Centenaire d’André Maurois (1885-1995), à Rouen - André Maurois et Alain

Le 25 octobre 1985

Maurice SCHUMANN

André Maurois et Alain

par M. Maurice SCHUMANN

 

23 juin 1938 : son élection à l’Académie porte Maurois – selon l’expression qu’il emprunte à Disraéli – « au sommet du mât de cocagne ».

Été 1938 : l’heure est aux pressentiments « lugubres et prophétiques ». Pour Maurois, le masque de Hitler est le visage du destin, mais l’Académie est le miroir de la joie. Cependant, à peine élu, l’académicien tient « à voir tout de suite » le maître qui lui a jadis appris, au lycée Corneille de Rouen, comment aller au vrai avec toute son âme. Il redoute que le vieux sage, qui a toujours tenu les grades et les honneurs pour des pièges de la pensée, ne jette sur son habit vert un regard sarcastique et réprobateur. Le cœur serré, l’élève quinquagénaire franchit le seuil de la petite maison du Vésinet où, sans une plainte, Alain endure les rhumatismes déformants qu’il a rapportés des tranchées. Aussitôt, il rajeunit de trente-huit ans. Une voix que l’âge et la maladie n’ont pas altérée lui parle sur le même ton qu’à l’époque lointaine où il avait remporté le prix d’honneur de philosophie au Concours Général : « Je vous connais bien. Vous êtes un tendre garçon. Ce qui serait dangereux pour un autre est sain pour vous ».

