Réponse au discours de réception de M. Gabriel de Broglie

Le 7 février 2002

Maurice DRUON

Réponse de M. Maurice Druon
au discours de M. Gabriel de Broglie

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 7 février 2002

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     

     Monsieur,

     Avez-vous vu, tandis que vous descendiez tout à l’heure les quelques degrés qui mènent sous cette Coupole, avez-vous vu quatre ombres transparentes, mais vêtues comme vous l’êtes, se lever dans nos travées encore vides ?

     Les avez-vous entendues, d’un souffle étouffé par les brumes du temps, murmurer : « Bienvenue, Gabriel » ?

     Victor, Albert, Maurice, Louis Ils sont là, un moment suscités par votre présence. Leur mémoire vous entoure.

     Nulle famille n’aura, autant que la vôtre, peuplé notre Compagnie. Les Broglie sont un de ces cadeaux que l’Italie fait à la France, continûment, depuis la Renaissance. Vous êtes, Monsieur, de manière très rassurante, un descendant d’immigrés.

     L’arrivée du fondateur de votre lignée ne manque ni de pittoresque ni de panache.

     Dixième enfant du comte Amedeo Broglia, d’antique ascendance piémontaise, Francesco-Maria Broglia, appelé aussi Broglio, avait pris la carrière des armes. Pendant la guerre de Trente ans, il combattait pour le compte de l’Empereur germanique contre les Français. Assiégé dans Cuneo, il opposa une résistance si vaillante, si tenace, si superbe que le comte d’Harcourt, son vainqueur, ne lui consentit un armistice qu’à la condition qu’il s’engageât au service du roi de France. L’Académie n’était créée que depuis cinq ans, et Richelieu était encore au pouvoir.

     Et Broglia, dit Broglio, devint le comte de Broglie. Il fut fort l’ami de Mazarin ; ils parlaient français ensemble, avec l’accent italien.

     Première particularité de votre maison : alors que la noblesse française porte le plus généralement le nom du fief qu’elle a reçu ou acquis, chez vous c’est la famille qui a donné son nom à sa terre.

     Ce qui fait, deuxième particularité, que l’usage s’est établi de prononcer ce nom différemment selon qu’il s’agit de la ville ou de vos personnes, auxquelles on a gardé un reste de mouillure transalpine.

     De Francesco-Maria descendent trois maréchaux de France, en ligne directe : son fils, Victor-Marie, qui reçut le bâton étoilé en 1724 ; son petit-fils, François-Marie, qui fut élevé à cette dignité en 1734, peu avant d’être fait duc ; et son arrière-petit-fils, Victor-François qui, la même année où il accédait au maréchalat, recevait la couronne de prince du Saint-Empire germanique, titre que porteraient désormais les cadets de la famille.

     La prise de la Bastille changea le cours de sa vie. Il avait été nommé la veille, 13 juillet, maréchal général, c’est-à-dire généralissime. Écœuré par l’émeute révolutionnaire, qu’il eût sans doute réprimée si on lui en avait donné l’instruction, cet homme d’ordre, aux décisions rapides, émigra le lendemain, 15 juillet, pour ne jamais revenir, ayant refusé tout ralliement, même à Napoléon, et désavoué son fils pour les raisons que je vais dire.

     Avec ce fils, encore un Victor, le destin des Broglie va s’infléchir, comme si l’on était à une sorte de charnière entre les services militaires et les services politiques. Victor de Broglie, en effet, dans la parfaite tradition familiale, était général. Mais il était rallié aux idées nouvelles. Député aux États généraux, élu à la Constituante, il devint président du Comité de la guerre, c’est-à-dire ministre des Armées en 1791. Il devait être guillotiné vers la fin de la Terreur.

     Aussi obstiné dans ses convictions que son père l’était dans les siennes, il adjura son propre fils, alors qu’il montait à l’échafaud, de ne jamais renier la Révolution, si cruelle et injuste se fût-elle montrée à son endroit. C’est de lui qu’est issue la lignée parlementaire des Broglie au XIXe siècle.

     Vous descendez de cet homme-là, Monsieur, par sa petite-fille qui épousa un autre Broglie, cousin à la troisième génération, votre arrière-arrière-grand-père. Vous êtes, si j’ose ainsi parler, deux fois Broglie.

     L’engagement pris par l’aïeul piémontais de servir la France allait se poursuivre d’autre manière, mais avec autant d’éclat, passant de la stratégie au gouvernement et du maréchalat aux Académies.

     Le fils du guillotiné, un Victor toujours, sera ministre et Président du Conseil sous la monarchie de Juillet : il entrera, au temps du Second Empire, à l’Académie française, puis à celle des Sciences morales et politiques.

     Son fils, le duc Albert, aurait exactement la même carrière. Ministre et Président du Conseil, il eut, dans les débuts de la IIIe République, un rôle qui ne fut pas mince. Il avait été élu dans la Compagnie, en 1862, où il siégea, fait rarissime, avec son père. Il appartint aussi aux Sciences morales.

     Sautons une génération, et du gouvernement à la recherche scientifique, domaine où il n’est pas trop habituel que les ducs s’aventurent. Or le petit-fils d’Albert de Broglie, le duc Maurice, exceptionnel physicien, qui découvrit entre autres l’effet photo-électrique nucléaire, élu d’abord à l’Académie des Sciences, le fut ici, en 1934.

     Il n’est pas habituel non plus qu’un frère reçoive son frère à l’Académie française. Et pourtant ce fut le cas lorsque le prince Louis de Broglie, auquel passerait le duché, physicien également, et génial inventeur de la mécanique ondulatoire, prix Nobel, et déjà académicien des sciences, reçut en 1944 le fauteuil qui revenait, très justement, à sa gloire.

     J’ai eu l’honneur, Monsieur, de siéger avec Louis de Broglie. Je revois sa longue et haute silhouette, un peu hiératique à force de réserve, et sa tête petite, au teint diaphane, et qui semblait toujours, montée sur un col glacé, chercher une étoile au fond de l’obscurité de la matière.

