Réponse au discours de réception de Jean Bernard

Le 18 mars 1976

Étienne WOLFF

Réception de M. Jean Bernard

Réponse de M. Étienne Wolff

au discours de M. Jean Bernard

 

Monsieur,

     Vous avez été élu en 1972 par l’Académie des Sciences, en 1973 par l’Académie de Médecine, en 1975 par l’Académie française : glorieux palmarès qui reconnaît et honore vos mérites. Reportons-nous à quinze ans en arrière. Bien que vos services passés fussent éminents, votre carrière brillante, votre renommée mondiale, vous ne songiez pas encore à entrer dans notre compagnie. La conclusion n’est pas celle que des esprits chagrins et contempteurs s’empresseraient de tirer : dans cette circonstance, l’âge du candidat ne fait rien à l’affaire. Car il y a des découvertes, des réussites qui demandent des années de travail, de longues vérifications, une lente maturation, un labeur obscur, une patience de termite. Pour prendre un exemple proche de vous, nous ne devons pas croire qu’un remède au cancer s’improvise en un jour, comme le fruit d’une illumination soudaine. Après combien d’années peut-on déclarer qu’un malade est guéri ? Pour les cancers du sang, vous avez d’abord prononcé le terme de rémission, de rémission courte, puis longue, enfin, après douze, quinze ans sans récidive, vous avez prudemment, timidement parlé de guérison. Quinze ans de traitements précédés par des années d’études, de réflexions, de recherches théoriques, d’essais sur des animaux, puis sur l’homme, d’échecs répétés, de demi-succès, de résultats décourageants, puis encourageants, de victoires d’abord incertaines, puis devenues certaines ! Deux ans, trois ans, dix ans, comme vous avez dû être haletant ; comme le temps a dû vous paraître long, comme vous avez dû souhaiter que les années passent vite, avant de pouvoir prononcer le grand mot de guérison ! Ne voyons-nous pas que de tels délais repoussent assez loin l’âge d’admission dans nos académies ? Et l’on s’étonne que beaucoup d’entre nous entrent dans nos compagnies « pleins d’usage et raison », comme dit le poète. Sans doute des savants peuvent-ils montrer précocement leur génie, comme c’est le cas dans les sciences théoriques. Mais, dans les sciences expérimentales, en biologie, en médecine, dans les sciences humaines, rien ne saurait remplacer l’expérience qui ne s’acquiert qu’après un long apprentissage. Ainsi, votre exemple vient étayer une opinion qui n’est ni toujours ni partout comprise et qui pourtant est vraie. Votre génie, Monsieur – que votre modestie bien connue ne souffre pas de ce terme, prenez-le dans le sens du latin ingenium – votre génie, dis-je, avait besoin de temps et d’expérience pour s’imposer, pour vous mener au faîte de la réussite et des honneurs. Rappelons-nous que les premières découvertes de Pasteur étaient de cristallographie, c’est-à-dire d’une sorte de géométrie complexe. Ce n’est qu’après 1885, à l’âge de soixante-trois ans, qu’il se risque à affronter directement une maladie humaine, la rage, dont il triomphera.

     Vous nous apportez encore un autre enseignement : c’est que les applications médicales de la science, qui ont été votre but, votre souci constant, sont l’aboutissement de longues recherches de science fondamentale, d’une poursuite acharnée des dernières conquêtes de la Science. Quel puissant édifice de recherches pures a servi de tremplin à vos découvertes ! Songeons que les appareils à irradiations dont vous vous servez ont pour origine lointaine, mais directe, la découverte de Roentgen, les corps radioactifs celle de Pierre et Marie Curie, les radio-isotopes ou corps marqués celle de Frédéric et Irène Joliot-Curie. Quelle longue chaîne s’est déroulée, quels perfectionnements se sont additionnés, combien de découvertes complémentaires se sont accumulées pour aboutir à cet accomplissement : irradier une région limitée d’un organe, à une profondeur calculée, avec une dose précise de rayonnement. Et si nous tournons nos regards vers la chimiothérapie, quelle incroyable série de substances complexes n’a-t-il pas fallu extraire, décomposer, analyser, synthétiser, inventer, éprouver sur des organismes vivants, depuis la découverte de Fleming jusqu’aux composés que vous utilisez pour le plus grand bien de vos patients. L’on comprend alors votre avertissement sévère : « Le grand malheur pour un malade, c’est d’être soigné par un médecin ignorant. La conscience sans la science est inutile. »

     Vous n’avez pas manqué à la règle que vous édictez. Vous avez suivi pas à pas les progrès de toutes les sciences dont votre domaine pouvait être tributaire, et vous nous avez montré les réalisations qu’on pouvait attendre d’un médecin, doublé d’un scientifique de grand savoir et de grand cœur. Car il est temps que je parle de votre vie et de votre œuvre exemplaires.

