Rapports sur les Grands Prix et discours sur l’état de la langue 1994

Le 1 décembre 1994

Maurice DRUON

Rapports sur les Grands Prix
et discours sur l’état de la langue

PRONONCÉ PAR

M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel

Dans la Séance publique annuelle
le jeudi 1er décembre 1994

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Messieurs,

Notre première mission est d’établir les normes de la langue française, et donc d’intervenir ou d’arbitrer en tous domaines et occasions où elle est en cause. Notre mission seconde est d’honorer les auteurs qui, par leurs œuvres, honorent cette langue.

Voici comment nous nous serons acquittés, cette année, de la seconde mission.

Fondation internationale créée sur une initiative du gouvernement fédéral du Canada, le Grand Prix de la Francophonie est décerné pour la neuvième fois.

Il échoit à un grand écrivain algérien de langue française, M. Mohammed Dib.

Le rapport de M. Bertrand Poirot-Delpech résume les motifs qui ont déterminé la décision de la Compagnie.

« Né à Tlemcen il y a soixante-quatorze ans, Mohammed Dib a fait tous les métiers, instituteur, cheminot, tisserand, interprète auprès des Alliés en 1943, et même professeur en Californie, sans jamais oublier sa vocation première pour l’écriture, exprimée dès avant la guerre dans Les Cahiers du Sud, et qui doit beaucoup à Jean Cayrol.

Auteur d’une trentaine d’ouvrages, romans, poésie, théâtre, M. Mohammed Dib a notamment signé une trilogie sur l’Algérie des années 50 — La Grande Maison, L’Incendie, Le Métier à tisser —, ainsi que des titres célèbres comme Qui se souvient de la mer et L’Infante maure, bouture exemplaire des cultures française et arabe, la seconde enrichissant la première d’une constante vibration poétique. Peu d’écrivains nourris des deux langues ont exprimé aussi lyriquement les déchirements d’un tel partage culturel, et la conviction qu’une harmonie supérieure est à notre portée.

Cette conviction, coulée dans la plus pure des proses, prend un sens particulier — et nous l’avons voulu ainsi — en des temps où l’espérance humaniste est imputée à crime.

Comme nous évoquions ces circonstances avec M. Mohammed Dib, le soir du vote, en lui en faisant l’annonce, il a eu ce mot, qui justifie à lui seul notre choix :

« Toutes les religions ont eu leurs martyrs. Toutes les philosophies ont eu leurs martyrs. Aujourd’hui c’est une langue, la langue française, qui a ses martyrs ! »

Non seulement nous félicitons, mais nous remercions M. Mohammed Dib.

 

Il était naturel que nous donnions, en cette année 1994, témoignage d’estime et de gratitude à la Voltaire Foundation d’Oxford.

« Cette institution est née des collections de Théodore Besterman, admirateur passionné de Voltaire, qui avait réuni des documents précieux. Mais elle n’a cessé de se développer depuis lors ; elle comporte une vaste bibliothèque et une belle salle de travail, où l’usage de notre langue prédomine.

Elle vient de jouer un rôle de premier plan dans les célébrations, organisées conjointement à Oxford et à Paris, qui auront marqué le tricentenaire de la naissance de Voltaire.

L’Académie se devait d’honorer ceux qui ont tant fait pour la mémoire de l’écrivain qui occupait son trente-troisième fauteuil, et dont elle est fière. »

Sur ce rapport de Mme Jacqueline de Romilly, une grande médaille de la Francophonie a été attribuée à M. Andrew Brown, et à Mme Ulla Kölving, directeurs de la Voltaire Foundation.

 

« Mme Liliane Lienert, qui naquit en Grèce, préside, depuis 1987, l’Alliance française de Zurich. Elle a conçu sa mission comme représentant, en Suisse alémanique, une tête de pont pour la langue française. Mme Lienert dirige elle-même les cours de français de l’Alliance et l’on ne sait ce que l’on doit le plus admirer, de l’enthousiasme des élèves ou de la vitalité du professeur. »

Son exemplaire dévouement a pu être apprécié de plusieurs d’entre nous, et notamment de M. Alain Decaux qui nous a sans peine convaincus de lui attribuer une grande médaille de la Francophonie.

 

M. le professeur Saliou Touré, grand universitaire ivoirien, professeur à l’Université d’Abidjan et, aujourd’hui, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique en son pays, a lui aussi bien mérité de la Francophonie.