Oserai-je ouvrir ici une parenthèse personnelle en forme de confidence ? Je me suis constitué un petit musée Alain. Sa pièce principale est un exemplaire des « Entretiens au bord de la Mer » dont l’auteur m’a fait don. J’y ai glissé une photographie du maître, tel qu’il était à l’âge de soixante ans, quand je me suis assis sur un des bancs de sa classe, et le résumé d’un article où figure cette phrase qui dit tout en quelques mots : « Rien ne vaut que cela qu’on fait soi-même, œuvre, victoire, bonheur... il faut seulement ménager les chevaux ». Sous ces documents, la page de garde, ornée d’une longue dédicace : « Mon cher ami, j’ai cherché quelle serait pour vous la moins ennuyeuse des reconnaissances » (je n’ai pas gardé souvenance de ce qui pouvait justifier sa gratitude) ; « j’ai trouvé que ce livre était digne de vous, de vous tel que le souvenir me le représente. Il y a bien longtemps de cela, mais quel bon temps c’était ; lisez donc ces pages assez abstraites, en somme bien pour vous ; je sais que vous bondirez au-delà et ne veux point vous en blâmer, la liberté étant la chose la plus précieuse ; mon cher ami, pensez à moi avec plaisir et soyez heureux de m’avoir rendu ces petits services qui font tout en ce monde. Merci à vous, de cœur... ». Datée du 29 juillet 1949, écrite par un homme de 81 ans pour un homme de 38 ans, son élève de 1928 à 1930, cette lettre confirme qu’Alain n’avait pas seulement été un professeur qui corrigeait des copies, mais aussi et surtout un maître qui formait des esprits en tenant compte de leurs traits distinctifs, de leurs caractères propres, pareil en cela au vrai médecin qui voit (disait Vallery-Radot) des malades et ne se borne pas à voir des maladies. D’où sa méthode, originale et bienfaisante : il ne nous imposait qu’un sujet de dissertation toutes les trois semaines ou tous les mois ; le reste du temps, il nous demandait de lui remettre ce qu’il appelait des « topos », c’est-à-dire des réflexions entièrement libres sur un thème de notre seul choix. Grâce à quoi, après vingt ans, il se rappelait mon point faible : la tentation d’entrer précipitamment et comme par effraction dans le royaume des idées. Mais aussi grâce à quoi, après une quarantaine d’années, il retrouvait sans effort, sous un écrivain célèbre qui s’appelait André Maurois, un « tendre garçon » qui s’était appelé Émile Herzog. Inversement, jamais aucun propos d’Alain ne fit oublier à Maurois le Chartier du lycée Corneille. « A Chartier, mon professeur de philosophie, je dois tout ». Tout, c’est-à-dire la clef du bonheur, le bon usage de la liberté, la modestie de la raison. D’abord donc, la définition et la clef du bonheur. Idée centrale des « Propos sur le bonheur » d’Alain : le bonheur est un devoir, ce qui revient à dire qu’il n’est pas un état de nature, mais une conquête. Rigoureusement fidèle à ce précepte, Maurois, l’auteur de « L’Instinct du Bonheur », greffe une morale du bonheur sur le sentiment tragique de la vie. Comment choisit-il son pseudonyme ? Il avait deux cousins germains avec lesquels il a grandi, puis travaillé ; il est uni à eux par un attachement fraternel ; l’un et l’autre sont tués ; l’un se prénommait André ; l’autre est tombé à Maurois, village proche de Cambrai dont « j’aimais – dira André Maurois – la sonorité triste ». Avant l’exil et son impiété (cette évocation de Victor Hugo ne serait pas pour déplaire à l’auteur d’Olympio), il fera, dans le désert de l’amour, le tour du malheur : malheur d’être mal aimé ; malheur de perdre l’être aimé. Il a, comme on dit, au tournant de la quarantaine, presque tout pour être malheureux. Mais Alain fait bonne garde, lui que j’ai vu, un matin de 1928, confier au tableau noir cette phrase : « l’homme qui médite est un animal dépravé » ; puis se tourner vers nous et commenter avec un sourire malicieux : « Vous ne devinerez jamais le nom de l’auteur. C’est Jean-Jacques Rousseau. S’il n’avait pas été convaincu que « l’homme qui médite est un animal dépravé », il aurait été un promeneur solitaire qui rêve, mais il n’aurait jamais écrit les Rêveries du Promeneur Solitaire... La pensée, si elle tourne sur elle-même, est une espèce de jeu qui n’est pas sain, les idées ne savent pas descendre, il faut aller de bas en haut, l’inférieur porte le supérieur, on devient artiste en faisant soi-même ce que l’on veut voir ou entendre, on devient musicien en gouvernant le son, on devient romancier en ordonnant la passion, on devient poète en surmontant le délire. Délivrez-vous donc de l’indétermination des pensées en donnant un objet aux rêveries, ce qui veut dire en cessant de rêver et en prenant soin de ne jamais laisser l’émotion à elle-même ». Cette leçon, Maurois ne cessera jamais de l’entendre pendant les soixante-cinq ans qui s’écouleront entre sa sortie du lycée Corneille et sa mort. Pensez à cette phrase, pudiquement autobiographique, de son Dickens : « Il n’avait pas de vie intérieure parce qu’il ne voulait pas en avoir ». Industriel travaillé par le démon de la création littéraire avant 1914, il ne se lamente pas en songeant passivement à toutes les belles œuvres qu’il pourrait écrire s’il était moins surmené ; il couche sur un cahier quelques phrases imparfaites, même s’il n’a pas le temps de les polir ou de les ciseler. En 1917, officier de liaison dans la boue des Flandres, il n’observe pas ses états d’âme ; il note des dialogues vrais avant d’en imaginer de vraisemblables ; il transforme son angoisse en mélodie. 1946 : après six ans d’exil, il retrouve Neuilly, ses feuillages, sa lumière, son bureau, son papier blanc. S’il croisait les bras sur le rêve accompli, les larmes lui viendraient aux yeux. Un mot, ou plutôt un mot d’ordre, les arrête et abrège le chapitre : travaillons ! De ce bonheur, pas une parcelle n’est donnée ; c’est pourquoi il en naît une œuvre d’art. Rappelez-vous les trois derniers mots du Cercle de Famille : « un train siffla ! » Rappelez-vous les trois derniers mots des Roses se Septembre, roman du cœur qui ne vieillit pas dans un corps qui a vieilli : « un cygne glissa ». Le bonheur de Maurois, élève d’Alain, fut conquis sur le glissement de ce cygne et sur le sifflement de ce train.