     On aura noté la régularité avec laquelle les Broglie ont cultivé ce que j’oserai appeler le bi-académisme.

     Vous-même n’y avez pas échappé, puisque vous avez siégé aux Sciences morales.

     Certes, nous sommes moins enclins que naguère à nous recruter dans l’Institut, laissant à chacune de ses classes d’exercer sa souveraineté dans sa spécialité. Toutefois, nous nous plaisons à faire exception de temps à autre, pour des cas particuliers, qui nous semblent répondre à notre vocation généraliste.

     Me suis-je trop étendu sur votre ascendance ?

     Ce faisant, je vous ai déjà beaucoup dépeint. J’ai évoqué, implicitement, votre enfance versaillaise dans les grandes allées royales, vos vacances normandes dans les châteaux familiaux, la manière que l’on avait de s’y conduire, l’ambiance où vous fûtes élevé, l’éducation que vous reçûtes, les conversations que vous entendiez, les souvenirs qui vous environnaient, les portraits d’ancêtres pendus aux murs et les exemples qu’ils vous proposaient, les bibliothèques aux reliures armoriées. Non que votre famille roulât sur l’or ; mais elle roulait dans le carrosse de l’Histoire.

     Il était naturel que vous fissiez des études classiques. Vous les avez accomplies chez les oratoriens de Pontoise, où vous fûtes gratifié, autour de vos quinze ans, d’un professeur de latin et de grec qui était Georges Dumézil. Vous retrouverez son souvenir ici.

     Il était naturel aussi que vos vues d’avenir, dans la droite suite de votre lignage, se portassent vers la fonction publique et le service de l’État, naturel donc que vous passiez par l’Institut d’études politiques, où vous eûtes tels maîtres que Siegfried et Rain, que j’avais eus quinze ans plus tôt, quand nous appelions familièrement cette école libre : Sciences-Po.

     Clin d’œil du destin, retour aux origines ; les mânes de Broglio tressaillent. Votre premier poste, à vingt-quatre ans, est d’attaché à l’ambassade de France, à Rome. Vous faites pendant douze saisons, — elles comptent dans une vie, les saisons romaines ! — l’apprentissage de l’ancestrale Italie.

     Vous n’en revenez que pour intégrer l’École nationale d’administration, qu’environnaient alors tous les prestiges, avant qu’un quart de siècle plus tard on ne la chargeât de tous les péchés.

     Je demeure fort respectueux de la formation que dispensait l’ENA, et j’imagine quel orgueil délicieux vous pouvez ressentir aujourd’hui à vous asseoir auprès du doyen Georges Vedel et du professeur René Rémond qui vous ont enseigné le droit public et l’histoire politique !

     Dans l’éventail des grandes administrations offertes à votre choix de diplômé, vous tirez délibérément la carte du Conseil d’État, auquel trois Broglie, avant vous, ont appartenu.

     Commence une carrière qui, à des regards éloignés, peut paraître conventionnelle, et qui, si l’on s’en approche, est parfaitement atypique.

     Alors qu’on vous croit marcher dans des sentiers battus et rebattus, on vous trouvera sans cesse en train de tracer des pistes dans des friches.

     Vous commencez, pour votre trentaine, par porter un titre insolite, presque giralducien. Vous êtes jurisconsulte du ministre d’État chargé des Affaires culturelles.

     André Malraux donnait une inspiration lyrique à ce ministère nouveau, fait, il faut le reconnaître, un peu de bric et de broc, puisque les bibliothèques, pièces essentielles de la culture, avaient refusé de passer sous la tutelle de l’auteur de la Condition humaine, et que celui-ci avait repoussé de sa mouvance l’Institut de France, sénat de la culture.

     Malraux construisait à son ministère un superbe fronton de paroles. Mais il serait exagéré de dire qu’il s’appliquât à en asseoir les fondations et à en dresser les murs. En outre, il se trouvait souvent empêché par la maladie. Il était plus que nécessaire qu’il eût autour de lui quelques grands fonctionnaires très instruits de la chose publique, des administrateurs de haute qualité, des rédacteurs précis des textes juridiques. Étaient-ils assez nombreux ? J’en connais au moins un, dont vous voici le confrère : M. Pierre Moinot.

     Vous avez préparé la loi sur les Monuments historiques, la loi sur les sites, la loi sur les Maisons de la Culture, la loi sur les dations, ainsi que maints décrets et appareils.

     De la rue de Valois, vous passez au ministère des Affaires sociales, comme conseiller technique auprès de Maurice Schumann, mon fraternel ami, qui donnera de vous cette définition bien dans sa manière : « Broglie, un homme invinciblement tempéré ». Quel plus bel éloge peut-on faire d’un conseiller ?

     Conseiller, vous le fûtes encore à Matignon, l’année du gouvernement de Couve de Murville, et vous revenez aux Affaires culturelles comme directeur du cabinet d’un ministre mourant, puis mort. Car le noble Edmond Michelet décède peu après vous avoir appelé, et André Bettencourt est chargé, pendant plusieurs mois, de son intérim. Si diligent, averti, efficace, que se soit montré notre confrère des Beaux-Arts dans cet exercice de haute voltige qui consistait à mener deux départements à la fois, le plus gros de la charge, rue de Valois, reposait sur vos épaules. Je vous avais bien sûr déjà rencontré ; mais c’est là que je vous connus.

     De tous les directeurs de cabinet qui gouvernèrent si longtemps ce ministère pendant les défaillances épisodiques ou permanentes de ses titulaires, puisque Jacques Duhamel aussi devait y entrer déjà malade, vous fûtes à mes yeux le meilleur, sans conteste.

     Quand j’eus à prendre la relève, je pensai tout de suite à vous. Votre expérience m’eût été précieuse, et votre caractère « invinciblement tempéré » eût équilibré le mien. Vous m’auriez fait gagner du temps. Mais vous aviez d’autres responsabilités dans l’État.