     Vous avez vécu depuis l’âge de trois ans dans le quartier du Luxembourg, que vous n’avez qu’incidemment quitté, pendant la guerre de 1914-1918. Presque toute votre enfance et toute votre carrière ont eu pour site familial la grandiose perspective sur les jardins et les « élevages » de ce parc, qui est l’honneur et la fierté de notre ville. Vous rejoignez dans ce décor Gide et d’autres grands écrivains. Si Paris et son quartier latin ont inspiré bien des talents, suscité bien des vocations, il n’est pas douteux que les médecins ont bénéficié en tout premier lieu de son atmosphère de travail, d’intellectualité et d’émulation. Vous avez fait de brillantes études au lycée Louis-le-Grand. Nous y étions ensemble et nous ne le savions pas. Vous rappelez-vous la devise de cette vieille maison, inscrite au fronton d’un charmant jardin qu’on ne s’attendrait pas à trouver au milieu de bâtiments d’un style si désespérant : « Plures labori, dulcibus quaedam otiis. » Beaucoup d’heures pour le travail, quelques-unes pour les doux loisirs. De cette maxime, vous avez, je crois, suivi le premier conseil, et peu le second.

     Au cours de vos études de médecine, vous avez été formé par de grands patrons, qui ont confirmé ou orienté votre vocation : parmi eux Paul Chevallier, Gaston Ramon, et notre vénéré confrère de l’Académie des Sciences, le Professeur Robert Debré, qui continue d’exercer parmi nous son admirable autorité.

     C’est un peu le hasard qui a déterminé, dites-vous, votre vocation d’hématologiste. Vous entendez par là que c’est la rencontre avec Paul Chevallier. De ce jour, votre sillon était tracé. Combien fécond, combien riche d’espoirs et de réalités. Arrêtons un moment et demandons-nous quelle aurait été votre carrière si, au lieu de suivre la voie de l’hématologie, vous aviez opté pour la cardiologie ou pour la gynécologie par exemple. Ces spécialités ont certainement perdu ce que l’hématologie, grâce à vous, a gagné. Quelles belles découvertes auriez-vous faites aussi dans ces domaines ?

     Celui de l’hématologie était immense et riche. Quoi de plus humain, quoi de plus noble que de se consacrer à ce liquide, et, comme nous disons, à ce tissu, qui irrigue notre corps, baigne nos organes, les nourrit, les aère, les purifie, les protège contre toute espèce de parasites, contre toute incursion étrangère. Ses fonctions sont multiples et presque infinies. Ses cellules sont toujours en alerte, ses défenses toujours prêtes, ou, si elles ne le sont pas, il s’en prépare de nouvelles. Nos ancêtres et le langage courant lui assignent en outre le rôle de véhicule de l’hérédité. S’ils n’ont pas raison, ils n’ont pas non plus tout à fait tort. On le sait depuis l’admirable découverte des groupes sanguins par Landsteiner. Il n’y a pas de « sang bleu » au sens propre du terme, sinon chez ces malheureux enfants cyanosés qu’on opère et guérit souvent de nos jours. Mais il y a des caractères héréditaires qui sont responsables de la compatibilité ou de l’incompatibilité des sangs au cours des transfusions et des greffes.

     Parmi votre œuvre scientifique, vous avez consacré une part de votre activité à la recherche des races humaines. Vous avez publié avec Jacques Ruffié deux livres sur « l’Hématologie géographique » qui sont de véritables Sommes, faites de travail personnel et d’érudition. On s’étonne qu’à côté de vos autres activités, scientifiques et cliniques, vous ayez pu vous consacrer à une œuvre aussi monumentale. Il y a tant à dire que mon choix ne peut être qu’arbitraire et parcimonieux. Vous tendez à substituer à la notion de races humaines celle de type hématologique. Un exemple des plus suggestifs de votre démonstration est fourni par le type basque. On sait que les facteurs sanguins O, A, B, de même que Rhésus positif et Rhésus négatif, sont inégalement répartis dans les différentes ethnies. Le type basque est l’un des plus singuliers au monde : il est caractérisé par une fréquence élevée du gène O, une proportion faible du gène A, celle de B étant presque nulle. Disons 76 %, 23 %,1 %. La répartition des gènes Rhésus + et Rhésus - présente aussi des singularités. Mais c’est là un type moyen, autour duquel se situent des écarts plus ou moins considérables. Ces chiffres caractérisent un groupe ethnique, non les individus qui en font partie. Une population homogène, donc de type pur, aurait 100 % de représentants du même groupe sanguin. En réalité, ce qui définit une ethnie, c’est la stabilité dans l’hétérogénéité. Cette stabilité est due à un équilibre entre les facteurs génétiques et la pression de l’environnement. De cette étude, étayée par beaucoup d’autres arguments, vous concluez qu’il n’y a pas de races humaines pures. Votre collaborateur Jacques Ruffié va même plus loin en proclamant avec enthousiasme, dans des articles de grande diffusion, qu’il n’y a pas de races humaines. Comme on le comprend, quand on songe aux méfaits du racisme ! Soit dit en passant, Hitler, qui prônait tant les vertus de la race nordique, aux yeux bleus et aux cheveux blonds, était un affreux hybride de populations mêlées, au carrefour le plus inextricable de l’Europe.

