Un tournant de la culture et de la science sous le Second Empire

Le 20 décembre 1973

Étienne WOLFF

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 20 décembre 1973

DISCOURS

DE

M. ÉTIENNE WOLFF
Directeur

Un tournant de la culture et de la science
sous le second Empire

 

Messieurs,

Je tiens à m’associer aux paroles de reconnaissance que M. Jean Mistler vient d’adresser à Maurice Genevoix, qui occupe aujourd’hui une dernière fois le siège et les fonctions de Secrétaire perpétuel. C’est volontairement qu’il les quitte, malgré notre insistance à le retenir, mais nous nous rendons à ses raisons, qui sont celles de l’écrivain.

Je voudrais lui dire combien nous avons apprécié l’autorité ferme et souriante avec laquelle il a conduit pendant quinze ans notre Académie. Bien que nouveau venu dans cette Compagnie, je réalise pleinement qu’il a renouvelé complètement la tradition du Secrétaire perpétuel, en un mot qu’il a créé un style.

Nous sommes réconfortés à la pensée que nous continuerons de bénéficier de ses conseils et de son amitié et de siéger à côté d’un de nos plus grands écrivains, dont nous admirons le talent, le caractère et le courage.

Nous savons aussi que nous trouverons en notre nouveau Secrétaire perpétuel, Jean Mistler, un homme d’une haute autorité, d’une vaste culture — il vient d’en donner la preuve — et un digne successeur de Maurice Genevoix.

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Un de nos grands hommes de lettres et... d’État s’écriait un jour, au cours d’une de ces improvisations brillantes dont il est coutumier : « Le XXe siècle a commencé en 1865 ! » Et, comme le petit cercle d’amis qui l’entouraient s’étonnait, il ajouta : « Mais oui, 1865, c’est l’année de l’Olympia. Jamais, après cette date, les hommes n’ont plus vu les choses comme elles étaient avant. » Nul doute que le Salon des Refusés en 1863, puis la provocation de Manet aient inauguré une ère nouvelle en peinture, et que tout l’art du XXe siècle en soit tributaire.

Grâce à ce jaillissement d’idées qui est une provocation à la réflexion et à la comparaison, et qui donne aux interlocuteurs l’impression qu’ils sont devenus intelligents, je songeais que l’on pouvait dire la même chose des sciences de la vie : 1865 et les années avoisinantes, quel rassemblement d’œuvres et de savants : on n’était pas loin de 1859, l’année où Darwin publia l’Origine des espèces. 1865, c’est l’Introduction à l’Étude de la Médecine expérimentale de Claude Bernard, ce sont les Lois de l’Hérédité de Gregor Mendel, la période comprise entre 1862 et 1869, c’est le point culminant de l’œuvre de Pasteur sur les fermentations et la génération spontanée, c’est aussi la création de la Tératologie expérimentale par Dareste.

Je ne voudrais pas donner l’impression de solliciter les dates, au point de découper une tranche de durée pour l’isoler artificiellement de celles qui l’ont précédée et suivie, ignorant l’une et l’autre pour ne retenir que celle que l’on veut mettre en vedette. Mais il faut bien reconnaître qu’il y a des époques où le progrès des sciences s’accélère, après une longue stagnation, qu’il y a des périodes, des années, où se font d’étonnantes rencontres, et qui ouvrent des ères nouvelles. Les années 1860 à 1870 sont de celles-là. On pourrait de même retenir au XVIIIe siècle la tranche de 1760 à 1770, que l’on peut considérer comme l’aurore de la biologie expérimentale, et tout près de nous la période de 1955 à 1970, où la biologie moléculaire a pris son envol. Avec un peu de superstition et beaucoup d’approximation, on pourrait dire que chaque siècle voit, par une sorte de retour cyclique, une décennie se distinguer des autres vers les années 60. Mais ce ne serait là que systématisation abusive.