M. Saliou Touré est avant tout un savant. C’est à lui que revient l’initiative, prise en 1983, de conjuguer les efforts des mathématiciens de dix-sept pays francophones d’Afrique et de l’océan Indien, afin d’harmoniser l’enseignement de leur discipline.

Il en est résulté la « Collection interafricaine de Mathématiques » destinée aux élèves des collèges. On y peut apprécier la clarté de la langue dans laquelle les connaissances sont transmises.

Par la médaille remise à M. Saliou Touré, nous avons voulu mettre en évidence l’importance pour la francophonie scientifique de cette entreprise originale.

 

Depuis 1960, l’Académie a institué des Prix du Rayonnement de la langue française, destinés à des personnalités françaises ou étrangères ayant rendu à la langue et aux lettres des services signalés.

Elle a attribué cette année sept médailles de vermeil au titre de ces prix. En voici les récipiendaires dans l’ordre alphabétique.

Le professeur Reginald Fraser Amonoo, Ghanéen, a fait ses études à la fois en Grande-Bretagne et en Sorbonne. Il est docteur de l’Université de Paris IV. Ancien doyen de l’Université d’Accra, président de la Fédération internationale des langues et littératures modernes, membre de l’Académie ghanéenne des lettres et des sciences, il est actuellement professeur titulaire de la chaire de français à l’Université du Zimbabwe.

Très écouté dans les congrès internationaux, il est l’auteur de nombreuses communications savantes et d’études de valeur, notamment sur le théâtre de Corneille.

 

Le professeur Édouard Azouri est un psychiatre libanais réputé, médecin chef de l’Hôpital de la Croix. C’est aussi un poète de haute qualité, dans la veine de Georges Schéhadé, dont il était très proche. Pétri de culture française, amoureux des mots, il chante avec une douleur teintée d’humour son pays éprouvé par la guerre civile et l’occupation syrienne.

 

Le professeur David Neville Dilks, vice-Chancellor de l’Université de Hull, est l’une des plus hautes autorités britanniques en histoire internationale contemporaine. Dans son parcours de carrière on relève les noms de très prestigieuses institutions universitaires d’outre-Manche, telles Saint Anthony’s Collège et All Souls, à Oxford. Il a été assistant d’Anthony Eden, de l’Air marshal Tedder, et de Harold Macmillan. Il a été consultant du Secrétariat général du Commonwealth et il est membre d’un nombre impressionnant de comités, dont celui pour l’Histoire de la seconde guerre mondiale.

Son étude, fort équitable, sur les rapports souvent malaisés entre le général de Gaulle et Winston Churchill est une aide remarquable à la compréhension entre les deux pays, objet des missions du Conseil franco-britannique.

 

M. Jacques Gabay est éditeur, à Paris. Couronner un éditeur est, de notre part, tout à fait exceptionnel. Mais les éditions de M. Gabay sont exceptionnelles, car consacrées uniquement aux mathématiques. Il publie non seulement des ouvrages nouveaux, mais également il réimprime des ouvrages anciens de grande importance et qui, sans lui, seraient introuvables. Ainsi maintient-il en librairie des traités de d’Alembert, Ampère, Bachelier, Borel, Boutroux, Cauchy, Chasles, Fermat, Galois, Newton, Picard, Poincaré et bien d’autres. Ce ne sont pas là des œuvres de grande circulation, avec lesquelles on fait fortune. Cette édition-là est plutôt un apostolat. Mais l’école mathématique française restant l’une des meilleures du monde, sinon la meilleure, ce pourquoi le français est toujours utilisé internationalement dans cette discipline, M. Gabay participe au rayonnement de notre langue.

 

M. Abdelkebir El Khatibi, Marocain, qui a accompli une partie de ses études au lycée Lyautey de Casablanca avant d’obtenir en Sorbonne un doctorat en sociologie, est professeur et chercheur à l’Université Mohammed V, en même temps qu’auteur d’appréciables ouvrages, romans et essais, tous écrits en français et tous traduits en arabe.

Il s’est longuement penché sur la composition linguistique réelle du Maroc, et dans cette « composition », il n’hésite pas à parler du français comme langue d’amour.

