L’œuvre de Claude Bernard replacée dans son temps. Discours prononcé à l’occasion du centenaire de la mort de Claude Bernard. Séance publique de l’Institut

Le 1 février 1978

Étienne WOLFF

Hommage à Claude Bernard
à l’occasion du centenaire de sa mort

DISCOURS PRONONCÉ

sous la coupole le vendredi 10 février 1978

L’œuvre de Claude Bernard
replacée dans son temps

PAR
M. ÉTIENNE WOLFF
de l’Académie française

 

Deux hommes de génie ont changé le monde dans la deuxième moitié du XIXe siècle : Claude Bernard et Pasteur. Sans eux, la révolution qui se déroule actuellement en biologie et en médecine n’aurait sans doute pas eu lieu. Sans eux, on n’aurait pas eu les moyens de changer la vie, comme on dit aujourd’hui.

Sous cette coupole où ils ont siégé, j’ai à vous parler du premier de ces deux « grands », Claude Bernard, à l’occasion du 100e anniversaire de sa mort.

Mais je ne peux m’empêcher d’évoquer quels furent leurs rapports. On est frappé par le parallélisme de leurs formations, de leurs carrières, des destins de leurs œuvres. Ils sont nés non loin l’un de l’autre, sur les versants opposés des montagnes qui bordent la plaine de la Saône, tous deux d’une famille de petits artisans, tous deux dans un pays de vignobles. Des hommes attachés à leur souvenir cultivent aujourd’hui encore la vigne de Claude Bernard à Saint-Julien en Beaujolais, la vigne de Pasteur à Arbois. Toutes deux produisent des vins estimables. Si le vin d’Arbois est souvent appelé le plus grand des petits crus, celui de Saint-Julien pourrait être nommé, par symétrie, le plus petit des grands crus.

Sans avoir eu des relations très suivies, les deux hommes s’estimaient fort ; l’un portait à l’autre une grande admiration. On en a une preuve dans l’article enthousiaste que Pasteur publia dans le Moniteur universel au moment de la parution de l’Introduction à l’étude de la Médecine expérimentale : « On n’a rien écrit de plus beau, de plus complet, de plus profond, sur les vrais principes de l’art si difficile de l’expérimentation. » Et Claude Bernard de lui répondre : « Vos travaux vous ont acquis un grand nom et vous ont placé au premier rang des expérimentateurs de notre temps. C’est vous dire que l’admiration que vous professez pour moi est bien partagée. »

Plus tard, en 1871, il exprimait dans une lettre à Madame Raffalovitch sa joie de recevoir Monsieur Pasteur dans sa maison de Saint-Julien. Entre eux il n’y eut jamais de controverse, sinon posthume, au sujet de la fermentation alcoolique. Des cellules vivantes, les levures, interviennent-elles nécessairement dans ce phénomène ? Agissent-elles par la sécrétion d’une substance soluble ? C’est le fameux dilemme entre les ferments figurés et les ferments solubles. La querelle éclata entre Pasteur et les partisans de Claude Bernard après la mort de celui-ci. L’un défendait le rôle indispensable des cellules vivantes, l’autre avait soupçonné l’existence d’une substance inerte, qui pourrait suppléer la levure. L’un n’avait pas tort et l’autre avait raison. C’est ce que démontra en 1897 le savant allemand Ch. Büchner en isolant de la levure une enzyme, qu’il appela zymase. Claude Bernard était mort depuis dix-neuf ans, Pasteur depuis deux ans.

Claude Bernard, convaincu de la vérité profonde de son hypothèse, n’avait rien publié sur ce sujet, bien qu’il eût rassemblé de nombreux arguments en sa faveur. On doit admirer la réserve qu’il observa et que ne suivirent pas ses continuateurs. On peut s’étonner de la précipitation avec laquelle ils publièrent des notes de laboratoire qui n’étaient pas destinées à être divulguées et qui avaient été « soigneusement cachées... dans un coin », nous dit Marcelin Berthelot. Elles furent découvertes par d’Arsonval et parurent dans la Revue Scientifique le 20 juillet 1878, cinq mois après la mort de Claude Bernard.

