer le corps. Le rêve est ainsi le langage de l’âme immortelle qui reste merveilleusement vigile tandis que le corps mortel va de la veille au sommeil.

Le rêve, pour nos philosophes, tantôt exprime tout le psychisme de la veille, tantôt n’est qu’un reflet affaibli de cette activité avec l’appauvrissement du fonds d’idées, le relâchement des associations, tantôt est un état mystérieux proche de la folie, tantôt enfin révèle des activités physiques latentes ou méconnues à l’état de veille.

Tel est assurément le cas de l’imagination et des images. Le rêve est lui aussi « le fils de la frénésie et de l’ombre », « le royaume de l’instantané ».

Tel est le cas des créations, des constructions artistiques, scientifiques, très élaborées apparaissant pendant le rêve. Un musicien du XVIIIe siècle, Tartini, dont Bergson rapporte l’histoire, s’acharnait à une composition mais la muse se montrait rebelle. Il s’endormit, et voici que le diable apparut en personne, s’empara du violon, joua la sonate désirée. Cette sonate, Tartini, l’écrivit de mémoire à son réveil. Il nous l’a transmise sous le nom de sonate du diable. Le grand chimiste Kékulé, après un rêve de serpents mangeant leurs queues, imagina le célèbre hexagone qui devait inspirer toute la chimie structurale. Tel serait l’inconscient. L’interprétation des rêves est, pour Freud, la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient dans la vie psychique. Tout rêve a un sens. Tout rêve révèle l’homme, sa personne, son histoire. Tout rêve est l’accomplissement d’un désir, désir évident, désir oublié ou désir caché. Le désir appartient à l’inconscient. Il ne peut être reconnu par la conscience. Le contenu du rêve nous est donné sous forme d’hiéroglyphes dont les signes doivent être successivement traduits dans la langue de pensée du rêve. Le psychanalyste s’efforce de déchiffrer des hiéroglyphes. Il est à la recherche de l’objet perdu du rêve.

Tel est fréquemment le poème :

« Je fais souvent un rêve étrange et pénétrant »

dit l’un,

« J’ai rêvé que je marchais vite
Sur les routes du Tyrol
Parfois, pour aller plus vite
Je marchais à quatre pattes
Et mes paumes étaient dures »

dit un deuxième,

Et un troisième :

« Qui est là ? Ah, très bien. Faites entrer l’infini. »

Les poètes surréalistes ne séparent pas la veille du rêve. La veille et le rêve sont côtés différents d’une même chose, sont vases communicants. L’homme est un dormeur qui gagne chaque nuit, pendant le rêve, les pépites qu’il dissipera pendant le jour en menue monnaie. Comme l’écrit Aragon dans une « Vague de Rêves » au temps des premiers textes automatiques, au temps où une épidémie de sommeil frappait les poètes, « Ils aperçoivent soudain une grande unité poétique qui va des Prophètes de tous les peuples aux Illuminations et aux chants de Maldoror. »

Apparemment très divers, abordant le rêve par des méthodes très variées, philosophes et psychiatres, métaphysiciens, théologiens, poètes, finalement s’accordent assez bien. La relation entre le rêve et le désir est exprimée presque dans les mêmes termes par Freud et par André Breton. Pour les uns et pour les autres, le rêve est à la fois une brume, ou tout au moins une demi-brume, qu’il faut dissiper, une imagerie mystérieuse souvent dramatique qu’il faut expliquer, un trésor qu’il faut exploiter. Ils dissipent, expliquent, exploitent. Les mêmes clés des songes, ou presque, sont utilisées par les uns et par les autres.

Tout change avec l’arrivée de la physique et de la physiologie. De la physique en premier, et d’abord de l’électricité. Les courants électriques du cerveau sont mille fois plus faibles que ceux du cœur et se comptent en millionièmes de volts. Ils peuvent néanmoins être mesurés, enregistrés, mis en courbes, transcrits sous forme de rythmes, de signaux. A l’état de veille correspondent des rythmes électriques vifs, des signaux fréquents ; à l’état de sommeil profond, des rythmes lents, des signaux rares. A l’état de veille, avec activité psychique, musculaire, correspond une vive activité électrique ; à l’état de sommeil

avec assoupissement intellectuel, résolution musculaire, correspond un sommeil électrique.