Roland Barthes disait de lui qu’ « il interroge les signes qui lui manifesteront l’identité de son peuple... » et que « son originalité, au sein de sa propre ethnie est éclatante... et sa voix absolument singulière ».

 

Le professeur Roger Little, qui, entre tous ses postes, fut assistant de langue anglaise au lycée de garçons de Mulhouse et lecteur à l’Université de Clermont-Ferrand, occupe aujourd’hui celui de chef du département de français à Trinity Collège, Université de Dublin. Il est un francophone aussi savant qu’enthousiaste et un éminent spécialiste de la poésie française sur laquelle il n’a pas publié moins de cent trente-cinq communications. Il est l’auteur de plusieurs grands ouvrages consacrés à Saint-John Perse, dont il sait tout. Membre de l’Académie royale de Dublin, et codirecteur des Critical guides to french texts, qui comptent cent douze volumes, nous nous devions de lui témoigner estime et gratitude.

 

Mme Ortensia Ruggiero, docteur ès lettres, qui a consacré sa thèse à Valery Larbaud et l’Italie, inspecteur central, tel est son titre, du ministère de l’Instruction publique, combat avec passion pour l’étude du français dans son pays. Elle n’est pas là sans mérite, car la sœur latine a tendance, ces années-ci, à se détourner de notre langue que ses élites, naguère, parlaient si généralement et si parfaitement.

Mme Ruggiero est la fondatrice de la Société italienne des professeurs de français qui célèbre, cette année, ses vingt-cinq ans d’existence. Notre médaille de vermeil sera pour Mme Ruggiero un cadeau d’anniversaire.

Tels sont nos Prix du Rayonnement pour 1994.

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Pour le Grand Prix de Littérature, qui, une année sur deux, est fourni par la fondation qu’institua Paul Morand, l’Académie a désigné Mme Andrée Chédid. Le rapport de Mme Hélène Carrère d’Encausse la présente en ces termes :

« Libanaise d’origine, née au Caire, ouverte à plusieurs cultures — arabe, anglaise, française —, Andrée Chédid a fait très tôt le choix de la France et de sa langue pour exprimer un talent littéraire aux facettes diverses.

Poète, dramaturge, romancière, nouvelliste, Andrée Chédid apporte à chacun de ces genres une sensibilité extrême, un style sans faille, un esprit d’indépendance qui lui assignent une place très particulière dans le monde littéraire contemporain. Si le mot " œuvre " a un sens, c’est bien à Andrée Chédid qu’il doit être assigné. En près d’un demi-siècle d’activité littéraire discrète, continue, cet écrivain qui honore infiniment et sa patrie d’origine et sa patrie culturelle d’élection aura édifié une couvre cohérente complète, servie par une langue étincelante. »

 

Grand Prix de Poésie, M. Marc Alyn, dont la candidature a été soutenue par Mme Jacqueline de Romilly.

« D’une étonnante précocité, puisqu’il a publié à dix-sept ans son premier livre Le Chemin de la parole, lauréat à vingt ans, en 1957, du Prix Max Jacob pour son recueil Le Temps des autres, critique de poésie au Figaro littéraire, Marc Alyn s’est également fait connaître par ses essais sur les poètes du XVIe siècle, sur Nerval, sur Dylan Thomas.

Son œuvre poétique, avec Nuit majeure et Infini au-delà, lui valut le Prix Guillaume Apollinaire.

Ses voyages au Proche-Orient lui ont inspiré Byblos, La Parole planète, et Le Scribe errant une trilogie poétique de grand souffle. »

 

M. Frédéric Vitoux a obtenu le Grand Prix du Roman pour La Comédie de Terracina, « un récit où il ne craint pas de ménager une rencontre riche en surprises amoureuses et ténébreuses conspirations, entre le compositeur Gioacchino Rossini, au sommet de sa gloire à vingt-quatre ans, et un ex-auditeur au Conseil d’État, sans solde, encore inconnu à trente-trois ans, Henri Beyle, passionné de l’Italie autant que des Italiennes ».

Et M. Michel Déon de poursuivre ainsi son commentaire :

« Ce roman tout de grâce et d’esprit, animé par une insistante course au bonheur, ne craint pas de donner un léger coup de pouce aux itinéraires du compositeur et de l’écrivain. Usant du droit sacré des romanciers de prendre cette liberté, M. Vitoux a réussi, au-delà de la fiction, les éblouissants portraits d’une âme sensible et d’un joyeux et gourmand génie du bel canto. »

 

Chargé par la Commission de rapporter sur le Grand Prix de Philosophie, M. Michel Serres nous a dit :

« Gilles Deleuze est, actuellement, et sans conteste, le meilleur philosophe français.