     Autre exemple de votre enquête : on trouve, dans le sang de certaines populations noires d’Afrique et d’Amérique, une hémoglobine anormale, appelée hémoglobine S, qui produit une déformation en faucilles des globules rouges. Cette maladie héréditaire entraîne des troubles graves, en particulier une forte anémie, chez les sujets qui en sont atteints. L’anomalie se maintient à travers les générations, malgré le grand désavantage qu’elle présente dans la sélection naturelle. Car les malades qui en sont porteurs ne contractent presque jamais le paludisme, autre fléau qui sévit dans les mêmes régions. L’anomalie S protège donc contre la malaria. Entre deux maux, la sélection naturelle choisit le moindre, elle permet aux porteurs de l’anomalie de vivoter tant bien que mal et de la transmettre aux générations successives.

     Grâce à de tels marqueurs génétiques, grâce à la répartition singulière de certains groupes sanguins, vous flairez, vous pistez les parentés entre populations, vous suivez leurs migrations à travers les continents et les âges. L’hémotypologie vous conduit même à des hypothèses sur les origines de l’humanité.

     Venons-en maintenant à vos découvertes en clinique. Elles vous valent une renommée et une reconnaissance mondiales. Dans ce domaine, qui est celui des maladies du sang, votre pensée s’appuie toujours sur les données les plus récentes de la science fondamentale, à laquelle vous ne cessez de contribuer. Suivons vos traces ; nous verrons combien votre méthode est sûre, prudente et novatrice. Depuis vos débuts, vous n’avez cessé de penser au traitement des leucémies et des tumeurs qui affectent les organes où se forment les cellules sanguines. On soupçonnait que les leucémies étaient assimilables à des cancers. Mais comment le démontrer sur des cellules aussi dispersées que les globules blancs ? Vous en apportez la preuve décisive en 1933. On savait que les goudrons de houille provoquent la formation de tumeurs malignes quand on en badigeonne des animaux d’expérience. Vous injectez ces produits dans un organe où se fait l’hématopoièse, la moelle osseuse de rats. Ceux-ci deviennent leucémiques. La relation leucémie = cancer est démontrée. Quel était l’intérêt de cette confirmation ? Elle permettait de prévoir qu’un traitement efficace pour l’un serait applicable à l’autre, et réciproquement. C’est ce qui est arrivé. La chimIothérapie de la leucémie est actuellement en passe d’être transposée au traitement des autres cancers.

     Mais continuons de suivre vos pas. En 1947, vous ouvrez, en collaboration avec Marcel Bessis, la voie de la thérapeutique des leucémies. Par une opération hardie, vous faites une exsanguino-transfusion à un enfant de six ans atteint de leucémie aiguë, cela veut dire que vous remplacez progressivement tout le sang par celui de donneurs sains. Ce premier essai de traitement, suivi de plusieurs autres, vous apporte un grand encouragement : la rémission est complète, tous les signes de la maladie disparaissent. Le malade recouvre apparemment la santé. Pas pour longtemps, car la rechute est fatale après des délais variables. Mais vous avez réussi à prolonger de plusieurs mois des malades atteints de leucémies aiguës à allure foudroyante, dont certains étaient agonisants. Nous comprenons aisément quel espoir était né en vous et que vous vous soyez accroché avec opiniâtreté à la thérapeutique des leucémies.

     Quelle que soit la méthode employée, le but est de débarrasser l’organisme des cellules souches de la lignée sanguine qui se multiplient à une vitesse excessive sans atteindre leur maturité, sans pouvoir exercer leurs fonctions naturelles, indispensables à la vie.

     Trois voies étaient ouvertes. Quel que soit l’agent encore inconnu des leucémies, qui est probablement un virus, on pouvait tenter de renforcer les défenses de l’organisme par une méthode immunologique ; on pouvait greffer un tissu générateur de globules blancs, tel un fragment de moelle osseuse d’un sujet sain ; on pouvait enfin essayer de détruire jusqu’à la dernière les cellules pathologiques atteintes d’une frénésie de multiplication. Vous vous êtes engagé dans les trois directions et, dans les trois voies explorées, vous avez apporté avec vos collaborateurs des résultats de première importance. Mais c’est dans la troisième que vous avez obtenu des succès décisifs.

     Votre méthode consiste à combiner l’attaque par les substances chimiques avec le traitement par des rayonnements, tel celui du cobalt. Ces procédés demandent une mise au point de haute précision et de grande délicatesse. Appliqué par des mains inexpertes, le remède serait pire que le mal. Vous commencez par une première attaque, que vous dénommez l’induction. Puis, utilisant successivement soit la même substance, soit d’autres composés, soit un rayonnement, vous procédez à des réinductions aussi souvent et aussi longtemps qu’il est nécessaire. Ces substances sont des antibiotiques. Vous en avez étudié, vous en avez utilisé toute une gamme. L’une des plus actives, la rubidomycine, a été extraite d’une souche (coeruleo-rabidus) du champignon Streptomyces. La méthode que vous employez a quelque analogie avec le traitement des infections microbiennes par les antibiotiques. Il faut le prolonger jusqu’à la destruction totale des bactéries. Faute de le continuer assez longtemps, il se crée des foyers de résistance, dont on peut difficilement venir à bout. La différence tient à ce que, dans les leucémies, l’ennemi est déjà dans la place : c’est contre des cellules mêmes du corps du malade qu’il faut lutter. La victoire dépend des substances ou des rayonnements que vous choisissez, des doses que vous administrez, de l’intervalle entre les traitements successifs, de l’étendue et de la localisation du territoire que vous attaquez. N’oublions pas que les antibiotiques, les rayonnements que vous utilisez sont très nuisibles à toutes les cellules du corps. Mais les cellules cancéreuses, comme toute cellule en multiplication intense, sont plus sensibles que les tissus normaux. Quel doigté, quelle expérience demande votre intervention ! Combien de fois avez-vous dû trembler en essayant un nouveau traitement, en guettant ses effets ? Car ces remèdes sont souvent des remèdes héroïques, le qualificatif convenant plus au médecin qu’à son patient. Mais les cas désespérés ont dû vous être d’un grand secours, car, lorsqu’il n’y a plus d’espoir, lorsque le malade est à toute extrémité, on peut tenter le tout pour le tout.