Mais voici qu’apparaît, entre le sommeil et la veille, un troisième état défini d’une part par l’apparence du sommeil le plus profond, l’immobilité absolue, la mollesse des membres, d’autre part par une activité électrique rapide, vive, aiguë, analogue à celle de l’éveil. Etat paradoxal, sommeil paradoxal découvert et défini par le physiologiste lyonnais Michel Jouvet dont les recherches ont si remarquablement éclairé un domaine si longtemps obscur. Or c’est pendant le sommeil paradoxal que survient le rêve : c’est le sommeil paradoxal qui est le père des songes.

Eveillez un homme plongé dans le sommeil lent. Tout engourdi, il ne raconte aucun rêve. Eveillez un homme, dont l’électricité est celle du sommeil paradoxal, vous interrompez son rêve. Il est frais, dispos. Il vous raconte aisément son rêve. Il est naturellement difficile de discerner si le rêve se prolonge pendant la totalité ou seulement pendant une partie du sommeil paradoxal, mais il est sûr que le sommeil paradoxal est le temps du rêve.

Ainsi le rêve est défini par l’inertie musculaire la plus lourde, par l’activité électrique la plus vive. Le relâchement musculaire est total. L’homme qui dormait, sa tête s’effondre lorsqu’il entre dans le sommeil paradoxal, lorsqu’il rêve. Les oreilles du lapin, restées verticales pendant le sommeil lent, s’affaissent sur sa tête pendant le sommeil paradoxal. Le chat peut dormir accroupi sur ses pattes, il s’allonge sur le flanc quand il rêve. Et pourtant pour ces trois rêveurs, l’homme, le lapin, le chat, le tracé électrique, au même moment, évoque une vigilance accrue. De cette vigilance témoignent peut-être aussi les mouvements des yeux si fréquents pendant le rêve et souvent liés au rêve, mouvements horizontaux si le rêveur regarde un jeu de tennis, verticaux s’il voit tomber les feuilles.

Le sommeil paradoxal, le rêve est toujours précédé par une période de sommeil lent. Ce sommeil paradoxal survient assez régulièrement toutes les 90 minutes environ et dure 15 à 20 minutes. Quatre ou cinq cycles de sommeil lent et de rêve vont se succéder pendant la nuit si bien qu’à la fin de la nuit, les périodes de rêve auront en tout duré 90 minutes. On compte ainsi pour un adulte normal plus de mille rêves chaque année. Un homme de 70 ans a donc été éveillé pendant quarante-trois ans, a passé vingt-deux ans en sommeil lent plus ou moins profond, et cinq ans à rêver. Ces cinq années de vie imaginaire se sont écoulées sous forme, écrit Jouvet, de petites séquences serties au cœur de vingt années de sommeil sans rêve. Le rêve

n’est pas un phénomène aléatoire mais un phénomène périodique.

Notre vie ainsi n’est pas définie par l’alternance monotone de deux états, la veille et le sommeil, mais par la succession rythmée de trois états, la veille, le sommeil lent, le sommeil paradoxal ou rêve. Les physiologies classiques d’Occident avaient méconnu cette succession. Nerval l’avait pressentie : « C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu et où se dégagent des ombres et de la nuit, les pâles figures, gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres. Le monde des esprits s’ouvre pour nous. » Mais la théorie des trois états avait clairement été proposée par les mythologies indiennes, les Upanishads. Elle n’a été démontrée que tout récemment grâce aux beaux travaux de l’école lyonnaise.

Le rêve est nécessaire. Si, par divers artifices, on empêche pendant cinq nuits un animal de rêver, si pendant cinq nuit consécutives on éveille un homme au début de son rêve, lorsqu’apparaissent les premières ondes du sommeil paradoxal, la sixième nuit, cet animal, cet homme vont rêver plus longtemps que de coutume, vont en quelque sorte refaire les rêves perdus. Tout se passe comme si une vie normale demandait une certaine quantité, une quantité constante de rêve.