Cette publication hâtive, qui entraîna une vive polémique entre Pasteur et Marcelin Berthelot pose la question du droit qu’ont les disciples et les amis d’un grand maître de publier après sa mort les résultats d’expériences qu’il jugeait lui-même incomplètes et de divulguer des idées qu’il estimait encore insuffisamment assises. Sans doute Claude Bernard avait-il raison, et cette publication aurait-elle eu un intérêt incontestable pour ses continuateurs, pour ses historiographes. Le temps apaise les passions, remet les choses à leur place, et l’attente n’aurait pas nui à la gloire du plus grand physiologiste de tous les temps. Elle aurait évité une polémique posthume, qui ne donna raison ni à un parti ni à l’autre. La divulgation prématurée des notes de Claude Bernard irrita Pasteur au plus haut point contre l’auteur de cette indiscrétion. Le jour même où la Revue Scientifique publiait ce manuscrit, Pasteur revint au laboratoire avec ce document Comme toujours dans les cas graves il se mit à arpenter le laboratoire en soupirant à mi-voix : « Ah ! Mon Dieu, ah ! mon Dieu ! »

« La publication de ces notes est une infamie vis-à-vis de Claude Bernard. Elles n’étaient pas destinées à la publicité, l’homme qui m’oblige à les réfuter est un malhonnête. » Et il continuait à se promener en soupirant toujours à voix basse ses imprécations.

« Enfin, à un moment donné, exaspéré, il s’écria : « Cet homme, cet homme, il est capable de tout !... Il doit même tromper sa femme ! »

« Le lecteur comprendra, écrit Pasteur, l’émotion, l’inquiète curiosité avec lesquelles, rentré dans mon laboratoire..., je parcourus l’article de la Revue Scientifique, toutes mes pensées étaient pour le manuscrit le Bernard. Allais-je donc avoir à défendre cette fois mes travaux contre ce confrère et ami pour lequel je professais une admiration profonde, ou bien aurais-je à constater des révélations inattendues qui infirmeraient et discréditeraient les résultats que je croyais avoir définitivement établis ? »

« Nous savons quelle importance Claude Bernard aurait effectivement attachée à la démonstration d’une enzyme de la fermentation alcoolique et qu’il avait institué des expériences sur ce sujet dans les derniers mois de sa vie, en l’automne de 1877, à Saint-Julien. Il n’avait pu le mener à bonne fin, de plus en plus affaibli par la maladie. C’est pourquoi il disait tristement, la veille de sa mort : « C’est dommage, c’eût été bien finir. »

Nous savons aujourd’hui que l’idée de Claude Bernard était juste et que, suivant ses propres paroles, « les expériences de M. Pasteur sont exactes, mais il n’a vu qu’un côté de la question ». En quoi il se montrait équitable et impartial envers Pasteur.

Certes, pour Claude Bernard, « c’eût été bien finir » que d’apporter cette démonstration. Mais il n’avait pas besoin de cela pour laisser à la postérité une œuvre exemplaire, immense, immortelle. « Physiologie, physiologie, c’est en moi » écrivait-il dans un cahier qui fut retrouvé il y a une vingtaine d’années par le Secrétaire Perpétuel de notre Académie des Sciences, le Professeur Robert Courrier, dans la propriété léguée au Collège de France par un grand disciple de Bernard, Arsène d’Arsonval. Certes il personnifiait la physiologie, bien plus, la biologie, la médecine expérimentales. Notons qu’il avait au Collège de France la chaire de Médecine, et que le titre fut transformé en Médecine expérimentale après sa mort. Il était novateur à tous égards : au point de vue de la méthode, au point de vue des problèmes. Il faisait passer au rang de sciences des études qui jusqu’alors avaient été imprécises, ou trop empiriques.

Quand nous relisons des œuvres de Claude Bernard, telles l’Introduction à l’Étude de la Médecine expérimentale, les Pensées ou ses Leçons, le langage nous semble familier, le raisonnement, le principe presque évidents, tant les idées de Claude Bernard ont imprégné nos esprits. Et pourtant, de quels abîmes d’ignorance et d’incohérence sortait l’étude expérimentale des êtres vivants ! Claude Bernard est le créateur de la méthode en biologie, son « Introduction » le nouveau « Discours de la Méthode ».

Descartes avait codifié les principes de la méthode en ce qui concerne les sciences déductives, celles qui sont essentiellement des constructions de l’esprit. Ces principes, dira-t-on, sont valables dans toutes les sciences, pour tous les hommes. Sans doute, car il n’y a pas deux modes de raisonnement La déduction a valeur universelle. On dit souvent, à titre d’éloge autant que de critique, que les Français ont l’esprit cartésien ; bien entendu, nous sommes tous des Cartésiens, nous sommes catalogués comme tels ! N’allons pas trop loin. Je prétends que les biologistes doivent avoir en outre et avant tout l’esprit... bernardin, si je puis donner à ce terme une acception inhabituelle.