     Et voilà comment peu à peu vous avez vu se produire des rémissions, poindre des guérisons.

     Il y a un peu plus de dix ans, un savant soviétique m’adressait un appel angoissé. Sa fillette était atteinte d’une leucémie grave. Il savait que, presque seul au monde, vous pouviez tenter l’impossible, faire durer la malade, sinon la sauver. Il était prêt à franchir tous les obstacles, fussent-ils un rideau de fer, pour vous amener l’enfant. Il accompagnait sa lettre de l’énoncé du traitement qui lui était prescrit en U.R.S.S. Vous m’avez répondu : Inutile qu’elle vienne à Paris. Les soins qu’on lui donne sont les meilleurs possibles, dans l’état actuel de la médecine. Elle peut survivre 6 mois, un an, deux ans au plus. Le seul espoir qu’on puisse fonder, c’est que, dans l’intervalle, on ait trouvé de nouveaux remèdes, plus sûrs, plus efficaces. Je ne sais si la petite Russe a pu attendre cette heure rêvée, mais, depuis lors, vous avez réalisé sur d’autres enfants le miracle tant souhaité.

     Je serai très bref sur les grands succès que vous avez obtenus dans le traitement des leucémies et des cancers des ganglions lymphatiques. Lorsqu’un résultat est décisif, point n’est besoin de l’entourer d’explications et de commentaires. Voici, dans toute leur sécheresse, quelques-uns de vos plus beaux résultats.

     La maladie de Hodgkin est le plus fréquent des cancers primitifs des ganglions lymphatiques : ils sont dits primitifs quand ils ne proviennent pas de métastases. Cette maladie était inexorable avant 1955. En 1967, vous annoncez la guérison des formes localisées dans 60 % des cas. Tout récemment vous obtenez la guérison de 50 à 60 % des formes généralisées, les plus redoutables : résultat remarquable, si l’on songe qu’il faut atteindre, non point quelques ganglions lymphatiques localisés, mais tout le système ganglionnaire.

     Mêmes difficultés avec les leucémies aiguës, les plus dangereuses, voire inexorables, puisque le malade succombait en deux mois. En 1971, vous obtenez une survie de plus de quatre ans dans 165 cas, de plus de dix ans chez quelques sujets. Deux de vos malades se sont mariés après onze ans de rémission. Actuellement, vous obtenez des survies de quatorze ans et plus. À ce stade, rémission devient synonyme de guérison. En 1970, vous estimiez entre 5 et 8 % le taux de guérison. Il atteint actuellement 12 à 15 %.

     Tout récemment, vous avez obtenu un résultat encore plus remarquable : la guérison de la leucémie aiguë à promyélocytes, leucocytes de grande taille non différenciés qui prolifèrent à une cadence accélérée en quantités énormes. La maladie, fatale, évolue en vingt-neuf jours vers la mort. Grâce au traitement par la rubidomycine, vous obteniez plus de 60 % de rémissions en 1970, vous estimez actuellement que 20 % de malades peuvent être considérés comme guéris.

     Je voudrais faire remarquer que ces résultats sont bouleversants à deux points de vue : d’abord parce qu’ils permettent la guérison de nombreux malades qui, il y a moins de quinze ans, auraient été considérés comme perdus, ensuite parce qu’ils permettent tous les espoirs. Car, si l’on peut guérir un pourcentage, même faible, de malades, cela veut dire que le remède a été pour eux efficace et qu’avec quelques modulations il pourra l’être pour d’autres. On peut penser que le traitement amélioré s’appliquera à un nombre de plus en plus grand de leucémiques : car les thérapeutiques que vous employez sont à leurs débuts. Vos succès, déjà si émouvants, font lever les plus grandes espérances. Et déjà, d’année en année, vos résultats s’améliorent, les proportions de rémissions, voire de guérisons, augmentent, de telle sorte qu’on ne sait pas, que je ne sais pas si, au moment où je les énonce, les chiffres correspondent encore à la réalité.