     Vous aviez basculé dans l’univers assez particulier de l’audiovisuel, comme directeur de l’Office de radiodiffusion télévision française, autrement dit O.R.T.F., alors que la télévision était encore monopole d’État.

     Vous n’étiez pas près de sortir de ce monde où se cumulaient les pesanteurs de la fonctionnarisation et les vanités qui affectent ceux qui pratiquent ce que Paul Valéry appelle « les professions délirantes ».

     Vous vous efforcez de faire régner une certaine morale publique dans les postes successifs ou simultanés que vous occuperez, jusqu’à celui de président de l’INA, l’Institut national de l’audiovisuel, qui aura connu de moins bonnes directions que la vôtre. Vous l’aimiez, l’INA. Vous aviez bâti un beau projet qui en ferait une véritable Bibliothèque nationale des images. Vous vous êtes heurté aux pesanteurs d’une fonctionnarisation qui a fini par confondre la conservation d’un patrimoine intellectuel avec la conservation des hypothèques. L’INA attend toujours sa réforme.

     Cette expérience ne vous en a pas moins inspiré un ouvrage Une image vaut dix mille mots où vous faisiez preuve d’un bel optimisme sur les rapports qui s’installeraient entre les images et la langue. Vous auriez le temps d’être déçu.

     Il vous restait à être nommé, par le président du Sénat, membre de la Haute Autorité de l’audiovisuel qui serait remplacée, en 1986, par la Commission nationale de la communication et des libertés, dont vous seriez élu président, avant qu’elle ne cède la place à l’actuel Conseil supérieur de l’audiovisuel.

     Fallait-il que vous fussiez « tempéré » pour maintenir dans cette Commission à la dénomination étrangement floue une collégialité assez remarquable, en dépit de sa composition politique qui montra la nocivité, déjà, des cohabitations.

     Ce fut Alain Peyrefitte, le saviez-vous, qui insista et œuvra pour que l’Académie française y fût représentée. Notre ami Michel Droit se porta volontaire, ce qui était dans sa nature, et ce qui lui valut des avanies, et des cruautés, de la part de la presse, qui touchèrent à l’infamie.

     Lorsque l’on considère, Monsieur, votre parcours dans la carrière publique, on s’aperçoit que si vous ne fûtes jamais, comme votre prédécesseur, aux premiers postes du pouvoir, vous fûtes toujours à des commandements sur la seconde ligne, celle qui doit tenir quand la première est enfoncée.

     En ai-je fini d’énumérer les fonctions, charges et offices que vous avez tenus ou tenez encore ? Je ne résiste pas à en dresser un inventaire à la Prévert, mais d’un Prévert qui serait devenu incroyablement institutionnel.

     Vous aurez été vice-président du Haut Comité de la langue française, membre du Conseil supérieur de cette même langue ; administrateur de la Bibliothèque nationale de France, membre du Conseil du mécénat culturel, de celui de la Société des archives diplomatiques, du Comité d’histoire de la télévision, de l’Association internationale de bibliophilie, du Comité d’orientation de la Revue des Deux Mondes, de celui de la Maison de l’Europe à Paris, du jury du prix Guizot, du jury du Souvenir napoléonien, des Académies de Versailles et de Rouen, et encore vice-président des Vieilles Maisons françaises, de la Demeure historique, président de la Société d’histoire diplomatique, de la Société des bibliophiles françois comme ils tiennent à s’appeler, et du Nouveau Cercle de l’Union qui, comme son nom ne l’indique pas, est le plus ancien des cercles et clubs parisiens.

     N’en jetons plus ; la cour de l’Institut est pleine !

     Vous vous émerveilliez, dans votre remerciement, du nombre d’activités que Peyrefitte conduisait de front, et de ce qu’en plus il ait pu faire une œuvre littéraire si abondante.

     Mais vous-même, Monsieur ! vous semblez mener un attelage à douze chevaux, sans jamais vous embrouiller dans les rênes. Vous ne paraissez jamais harassé, pas même pressé. Vous allez d’un conseil à une commission sans jamais être de ces gens chargés d’une serviette si grosse qu’on la croirait près d’accoucher. Et vous avez signé près de vingt ouvrages qui tous demandaient recherches, en plus de centaines d’articles et de conférences qui sont autant de courts essais sur les sujets les plus variés.

     Quel est donc le secret de tant d’accomplissements ? je crois le deviner : vous aimez le travail. Vous êtes gourmand de travail. Et comme vous avez la plume claire, vous accomplissez tout cela en donnant une impression de facilité.

     Ne vous inquiétez pas. Du travail, vous en trouverez ici. Mon aimable successeur, qui met du charme dans l’autorité, vous en fournira.

     Une vie familiale que tout signale comme heureuse et équilibrée vous a sûrement aidé dans le train de vos labeurs. Grâces en soient rendues à la princesse de Broglie dont l’élégante réserve cache un très bon cœur. Et vos deux enfants semblent vous avoir épargné les soucis que nos contemporains connaissent avec leur progéniture, jusque dans les plus anciennes et respectables maisons.

     Les cadets de grandes familles, auxquels les partages et les droits de succession n’ont pas laissé de vastes terres à exploiter, ont toujours un champ qu’ils peuvent cultiver, celui des archives de leurs aïeux. C’est ce fonds-là que vous avez labouré.

     Vous n’êtes pas un impatient de l’écriture. Vous n’avez pas cédé à une démangeaison d’adolescence, ou bien alors vous l’avez longtemps contenue.

     Vous étiez tout proche de la quarantaine quand vous avez posé vos dossiers administratifs sur une autre table pour entreprendre cette aventure, angoissante autant qu’exaltante, qu’est un premier livre.

     Curieusement, ce n’est pas dans les archives Broglie que vous découvrez votre sujet, votre héros, pour mieux parler, mais dans les archives Bryas, la famille de votre épouse, héritière, par une suite de successions maternelles, de Mme de Montesson et de Mme de Genlis.