Au risque de paraître iconoclaste, je voudrais montrer quelques-unes des faiblesses du système de Descartes appliqué aux sciences de la nature. Si nous nous référons à la quatrième règle de la méthode, nous lisons : « faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre ». Dans quelque sens qu’on prenne cette règle, à quelque discipline qu’on veuille l’appliquer, on s’aperçoit qu’elle n’est pas d’une grande utilité, si ce n’est pour la classification. Car si l’on connaît toutes les parties, tous les éléments d’un tout, la loi qu’on en peut tirer ne peut s’appliquer à des éléments nouveaux, elle est sans objet, du moins en biologie. Descartes semble avoir ignoré, comme beaucoup d’autres, le processus de l’induction qui permet de passer du spécial au général.

Il y a plus. Descartes a voulu — du moins il le prétend — appliquer sa méthode aux Sciences de la nature. Sa démonstration aboutit aux plus grandes extravagances qu’on puisse imaginer : telles les esprits animaux, la cuisson des aliments par la chaleur sanguine, la fermentation des semences parentales dans la conception, le mécanisme de la circulation du sang, qui ne doit qu’à Harvey de n’être pas totalement fantaisiste. Notre tant regretté confrère Jean Rostand écrit à ce sujet. « Dans tout cela l’erreur foisonne. En regard de quelques vagues intuitions, de vérités entraperçues, que de naïvetés et d’affirmations gratuites ! Qui plus est, Descartes se trompe avec une extraordinaire, une incroyable assurance. Il affirme, il tranche, il décrète, il raconte les phénomènes avec un luxe inouï de détails..., comme s’il avait eu vraiment le spectacle de ce dont il parle..., sans que jamais l’on voie transparaître un tant soit peu de ce doute méthodique qu’on se croirait en droit d’attendre de lui... Mais le grave, c’est qu’il invente de toutes pièces des romans anatomo-physiologiques d’une prodigieuse complexité. » Est-ce cela le doute cartésien et la méthode qu’il préconise ?

Il est possible que les règles cartésiennes aient pu servir dans plusieurs sciences, il est sûr que Descartes a fait de grandes découvertes en Mathématiques et en Optique géométrique. Il est certain qu’il a été un grand philosophe. Mais qu’on ne vienne pas nous dire qu’il a été un modèle pour les sciences de la nature !

Bien entendu, il n’était pas le seul à errer, à se débattre dans les ténèbres, à ignorer le concret et le vivant. Mais pour qui se donne en exemple, quelle erreur de méthode !

Longtemps, beaucoup de savants ont pensé que la seule science valable consistait à déduire les phénomènes et les lois de la nature de principes généraux qui les implique tous, ou même d’un principe unique. Ainsi Spinoza déduisait toutes les réalités d’une définition, étayée de quelques axiomes. On peut discuter s’il n’introduisait pas quelques données de l’expérience dans le cours de son raisonnement déductif. Du moins était-il logique avec ses principes.

On nous assure que nous vivons dans un monde mathématique. Je veux bien le croire. Aujourd’hui encore, même après Claude Bernard, l’enseignement des mathématiques, que l’on dit modernes, prévaut dans notre système d’éducation. Un étudiant, muni d’un baccalauréat, ne peut se diriger vers la médecine, la pratique vétérinaire ou les sciences de la nature que s’il a fait des mathématiques et s’il continue d’en apprendre. Ainsi un élève doué pour les sciences biologiques et naturelles, pour l’observation et l’expérimentation, ne peut s’adonner à sa vocation. Il arrive dans nos Universités sans avoir reçu l’enseignement qui lui permettrait de la développer. Mais il a été gavé de notions qui ne lui serviront ni dans sa vie ni dans sa carrière. Descartes l’emporte toujours sur Claude Bernard.

J’ose dire que l’homme dont nous célébrons aujourd’hui le centenaire a été pour la biologie et la médecine un grand révolutionnaire. Un révolutionnaire ? cet homme d’apparence modeste, le type même du citoyen français du temps de Louis-Philippe, au visage encadré de favoris bien taillés, au front haut, au regard bienveillant, que nous a fait connaître un portrait souvent reproduit ! Un révolutionnaire, cet homme qui faisait son cours en redingote, ne détestait pas les honneurs sans les rechercher, s’aventurait parfois, sans s’y plaire, dans la société mondaine, et se laissait inviter par les hommes d’état ? Ajoutons un trait malicieux, que nous révèle une de ses lettres : il se laissait parfois distraire, dans l’exposé de son cours, par la présence très proche d’un trio de jolies femmes, qui l’enchantait et le troublait. Si cela ne s’oppose pas à sa qualité de révolutionnaire, est-ce conforme à la représentation que se faisait d’un professeur grave une certaine imagerie d’Epinal ? Peut-être n’eut-il pas de son vivant l’immense popularité que connut Pasteur, parce que ses découvertes n’étaient pas aussi accessibles au grand public. Mais elles eurent des conséquences, imprévisibles en son temps, sur tout l’avenir de la médecine.