Revenons aux années 1860, et voyons dans quel climat, dans quel milieu ont éclos ces grandes découvertes. Les révolutions de 1848 ont pour la plupart échoué, mais elles ont laissé dans les cœurs de grandes espérances, dans les esprits des élans vers la libération de toute servitude. En France, un nouveau régime autocratique a pris la suite d’une deuxième république aux bases encore mal assurées. Mais le Second Empire compose avec la revendication et d’autoritaire devient libéral. Laissons la parole à notre éminent confrère le duc de Levis-Mirepoix pour caractériser cette période :

« Cette France du Second Empire rappelle le XVIIIe siècle par son vernis de légèreté souriante, par le retour de ce que Talleyrand appelait la douceur de vivre et que la IIIe République verra reparaître encore fugitivement. Elle lui ressemble aussi par cette activité sérieuse qui se déploie derrière le riant décor, mais, tandis que le XVIIIsiècle se pique surtout d’être philosophe et savant, le Second Empire se pique d’être économiste et réalisateur.

« L’écrivain n’est plus roi. Il peut être l’hôte de la Cour comme Mérimée et Octave Feuillet, il intéresse par un style ferme ou charmant. Il ne donne plus le ton. D’autres sont moins heureux. Flaubert se voit poursuivi en justice pour avoir écrit Madame Bovary, Baudelaire, pour les Fleurs du Mal. Le poète n’est plus demi-Dieu. Quelques grands romantiques survivent et produisent encore des chefs-d’œuvre. Victor Hugo tonne Les Châtiments du haut de son rocher, mais la mer et l’exil le séparent du pays... »

« Et ce fut, à partir de 1860, l’Empire libéral. En 1864, sur l’initiative de Morny, les ouvriers obtinrent le droit de grève. Dès que la presse fut libre, se déchaîna une violente opposition républicaine, dont les principaux protagonistes furent Gambetta et Rochefort... »

C’est dans cette demi-lumière que se situe le grand rassemblement des années 1860. Rassemblement de hasard, — soulignons-le — car les découvertes en question n’ont pas ou n’ont que peu de rapport entre elles, et leurs auteurs n’ont fait que passer les uns à côté des autres.

À l’extérieur, des événements considérables se préparent ou se déroulent : la guerre de Sécession, aboutissant à un resserrement par la contrainte de l’Unité américaine. En Europe, l’Unité italienne et l’Unité allemande, longtemps différées, s’achèvent par la diplomatie ou par la guerre. Et la France elle-même voit compléter son unité par le rattachement de Nice et de la Savoie à son territoire national. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que 1865, c’est encore la Convention de Genève, et l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. (Par une malice du sort, c’est aussi la fondation du Ku-Klux-Klan, et, en 1866, l’invention de la dynamite par Nobel.)

Mis à part ces mouvements d’indépendance et quelques guerres portées en territoire étranger qui, malgré leur cruauté et leur inutilité, n’ont pas affecté profondément les masses populaires ni les milieux intellectuels, c’est en France le calme relatif, qui ne laisse rien présager des bouleversements d’après 1870. Période qui peut se caractériser par une apparence de stabilité politique, et en profondeur, par une aspiration à l’indépendance de la pensée, à l’abolition de toutes les servitudes.

Si l’on jette les yeux vers d’autres domaines de la culture ou de l’art, on constate que les années 1863 à 1865 sont marquées par plusieurs grands événements : La Cité Antique de Fustel de Coulanges, La Vie de Jésus de Renan, le Capital de Karl Marx, nouvelles preuves de la tendance à l’émancipation des esprits, de l’introduction des méthodes objectives en histoire, de l’exigence logique dans la science. Et pourquoi ne pas citer la fantaisie prophétique de Jules Verne « De la Terre à la Lune » qu’un siècle suffira pour réaliser ?

Si l’on se tourne vers la musique, comment ne pas évoquer l’œuvre de Wagner, alors à son apogée ? C’est l’époque de la création de Tristan, des Maîtres Chanteurs.