     Ce héros s’appelle le général de Valence. On le rencontre dans tous les Mémoires qui vont de la fin du règne de Louis XVI à la Restauration. On l’aperçoit sur vingt champs de bataille. On se cogne à lui dans tous les couloirs des assemblées. Il a les amitiés les plus illustres, et il est inconnu, ou plutôt il était inconnu.

     Pourtant ce n’est pas un personnage ordinaire. D’abord il n’est pas donné à tout le monde de se prénommer Cyrus, ni d’avoir deux patronymes, Timbrune de Thiembronne, par hésitation entre deux orthographes d’un nom qui remonte au temps de Charlemagne.

     De vieille noblesse agenaise, le vicomte de Valence a choisi l’état militaire et, à vingt-trois ans, vers 1780, jeune capitaine, est introduit par un sien oncle dans l’intimité des Orléans qui tiennent véritable cour au Palais-Royal. Une cour où l’on cultive la liberté d’esprit et de mœurs, où l’on est adonné à la franc-maçonnerie, où l’on prône les idées nouvelles et collectionne les aventures galantes.

     Cyrus de Valence attire tous les regards. Il était fort beau et avait d’exquises manières.

     Son premier exploit fut d’inspirer passion à la pourtant très prudente Mme de Montesson, de quelque vingt-deux ans son aînée et qui en avait mis dix à se faire épouser du gros duc d’Orléans, « Pépère », à la condition qu’elle garderait le nom de son premier et défunt mari. La fortune ne couronne pas toujours la vertu.

     Vous nous racontez qu’un jour ce gros duc, pénétrant à l’improviste chez sa femme, trouva Valence aux pieds de celle-ci et lui enserrant les genoux.

     Mme de Montesson avait infiniment d’esprit et des talents divers, au point que d’Alembert voulait la faire entrer à l’Académie. Elle ne montra jamais autant d’à-propos qu’en cette situation où elle s’écria, en riant : « Voyez donc, Monsieur, ce fou de Valence qui depuis une heure est à mes pieds pour obtenir la main de ma petite-nièce Pulchérie. »

     « — Eh bien, dit le gros duc, qu’il se relève et qu’on la lui donne. Je la lui promets. »

     Et Valence épousa la fille de Mme de Genlis, éducatrice des enfants d’Orléans, tout en restant assidu auprès de Mme de Montesson qui allait être veuve l’année suivante.

     Ainsi commence une ascension que vous n’avez nul besoin de romancer et qui fait de Valence, à la veille de la Révolution, un député suppléant aux États généraux, prêtant le serment du Jeu de paume, puis le 8 juillet 1789, le colonel du régiment de Chartres-dragons, puis le commandant la région de Strasbourg. En 1791, il arrête, pendant la désastreuse campagne de Belgique, la débandade des troupes françaises. Comment ? En les faisant manœuvrer, comme à la parade, sous le feu de l’ennemi.

     À partir de là, Valence devient un exemple pour l’armée. Il est nommé lieutenant général, en même temps que le duc de Chartres, futur Louis-Philippe, dont on oublie toujours de mentionner la jeunesse militaire.

     Que serait-il arrivé si, à Valmy, Valence n’avait pas su si bien placer et déplacer ses canons, sur la colline de la Lune, brisant les assauts autrichiens ? Sans lui, Kellermann dixit, la bataille de Valmy se fût tournée en défaite. Les soldats de l’an II, c’est Valence qui les commande ! Il les commande encore à Neerwinden où il est atteint de trois coups de sabre, dont le plus dur lui rabat la peau du crâne sur le menton.

     Que serait-il arrivé si Valence avait secondé les projets de son commandant en chef, Dumouriez qui, en intelligence avec le duc de Brunswick, voulait descendre sur Paris et dissoudre la Convention ? Il parlait trop, Dumouriez.

     Que serait-il arrivé si Valence, en 93, avait accepté le ministère de la Guerre qu’on lui proposait ? Aurait-il changé le cours des choses, serait-il parvenu à établir cette monarchie constitutionnelle, dont il rêvait, avec Philippe Égalité pour régent, ou bien aurait-il fini, comme Philippe Égalité, guillotiné ?

     Ayant refusé, pour ne pas avoir à arrêter Dumouriez, il ne lui restait qu’à s’exiler, devenant aux Pays-Bas, sans appui ni ressources, éleveur de bestiaux pour subsister, tandis que la jolie Pulchérie faisait les beaux jours et les belles nuits du Directoire.

     Ce n’est qu’au bout de cinq ans que Bonaparte, par un ordre signé Fouché, l’autorise à rentrer. Mais il reste un exilé de l’intérieur, jusqu’à ce que Mme de Montesson, qui a réussi à être bien en cour auprès de l’Empereur, lui rende le dernier service de le faire nommer à la Chambre des pairs, un an avant qu’elle ne meure.

     Et Valence conduit le deuil de sa vieille maîtresse qui l’a fait son légataire universel.

     Est-ce tout ? Mais non. En 1812, Napoléon le rappelle au service, pour commander une division de cuirassiers. Avec la Grande Armée, il franchit le Niémen, est opposé à Bagration, le fameux général dont Tolstoï fera un étonnant portrait dans Guerre et Paix. Mais il est devenu très gros, le beau Cyrus ; il a du mal à rester longtemps à cheval. Il tombe malade et est renvoyé à Paris. Il n’entrera pas à Moscou.

     En 1814, commandant la VI e région à Besançon, il arrêtera les Alliés pendant une semaine devant Vesoul.

     Les Bourbons rentrent aux Tuileries, et Valence rentre au Palais-Royal, fermé depuis vingt-deux ans, avec son camarade des combats de 92, le nouveau duc d’Orléans, futur Louis-Philippe.

     Et voilà l’Aigle qui revient. Trois jours avant Waterloo, Valence est chargé d’organiser la défense de Paris.

     C’est à lui que Talleyrand et Fouché donnent mission d’aller négocier l’armistice avec Wellington, dont il appréciera la suprême courtoisie.