Les hommes, les animaux qui rêvent ne bougent pas, restent immobiles. Nous rêvons que nous courons, que nous volons mais notre corps reste inerte, comme paralysé. Nécessairement. Le rêve n’est pas comme le disait Freud, le gardien du sommeil. Tout au contraire, il pourrait mettre en danger le dormeur. Le sommeil est, presque par définition, la période pendant laquelle le danger ne peut être toléré. Les animaux se cachent pour dormir, ou dorment protégés sur leur territoire, ou, tels les babouins, sur des arbres à sommeil spéciaux. Si l’animal vit son rêve, si le lièvre rêvant se met à courir, alors qu’il dort, alors que son ouïe, son odorat ne perçoivent plus l’aboiement, l’odeur du chien, il est perdu. Le rêve n’est possible que dans l’immobilité. Déjà on note que les animaux chassés, les cerfs, les rats, les souris, rêvent peu, que les animaux chasseurs, les chiens, les chats rêvent beaucoup. Mais, dans toutes les espèces animales, des freins sont en place qui entravent tout mouvement, qui immobilisent le dormeur pendant le rêve, qui lui permettent de rêver sans risque. Les physiologistes ont reconnu ces freins et les territoires du système nerveux qui les commandent. Par diverses méthodes physiques ou chimiques, ils ont pu détruire ces commandes, supprimer ces freins. Rien n’empêche plus les mouvements du rêve. Le chat, ainsi modifié par les physiologistes, le chat endormi, bien endormi car il ne perçoit pas les excitations

extérieures, rêve, se met à l’affût, chasse les souris, les poursuit, les attaque, fuit un chien imaginaire. Rien de plus singulier que cet animal qui vit son rêve, qui n’entend rien, ne sent rien, qui tout à la fois rêve, dort, agit, rampe pour se cacher, court, rage, griffe puis s’apaise. Car le rythme paradoxal persiste et le rêve vécu va se répéter quelques minutes toutes les demi-heures ou toutes les heures.

Il est hautement probable que les mêmes freins immobilisent l’homme qui rêve comme les autres animaux.

Pas tous les autres animaux. Le rêve apparaît assez tard dans l’évolution. La carpe, le python, l’iguane et la tortue ne rêvent pas. Le pigeon rêve peu, l’homme, le chimpanzé rêvent beaucoup. Les carnassiers, et surtout l’opossum, le chat rêvent plus encore. Le chat, avec un sommeil paradoxal de 200 minutes, plus de trois heures chaque nuit, est le champion du rêve toutes catégories.

Le chat, rêveur et rêvé. Le chat est, à la fois l’animal qui rêve le plus longtemps, l’animal qui apparaît le plus souvent dans le rêve de l’homme. Depuis plusieurs milliers d’années, le chat, avec la pieuvre et l’araignée, appartient au personnel fondamental de l’arche de nos rêves.

Pas également à tous les âges. Le nouveau-né, chaton ou bébé humain, se trouve pendant de longues périodes en sommeil paradoxal, donc probablement rêve beaucoup. Le nourrisson semble bien sourire en rêve quelques jours avant de sourire à l’état de veille. D’éminents chercheurs pensent même avoir établi que, dans certaines espèces au moins, le fœtus rêvait pendant la vie intra-utérine, rêvait au sein de la matrice avant de naître. Peut-être ces rêves de fœtus représentent-ils une sorte d’apprentissage, de répétition des mouvements, qui seront immédiatement nécessaires à la naissance.