Représentons-nous qu’avant lui on ignorait ce qu’était une expérience bien faite sur des êtres vivants. Certes, il avait eu de grands précurseurs — Claude Bernard lui-même leur rend hommage — en particulier dans sa première leçon au Collège de France : parmi eux Harvey, Spallanzani, Haller, Lavoisier, Bichat. Mais Bichat lui-même, après avoir ressuscité l’expérimentation, sombra dans l’esprit de système et dans le vitalisme. Cela nous mène jusque vers 1800. Au maître de Claude Bernard, Magendie, revient le mérite d’avoir lutté contre l’esprit de système en physiologie. » C’est sans doute par un sentiment instinctif et profond qu’il y avait danger pour l’expérimentation à être mêlée aux vues philosophiques de l’esprit, nous dit Claude Bernard, que M. Magendie ne voulut jamais entendre parler que du résultat expérimental brut et isolé, sans qu’aucune idée systématique intervînt ni comme point de départ, ni comme conséquence. Lorsqu’on lui disait : suivant telle loi, les choses doivent se passer ainsi ; ... je n’en sais rien, répondait-il. Expérimentez... telle et la réponse invariable qu’il a faite pendant quarante ans à toute question de ce genre. Le culte de l’expérimentation ne fut jamais porté aussi loin ; le raisonnement et l’induction n’étaient absolument rien pour M. Magendie. « N’allons pas croire que ces réflexions avaient une intention critique à l’égard de son maître et prédécesseur. L’attitude de Magendie était une réaction saine contre l’état d’esprit des biologistes ses contemporains — « Considérez, nous dit encore Claude Bernard, ce qu’était la physiologie expérimentale avant lui. Les expérimentateurs n’y apparaissaient que de loin en loin. Voyez même les physiologistes et les médecins du commencement de ce siècle : les expérimentateurs y étaient rares, on les comptait... Si M. Magendie n’eut pas l’ambition de laisser des doctrines, il a voulu assurer l’avènement définitif de la méthode expérimentale dans les Sciences médicales, et sous ce rapport il a la gloire d’avoir complètement réussi. »

On a du mal à se rendre compte de quels abîmes d’ignorance et d’incompréhension sortait la biologie au début du siècle dernier. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que le terme même de biologie fut employé pour la première fois en 1802 par Lamarck. Avec Magendie ce fut la fin du Moyen Age, avec Claude Bernard la Renaissance.

Parmi les grands et nobles discours qui ont célébré les mérites inégalés de Claude Bernard, deux furent prononcés sous cette Coupole, l’un en 1879 par Ernest Renan, qui lui succéda à l’Académie française, l’autre par Van Tieghem, qui évoqua le savant et son œuvre en 1910 devant l’Académie des Sciences. Ces deux textes sont d’une beauté bien digne de l’homme qu’ils célébraient. Renan, qui comprenait tout, avait souvent discuté de questions scientifiques avec Claude Bernard, pour lequel il avait une grande amitié. Ph. Van Tieghem, avec un recul de plus de 30 ans, brossa de son œuvre prestigieuse un tableau d’une rare qualité. Que puis-je dire qui n’a été dit par eux ?

Je voudrais donner un exemple de ce que la médecine contemporaine doit à Claude Bernard. Chacun connaît la célèbre expérience du foie lavé, qu’il faut remettre dans son contexte pour en comprendre toute la portée. Claude Bernard, méditant sur le diabète, s’étonne de voir qu’il passe plus de glucose dans les urines qu’on en a donné dans l’alimentation du patient. Bien plus, ce sucre subsiste dans le sang et dans les urines du diabétique, lorsqu’on a supprimé tout aliment féculent ou sucré. Il se maintient dans le sang d’un animal normal même quand on lui donne pendant des mois une alimentation carnée. Y aurait-il donc quelque part dans l’organisme une source de glucose ? C’est ainsi que, faisant des dosages de proche en proche dans la circulation sanguine, il découvre que le sang qui sort du foie par les veines sus-hépatiques est toujours plus riche en glucose que celui qui y entre. Le foie est donc vraisemblablement la source que recherchait Claude Bernard. Cette opinion rencontra de nombreuses contradictions, suscita de violentes polémiques, jusqu’au jour où l’expérience décisive du foie lavé ferma la bouche à tous les contradicteurs. Si, à travers les vaisseaux sanguins d’un foie détaché du corps, l’on fait passer un courant d’eau froide, il arrive un moment où le foie, complètement lavé, ne contient plus trace de glucose ; mais, si on l’expose quelques heures dans une étuve à une température égale à celle du corps, on retrouve du glucose en abondance à la sortie du foie.