Malgré ces œuvres de premier plan, nous ne voyons pas un épanouissement de la créativité comparable à ce qu’elle fut dans le domaine biologique. On trouverait facilement, en découpant arbitrairement des bandes de dix ans dans le ruban du siècle, des périodes aussi fertiles en nouveautés. Le « stupide XIXe siècle », ainsi nommé par un censeur sévère, a été un des plus riches, un des plus féconds de l’histoire de la culture. Mais la création a été le plus souvent continue, sans à-coups ni paroxysmes. Pourquoi cette explosion de découvertes biologiques autour de l’année 1865 ?

Deux réponses peuvent être données à cette question, suivant le point de vue, les préventions et l’engagement idéologique de celui qui la pose : ce soudain jaillissement peut être dans la ligne de l’évolution des idées de l’époque, ou bien il peut résulter de la coexistence fortuite d’esprits puissamment originaux. En bref, il est de son temps ou il devance son temps. Il est l’aboutissement collectif d’un faisceau d’efforts convergents, ou le fait d’individualités puissantes.

Mon propos n’est pas de revenir, après beaucoup d’autres, sur la nature et la portée des découvertes de savants exceptionnels. Le cadre de ce discours ne prêterait qu’à des redites et à des lieux communs. Mais je pense qu’on peut, avec quelque prudence, répondre à la question posée.

L’influence du milieu, de l’évolution des idées et des connaissances ne peut être sous-estimée. Elle est la trame de la broderie de l’histoire de la Science, l’accompagnement de la mélodie de la pensée. Elle est bien plus encore, car toute découverte tient compte de ce qui l’a précédée, elle prend la relève de toute une série d’acquisitions scientifiques. Celles du XIXe siècle furent particulièrement nombreuses et importantes. Évoquons l’immense développement des sciences descriptives, de l’anatomie, de la zoologie, de la botanique, de la paléontologie, les débuts de l’anatomie comparée, de l’embryologie, l’avènement de la théorie cellulaire, bientôt érigée en loi, les progrès de la méthode expérimentale dans toutes les sciences de la vie, les débuts de la physiologie, de la médecine expérimentale, et nous n’aurons qu’une faible idée de la soif de connaître qui étreint le monde savant, des transformations de la science dans les deux premiers tiers du XIXe siècle.

Derrière chacune de ces mentions, on pourrait citer dix, vingt noms célèbres ou dignes de l’être, qui ont contribué brillamment ou modestement, mais avec efficacité, au progrès de leur science.

Mais le bouillonnement des idées, le progrès des connaissances ne suffisent pas à expliquer les découvertes de 1865. Certes une maturation des esprits était nécessaire, jointe à des bases scientifiques nouvelles.

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La question qui nous préoccupe, Claude Bernard lui-même l’a posée dans ses écrits : « Les connaissances humaines sont tellement enchevêtrées et solidaires les unes des autres dans leur évolution, qu’il est impossible de croire qu’une influence individuelle puisse suffire à les faire avancer lorsque les éléments du progrès ne sont pas dans le sol scientifique lui-même. C’est pourquoi, tout en reconnaissant la supériorité des grands hommes, je pense néanmoins que, dans l’influence particulière ou générale qu’ils ont sur les sciences, ils sont toujours et nécessairement plus ou moins fonction de leur temps. »

Lorsque Claude Bernard exprimait cette opinion, pensait-il à lui-même ? C’est probable. Conscient du rôle qu’il avait joué dans l’évolution et le développement de cette science nouvelle qu’était la physiologie expérimentale, il avait à cœur, dans un sentiment de modestie et de justice, de rendre hommage à des savants qui avaient fait avancer la science avant lui, à Bichat, Lavoisier, Laplace et Dumas. Il songeait à Magendie, son maître, esprit réaliste qui s’attachait plus aux données de l’observation qu’à l’esprit de système dans les sciences physiologique et médicale.