Pas également enfin dans toutes les familles, ni pour tous les individus d’une même espèce. Les études ont été- conduites sur plusieurs lignées pures de souris. Chaque lignée, chaque famille, a son horaire, sa durée, son programme de rêve, différent de l’horaire, de la durée du programme de rêve d’une autre lignée. Les recherches poursuivies sur l’homme comparant des rêveurs sénégalais et des rêveurs français témoignent dans le même sens. Les enquêtes portant sur les jumeaux rêveurs, vrais jumeaux et faux jumeaux, viennent d’être entreprises. Il semble dès maintenant établi que le rêve dépend de commandes génétiques. Les facteurs génétiques qui nous définissent, qui nous font chacun différent des autres, gouvernent aussi nos rêves, leur fréquence, leur durée, leur densité, leur couleur, leur répétition, la mémoire que nous en gardons. La durée des périodes de rêve varie

de 60 à 120 minutes, avec une moyenne de 90 minutes. Mais à chaque homme sa durée de rêve. Tel rêve 105 minutes et rêvera 105 minutes toute sa vie, quelles que soient les circonstances extérieures même s’il est placé quelques mois dans une grotte, dans une expérience hors du temps.

Ainsi, ce rêve, domaine du phantasme et de la fantaisie, de l’image et de l’imaginaire, le voici ordonné dans son désordre apparent, avec des horaires aussi précis que ceux des trains rapides ou des avions de ligne, régi par nos gènes, reçu de nos parents, transmis à notre descendance, élément de ce capital héréditaire qui nous défend contre la faux du temps, atténue notre mortalité, prolonge notre survivance.

L’alchimie des rêves est devenue une chimie des rêves. Aux champignons hallucinatoires, aux chaudrons des sorcières, ont succédé les structures moléculaires les plus précises, les synthèses les plus raffinées. Déjà en 1957, Jean Delay avait montré que certaines substances chimiques peuvent provoquer des rêves avec libération de l’imaginaire, avec projection esthétique du contenu de l’inconscient. Des relations existent entre la constitution chimique du produit utilisé et son pouvoir de créer le rêve, son pouvoir onirogène, pour employer le langage des psychiatres. La forme des rêves, leur intensité varieront d’une personne à l’autre pour le même produit, ce qui confirme probablement les aptitudes inégales au rêve qu’on vient d’évoquer.

Ainsi l’homme peut susciter le rêve de l’homme, le rêve de l’amante inconnue et des amis perdus, le rêve qui dénoue les pensées les plus rigides, qui mêle les images de la joie et de la douleur, le rêve qui éclaire les souvenirs obscurs et les motifs inavoués, le rêve des ondes électriques vives, aiguës et des muscles mous. Ainsi se trouve établie l’unité du rêve. C’est bien le même rêve que chantent les poètes, qu’analysent les psychiatres, que définissent les physiologistes avec l’électricité et la chimie.

La chimie intime des cellules du cerveau n’est pas encore bien définie ; mais nous connaissons les messagers, les substances chimiques qui vont porter l’information d’un territoire nerveux à un autre. L’état de veille, les divers sommeils dépendent, et de la nature du message, et du territoire nerveux qui reçoit le message. Certains territoires nerveux sont spécialisés comme des centraux téléphoniques aux fonctions particulières. Tel centre gouverne la veille, tel autre le sommeil lent, tel autre le rêve. Le centre des rêves porte le beau nom de locus

caeruleus (les neurologues parlent encore latin), le champ bleu. Les messagers ou médiateurs chimiques sont également spécialisés. Un premier message chimique, agissant sur un territoire nerveux précis, provoque l’éveil et entretient l’état de veille. Un deuxième message lui succède ; il suscite l’endormissement et maintient le sommeil profond, le sommeil lent. Revient alors le premier message qui informe, active un territoire nerveux différent. Il ne provoque plus l’éveil mais le sommeil paradoxal, le rêve. Ces messagers ne sont pas des êtres de raison, mais des corps chimiques parfaitement définis. Nous suivons leur chemin le long des voies nerveuses, nous savons par la fluorescence, reconnaître leur présence colorée au sein de la cellule qui reçoit l’information et qui va rêver.

Tout au long de nos nuits, se poursuit ce ballet merveilleux et rythmé des messagers, créateurs inéluctables des cycles rigoureux qui tissent l’étoffe de nos veilles, de nos torpeurs, de nos rêves.