Entre la clef du bonheur et le bon usage de la liberté, le passage est insensible. C’est encore avec Alain que Maurois l’a franchi. Nous sommes en juillet 1902. Émile Herzog gravit pour la dernière fois les degrés de l’estrade sur laquelle les prix sont distribués aux meilleurs élèves du lycée Corneille, lycée dont il est la gloire. Il a multiplié les nominations au Concours Général. Il revient de Paris où le ministre de l’Instruction Publique l’a félicité. Alain - dont une toge enveloppe la carrure athlétique – l’appelle : « Asseyez-vous à côté de moi. C’est très bien, à la condition que vous sachiez aussi que ce n’est rien. Ce qui est important, c’est de savoir ce que vous allez faire maintenant. Vous avez une facilité redoutable. Vous voulez être professeur. Vous y parviendrez sans peine. Mais, quand vous serez professeur, vous ne verrez guère le monde... le monde que, romancier, vous auriez le devoir de recréer. Est-ce que votre père n’est pas industriel ? J’aimerais vous voir entrer dans son usine ». Et le garçon de dix-sept ans obéit parce qu’il est sûr, en suivant le conseil du prof’ de trente-quatre ans, de suivre sa propre pente. Il n’avait pas oublié la scène que son récit devait rendre fameuse : Chartier est en train d’expliquer à ses élèves leurs devoirs envers les prostituées ; la porte s’ouvre ; entre un inspecteur général, accompagné du proviseur. A peine assis, ces deux Messieurs importants entendent : « Monsieur l’Inspecteur général, Monsieur le Proviseur, j’étais en train d’expliquer à ces jeunes hommes (retenez l’expression) leurs devoirs envers les prostituées ». La classe jubile. « Notre grand homme - écrira Maurois - n’avait pas trahi son image ». Or Herzog et ses camarades admiraient en Alain un homme qui savait admirer. Celui qui a dit : « le mépris ne nourrit pas l’âme ». Le philosophe qui écrit dans « L’Histoire de mes pensées » : « Je n’ai jamais cru qu’il fût possible de trouver une philosophie nouvelle et j’avais assez de retrouver ce que les meilleures avaient voulu dire. Cela même, c’est inventer dans le sens le plus profond parce que c’est continuer l’homme ».

La biographie est souvent une forme du dénigrement. À l’école d’Alain, Maurois sait qu’Ariel, Lelia, Olympio, Prométhée ne peuvent être compris qu’à force d’être aimés.

Mais, pour qu’Émile Herzog fût un bon usager de la liberté, il fallait qu’il y eût, entre Chartier et lui, un dissentiment. Voilà justement ce qui survint en 1906, quand le premier avait trente-huit ans et le second vingt et un. L’événement éclaire selon moi la plus belle journée de leur amitié.