« En résumé, disait encore Claude Bernard, pour avancer dans les sciences expérimentales, il faut deux choses : le génie, qui ne se donne pas ; les moyens de travail dont on peut disposer. La physiologie française ne réclame que ce qu’il est facile de lui donner ; le génie physiologique ne lui a jamais manqué. »

« L’Histoire, dit Léon Delhoume dans l’Introduction aux Pensées, a ajouté une autre conclusion que Claude Bernard ne pouvait pas écrire : c’est en lui que la physiologie française a trouvé son génie. »

L’année 1865 marquait une date dans l’œuvre de Claude Bernard. C’est à la faveur, si j’ose dire, d’une grave maladie qui l’obligea de prendre un long repos dans sa maison de Saint-Julien-en-Beaujolais, qu’il écrivit l’Introduction à l’Étude de la Médecine expérimentale : travail de méditation profonde d’un savant arrivé à la pleine maîtrise de son génie et capable de tirer tous les enseignements de son expérience. L’Introduction était plus et mieux qu’une découverte. Elle a été comparée par de grands esprits, tels Paul Bert, Pasteur, Bergson, Jean Rostand, à un nouveau Discours de la Méthode, voire à la « Bible de la Méthode expérimentale ». On peut se demander en quoi cette œuvre contribua au progrès des sciences biologiques, abstraction faite de sa valeur méthodologique, littéraire et philosophique. Il suffit, pour répondre à cette question, de mettre en parallèle l’Introduction de Cl. Bernard et le Novum Organon de Bacon pour se rendre compte de la distance qu’il y a entre des lois tirées d’une expérience directe du monde vivant et les recommandations hasardeuses d’une pensée sans support concret. D’un côté la belle ordonnance d’une construction fondée sur des résultats précis et vécus, de l’autre l’inconsistance d’un château de cartes. La publication de l’Introduction, disait Paul Bert en 1879, un an après la mort de Bernard, « fut une révélation : les hommes de science, les spécialistes eux-mêmes furent frappés d’étonnement et d’admiration, et l’opinion publique s’émut : trois ans après, Claude Bernard entrait à l’Académie Française. C’est que, pour la première fois, étaient tracées, et tracées de main de maître, les règles de la méthode expérimentale, appliquées aux recherches effectuées sur les êtres vivants ».

Cependant, d’après les documents que nous devons à Mirko Grmek, l’historiographe contemporain de Claude Bernard, l’Introduction eut un retentissement relativement faible en France et à l’étranger, hors des milieux spécialisés et de l’élite cultivée. Il faut attendre l’année 1898 pour que parût en France une édition à grand tirage. La première traduction étrangère avait été imprimée en russe dès 1866, mais il fallut attendre jusqu’en 1927 une édition anglaise, jusqu’en 1936 une édition espagnole et ce n’est qu’en 1961 que la première traduction allemande vit le jour. Comment interpréter ces délais, sinon en supposant que cet ouvrage, malgré son effet initial de choc, ne fut bien compris, bien assimilé qu’au début du vingtième siècle ? D’autre part, les règles de la méthode s’étaient propagées par la tradition orale, par les autres écrits de Claude Bernard, dont les leçons du Collège de France sont des modèles. De nos jours, les règles de la méthode expérimentale sont si connues qu’elles imprègnent l’esprit de tout chercheur en biologie, même s’il n’a pas lu l’Introduction. Bien que le savoir n’implique pas forcément le pouvoir, on peut être assuré qu’elles évitent aux biologistes de commettre de graves erreurs de méthode, et l’on peut reconnaître dans la plupart des grandes découvertes de la première moitié de ce siècle le cheminement de la pensée de Bernard. On ne saurait non plus passer sous silence l’influence directe que cet ouvrage a exercé sur de jeunes savants. Il a suscité des vocations. Le grand physiologiste argentin d’origine française, Bernard Houssay, mort récemment, écrivit : « Quand je l’ai lu, j’avais une certaine expérience dans l’enseignement et la recherche. Sa lecture produisit une impression profonde dans mon esprit et fut responsable de ma décision, en 1908, de me consacrer à la physiologie. J’ai toujours considéré Claude Bernard comme mon maître. »