Ainsi, d’un côté, les maîtres, les inventeurs de la psycho-pharmacologie, rapprochent le rêve de la folie, montrent que les mêmes drogues peuvent provoquer tantôt le rêve, tantôt un court délire onirique, tantôt une vraie psychose onirique. D’un autre côté, les physiologistes, les chimistes intègrent le rêve au cycle normal de nos nuits, le considèrent comme un élément constant et constamment renouvelé de notre vie.

D’antiques querelles ainsi renaissent. Les uns tiennent pour analogues le rêve et la folie. Le fou est pour Kant, un dormeur éveillé ; pour Schopenhauer, le rêve est une courte folie, la folie un long rêve. Les autres exaltent le rêve. Comme l’écrit Edmond Schuller : « à la vieille conception du rêve mystérieux, état proche de la folie, s’est substituée celle du rendez-vous que tout homme a avec lui-même pour établir certains équilibres fondamentaux, trier ses souvenirs et établir entre sa conscience et le « reste » un dialogue secret ; confrontation unique, hors du monde extérieur et sans témoin, le sommeil n’est pas la nuit de la conscience mais peut-être le contraire. » Si l’état de veille était une vigilance extérieure, le sommeil paradoxal, le rêve, est peut-être une vigilance intérieure, une vigilance tournée vers l’intérieur.

Ces diverses interprétations ne sont peut-être pas contradictoires. Il est sûr que le rêve, par plusieurs traits, évoque la folie. Il est établi qu’il est un élément constant, périodique de notre sommeil. Une explication correcte du rêve doit tenir compte de ces données sans les

opposer. C’est ainsi qu’on peut envisager un classement des fonctions supposées du rêve, la réorganisation régulière des systèmes d’éveil, l’élimination (Platon déjà notait que l’homme de bien se contente de rêver ce que le méchant fait réellement et Freud que le rêve décharge l’esprit comme une soupape), la création, les relations avec la mémoire, la jonction entre présent, passé et futur, le tri des souvenirs.

Il n’y a pas lieu non plus d’opposer les études anciennes si fécondes des philosophes, des psychiatres, des poètes aux recherches récentes des physiciens, des physiologistes, des chimistes. Ce qui est nouveau, ce qui vient d’être apporté, c’est une méthode. En quelques années, la méthode a fait connaître la génétique du rêve, son rythme, sa chimie. Données nouvelles singulièrement émouvantes et bien dignes d’inspirer philosophes et poètes. Au surplus, il est plusieurs voies d’accès à la connaissance. Comme l’écrit magnifiquement Saint John Perse dans le discours de Stockholm « De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique qui va plus loin et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique et l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte et plus chargé de brève phosphorescence ? Au poète indivis d’attester parmi nous la double vocation de l’homme. Face à l’énergie nucléaire, la lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos ? Oui, si d’argile se souvient l’homme. »

Le rêve tour à tour animé par l’imagination du poète, expliqué par l’électricité et la chimie du biologiste, illustre cette pluralité. Le rêve et par-delà le rêve, le système nerveux de l’homme qu’il reflète. Or, entre toutes les tâches qui s’offrent à la biologie et à la médecine, l’étude du système nerveux de l’homme est la plus difficile. Le cerveau humain est à la fois l’agent et l’objet de la recherche (maître cerveau sur son homme perché disait Paul Valéry). Les observations, les expérimentations, les jugements sont souvent impurs. La magie et la sémantique ont longtemps offert de confortables alibis. Il suffit pour mesurer notre ignorance générale, de rappeler une ignorance particulière. Nous ne savons pas pourquoi nous rêvons quatre-vingt-dix minutes par nuit et pourquoi, comment nous oublions la plus grande partie de nos rêves. Nous ne savons pas si le rêve est un déchet, une déviation, un message, une leçon, un modèle, un projet ou tout cela à la fois. L’alliance des poètes et des physiologistes permettra peut-être les progrès espérés.