     Et voici comment, dans une synthèse publiée en 1972, vous nous donnez vos impressions : « Les traitements actuels permettent à de nombreux leucémiques de survivre, à quelques-uns de vivre. Les médecins qui se consacrent à la thérapeutique des leucémies aiguës connaissent une aventure singulière. Depuis vingt-quatre ans, depuis les premiers essais d’exsanguino-transfusion, ils traitaient des leucémies aiguës avec courage, avec persévérance, mais aussi avec désespoir, tremblant à chaque examen de sang et de moelle, bouleversés par la qualité de la rémission et la certitude de la rechute. Mais pendant que ces médecins poursuivent leur lutte désolée, se refusant presque de croire aux longues survies qu’ils commençaient d’observer, la leucémie aiguë subit ou paraît subir un nouvel avatar. » Il est illustré par les résultats que je viens d’évoquer.

     La conclusion, Monsieur, est que vous avez fait franchir à la thérapeutique des cancers du sang une étape considérable, qu’on aurait pu difficilement imaginer il y a quinze ans. L’humanité souffrante, les condamnés à terme attendent encore beaucoup de vous.

     J’extrais enfin de votre grande œuvre un petit chapitre qui n’est peut-être pas des plus importants à vos yeux ; mais il nous montre quelles sont l’acuité de votre curiosité scientifique et l’étendue de vos connaissances littéraires. Il s’agit du syndrome de Lasthénie de Ferjol. Lasthénie de Ferjol ? Quelle est cette maladie nouvelle à consonance à la fois harmonieuse et médicale ? Ce n’était pas à l’origine une maladie, mais le nom d’une héroïne de roman.

     Vous partiez en voyage pour l’étranger. Alors que d’autres achètent un journal, un roman moderne, peut-être un policier, dans une bibliothèque de gare, vous profitez de cette... rémission pour emporter dans vos bagages les œuvres de Barbey d’Aurevilly publiées dans la Collection de la Pléiade. Vous y trouvez une « histoire sans nom », dont l’héroïne s’appelle Lasthénie de Ferjol. À l’exception de livres comme les Diaboliques, qui lit encore les œuvres de Barbey d’Aurevilly, sinon quelques fins lettrés, amoureux de textes anciens et un peu oubliés ?

     « Notre Lasthénie s’affaiblit de jour en jour, elle pâlit, s’essouffle, s’épuise. Lorsqu’elle meurt après une longue langueur, sa mère découvre du sang en ouvrant son corsage Lasthénie s’était tuée lentement, tuée en détail et en combien de temps ? Tous les jours un peu plus avec des épingles. Elles en enlevèrent dix-huit fichées dans la région du cœur. » Et vous vous dites : mais je connais plusieurs exemples de cette maladie volontaire ! Les symptômes en sont parfaitement décrits par Barbey d’Aurevilly. Vous rassemblez d’autres cas, vous en étudiez une douzaine, et vous donnez la première description complète de cette affection singulière. Vous en groupez toutes les manifestations sous le nom bien mérité de syndrome de Lasthénie de Ferjol. Ainsi le nom d’un personnage de roman est devenu, grâce à vous, celui d’une maladie.

     Évoquons à ce propos une rencontre récente d’un romancier et d’un médecin, tous deux écrivains, tous deux membres de notre compagnie. Un des derniers romans d’Henry de Montherlant a pour titre : Un assassin est mon maître. Il décrit avec beaucoup de pénétration l’évolution d’un jeune bibliothécaire qui, promis à un bel avenir, sombre dans une déchéance mentale irrémédiable. Était-ce à la suite d’une observation sans défaut, d’une intuition infaillible que ce grand lecteur d’âmes avait composé son personnage ? Notre confrère Jean Delay retrouvait tous les signes d’une psychose connue de lui, et traduisait en concepts de psychiatre le syndrome si bien décrit par Montherlant. De là est née une longue et passionnante préface, dans laquelle s’établit une correspondance exacte entre l’analyse du médecin et celle du romancier. On ne sait laquelle des deux on doit le plus admirer. Notons en passant que Jean Delay a été un compagnon et un ami de toujours pendant vos études, votre internat, puis comme médecin des hôpitaux et professeur à l’Université de Paris. Vos carrières ont été parallèles. Bien que des parallèles ne se rencontrent qu’à l’infini, celles-ci ont convergé vers notre Académie.

     L’épisode de Lasthénie de Ferjol me permet de passer à votre œuvre littéraire. Car vous n’êtes pas seulement un fin lecteur, vous êtes en outre un écrivain de qualité. Je pense qu’un membre de notre compagnie ne doit pas être seulement un novateur en sa spécialité, mais il doit avoir fait ses preuves comme écrivain et comme styliste. Je me suis plu à relever les noms des médecins qui, depuis ses débuts, ont fait partie de notre Académie. Leur nombre est limité et ne dépasse pas une dizaine. Les plus récents ont été Claude Bernard, Henri Mondor, Pasteur Vallery-Radot, Georges Duhamel, notre confrère Jean Delay, et vous-même. Tous sont de grands écrivains. On peut s’étonner de cette longue éclipse qui sépare Claude Bernard, mort en 1878, de Henri Mondor, élu en 1946. Louis Pasteur ne figure pas dans la liste, car il ne fut pas médecin. Mais on ne peut le passer sous silence. On remarquera aussi que Georges Duhamel devait plus à son génie littéraire qu’à la pratique médicale. Plusieurs grands noms de médecins auraient pu, auraient dû venir s’ajouter à la liste parcimonieuse que nos prédécesseurs ont dressée : je pense à Charles Nicole, à René Leriche, à d’autres, qui ont bien servi la médecine en même temps que les lettres. Vous êtes de ceux-là. Le nombre très restreint de nos fauteuils donne plus de prix à nos choix. Il était naturel que votre talent d’écrivain fût distingué en même temps que votre œuvre de savant. Écrivain, vous l’êtes à deux points de vue. Vous avez publié des livres généraux sur votre art, je devrais dire sur votre science. Vous y donnez des synthèses sur l’état actuel de la médecine, des jugements sur ses résultats et sur ses orientations, et même, si vous pouvez accepter ce terme inacceptable, des prophéties. Mais vous avez aussi fait œuvre de poète, de romancier.

