Discours prononcé à l’occasion de la mort de MM. Jean Guéhenno et Étienne Gilson

Le 28 septembre 1978

Maurice SCHUMANN

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. MAURICE SCHUMANN
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

MM. ÉTIENNE GILSON[1]
de l’Académie française

JEAN GUÉHENNO[2]
de l’Académie française

Séance du 28 Septembre 1978

 

Mes Chers Confrères,

Avant la fin de la première des messes célébrées pour l’âme de Pierre-Henri Simon, le chrétien Étienne Gilson s’éloigna de sa chaise, rejoignit l’agnostique Jean Guéhenno et lui donna le baiser de paix. Ainsi le plus trapu, le plus patient des laboureurs du surnaturel, qui avait aussi des impulsions et savait leur obéir, aimait le boursier exemplaire dont la passion du devoir librement choisi aurait pu faire le meilleur ouvrier de France. Car le titre des deux volumes que Guéhenno a consacrés à Jean-Jacques dépeint tout entier cet éternel dreyfusard : « Histoire d’une Conscience. »

J’étais, il y a près d’un demi-siècle, parmi les étudiants auxquels Étienne Gilson s’appliquait à faire entendre comment Bernard de Clairvaux avait lié si étroitement la logique et la passion dans son Traité de l’Amour de Dieu qu’Auguste Comte devait l’inclure, sept cents ans plus tard, dans le catalogue de sa bibliothèque positiviste. « Si — concluait notre futur doyen d’âge — il est un lieu du ciel où Auguste Comte et Bernard de Clairvaux peuvent discourir de l’intelligence et de l’amour, ce ne peut être que le cercle de ceux qui n’ont jamais séparé le cœur de la logique. Soyons-en sûrs, il est peuplé de Français. »

Dans ce cercle, deux Français de plus viennent d’entrer, la même semaine de septembre. La voix magistrale et angoissée de Jean Guéhenno, cette voix d’un patricien de l’entendement dont l’accent précédait, ponctuait, prolongeait chacun de nos colloques, s’est tue à l’instant même où nous voyions se refermer derrière le corps d’Étienne Gilson le portail de la cathédrale d’Auxerre. C’est pourquoi sans doute une sorte d’étrange fierté se mêle à notre grande tristesse. Car cette double mort semble nous donner rendez-vous en un lieu privilégié de la terre qui préfigure peut-être ce lieu du ciel où peuvent « discourir de l’intelligence et de l’amour » ceux qui eurent un humanisme dans le sang. Étienne Gilson — pendant près de trente ans et jusqu’à ce qu’il fût cloué par le très grand âge — Jean Guéhenno, pendant quinze ans et jusqu’à notre dernière séance, ont également mérité le jugement que Racine, alors directeur de la Compagnie, porta sur Pierre Corneille : « Ce qui nous touche de plus près, il était un très bon académicien... Il aimait, il cultivait nos exercices. » Avec assiduité, certes, mais aussi — comme écrit encore Racine — avec « cet esprit de déférence si nécessaire pour entretenir l’union ».