     Il a flotté un peu, Valence, pendant l’interrègne. Il sera radié par Louis XVIII de la Chambre des pairs, avant d’y être réintégré en 1819.

     Il restera à Cyrus de Valence d’être élu souverain commandeur ad vitam pour la France de l’Ordre maçonnique du rite écossais, avant de tomber malade, veillé par sa belle-mère, Mme de Genlis, devenue dévote, et de s’éteindre en recevant l’extrême-onction.

     Et cet homme-là n’avait pas eu de biographe ! Merci pour lui, Monsieur, et merci pour les amateurs, dont je suis, de belles histoires.

     Un premier livre est toujours révélateur, des inclinations, des méthodes et du talent d’un auteur.

     Avec Valence apparaît votre goût de rendre justice aux méconnus et aux oubliés ; vous témoignez de la curiosité et de la patience qu’il faut pour exhumer tout ce qui contribue à rendre vie aux personnages dont vous vous emparez ; vous montrez enfin le don de reconstituer autour d’eux les époques tumultueuses qu’ils ont traversées, avec non seulement leurs accidents historiques et politiques, mais leurs manières de vivre, d’aimer, d’écrire, leurs usages mondains, leurs désordres financiers.

     Vous voulez bien vous souvenir de ce que je vous écrivis à propos de ce livre. Je n’ai rien à retrancher aux louanges que je vous adressais, et qui ne furent peut-être pas tout à fait étrangères au prix Broquette-Gonin que vous décerna l’Académie.

     Vous récidivez avec Ségur sans cérémonie. Là vous vous êtes plu, et même amusé, avouez-le, à remodeler le visage de Joseph-Alexandre de Ségur, contemporain de Valence, et sa parfaite antithèse. Il était le deuxième fils du maréchal de Ségur, ministre de Louis XVI, ou plutôt l’enfant que le baron de Besenval avait fait à la femme de son plus intime camarade, ce qui d’ailleurs ne changea rien à leur parfaite amitié. La chose était de notoriété publique.

     Pourquoi « sans cérémonie » ? Parce que c’était le surnom sous lequel Joseph-Alexandre se présentait pour se démarquer ostensiblement de son frère aîné, maître des cérémonies de Napoléon, et un peu engoncé dans toutes ses dignités de pair, de conseiller d’État, d’académicien et d’aigle de la Légion d’honneur.

     Grand seigneur et possédant une énorme fortune, plein d’esprit, séduisant au possible, ce cadet avait fait de la légèreté son affaire. Son occupation la plus constante était de séduire les femmes, et de le faire savoir quand il y était parvenu. Ami de Laclos, il pouvait en remontrer au Valmont des Liaisons dangereuses.

     Il est au libertinage ce que Valence est à la guerre. Il n’échappa pas à être emprisonné sous la Terreur, mais fut libéré le 10 Thermidor. Avec cela il avait la plume aisée. Il sema poèmes, chansons, pamphlets, et n’aura pas signé moins de trente comédies, proverbes, et opéras-comiques.

     Vous redevenez sérieux en écrivant l’Histoire politique de la Revue des Deux Mondes. La doyenne de toutes les revues françaises, que créa Buloz en 1829, méritait bien cette étude.

     Maurice Schumann, préfaçant votre ouvrage, soulignait que la longévité de la Revue était due sans doute à son caractère « tempéré », qui s’accordait bien au vôtre, et qui, sans nuire à la diversité des opinions, lui valut une influence certaine dans les milieux de la décision comme une attention particulière dans toutes les chancelleries.

     Nos prix sont rarement répétitifs. Pourtant la vie de la Revue et celle de l’Académie se sont trop longtemps compénétrées pour que nous ne vous accordions pas derechef une récompense. Les quatre successeurs de Buloz : Brunetière, Charmes, Doumic, Chaumeix, furent de l’Académie. Longtemps, nos élections se préparèrent aux rituels déjeuners de la Revue des Deux Mondes, et, jusqu’à ce jour, il est peu d’entre nous dont on ne trouve, dans les sommaires, la signature permanente ou épisodique.

     Est-ce de vous être penché sur le mouvement des idées au long du XIXe siècle qui vous inspira ce livre d’importance qu’est L’Orléanisme, et plus tard, ce qui sera votre avant-dernier ouvrage : XIXe siècle. Éclat et déclin de la France ?

     Là, vous changez de registre, et vous vous saisissez de l’Histoire, à pleins bras.

     Le terme d’Orléanisme, pour vous, ne s’applique pas seulement à la monarchie de Juillet. L’étude de celle-ci a été faite maintes fois et notamment par un de nos devanciers, François Thureau-Dangin, qui fut Secrétaire perpétuel voici quelque cent ans. L’Orléanisme, tel que vous l’envisagez, est ce courant politique qui, à partir du moment où la monarchie devient vraiment absolue, se forme et se reforme autour du frère cadet du roi ou de la branche cadette des Bourbons. Ce courant apparaît avec Gaston d’Orléans auquel il échoit d’être lieutenant général du royaume à la mort de Louis XIII, se poursuit avec Monsieur que Louis XIV surveille et contient, puis avec le Régent entre Louis XIV et Louis XV, reparaît avec Philippe Égalité, opposé à Louis XVI, s’installe enfin, pour dix-huit ans seulement, avec son fils Louis-Philippe. L’Orléanisme n’est pas opposé au pouvoir en son essence, mais aux formes de son exercice. Michelet l’appelle « la ressource libérale de la France ». Il s’éteint, faute d’adversaire, quand le comte de Chambord provoque le naufrage de la monarchie et se laisse couler, accroché à la hampe de son drapeau blanc.

     Encore voyez-vous à l’Orléanisme une descendance ou une résurgence, dans le « oui, mais » des centristes sous le règne du dernier et provisoire monarque que fut de Gaulle.