     Souffrez que j’évoque d’abord votre œuvre d’écrivain scientifique. Votre livre Grandeur et Tentations de la Médecine commence par une sorte de prosopopée, dans laquelle un médecin, endormi depuis 1930, est tiré de sa léthargie en 1960, comme par un coup de baguette magique, « Il ne reconnaît plus rien : les méningites aiguës, la méningite tuberculeuse, les tuberculoses aiguës, les infections générales, l’endocardite maligne, les broncho-pneumonies évoluent vers la guérison ». Et vous citez encore bien d’autres accomplissements extraordinaires. En bref, vous mesurez les immenses progrès dont a bénéficié la médecine en un si court laps de temps. Vous l’exprimez ailleurs d’une manière laconique : « La médecine moderne guérit. C’est là, on l’oublie trop souvent, un fait nouveau. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les médecins et leurs médicaments n’entravaient jamais les évolutions fatales... Depuis 1935, c’est une explosion de succès... À travers les millénaires, la différence était peu sensible entre médecins autorisés et charlatans. À égalité d’efficacité, ou plutôt d’inefficacité, il était naturel de témoigner une indulgente sympathie à ceux qui n’avaient pas reçu le dignus intrare ». Cette dernière phrase est un avertissement aux magistrats, à l’opinion, encore trop enclins à croire à la fausse science, aux rebouteux, aux voyants et voyantes. Bien que je vous trouve un peu sévère pour la médecine et les médecins d’avant 1930, je regrette que vous n’ayez pas stigmatisé, à l’occasion, l’astrologie, qui sévit actuellement dans presque toute la presse, dans des livres en apparence sérieux et jusque dans les actualités de la télévision. Ceci me rappelle qu’il y avait en 1939 à l’état-major de notre armée une équipe de sourciers auxquels on demandait souvent de consulter le pendule.

     Dans ce livre riche de science et de réflexion, vous donnez un panorama de la médecine actuelle, de ses réalisations, de son avenir, de l’organisation de la profession, des hôpitaux modèles, des cliniques idéales. Vous envisagez l’esprit dans lequel le médecin doit exercer son métier, ou, pour mieux dire, son apostolat. Vous êtes réservé sur l’efficacité de trois pratiques : l’homéopathie, les eaux thermales, l’acupuncture. Vous regrettez qu’aucune recherche décisive n’ait encore été entreprise pour éprouver leur valeur, vous suggérez les expériences cruciales qui permettraient de les juger. Vous ne vous mettez jamais en avant, et l’on chercherait en vain dans ce livre la part que vous avez prise au progrès de la médecine contemporaine. Elle y est pourtant relatée, mais sous une forme anonyme. Et, quand vous préconisez une nouvelle déontologie, quand vous recommandez aux médecins de traiter leurs malades en personnalités humaines, et non comme des cas anonymes, avec bonté et compréhension, on réalise que c’est votre ligne de conduite à laquelle vous vous référez.

     Passons à votre œuvre proprement littéraire. À l’instar de votre homonyme qui fut de notre Académie – j’ai nommé Claude Bernard, vous avez été dès vos débuts inspiré par les muses et tenté par le démon de la littérature. Trahirai-je un secret en rappelant que, dès 1922, à l’âge de quinze ans, vous fréquentiez assidûment la célèbre librairie d’Adrienne Monnier, où vous avez côtoyé quelques-uns des grands écrivains de ce temps, Gide, Romains, Larbaud, Hemingway ? Serai-je indiscret en révélant que vous avez écrit, pendant un temps et sous l’anonymat, la critique littéraire d’un quotidien parisien, et que vous avez composé un roman pendant une période de vie clandestine de la guerre 1940-1945 ? Cette œuvre inédite, nous espérons que vous la publierez un jour. En revanche, nous connaissons une de vos œuvres poétiques, intitulée Survivance. Vous étiez alors emprisonné par l’occupant nazi dans une geôle où vous ne disposiez ni de plumes ni de papier et c’est avec votre mémoire prodigieuse que vous avez reconstitué la plupart des poèmes de ce recueil. Il est inspiré par des souvenirs lancinants, par des sentiments tragiques. Vous exprimez le tourment du médecin angoissé, du chercheur obstiné : il doit bien exister des remèdes à certaines maladies – vous pensez déjà aux leucémies de l’enfant. Il est logique, il est naturel, il est nécessaire qu’on les trouve. Mais où se tourner ? Il y a tant de voies possibles, la plupart seront des impasses. C’est ce que vous exprimez en des vers émouvants.