Claude Bernard ne s’en tient pas là. Il veut isoler la substance d’où provient le glucose et il y parvient : il extrait du foie une substance ternaire complexe, voisine de l’amidon, le glycogène, susceptible d’être décomposée en glucose sous l’action d’une enzyme spécifique.

En résumé, le glucose, provenant des aliments et amené au foie par la veine porte se polymérise sous forme de glycogène, dans les cellules où il s’emmagasine. Puis, dans la mesure du besoin, celui-ci est hydrolysé sous l’action de l’enzyme, et régénère finalement le glucose. Le foie joue donc le rôle d’un organe de réserve et participe à la régulation du taux de glucose dans le sang. C’est une constante voisine de 0,9 g par litre chez les sujets normaux. Toute la médecine moderne est tributaire de ces découvertes. La première chose que l’on recherche dans toute analyse médicale est le taux du glucose sanguin ou glycémie, et celui du glucose dans les urines ou glycosurie. On comprendra pourquoi cette analyse doit être faite à jeun, car il faut que le glucose qui passe normalement dans le sang après un repas ait été emmagasiné dans le foie sous forme de glycogène. On comprend pourquoi un excès, comme un défaut de glucose dans le sang, peut entraîner des troubles graves, tels le coma diabétique ou le coma insulinique.

Le foie, qui n’était considéré auparavant que comme l’émonctoire de la bile, était promu par Claude Bernard grand laboratoire de l’organisme. Ce fut un des principaux centres d’intérêt d’où partirent et auxquels aboutirent beaucoup de ses résultats : par exemple ceux qui concernent la chaleur animale, le foie étant l’organe le plus chaud de l’organisme, en raison des combustions qui s’y effectuent Autre exemple : l’expérience classique dans laquelle il piquait une aiguille le plancher du 4eventricule situé dans le bulbe rachidien. Il provoquait ainsi une glycosurie abondante, tout à fait anormale. C’est que la piqûre avait intéressé les nerfs splanchniques, branches die sympathique qui se rendent dans le foie ; d’où résultait une suractivité de la circulation hépatique, et, comme conséquence immédiate, un excès de production du sucre, bientôt éliminé dans l’urine.

Encore à propos du foie, Claude Bernard découvrait dans ce organe la première glande à sécrétion interne. Quelle glande et quelle sécrétion ! Sans doute diffère-t-elle sensiblement de l’image que nous faisons aujourd’hui d’une glande endocrine, dont les tissus sont souvent disséminés, comme dans les glandes génitales ou le pancréas dont les sécrétions, appelées hormones, agissent à doses très petites, parfois infinitésimales. Elles servent de stimulateurs ou de régulateurs à d’autres organes. Tel n’est pas exactement le rôle du foie qui met en réserve ou dispense un véritable aliment, le glucose. Mais tout en lui est conforme à la définition anatomo-physiologique d’une glande endocrine. Pour une première découverte, quel modèle géant et en quelque sorte schématique d’un nouveau type d’organe et de fonction !

Tant de nouveautés acquises en si peu d’années ! Il y avait de quoi stupéfier les contemporains de Claude Bernard. Nous n’avons pas fini de nous étonner et d’admirer ses intuitions, sa méthode, la précision de ses démonstrations faites avec des techniques qui nous semblent aujourd’hui peu sensibles. Il fallait la patience, les longs efforts, l’adresse méticuleuse, l’ingéniosité technique qui servent souvent les grandes intelligences, pour atteindre en si peu de temps à des découvertes d’une telle nouveauté. Nous en trouvons une preuve dans deux paquets cachetés qui ont été ouverts ces jours derniers par l’Académie des Sciences et seront lus dans une prochaine séance. Deux d’entre eux datent de 1848, un autre de 1868. Les paquets cachetés, que nous appelons aujourd’hui plis cachetés, contiennent l’exposé de résultats qu’un auteur veut mettre en sûreté pour s’assurer une priorité, tout en se réservant de les exploiter. Il arrive aussi que l’auteur, accaparé par d’autres travaux, soit obligé d’abandonner provisoirement certaines filières. Les deux motifs ont été invoqués par Claude Bernard au moment où il déposait ses paquets cachetés.

Eh bien, nous avons la surprise de constater que dès 1848 il avait démontré ou prévu les plus importantes des conclusions qui pouvaient être tirées de ses expériences ou de ses intuitions. Toute la physiologie du métabolisme du glucose était exposée pour la première fois avec précision.