« Votre générosité — disait Gilson le jour où il prit séance — m’est allé chercher au fond du Moyen-Age. » Guéhenno, fils limpide et inquiet du siècle des lumières, reconnaissait Diderot pour son « vrai maître », tout en étant brûlé par le même feu que Michelet (rappelons-nous sa grande interrogation : « Qui me soulagera de la dure inégalité ? ») L’un, comme l’avait prédit Joseph Bédier en l’accueillant au Collège de France, avait fait entrer à l’Académie Saint Bonaventure, ce petit frère de Saint-François, qui finit Cardinal à force d’humilité. L’autre, en recensant l’an dernier sa parentèle, aurait pu — dans l’exergue de « Dernières lumières, derniers plaisirs » — inscrire le titre d’un ouvrage publié cinquante ans plus tôt : « L’Évangile Éternel ». Car, pour classiques que fussent sa langue et sa raison, Guéhenno — sous l’aiguillon de sa propre nature — ne cessa de partager, sinon le tourment, du moins le frémissement du Vicaire Savoyard. C’est pourquoi les siens lui donneront pleinement « la mort née de sa propre vie » en confiant, au large des Sept Iles, ses cendres à la mer. « La pensée qu’il sera là — nulle part et partout — (m’a dit Annie Guéhenno) nous console un tout petit peu, si déraisonnable que ce soit. Mais Jean lui-même n’était pas le raisonnable. Il était même avant tout poète, je crois. » Qui comprit et sentit mieux Bergson, qui — j’en fus témoin — fit mieux renaître « les données immédiates de la conscience » que le thomiste Étienne Gilson ? Qui réussira jamais — comme il y parvint dans son plus bel ouvrage — à confronter la passion d’Abélard au service de la logique et la logique d’Héloïse au service de la passion (« Moi qui devrais gémir de ce que j’ai commis, je soupire après ce que j’ai perdu ») ? Quand Saint Thomas définit l’intelligence comme « la créature préférée de Dieu », il nous fait accepter que — nulle créature ne pouvant se soustraire à la souffrance — celle de l’intelligence, plus souvent nommée l’inquiétude, lui garantisse sa noblesse. Cher Jean Guéhenno, si vous ne l’aviez à votre façon ressenti, Caliban n’aurait pas parlé par votre bouche ce langage de la fierté et de l’insoumission : « Je crois que l’esprit est la conscience de notre éternelle pauvreté, et la colère, et l’exigence, et l’audace qui naissent de cette intolérable misère. La mort du monde serait la satisfaction. Il ne dure que parce qu’il ne nous suffit pas. »

Certes, c’est par leur dissemblance — osons même dire : par leur rivalité — que l’éthique d’un Gilson et celle d’un Guéhenno sont et demeureront fécondes et stimulantes. Mais plus violent est le contraste que font les couleurs de leurs deux portraits, mieux ressortent les traits éclairés par une commune lumière.

Avec et comme celle de Maurice Genevoix, leur première jeunesse a vu « la mort de près », la même. C’est la souvenance des amis tombés qui disputera Guéhenno, dès la trentaine, puis Gilson, aux joies et aux risques de la création solitaire et de la formation des esprits. L’un et l’autre — n’est-ce pas, André Chamson ? — firent délibérément scandale. Songeons bien à leurs engagements politiques : Étienne Gilson et Jean Guéhenno polémistes — car ils le furent tous deux — n’arboraient pas les mêmes emblèmes ; mais l’un et l’autre furent poussés vers l’action civique par une horreur égale de la guerre et de l’indignité. Ils n’avaient pas oublié « la mort des autres ».

Cependant, il est difficile d’être un homme de parti quand on entend garder une seule mesure pour tout : celle de la vérité intelligible, commune à tous les hommes. Voués à l’intelligence, Gilson et Guéhenno furent logiquement enclins à l’universalité. Le premier se partagea délibérément entre ses chaires du Nouveau Monde et celles de ce Quartier Latin où l’Allemand Albert le Grand, l’Italien Saint Thomas d’Aquin, l’Anglais Roger Bacon n’avaient pas eu à produire d’autre passeport que leur génie. C’est sur les routes d’Amérique et d’Afrique que l’Inspecteur Général Jean Guéhenno acheva symboliquement sa longue course universitaire. Les derniers à donner dans le travers de croire que tout ce qui est français est universel sont aussi les premiers à vouloir que tout ce qui est universel soit français de surcroît.

Oui, Gilson et Guéhenno étaient des dogmatiques. Mais — peut-être parce que la musique, à commencer par celle des vers, les préservait du fanatisme abstrait de la raison raisonnante — leur dogmatisme personnel exigeait la compréhension de celui des autres. C’est en cela qu’ils furent vraiment — comme Corneille selon Racine —« de très bons académiciens ».

En recueillant les longs échos éveillés par leur mort, nous ressentons à quel point ils auraient eu tort de se croire méconnus, mais aussi pourquoi leur syntaxe n’a pas vieilli d’un jour. C’est que, fidèle à la définition de Paul Valéry, elle était « une faculté de l’âme ». D’où cette étrange et belle complicité de leurs intonations contraires, quand celui-là dit « le fils de Dieu » et celui-ci « le fils de l’homme ».

 

[1] Mort le 19 septembre 1978, à Auxerre.

[2] Mort le 22 septembre 1978, à Paris.