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Comment pourrais-je évoquer Pasteur, quand la voûte qui nous domine retentit encore de sa gloire récemment célébrée ? Je ne le ferai que dans la mesure où les années 1860, et particulièrement l’an 1865, ont été parmi les plus fécondes de sa carrière. C’est l’époque des grandes découvertes sur les fermentations (lactique, alcoolique, acétique), des expériences décisives sur les générations spontanées, des études sur les maladies des vers à soie. Cette période représente en même temps un grand tournant de son œuvre : le passage progressif, mais sans retour, du monde des cristaux à celui des êtres vivants. Les recherches sur les générations spontanées, c’est l’aurore de la bactériologie, de l’épidémiologie, de la médecine contemporaine. Sans doute savait-on depuis Leeuwenhoek que les macérations de végétaux fourmillent « d’animalcules », mais on n’attribuait pas à ces infiniment petits le pourrissement des infusions d’herbes, de foin, de feuilles abandonnées à elles-mêmes. On pensait au contraire que les animalcules étaient engendrés par ces macérations. Il n’était pas aisé de retourner l’opinion commune ; car il s’agissait de démontrer une proposition négative : il n’y a pas de génération spontanée. Et nous savons combien il est difficile d’affirmer un résultat négatif. Pasteur s’attela à cette démonstration avec toute la vigueur de son génie, toute la puissance de son invention. On ne doit pas s’étonner des résistances qu’il rencontra. Il marchait contre son temps. Les objections qu’on lui opposa n’étaient pas toujours sans fondement. Il en triompha pied à pied. Elles lui permirent de rendre sa démonstration complète et irréfutable, et d’arriver à la conclusion que, dans la nature actuelle, omne vivum ex vivo. Conclusion provisoire certes, qui n’est peut-être pas vraie en tout temps et en tous lieux, mais qui a tenu bon depuis plus de cent ans. Elle est probablement valable depuis des temps immémoriaux et pour des milliers de millénaires. Mais la logique de l’évolution veut qu’au moins une fois, à l’aurore des temps géologiques, une matière vivante soit sortie de la matière inanimée.

Beaucoup ne se consolaient pas de ce qu’il n’y ait pas plus de fantaisie dans la nature, que des serpents ne puissent naître d’un tas de chiffons, des vers d’un cadavre, des protozoaires d’une flaque d’eau. Ces naïvetés nous font sourire. Sous une forme atténuée et uniquement en ce qui concerne les infiniments petits, elles avaient cours au temps de Pasteur. Il démontra qu’on ne récolte que ce qu’on a semé ou imprudemment laissé entrer. C’est une révolution qu’il introduisit dans la Science.

On peut se demander, s’il n’y avait eu cet exceptionnel savant, combien de temps aurait vécu le dogme des générations spontanées. Il est bien difficile de faire des prédictions rétrospectives. La question était dans l’air, la solution ne l’était pas : à preuve les combats acharnés que dut mener Pasteur pendant plus de quinze ans. Mais, si elle n’était pas dans la logique de, son temps, elle était dans la logique du déroulement de sa pensée. On peut être assuré que, si Pasteur se fût attelé ou plus tôt ou plus tard à ce problème, il l’aurait résolu sans coup férir, lui qui menait à bien toutes les questions qu’il abordait.

Il y avait bien longtemps que Jenner avait découvert la vaccine. Cela ne l’avait pas conduit à la découverte des virus. Dans cette même année 1865, si fertile en événements, Lister, stimulé par les recherches de Pasteur, inventa les procédés de l’antisepsie, qui firent merveille en chirurgie et en hygiène. Il ne découvrit pas pour autant les bactéries pathogènes et leur rôle dans la propagation des maladies.

Peut-être aurait-il fallu attendre la découverte du Bacille de la tuberculose par Koch en 1883, et les années qui suivirent, riches en découvertes bactériologiques de toutes sortes, pour qu’on pût affirmer l’ubiquité des germes des fermentations et des putréfactions. Encore n’est-ce pas sûr, car n’oublions pas que tous les progrès de la bactériologie étaient désormais tributaires des découvertes de Pasteur.