     Vaste travail que ce livre dense, qui ne vous demanda rien de moins que la consultation de plus de cinq cents volumes, et qui restera un des piliers de votre oeuvre. Sans qu’il vous en coûtât la moindre sollicitation, l’Académie vous couronne pour la troisième fois. Vous devenez un abonné.

     Vous aviez écrit, dans la vie de Valence, que les relations de Mme de Genlis avec sa tante Mme de Montesson mériteraient un ouvrage en soi. Vous avez l’esprit de persévérance. Quinze ans plus tard vous entreprenez la biographie de Mme de Genlis, qui n’en avait pas non plus, chose incroyable pour une personne qui avait occupé tant d’espace et tenu un tel rôle en son temps.

     Félicité, née Ducrest de Saint-Aubin, fut aussi étonnante par sa précocité que par l’hyperactivité qu’elle manifestait encore, largement octogénaire. À sept ans, elle jouait la comédie ; à huit, elle composait des airs d’opéra ; à dix, elle tirait l’épée. Elle était douée pour tout, pour le chant, pour la peinture, et débordait d’imagination. Jolie, vive à l’extrême, elle séduisait en jouant de la harpe, mais plus encore par son art de la conversation.

     Mariée à un officier de marine qui revenait des Indes en passant par les prisons anglaises, elle fut appelée comme dame d’honneur de la duchesse de Chartres. Quinze jours après, elle était la maîtresse du duc, le futur Philippe Égalité, encore lui. Elle fut peut-être un peu celle du père, le gros mari de sa tante. Nommée gouverneur des enfants d’Orléans, ce qui fit scandale — une femme gouverneur des princes ! — elle prit alors des airs d’austérité en s’installant dans un couvent de la rue de Bellechasse.

     Durant la Révolution, tandis qu’on guillotinait ses amis, elle vécut l’exil en Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Allemagne.

     Sous le Consulat et l’Empire, auquel elle se rallia, elle connut une vraie gloire littéraire. Car Mme de Genlis fut l’un des écrivains les plus féconds de son temps. Son oeuvre, inégale mais d’une abondance stupéfiante, emplit cent trente volumes : précis d’éducation, romans, nouvelles, pièces de théâtre, mémoires.

     En février 1814, elle exprimait encore son adoration pour Napoléon et attendait tout de son génie. En avril, elle se précipitait pour acclamer le retour des Bourbons et faisait des protestations épistolaires de fidélité à Louis XVIII qui, fort avisé, disait à son propos : « en politique, Mme de Staël est trop homme, et Mme de Genlis est trop femme. » Ayant connu des hauts et des bas financiers, et changeant tous les six mois de résidence parisienne, cette agitée que l’âge ne calmait pas, et qui continuait à emplir des pages et des pages, vivrait assez longtemps pour voir devenir roi des Français son ancien élève Louis-Philippe dont elle disait : « Il était prince, j’en ai fait un homme ; il était lourd, j’en ai fait un homme habile ; il était ennuyeux, j’en ai fait un homme amusant ; il était poltron, j’en ai fait un homme brave ; il était ladre, je n’ai pu en faire un homme généreux. Libéral tant qu’on voudra ; généreux non. »

     Mettez le nez dans ce livre ; vous ne le lâcherez plus. C’est un extraordinaire roman, et pourtant c’est de l’Histoire. Que pouvions-nous faire devant cette réussite ? Vous couronner encore. Nous vous avons donné le grand prix Gobert. Mis à part Augustin Thierry, qui reçut onze fois de suite ce même Gobert, vous battez, je crois, tous les records de prix académiques.

     Rien, évidemment, ne pouvait vous laisser imaginer, il y a douze ans, que vous succèderiez ici au grand essayiste et mémorialiste que fut, en dehors de sa carrière ministérielle, notre confrère Alain Peyrefitte, dont vous venez de sculpter un beau buste. Mais il y a certains signes, annonciateurs des destins, que l’on ne relève qu’après coup.

     Dans Le Mal français, Peyrefitte avait écrit : « Le jour où un historien téméraire se hasardera à réhabiliter Guizot, ce sera le signe que la France commence à dépouiller sa mentalité anti-économique. »

     L’historien téméraire qui aura exaucé ce vœu, c’est vous.

     Guizot : encore un de ces personnages mal connus que vous affectionnez, qui traversent plusieurs régimes, y jouent un rôle politique éclatant, y occupent une place littéraire non moins remarquable et bénéficient d’une longévité exceptionnelle à leur l’époque.

     Né deux ans avant la Révolution, Guizot mourut à quatre-vingt-sept ans, sous la IIIe République et la présidence de Mac-Mahon.

     La postérité l’avait accablé de la réputation la plus injuste, pour un mot, méchamment isolé du contexte, qu’il avait prononcé lors d’un débat sur les fonds secrets — déjà ! — alors qu’il était Premier ministre, et qui semblait faire de lui l’apologiste du matérialisme égoïste et du cynisme social : « Enrichissez-vous. » Oui, il l’avait dit. Il avait dit : « Messieurs, il ne faut pas faire d’anachronisme ; ce qu’il y a de plus dangereux en fait de gouvernement, ce sont les anachronismes. Il y a eu un temps, temps glorieux parmi tous, où la conquête des droits sociaux et politiques a été la grande affaire de la nation. Cette affaire-là est faite, la conquête est accomplie ; passons à d’autres. Vous voulez avancer à votre tour, vous voulez faire des choses que n’aient pas faites vos pères. Vous avez raison ; ne poursuivez donc plus, pour le moment, la conquête des droits politiques À présent, usez de ces droits ; fondez votre gouvernement, affermissez vos institutions, éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez la condition morale et matérielle de la France ; voilà, les vraies innovations. »

     Ah ! Comme on aimerait d’entendre, aujourd’hui, un même souffle passer sur nos assemblées !