Plusieurs résultats étaient énoncés qui n’ont pas été repris depuis lors — par exemple ceux qui concernent l’accumulation de glycogène dans les organes des Invertébrés en régénération — On pourrait parler de divination s’il ne s’agissait d’expériences et de raisonnements méthodiques. Ils étaient consignés en quelques lignes d’une précision et d’une densité étonnantes auxquelles l’œuvre ultérieure de Claude Bernard permet d’accorder la plus grande confiance.

Quittons le foie et revenons au système nerveux. Une expérience déjà ancienne, remontant à 1727, avait montré que, si l’on sectionne dans la région cervicale d’un lapin l’un des deux nerfs grands sympathiques, la pupille de l’œil correspondant se contracte aussitôt. « Claude Bernard refait l’expérience et il voit ce que personne n’avait vu avant lui : ... tout le côté de la face correspondant au nerf coupé rougit, se tuméfie, s’échauffe. » Le fait est surtout remarquable si l’on observe l’oreille par transparence. « Les vaisseaux sanguins, d’abord à peine visibles, grossissent manifestement… Les capillaires dilatés laissent passer le sang si facilement qu’en piquant une veine on le voit jaillir en cadence, comme si c’était une artère... Ce n’est pas tout : les [tissus] s’échauffent, leur température tend à se rapprocher de celle [des organes situés dans la profondeur] du corps, grâce à l’irrigation chaude d’un sang artériel plus abondant, si bien que, s’il fait froid, il peut v avoir une différence de dix degrés entre l’une et l’autre oreille... Que si maintenant on excite, à l’aide du courant électrique, le bout supérieur du nerf coupé, tous ces effets font place à un effet strictement inverse. Les vaisseaux se resserrant, l’oreille pâlit, le sang ne coule plus par la veine ouverte, la température s’abaisse au-dessous de son degré primitif... »

Je ne poursuis pas plus loin cette citation de Paul Bert, un des élèves favoris de Claude Bernard. Elle rend compte tout simplement de l’expérience initiale qui conduisit Claude Bernard à la découverte des nerfs vaso-constricteurs, qui commandent la contraction des tuniques musculaires des vaisseaux. Dans une autre expérience, en excitant l’un des nerfs qui se rendent aux glandes salivaires sous maxillaires, la corde du tympan, il s’aperçut qu’il produisait non une contraction, mais bien au contraire une dilatation des vaisseaux sanguins de la glande, et, par suite, une suractivité dans la production de la salive. Il y a donc deux sortes de nerfs vasculaires, de nerfs vasomoteurs. À côté des vaso-constricteurs, il y a des vaso-dilatateurs. Ces notions, actuellement familières aux élèves des établissements scolaires, étaient entièrement neuves. Claude Bernard lui-même en donna les premières explications. Depuis lors la question a fait des progrès considérables ; elle en fait chaque jour. Elle a donné naissance à la science des messagers chimiques du système nerveux, et récemment encore à la neuroendocrinologie, qui en dérive logiquement.

Et l’on ne saurait passer sous silence les découvertes extraordinaires qu’il fit sur l’action des poissons. À l’aide de substances toxiques spécifiques, il arrive à séparer, à disséquer en quelque sorte les fibres nerveuses sur lesquelles elles agissent, comme le ferait une chirurgie d’une finesse et d’une précision difficiles, sinon impossibles à atteindre. Ainsi le curare abolit la motricité, non la sensibilité. La strychnine agit sur les cellules sensibles de la moelle épinière. Certains poisons agissent directement sur les muscles, d’autres par l’intermédiaire des terminaisons nerveuses (c’est le cas du curare), d’autres, tel l’oxyde de carbone, en empêchant la fonction respiratoire des globules rouges. « En étudiant attentivement le mécanisme de la mort par divers empoisonnements, dit l’auteur, le physiologiste s’instruit, par voie indirecte, sur le mécanisme de la vie ».

Il faudrait citer bien d’autres travaux, en particulier ceux qui concernent la digestion des aliments, le rôle de l’estomac et surtout du pancréas et de l’intestin. Tous méritent qu’on s’y arrête. Tous sont de premier plan. Évoquons enfin la notion de milieu intérieur, et de la constance du milieu intérieur, en particulier chez les Vertébrés à sang chaud. C’est à Claude Bernard que l’on doit la notion, selon laquelle es organes et les tissus ne vivent pas dans le milieu extérieur, mais laps un milieu intérieur, dont tous les facteurs et constituants — température, pression osmotique, teneur en substances organiques et minérales, composition du sang, pression sanguine — sont constantes, généralement très stables ; ils ne peuvent s’écarter que légèrement d’une moyenne fixe. C’est dans un tel milieu et non dans l’eau de mer, que vivent les cellules des animaux marins. Claude Bernard distinguait entre les organismes très simples — tels les Protozoaires — qui sont plongés directement dans le milieu extérieur, et les plus complexes, composés de nombreuses cellules et protégés contre l’environnement, dont les organes et les tissus vivent dans le milieu intérieur. Un colloque récent, organisé par la Fondation Singer Polignac à l’occasion du centenaire de la publication de l’Introduction, a eu lieu à Paris en 1965. Il avait comme thème le Milieu Intérieur et reprenait, en les développant, les idées exprimées pour la première fois par Claude Bernard.