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Le cadre de ce discours ne me permet que de faire une rapide allusion à deux des œuvres annoncées dans mon préambule. L’Origine des Espèces, de Darwin, trop connue pour être commentée, eut un succès immédiat. Cet ouvrage est de ceux que l’on attendait. Darwin avait d’éminents précurseurs, parmi lesquels le Chevalier de Lamarck fut le plus grand. Celui-ci publia en 1809 la Philosophie Zoologique dans laquelle la doctrine évolutionniste est exposée brillamment.

La plupart des grands zoologistes, anatomistes, paléontologistes de la première moitié du XIXe siècle sont imprégnés de ses idées, même s’ils n’en sont pas conscients. Étienne Geoffroy Si. Hilaire était acquis à cette doctrine — toute son œuvre en témoigne ; et Cuvier lui-même était un transformiste qui s’ignorait. Lorsque, après une longue préparation de vingt-cinq années, Darwin fut sur le point de publier en 1858 son grand œuvre, il fut devancé par Wallace, qui lui demanda de présenter à la Société Linnéenne de Londres un mémoire sur le sujet même qu’il allait développer dans l’Origine des Espèces. Le succès et la gloire de Darwin n’en furent pas ternis. C’est qu’il apportait à la théorie tant d’arguments concrets, tant d’exemples convaincants que le transformisme se trouvait tout soudain éclairé d’une lumière éclatante. Il édifiait en outre une explication des transformations évolutives — la sélection naturelle — qui n’a pas cessé de rallier depuis lors la plupart des naturalistes. La découverte de Darwin n’est pas de celles qui sont indépendantes de leur temps, de leur milieu, encore qu’elle ait rencontré, pour les raisons que l’on sait, de vives oppositions. Elle vaut par la prodigieuse accumulation de preuves que Darwin apporta à une hypothèse encore fragile. Remarquons toutefois que, si Darwin appartient à son temps, son œuvre n’est pas le fruit d’un travail collectif. Qui entreprendrait de nos jours un tel labeur sans l’aide d’une équipe nombreuse de collaborateurs, sans le secours des machines à calculer les plus modernes ? C’est encore à une individualité de première grandeur que la science doit cet immense progrès.

Les plus importantes recherches de Dareste sur la tératologie expérimentale se groupent autour de 1865. Il démontrait que beaucoup de malformations ne sont pas innées, mais qu’elles peuvent être produites expérimentalement sur des embryons normaux au départ. L’idée n’en était pas nouvelle, car Geoffroy St. Hilaire l’avait défendue quarante ans auparavant ; il avait même établi un programme d’expériences, mais ne l’avait pas lui-même exploité. Plusieurs auteurs ont tenté par la suite de mettre en application les idées de Geoffroy St. Hilaire, avec plus ou moins de succès, mais aucune conclusion décisive n’en pouvait être tirée. Il fallut attendre les années 1862 à 1869 pour qu’un auteur, Dareste, démontrât au cours d’expériences systématiques, qu’on peut obtenir, par des interventions extérieures, un grand nombre de monstruosités. L’œuvre de Dareste vaut par le nombre et le détail de ses recherches, par le dépouillement minutieux de ses résultats. Il apportait, par la continuité de son effort et par des méthodes originales, une confirmation décisive à une idée déjà exprimée.

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J’ai réservé pour la fin l’exemple qui démontre le mieux le rôle de l’initiative individuelle dans le progrès scientifique : la découverte des lois de l’hérédité par le moine autrichien Gregor Mendel, en son couvent de Brünn. C’est un fait bien connu dans l’histoire des sciences que ces lois, formulées en 1865 par Mendel, passèrent inaperçues pendant trente-cinq ans, et furent redécouvertes en 1900 simultanément par von Tschermack, De Vries et Correns expérimentant sur les plantes. Elles furent étendues aux animaux en 1905 par notre compatriote Lucien Cuénot, trop souvent oublié.