Commencée par d’excellents ouvrages d’histoire de la philosophie, consacrés à Hume, Spinoza, Kant, Nietzsche et Bergson, son œuvre, très vite originale, mit au jour des concepts nouveaux, comme ceux de Pli, de Différence ou de Rhizome. Son dernier livre, Qu’est-ce que la philosophie ? prend parti pour l’immanence.

Traduit dans beaucoup de langues, connu dans le monde entier, Gilles Deleuze a marqué sa génération et fait honneur à la philosophie de langue française.

Par ses compétences, sa profondeur et son originalité, Gilles Deleuze mérite de recevoir le Grand Prix. »

 

De M. Michel Serres également, nous avons suivi l’avis, pour décerner le Grand Prix Moron à Mme Nayla Farouki.

« Palestinienne et libanaise d’origine, Nayla Farouki a enseigné à l’Université Saint-Joseph et à l’Université américaine de Beyrouth, avant de se fixer en France et d’acquérir la nationalité française.

Spécialiste d’épistémologie de la physique et d’histoire des sciences, titulaire d’une thèse sur la thermodynamique, elle s’intéresse aux problèmes posés par les rapports entre les sciences, la morale et la religion.

Dans ces perspectives, elle a fondé, chez Flammarion, la collection « Dominos », où elle vient d’écrire un livre sur la relativité, dont la lucidité fera date. »

Nous voulons croire que c’est la modestie qui a retenu ces philosophes d’être présents aujourd’hui.

 

Le Grand Prix Gobert va cette année à M. Jean Meyer pour son Bossuet.

« Fruit d’une longue recherche, cette biographie de Bossuet profite en particulier des travaux les plus récents consacrés au siècle où s’éleva la grande voix de l’évêque de Meaux. Le professeur Jean Meyer, visiblement séduit par " l’infinie diversité de ce prodigieux personnage ", présente avec une compétence historique sans faille et un sens psychologique aigu les lumières et les ombres de cette vie passionnée. Paul Valéry notait : " Bossuet argumente, interpelle, exhorte, déduit, va à un seuil. " Jean Meyer aide le lecteur à accéder à ce seuil mystérieux. »

C’est en ces termes que le Révérend Père Carré a éclairé notre jugement.

 

Pour attribuer le Prix Augustin Thierry, fondé récemment par sa petite-nièce, l’Académie, sur le rapport de M. Georges Duby, a porté son choix sur M. Dominique Barthélemy.

« Pour ses premiers travaux, remarquables, sur la société féodale, Dominique Barthélemy était déjà tenu pour l’un des meilleurs médiévistes de sa génération. Le nouveau livre qu’il vient de publier, La Société dans le comté de Vendôme, de l’an mil au XIVsiècle, est un monument où l’érudition la plus rigoureuse est servie par un exceptionnel don d’écriture. L’auteur a tiré, patiemment, tout ce qu’il était possible d’extraire des abondantes archives du Vendômois, petite région, mais " haut lieu de l’histoire féodale ". On admire à la fois l’étendue de sa culture et cet enthousiasme entraînant qui retient l’attention du lecteur au fil de plus de mille pages denses et lumineuses. Cet ouvrage fait honneur à l’école historique française. »

 

Ce sont deux Prix de la Biographie que nous avons décernés cette année, si nombreuse et si riche, en ce champ littéraire, était la moisson.

L’un est allé à M. Henri Suhamy pour Sir Walter Scott.

M. Henri Suhamy, qui professe à l’Université de Nanterre, est un grand connaisseur de la littérature anglaise. Son livre sur Walter Scott est admirablement informé et précis, mais il est aussi très vivant et amusant. Il faut dire que l’originalité du personnage et sa vie tumultueuse sont attachantes. On découvre l’ampleur et l’évolution de son œuvre ; et, en même temps, on voit s’éclairer la situation de l’édition et de la vie littéraire de l’époque. Les hauts et les bas que devait connaître l’œuvre de Walter Scott donnent du prix à cette découverte, qui se fait aujourd’hui.