On remarquera que les découvertes de Claude Bernard couvraient tout le domaine de la physiologie, aussi bien celui du système nerveux que celui du métabolisme : deux disciplines aujourd’hui bien distinctes et subdivisées en spécialités et sous-spécialités qui sont elles-mêmes l’objet d’études, de revues, d’ouvrages innombrables. Claude Bernard les découvrait toutes et les explorait avec son génie créateur. Il est non moins étonnant que sa vocation, que ne laissaient prévoir ni ses années de jeunesse, ni ses débuts dans la carrière médicale, se soit soudainement épanouie à partir de 1845, et qu’elle l’ait mené, en moins de 20 ans, aux découvertes les plus géniales de sa vie scientifique.

L’année 1865, si remarquable à tant d’égards[1], est pour Claude Bernard l’occasion d’un repos forcé, qu’il met à profit pour écrire en quelques mois une œuvre qui fait encore autorité au point de vue de la méthode dans les Sciences de la vie : c’est l’Introduction à l’étude de la Médecine expérimentale. Alors que Magendie prônait à juste titre l’expérience à tout prix, mais l’expérience seule, Claude Bernard réintroduit l’idée a priori dans la trilogie : le « sentiment » (ou intuition), le raisonnement, l’expérience. À ces trois opérations il convient d’ajouter l’induction, qui permet de généraliser et de formuler la loi. Il est inutile de commenter ces fondements d’une méthode que tous les scientifiques connaissent de nos jours, sans forcément savoir la mettre en pratique. Mais elle était définie pour la première fois. Pour la première fois aussi, il affirmait la constance, la nécessité des résultats quand les conditions des phénomènes sont identiques. À cette certitude il donnait même un nom, il l’appelait le déterminisme. On peut s’étonner qu’une notion et un vocable qui nous sont si familiers aient été introduits, sinon créés par Claude Bernard. Et voici quelle conclusion Paul Bert donnait à un éloge du Maître : « Par le principe du déterminisme, formulé ici tout d’abord, auquel il revenait sans cesse..., il a définitivement chassé du domaine de la Physiologie la force vitale, la cause finale, le caprice de la nature vivante, et lui a fait prendre place à côté de la Physique et de la Chimie parmi les Sciences expérimentales où ce principe est évident. « Claude Bernard et Paul Bert, s’ils revenaient parmi nous, seraient certes très étonnés d’apprendre que ce principe c si évident » est actuellement contesté dans l’une des sciences les plus exactes, la Physique, où il paraissait si bien assuré, et où il est remplacé, à l’échelle particulaire, par la notion de probabilité. Que les mânes de Claude Bernard soient réconfortés. Le déterminisme n’est pas mis en cause au niveau où il se plaçait, qui est l’ordre des phénomènes molaires, accessibles à nos sens par des moyens classiques et résultant de l’interaction de milliards de particules élémentaires. À ce niveau probabilité et certitude se confondent Le bon vieux déterminisme n’est pas mort ; il reste et restera la règle de la plupart de nos méthodes.

C’était une des premières fois, dans l’histoire de la biologie, que l’on tenait compte de l’expérience comme d’une donnée essentielle, susceptible de mener à des conclusions ; que l’induction était prise en considération comme une méthode de raisonnement conduisant à l’expression de lois générales. Sans doute des philosophes comme Bacon avaient-ils entrevu certaines règles de la méthode expérimentale. Mais ne l’ayant pas lui-même mise en pratique, il donnait des exemples et des conseils dans des directions qui ne furent pas suivies, parce qu’elles ne partaient pas de données positives. Claude Bernard au contraire élabora une méthode après plus de vingt ans d’une expérimentation personnelle, qui l’avait mené à de grandes découvertes. Il raisonnait sur des exemples précis, il en discutait avec compétence. Aussi ses articles et ouvrages de méthodologie sont riches d’exemples vécus, de discussions sur des données d’expériences. Un raisonnement reconstitué a posteriori est plus enrichissant pour l’esprit et plus stimulant pour la recherche scientifique que des règles énoncées a priori et dans l’ignorance des réalités expérimentales.