Cette anticipation n’est-elle pas saisissante et ne matérialise-t-elle pas d’une manière concrète le paradoxe d’André Malraux faisant remonter à 1865 les débuts du XXe siècle ? Nous nous trouvons en présence d’un phénomène à l’état pur : une découverte indépendante de son entourage, de son temps. On peut épiloguer longuement sur les rôles respectifs du milieu scientifique et de l’individu à propos de n’importe quelle œuvre. Mais Gregor Mendel se situe dans les conditions les meilleures pour une expérience sur la création scientifique : isolé du monde extérieur, il n’en subissait l’influence que par les livres et peut-être par certains périodiques. On peut certes trouver des devanciers à tout homme de génie, des « circonstances atténuantes », si j’ose dire, à toute grande découverte. On n’a pas manqué d’attribuer deux ou trois précurseurs à Mendel. Il est en effet très remarquable que l’Académie des Sciences de l’Institut de France ait créé en 1861 un prix dont le sujet était « Étudier les Hybrides végétaux au point de vue de leur fécondité et de la perpétuité de leurs caractères ». Gordon, de Nancy, et Naudin, de Paris, concoururent pour ce prix. L’un et l’autre publièrent en 1864 et 1865 des résultats importants mais non décisifs. Ceux de Naudin approchaient au plus près des lois de Mendel, mais n’apportaient pas de preuves irréfutables. Ils n’entraînèrent pas la conviction du monde scientifique. Darwin, Bentham, et d’autres en eurent connaissance, mais ne leur attribuèrent pas une grande importance.

Et Gregor Mendel ? Il fut peut-être au courant de ces premières expériences, mais ses propres travaux étaient achevés quand elles furent publiées. À leur tour, ils n’eurent aucun écho dans le monde scientifique. Si Mendel fut honoré de son vivant, ce fut en qualité de Prélat du monastère de Königskloster, de Président de la Banque des Hypothèques de Moravie, d’organisateur de la brigade des pompiers de son village natal.

À quoi tient ce profond silence, qui dura trente-cinq ans ? Non seulement son œuvre fut méconnue, elle resta complètement inconnue. Sans doute fut-elle publiée dans un périodique peu répandu, les Comptes Rendus de la Société des Naturalistes de Brünn ; cette revue était cependant distribuée à certaines institutions et bibliothèques, elle parvint à la Royal Society et à la Société Linnéenne de Londres, et il existe des preuves d’une correspondance entre Mendel et von Nägeli, le naturaliste allemand bien connu. Mais celui-ci ne paraît pas avoir compris la portée des résultats de son correspondant ; il semble même d’après ses écrits, qu’il n’y ajouta pas foi.

Et voilà que soudain, au milieu de l’ignorance ou de l’incompréhension générale, la lumière éblouit un esprit et un seul : non pas celui d’un visionnaire, mais celui d’un réaliste, pour qui les faits concrets, les expériences, les nombres, les statistiques comptent plus que les théories, mais aboutissent à des théories, mieux encore, à l’énoncé de lois. J’ai relu les « Recherches sur les Hybrides des Plantes » de Gregor Mendel. Il n’y a rien à reprendre de nos jours à cet exposé simple, extraordinairement clairvoyant qui conserve toute sa valeur et qui constitue la base de la science génétique. Tout y est, exprimé avec bonheur et prescience de l’avenir, les lois de l’hybridation sont dégagées avec force.