Des mots simples pour notre misère,
cet enfant qui meurt et nos bras impuissants
Pas seulement nos bras, notre esprit aussi
et qui tourne en rond dans son ignorance.
Une idée neuve, une idée folle
hélas ! une idée qui n’était pas bonne.
Un dernier effort qui n’a rien changé,
l’enfant est mort
et nous sommes seuls dans notre ignorance.

     Et j’extrais d’un poème en prose, intitulé « Prière de ceux qui cherchent », ces lignes poignantes.

     « Il y a... ceux qui ont cru trouver, et c’était presque vrai, et cette vérité qu’ils croyaient atteindre, chaque fois elle s’échappait.

     Ils sont là, ils marchent, ils rêvent à ces corps d’enfants qu’ils ont en charge, à ce petit Michel qu’ils auraient voulu sauver et ils l’avaient espéré, et il remerciait avec tant de gentillesse quand on l’avait soigné ; à Chantal qui avait deux ans et les cheveux blonds, à Gérard et à Christian qui ressemblaient aux deux anges du jubé de Saint-Étienne-du-Mont, à Lucienne, à Jean-Pierre qui sont morts comme les autres.

     Seigneur, ayez piffé de nous qui cherchons, donnez-nous le courage nécessaire pour résister aux erreurs, aux injustices, aux discordes.

     Donnez-nous la force nécessaire pour tout reprendre et recommencer quand nous savons que nous nous sommes trompés.

     Et puisque vous livrerez à d’autres ces secrets, pourquoi ne pas nous faire le don tout de suite. »

     D’autres poèmes évoquent le climat trouble de la « drôle de guerre », l’horreur de la vraie, l’amertume de la défaite, la misère et l’angoisse de la prison. Vous avez connu tout cela, vous avez été, dès l’année 1940, un des premiers résistants, un des cinq cents premiers. Arrêté par les Allemands en 1943, vous passez à la prison de Fresnes des mois d’affreux dénuement, où l’appréhension de la mort qui vous guette n’est tempérée que par la certitude de temps meilleurs pour ceux qui survivront.

« Je suis sans crayon et sans plume
et grave sur un plâtre usé
ces vers-ci que j’ai composés,
ces pauvres vers, sans clair de lune » ;

     Et encore ce rondeau :

« Dans la prison que France est devenue
nous nous tordons sous le poids de nos fers,
nous subissons l’injuste retenue
et feu flambant plus qu’en bas-fonds d’enfer
dans la prison que France est devenue. »

     Je ne peux insister davantage sur vos œuvres poétiques : rondeaux, quatrains, sonnets, vers libres, qui font penser tantôt à Villon, tantôt à Chénier, à Mallarmé, et plus souvent à aucun autre qu’à vous-même

     Vous échappez miraculeusement, à la fin de 1943, à la prison et à la mort. C’est pour rentrer dans la Résistance active, où vous participez aux combats de la libération de Paris. Puis vous vous engagez dans l’armée régulière où vous prenez part à la liquidation des poches que les forces allemandes conservaient dans l’Ouest de la France. Ce sont des services que nous n’oublions pas, et qui pour nous comptent encore, bien qu’on ait dit fallacieusement que les Français ont la mémoire courte. Ces titres vous suivent partout. C’est pour eux que vous avez obtenu la croix de guerre avec trois citations, dont une à l’ordre de l’armée, et la légion d’honneur à titre militaire. Et nous ne saurions oublier que déjà en 1959 vous avez été distingué par notre Académie, qui, frappée par votre talent poétique, vous a accordé le prix Verlaine pour votre plaquette Survivance.

     J’évoquerai brièvement votre rôle de chef d’école et d’organisateur, et votre dévouement. Vous personnalisez le type du « grand patron ». Vous le réhabiliteriez, si cela était nécessaire, et s’il avait disparu, ne fût-ce qu’un temps, de notre vocabulaire et de nos usages. Mais, grâce à vous, et à beaucoup de vos collègues, le titre et la fonction n’ont jamais subi d’éclipses. Vous montrez par votre exemple ce qu’un grand patron doit être et ce qu’il ne doit pas être. Si d’autres ont une conception un peu rigide de leur rôle, vous imposez votre autorité par votre savoir, par votre conscience, par le respect que vous inspirez. Vous conseillez, vous suggérez plus que vous ne commandez. Mieux encore : vous écoutez, vous consultez ceux qui vous entourent, et vous prenez vos décisions en confrontant leurs idées aux vôtres. Nul ne saurait les contester, tant vous avez de sagesse et d’ascendant. Ainsi vous régnez, si j’ose dire, par la douceur et la persuasion, sur une école de plus de deux cents personnes, la plus célèbre école d’hématologie de France, renommée dans le monde entier. Elle est subdivisée en équipes, qui ont chacune leur responsable et leur programme. Beaucoup de vos collaborateurs sont déjà des maîtres et des savants éminents. Il me serait difficile de les citer tous, et je préfère n’en point mentionner, par crainte d’être injuste et incomplet. Laissez-moi cependant évoquer, outre les noms déjà prononcés, celui de Jean Dausset, auteur d’une découverte majeure, le système d’histocompatibilité tissulaire, qui a force de loi en immunologie. Certaines de vos publications, parmi les plus importantes, sont signées de huit ou neuf noms, et l’ordre alphabétique n’est pas respecté : le nom du chef d’école que cet ordre favoriserait et placerait au premier rang s’inscrit avec un numéro quelconque dans cette liste. C’est à la fois la preuve de votre modestie et de la collaboration intime et multiple qui sous votre impulsion mène à la découverte.