Il y avait une fois, à Elbeuf, un fils d’industriel qui s’appelait Mouchel. Ses théories sur le tissage de la laine étaient si aventureuses qu’elles menèrent l’affaire familiale à la faillite. Alors Mouchel qui était couvert de diplômes devint, au lycée de Rouen, un professeur chahuté qui enseigna les mathématiques à Émile Herzog, séduit par sa moustache humide et son veston couvert de craie. Élu député-maire d’Elbeuf avec l’aide du plus brillant de ses anciens élèves, Mouchel emprunta des millions pour libérer la ville de la tutelle des compagnies privées en construisant des usines municipales. Cette généreuse entreprise ruina la ville à son tour. Alors Mouchel écrivit : « Je me suis trompé, je dois payer » et se tira une balle dans la tête. Alain consacra un de ses billets quotidiens du journal radical La Dépêche à l’éloge funèbre de son collègue : « Tirer de la mort d’un juste un argument contre sa foi, ce sont là propos bons pour la table des riches ». Bien qu’il ait été l’ami du noble vaincu (on pense au Welf, castellan d’Osbor, de La Légende des Siècles), Herzog est hanté par l’article d’Alain. Il lui écrit une belle lettre : « Je pleure comme vous la mort du juste, mais je me refuse à admettre qu’il faille s’asseoir à la table des riches pour regretter la ruine d’une ville. La vraie victoire sur les riches ne serait-elle pas de diriger une usine et une ville mieux qu’eux ? Vous vous promenez, Alain, dans votre barque à voile et peu vous importe l’heure du retour. Mais moi je suis pilote à bord d’un navire marchand. Les feux du port seuls m’annoncent le repos » (21 ans, quel style !). Aussitôt, à la demande d’Alain, La Dépêche publia intégralement la lettre sous ce titre : « Le praticien m’écrit ». Cette dispute accordée (pour Herzog comme pour Chartier, l’affaire Mouchel, c’était d’abord la mort du juste) annonce le beau cri qu’a lancé l’écrivain Pierre Bost au nom de tous ceux qui - de Pontivy à Henri IV et du lycée Corneille au collège Sévigné - ont été, quels que fussent ou dussent être leurs engagements, marqués par Alain du même signe de reconnaissance : « Ma foi, il nous enseignait la liberté. A chacun de s’en servir librement ».

Mais un écrit tout récemment découvert – peut-être le plus superbe qu’ait composé Maurois – nous révèle comment, par les chemins du bonheur et de la liberté, Alain et son élève le plus cher sont allés ensemble jusqu’aux portes du mystère et se sont arrêtés, l’oreille tendue, au même endroit du seuil. Parce que la liberté est présente à la source de la vérité, faut-il en déduire que la vérité est créée par notre liberté ? Nous tire-t-elle, au contraire, hors de nous parce qu’elle est aussi en dehors de nous ? Même s’il ne pose que la première question, Alain bien souvent impose la seconde. J’avais la meilleure raison de voir en lui un éveilleur d’âmes. Pourtant je ne lui rendais qu’imparfaitement justice avant d’avoir lu la réponse d’André Maurois à Jean Guitton sur l’inquiétude religieuse ([1]). Dans sa première adolescence, le rationalisme hédoniste d’Anatole France satisfait le jeune Herzog. « Vint – dit-il – Alain qui bouleversa mon système... Il remit à leur place, pour moi, matérialisme et déterminisme qui ne sont que des instruments de travail. Il m’enseigna la religion de l’esprit. L’esprit n’est ni dedans ni dehors, me disait-il, il est le tout du tout, un et indivisible ». Et plus loin : « Ce qui importe, disait Alain, ce n’est pas si Jésus a dit telle chose tel jour, mais que cette chose est vraie ». Sans Alain, antidote du rationalisme hédoniste, Maurois n’aurait pas -quand il eut de grands malheurs et souhaita désespérément la consolation d’une foi - ouvert Saint-Augustin pour y puiser cette idée : « Invoquer (in vocere), c’est appeler en soi. J’appelais en moi quelque chose « qui fût plus moi-même que moi » et je l’y trouvais ». Sans Alain, il n’aurait pas achevé sa confession par cette prière (car c’en est une) : « Peut-être un jour, à force d’interroger pieusement cet univers, en apparence indifférent, avec l’ardent désir d’en connaître le sens, je verrai se soulever, puis se dissiper le mur de nuées qui masque à mes yeux la terre promise. Alors la fugitive extase deviendrait permanente. Ce serait la grâce ».

« Peut-être un jour » : à Chartier, Maurois doit tout, même ce peut-être et même ce jour.

 

[1] Revue des Deux Mondes, août 1985.