D’autre part Claude Bernard tenait un juste milieu entre l’empirisme qui ne connaît que des faits brutaux et la théorie qui tend à outrepasser les conclusions d’une recherche. Tout en réintroduisant avec prudence les idées directrices, il ne suivait une hypothèse qu’aussi longtemps qu’elle était prouvée par les faits. « L’emploi judicieux de la méthode scientifique consiste à donner au fait et à l’idée leur juste valeur respective. Si on donne trop d’importance à un fait, on reste dans l’empirisme ; si l’on accorde trop d’importance à l’idée, on tombe dans les systématiques ou dans les doctrinaires. » Cette citation de Claude Bernard, parfaitement judicieuse au point de vue pratique, témoigne cependant d’un certain embarras où le mettait sa position de novateur. Car si un fait est bien établi, on ne peut nier son importance et on ne saurait lui en donner trop. Il en est de même pour l’idée, qui s’impose d’elle-même si elle est étayée par les faits, par tous les faits connus. On conçoit l’hésitation de Claude Bernard, qui se souvenait de l’empirisme intransigeant de Magendie et de son horreur des théories. Mais le principe du déterminisme, affirmé pour la première fois dans le domaine des sciences de la vie, était une nouveauté éclatante : les phénomènes vitaux sont tributaires des lois générales de la nature et leurs manifestations sont des expressions physiques et chimiques. C’est à découvrir des lois à partir des faits que l’expérimentateur doit s’appliquer. Au cours de ce raisonnement, l’idée joue un double rôle : elle est le point de départ de l’expérience, elle en est aussi l’aboutissement. Mais la conclusion peut être très différente de l’hypothèse de départ, de l’idée a priori. De telles réflexions nous paraissent aujourd’hui évidentes. Au temps de Claude Bernard, elles découvraient à la Science un monde nouveau.

Il y aurait tant à dire sur l’œuvre de cet homme exceptionnel, et j’en ai dit si peu ! Un jour Victor Duruy, alors ministre de l’Instruction Publique, demandait à Jean-Baptiste Dumas, de l’Académie française : « Que pensez-vous de ce grand physiologiste ? — Ce n’est pas un grand physiologiste, c’est la Physiologie elle-même », répondit Dumas ; et vingt ans plus tard Brunetière surenchérit : « Il fut plus encore que la Physiologie elle-même, il fut vraiment un maître des intelligences. » Sa réputation n’a fait que grandir depuis sa mort, Paul Bert disait en 1886 : « Depuis huit ans le maître n’est plus. La critique de ses rivaux, celle de ses élèves même, a pu s’exercer en toute liberté. Or aucun de ses travaux n’a été entamé ; son œuvre reste entière, intacte et debout. » C’est ce qu’en d’autres termes Dastre répétait en 1894 : « Depuis la mort de Claude Bernard, seize années se sont écoulées, le temps qu’une génération succède à une autre ; mais surtout deux révolutions se sont accomplies, les plus profondes qui aient jamais changé la face des choses, révolutions que résument les noms illustres de Darwin et de Pasteur. Et cependant ce long espace de temps et ces grands changements n’ont altéré en rien l’œuvre du maître... L’édifice est debout, intact. » Trente-trois ans après la mort de Claude Bernard, Van Tieghem disait devant l’Académie des Sciences : « Eh bien ! ce même jugement, déjà formulé avec tant d’autorité à deux époques si éloignées, aujourd’hui, après trente-trois années, quand ce long temps écoulé, sans rien lui enlever de son puissant relief, a donné à son œuvre tout le recul nécessaire, nous ne pouvons en terminant, que le redire ici, et plus fermement encore, à notre tour : il est déjà, il restera celui de la postérité. » Je n’ai rien de plus à dire, après cent ans, si ce n’est que cette œuvre n’a cessé de grandir et d’être non seulement admirée, mais exploitée et continuée par de lointains disciples, qui se réclament d’elle.

Et je terminerai par les phrases mêmes par lesquelles Van Tieghem a conclu son discours : « Un exemple d’une telle vie méritait d’être proposé à ceux qui, venus tard à la Science, ne la connaissaient pas encore ; rappelé à ceux qui, l’ayant connue, l’avaient peut-être oubliée ; confirmé à ceux qui, comme nous, ne l’ayant pas oubliée, aiment à s’en souvenir pour y puiser, aux jours de doute, d’amertume et de découragement, une certitude, une douceur et un réconfort »

 

[1] Ce fut, entre autres événements, l’année de la publication, par Gregor Mendel, des lois de l’hybridation, fondements de la génétique ; des travaux de Pasteur sur la génération spontanée ; dans un autre domaine, l’année de la présentation de l’Olympia de Manet. Peu de temps avant, Darwin avait publié son œuvre capitale : l’Origine des Espèces (1859).