Citons la loi de la dominance, la loi de la dissociation des caractères parentaux à la deuxième génération hybride, la loi de la ségrégation indépendante des caractères dans les cas de dihybridisme, de trihybridisme, lorsque les parents conjugués diffèrent par plusieurs couples de caractères. Ces lois sont universellement connues et enseignées, elles constituent la grammaire élémentaire de la génétique. Mais elles étaient d’emblée dégagées avec une clarté aveuglante — peut-être a-t-elle effectivement aveuglé les esprits — et avec une précision statistique qui ne laissait rien à désirer. Un trait de génie de Mendel est d’avoir compris que les caractères parentaux ne se diluent pas dans les hybrides, et qu’ils conservent leur indépendance. Par exemple des pois à graines jaunes croisés avec des pois à graines vertes produisent des hybrides à graines jaunes. Ceux-ci, croisés entre eux, donnent toujours 50 % d’hybrides jaunes, mais 25 % de pois verts de race pure et 25 % de pois jaunes purs. Il entrevoyait par là même qu’un support matériel se maintient pur et inaltéré au cours des générations : c’est l’hypothèse de la pureté des cellules reproductrices. Les facteurs par lesquels diffèrent deux parents se mêlent en apparence dans l’hybride. Ils se séparent au moment où se forment les cellules germinales. Une autre loi que dégage Mendel est celle de l’équivalence des gamètes mâle et femelle vis-à-vis des produits des croisements : le résultat est le même, que ce soit l’ovule ou le pollen qui transmette l’un des caractères, par exemple la couleur verte ou jaune d’une graine de pois.

Quand nous relisons le mémoire, court et concis, de Mendel, on est frappé de son impeccable objectivité, mais aussi de son intuition, à une époque où on ignorait presque tout de la fécondation, tout de la réduction chromatique, tout des chromosomes. Si l’on remplace, dans le texte, le terme facteur par celui de chromosome ou de gène, on atteint sans autre changement à l’expression moderne des lois de l’hybridation.

Pourquoi donc Mendel fut-il méconnu de ses contemporains ? À cause de la faible diffusion de la revue où il écrivait ? Sans doute. Mais aussi parce que les esprits n’étaient pas préparés à recevoir des idées nouvelles, qui paraissaient choquantes et invraisemblables. Il est en effet difficile de concevoir que des hybrides, qui manifestent des propriétés intermédiaires entre deux races ou qui paraissent effacer pendant des générations les caractères de l’un des parents, conservent intacts les supports de ces caractères. J’ai connu un temps — vers 1925 — où certains biologistes résistaient encore à l’évidence des lois de l’hybridation, à la conception matérielle des facteurs de l’hérédité.

Remarquons que les expériences de Mendel étaient simples à monter, qu’elles demandaient un matériel banal et peu coûteux, des instruments d’une grande simplicité : un lopin de terre, des graines de pois judicieusement sélectionnées, des ciseaux ou des scalpels sans apprêt spécial, une loupe ordinaire. Elles auraient pu être faites plusieurs décennies, voire plusieurs siècles plus tôt. On songe à une autre grande découverte, celle de la parthénogénèse masculinisante des abeilles, faite en 1845 avec un minimum de moyens par un autre ecclésiastique, Dzierzon, qui entretenait des ruches dans le jardin de son presbytère.

Une seule réponse à la question posée : comme Pasteur, comme Claude Bernard, Mendel devançait son temps.

Ainsi nous arrivons au terme de notre enquête. Le milieu, les tendances d’une époque favorisent l’éclosion d’une découverte ; un savant n’est pas un Robinson ; un monastère n’est pas une île déserte. Mais il arrive que la tradition, les idées reçues agissent à contre-courant. Peut-être Mendel a-t-il bénéficié d’un isolement qui le tenait à l’écart des mouvements d’opinion de son temps. C’est le mérite des grands savants d’avoir trouvé leur chemin au travers des difficultés, des contradictions, de l’ignorance, parfois de la malveillance de leurs contemporains. À une époque où l’on tend à sous-estimer l’influence des individus pour ne connaître que l’efficacité des équipes, il n’est pas inutile de rappeler qu’une équipe ne se dirige pas toute seule, et qu’elle a besoin de guides éclairés. Les grandes cathédrales ne se sont pas édifiées par la seule ferveur de milliers d’ouvriers et d’artisans. Elles ont été conçues par des maîtres d’œuvre de génie. Il en est de même de la science. Elle est œuvre collective, mais non à l’instar des abeilles dans une ruche. Les grands hommes y ont joué un rôle de premier plan et continueront de le faire. Non ! Plutarque n’a pas menti.