     Vous aurez eu le très grand mérite de nous restituer Guizot tel qu’il fut et pour ce qu’il fut ; un protestant cévenol rigoureux et intègre, un professeur captivant qui deviendrait l’un des plus grands universitaires de son époque, un ministre de l’Instruction publique auteur d’une loi qui porte son nom et qui organisait l’enseignement primaire, un Premier ministre qui présida le plus long gouvernement de toutes les Républiques, un diplomate hors pair qui lança la première Entente cordiale, la « cordiale entente », selon l’expression précise de Louis-Philippe, lequel disait à Guizot : « Je puis sans vous empêcher de faire de mauvaises choses, mais je n’en peux faire de bonnes qu’avec vous. »

     Vous le montrez encore académicien influent dans trois Compagnies : celle des Sciences morales et politiques qu’il avait fait rétablir en 1832, celle des Inscriptions et belles-lettres, où il avait été appelé après la publication des Mémoires relatifs à l’histoire de France, et enfin la Française en 1836.

     Vous répertoriez son oeuvre écrit qui n’est pas mince puisqu’il rassemble plus de cinquante titres qui vont d’un Dictionnaire universel des synonymes de la langue française, en 1809, jusqu’à une Histoire de France depuis 1789 jusqu’en 1848 publiée alors qu’il était octogénaire.

     La princesse de Lieven, qui avait tenu vingt-deux ans avec éclat l’ambassade de Russie à Londres, auprès d’un mari de grande naissance mais un peu falot, ne se trompait pas sur les hommes auxquels elle s’accordait. Elle avait été la maîtresse intermittente de Metternich, avait eu une liaison avec le grand-duc Constantin, celui qui refusa de régner, puis avec le prince de Galles, futur George IV, et elle avait réussi à mettre son ami Léopold de Saxe-Cobourg sur le trône de Belgique. La liaison, commencée dans la cinquantaine, de Guizot avec la princesse de Lieven dura vingt ans.

     Nous n’avions plus de couronne, Monsieur, à vous donner pour ce livre réparateur et magistral. Mais il est un autre jury qui prit notre relais, celui du prix des Ambassadeurs, jury unique au monde puisque composé de vingt chefs de mission diplomatique en poste à Paris, qui se recrutent eux-mêmes et rivalisent de sérieux, de connaissances érudites, de scrupules, pour décerner leur palme, chaque année, à un livre d’histoire publié en France. Leurs rapports sur les ouvrages qu’ils choisissent sont des modèles de critique littéraire, et d’élégante maîtrise de notre langue. À les entendre, on se croirait revenu au temps du Congrès de Vienne, où la France affaiblie gardait son prestige grâce à sa syntaxe. Nous avons fait le calcul : ces vingt ambassadeurs représentent quelque quatre milliards d’humains.

     Moi aussi, Monsieur, j’ai quelques archives. J’ai retrouvé le rapport de l’ambassadeur de Belgique Alfred Cahen, esprit exquis dont nous gardons grand souvenir, sur votre Guizot.

     J’en veux donner ce passage.

     « Cette biographie constitue une contribution, à mon sens essentielle, à l’histoire de la société française, de la France et de l’Europe. »

     « Nous avons-là un livre digne du prix des Ambassadeurs non seulement parce qu’il est excellent, mais aussi parce qu’il correspond parfaitement à la discipline que les meilleurs d’entre nous s’assignent dans la description qui leur incombe des situations et des hommes sur lesquels ils ont à informer leur gouvernement. »

     Autrement dit, Monsieur, vos exposés et vos analyses pouvaient fournir des modèles aux diplomates pour la rédaction de leurs dépêches.

     Ainsi vous êtes-vous inscrit dans un palmarès où figurent les noms de plusieurs de nos confrères : Henri Troyat, Alain Decaux, Jacqueline de Romilly, Hélène Carrère d’Encausse et Alain Peyrefitte.

     Vous n’êtes pas un ingrat et depuis quelques années, le jury des Ambassadeurs bénéficie de l’hospitalité que vous lui avez donnée dans les salons du Nouveau Cercle.

     Restait-il une figure historique maltraitée, un héros méconnu dont vous puissiez restaurer la mémoire, et auquel, armé de l’épée de l’archange Gabriel, il vous revenait de rendre justice ? Eh oui, il restait Mac-Mahon, l’ami du duc Albert de Broglie, Mac-Mahon dont les adversaires avaient fait une baderne, une vieille culotte de peau, un débiteur de mots absurdes.

     Non, Mac-Mahon n’a jamais dit : « C’est vous le nègre ? Eh bien, continuez. » Il n’a jamais dit, devant les inondations du Midi : « Que d’eau, que d’eau ! », ce qui a dispensé le préfet du département de lui répondre : « Et encore, Monsieur le Maréchal, vous ne voyez que la surface. » Il n’a même pas dit à Sébastopol : « J’y suis, j’y reste » ; il a dit : « J’y suis et j’entends y rester. »

     Pour réparer un grand portrait lacéré, il faut beaucoup de couleurs, c’est-à-dire des archives ; mais il faut aussi beaucoup de talent. Les Français ne se rappelaient plus que Mac-Mahon descendait des rois d’Irlande, qu’il était dans sa jeunesse d’une saisissante beauté, qu’il garda jusqu’à la fin une magnifique prestance, qu’il fut un soldat d’une bravoure sans égale, un officier qui enflammait ses troupes, un général, un stratège, et un administrateur remarquable qui montra toute sa valeur en Algérie, en Crimée, en Italie. Il y avait du sublime, dans cet homme-là. Il ne connut qu’un échec, à Sedan, parce qu’on l’avait jeté dans un commandement impossible, à l’ultime minute d’une bataille déjà perdue, comme s’il allait pouvoir, à lui seul, arrêter les Prussiens.

     J’ai été surpris, quand je reçus ce livre, par l’importance de la partie que vous aviez accordée aux années de présidence de la République. Plus de la moitié du volume.

     J’en étais resté, je l’avoue, à l’idée d’un président potiche, assez borné et réactionnaire. Quelle erreur !