     Toutes vos charges, toutes vos responsabilités, auxquelles s’ajoutent des fonctions d’administrateur, de conseiller des plus hautes institutions scientifiques et médicales, imposent une tâche immense, dont on se demande comment vous pouvez vous acquitter. Entre temps, vous êtes appelé en consultation dans tous les pays du monde, où votre nom fait autorité, à Mexico, à Shangaï, hier encore à Caracas. Vous notez qu’entre 1948 et 1975 vous avez parcouru plus d’un million de kilomètres : cela fait vingt-cinq fois le tour du monde. Et vous remarquez avec une certaine ironie que, pendant cette période, vous avez exercé à la fois des fonctions de médecin, de chef d’équipe de recherche, d’administrateur, de... mendiant ! Nous comprenons ce que parler veut dire ! Mais jamais, dans toutes ces fonctions, vous ne vous êtes départi de votre patience, de votre courtoisie, de votre passion pour la recherche, de votre bonté pour les malades. Comment fait-il ? s’écrie, dans un quotidien répandu, un de vos collègues et collaborateurs. Comment faites-vous en effet pour être toujours présent, toujours accessible, toujours affable, toujours prêt à secourir ceux qui souffrent et sont en danger mortel ? Je ne citerai qu’un exemple de votre conscience et de votre dévouement. Vous êtes chaque matin à huit heures moins un quart dans votre service à l’Hôpital Saint-Louis. Vous consacrez plus d’une heure à recevoir, non point les malades – vous les verrez plus tard – mais leurs familles. Vous renseignez celles-ci sur l’état de leur parent, ce n’est pas toujours facile ; car, si vous pouvez maintenant donner à certains des assurances, à d’autres des espoirs, dans bien des cas encore il vous faut annoncer de tristes lendemains. Nous savons avec quelle délicatesse vous remplissez cette mission. Et l’on comprend pourquoi tant de malades vous gardent une reconnaissance ardente après leur guérison, pourquoi tant de familles vous ont voué un véritable culte, même si vous n’avez pu conjurer une issue fatale.

     Vous voici maintenant entré dans notre Compagnie, où l’on attend beaucoup de vous, de votre humanisme et de votre humanité. Vous succédez au grand Marcel Pagnol. Quelqu’un demandait récemment: qu’y a-t-il de commun entre lui et vous ? Nous savons bien que l’Académie française ne cherche pas la continuité dans la dévolution de ses fauteuils. Mais on peut cependant établir un lien entre vous. Si, grâce à votre science, vous avez préservé bien des corps, Marcel Pagnol a sauvé de la détresse bien des âmes en peine, en leur rendant le goût de rire et de vivre On peut encore trouver une autre affinité entre Pagnol et vous. Le hasard de votre activité clandestine de Résistant vous a mené aux lieux mêmes où il a vécu, pris ses modèles, campé ses personnages : le vieux port, Valréas, Cassis, Aubagne, les montagnes de Provence.

     Qu’il me soit permis d’ajouter quelques mots à la belle esquisse que vous avez tracée de lui. Dans les débuts de l’œuvre théâtrale et cinématographique de Marcel Pagnol, et devant le succès prodigieux qui l’accueillit, quelques esprits chagrins – il en est toujours – s’exclamaient : il a été servi par des interprètes incomparables, Jouvet, Raimu, Charpin, Fresnay, André Lefaur, Fernandel. D’autres disaient : c’est du folklore ; le succès en est assuré par l’atmosphère provençale que l’auteur a reconstituée avec bonheur : esprit et parler du terroir, évocations de la ville et de la campagne marseillaises. Vérité partielle, mais totale erreur ! Les pièces de Pagnol ont été représentées dans toutes les contrées du monde par des acteurs parlant la langue de leur pays : Brésil, Iran, Japon. Ces exemples pris au hasard montrent la grande diffusion de ses œuvres et qu’on peut les traduire en n’importe quel idiome. Elles connaissent partout un immense succès. Les galéjades fleurant le thym et la sariette ne manquent de saveur ni en japonais ni en espagnol. Après vingt ans, cinquante ans, elles n’ont rien perdu de leur charme et de leur puissance comique. C’est la preuve que de telles œuvres sont et seront goûtées en tous temps et en tous lieux. Rien ne peut mieux définir l’universalité de ces chefs-d’œuvre. Marcel Pagnol, en nous quittant, n’a pas cessé d’être Immortel.