     Tout d’abord, Mac-Mahon n’en voulait pas, de cette présidence. Il lui répugnait de remplacer Thiers avec lequel il n’avait jamais eu que de bons rapports. Mais Thiers ayant présenté sa démission, qu’il croyait être une habileté et qui fut un suicide politique, la place était vacante, qu’il fallait remplir immédiatement. Ce fut votre grand-oncle Albert de Broglie, chef très influent des conservateurs intelligents, qui conduisit toute l’affaire. Il connaissait assez peu Mac-Mahon ; mais il avait du flair et du bon sens ; il fit élire le Maréchal, à une impressionnante majorité des députés, sans même que l’intéressé fût averti. Il fallut ensuite une assez longue négociation pour que Mac-Mahon acceptât, au nom de l’intérêt général.

     L’un des traits principaux du Mac-Mahon politique fut d’avoir toujours été fidèle à ses mandants. On l’avait élu président de la République ; c’est en président qu’il se comporta. Il refusa la régence ou la lieutenance générale que proposaient les partisans, très nombreux, d’une restauration monarchique. Mais il fixa la durée de son mandat à sept ans plutôt qu’à dix, pour laisser leurs chances aux prétendants légitimistes ou bonapartistes, si les circonstances générales changeaient. Il ne s’en opposa pas moins aux propositions funambulesques du comte de Chambord qui prouva bien par là qu’il n’était pas fait pour régner.

     Mac-Mahon s’attacha à restaurer l’image de la France aux yeux de l’extérieur. Son passé, son allure, son prestige personnel l’y aidaient. Il fut une sorte de monarque républicain. Il mit en place certaines institutions qui durent encore : la présidence du Conseil des ministres par le chef de l’État, sa qualité de chef des armées, son domaine réservé. Il expérimenta les difficultés de la cohabitation.

     Quand il se trouva empêché, par ses ministres et par la majorité des deux Chambres, de donner les ordres qu’il estimait nécessaires à la sécurité du pays, il eut la réaction de l’honneur : « Je crois devoir abréger la durée du mandat qui m’avait été confié par l’Assemblée nationale. Je donne ma démission de président de la République. »

     Mac-Mahon avait du Pétain dans l’apparence. Mais dans le caractère, il avait déjà du De Gaulle.

     Quel grand ouvrage, fouillé et fluide à la fois, qui va aux racines de trois Républiques et remet nos idées à l’endroit !

     Que nous restait-il à vous donner pour vous en remercier ? Un fauteuil. Il est vôtre.

     Mais vous y avez encore un titre et comme une légitimité supplémentaire. L’année où fut créée l’organisation de la Francophonie, vous avez publié un livre, Le Français pour qu’il vive, qui est toujours d’actualité.

     Il s’ouvre sur cette magnifique déclaration : « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours ressenti le français comme une fibre de mon être J’ai éprouvé pour le français un sentiment profond et intime qui n’était pas l’amour avec ses déceptions, ni la passion dévorante, mais l’émerveillement. On aime le mouvement du ciel, le courant des rivières, la poussée de la sève, le battement du sang et l’harmonie des visages. C’est ainsi que j’ai aimé ma langue J’ai vécu avec le français comme on se réchauffe d’affection. »

     Vous vous êtes penché sur tous les aspects de son présent ; vous vous êtes interrogé sur les angoisses et les espérances de son avenir ; vous avez dessiné les attitudes et les moyens nécessaires à son maintien et son rayonnement. Vous avez exprimé les mêmes déplorations que celles que j’ai fait entendre ici, pendant tant d’années, dénonçant les atteintes qu’on faisait subir à notre langue et l’indifférence que lui marquaient ceux qui devraient en être les plus ardents soutiens.

     Mais vous n’avez pas fait qu’écrire. Vous avez agi ; vous avez servi le français, au sens presque militaire du terme. Au Conseil d’État vous avez été l’officier général en charge du front de la langue.

     La loi de 1994 sur son emploi, et le décret de 1996 dont il a fallu l’assortir, sont de votre plume. Je sais les brèches que vous avez dû colmater, les redoutes que vous avez enlevées, puisque vous êtes venu parfois recueillir auprès de moi le renfort discret de l’Académie.

     Vous présidez la Commission générale de terminologie et de néologie avec une autorité, tempérée dans sa forme certes, mais d’une fermeté incontestée dont j’ai plaisir à témoigner, pour repousser les cuistreries, les incongruités, les obstinations de l’ignorance et le fatras mercantile dont on veut encombrer notre vocabulaire. Mais, de la même manière, vous savez imposer ce qui, dans la nouveauté, répond au bon sens.

     Il faut que vous soyez bien remarquable en cet office, puisque vous y avez été reconduit, même après que cette Commission a rendu un avis condamnant clairement la démagogique féminisation des noms de fonctions publiques à laquelle s’obstine le premier gouvernement de la France qui aura ignoré la grammaire.

     C’est assez dire, Monsieur, que vous êtes plus que personne préparé à participer à nos travaux et nos charges. Vous entrez de plain-pied dans ce qui est la raison d’être de notre Compagnie.

     Nous sommes une maison de tradition ou, plus précisément de transmission : nos premiers devoirs sont envers l’avenir. Ne pas transmettre est un crime.

     Vous allez nous aider, Monsieur, à transmettre ce qui fut et demeure une particularité française : les vertus de notre langue en premier lieu, mais aussi une certaine manière exquise et souveraine de vivre en compagnie, de converser, d’échanger nos savoirs et nos mémoires, d’attirer et d’accueillir les talents universels, sans discrimination de rang ni de sang, d’user parfois et quand de nécessaire d’un très ancien droit de remontrance afin qu’il ne tombe pas complètement en désuétude, de nous plaire aux cérémonies parce qu’elles donnent de l’honneur à la personne humaine, de nous conduire, en somme, comme des mainteneurs de civilisation.

     C’est pourquoi, faisant écho aux grandes ombres qui vous ont ici précédé, j’ai joie à vous dire, avec amitié : « Bienvenue, Gabriel. »