On a grand plaisir à lire ce livre et l’on y apprend beaucoup. » Ce rapport est de Mme Jacqueline de Romilly.

 

L’autre Prix de la Biographie va à Mme Catherine Décours pour son livre La Dernière Favorite : Zoé du Cayla, le grand amour de Louis XVIII, sur lequel rapporta été fait par M. Michel Mohrt.

« Née d’un père qui voulut faire évader Louis XVI, et qui put émigrer en Angleterre grâce à Danton, amie d’enfance d’Hortense de Beauharnais, mariée à un officier de l’armée des Princes qui, rentré en France, fut sauvé par Saint-Just, assez malheureuse en ménage, fréquentant sous l’Empire la société royaliste où brillait Chateaubriand, maîtresse de Christian de Nicolaï, de Savary le lieutenant de police, et de Sosthène de La Rochefoucauld, elle fut reçue en audience, pour la première fois, par Louis XVIII, qui avait soixante-deux ans, en 1817.

Cette audience se renouvela trois fois par semaine, jusqu’à la mort du roi. L’ouvrage se signale par la richesse de sa documentation, sa très bonne écriture, le tableau qu’il présente de la société sous le Directoire, l’Empire, la Restauration, enfin le portrait fort vivant d’un personnage féminin jusque-là peu connu. »

 

En couronnant du Prix de la Critique le Monsieur Taine de M. François Léger, nous avons été conquis par l’enthousiasme de notre confrère M. Jean Dutourd.

« Monsieur Taine, nous a-t-il dit, est un ouvrage monumental, un modèle de biographie.

Dès les premières lignes, on voit qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage de commande, mais du travail de toute une vie. En effet, M. Léger a travaillé trente ans sur Taine, tout lu de son œuvre, jusqu’à ses moindres articles de revue ou de journal ; il a déchiffré ses manuscrits et ses lettres ; il a refait pour son propre compte les voyages de son héros.

Il en résulte un ouvrage fourmillant de petits détails vrais, comme un roman écrit par un bon romancier. Il y a d’ailleurs chez M. Léger un côté proustien. Il est même si intime avec son héros qu’il le juge souvent avec ce léger recul humoristique qu’ont les romanciers sur leurs personnages. J’oserai presque dire que M. François Léger est le Proust de la biographie. À noter que sa narration est toujours excellente, et qu’il n’y a pas un mot de jargon dans tout son livre. »

 

Prix de l’Essai : M. Richard Millet pour Le Sentiment de la langue.

M. Michel Déon nous a signalé particulièrement cet ouvrage d’une grande richesse et d’une belle rigueur.

« L’auteur, qui est professeur de français dans le secondaire, rejoint les préoccupations de l’Académie devant l’abâtardissement de la langue et son dévoiement. L’intérêt de ce petit et très riche livre tient beaucoup au style de l’auteur, à une certaine préciosité littéraire, à une recherche de l’expression juste et frappante, à des accès de colère devant les abandons de toutes les traditions structurelles du français. À relever spécialement, le chapitre sur la défense du subjonctif, dont nous constatons, chaque année, la disparition dans la plupart des romans qui nous sont proposés. »

 

Le Prix de la Nouvelle est allé à M. Moussa Abadi pour La Reine et le Calligraphe, Mes juifs de Damas dont le Révérend Père Carré nous a dit les mérites.

« L’auteur, qui vécut sa jeunesse dans le ghetto de Damas, évoque certaines scènes hautes en couleur dont il fut le témoin, et quelques événements qui relèvent de la légende.

Brillants, drôles, ironiques, pleins de sagesse ou de joie, souvent chargés de larmes, ces courts récits ne font pas seulement partie de la mémoire d’un ghetto ; ils racontent des histoires où toute l’humanité peut se reconnaître. »

 

Deux prix d’Académie ont été décidés pour des ouvrages qui n’entrent précisément dans aucune des définitions de nos grands prix, mais dont la valeur exceptionnelle, mise en lumière par les analyses qu’en a faites Mme Hélène Carrère d’Encausse, méritait d’être reconnue.

L’un va à Mme Élisabeth Dufourcq, pour Les Aventurières de Dieu, trois siècles d’histoire missionnaire française.

« Historienne de formation, Élisabeth Dufourcq a consacré une thèse de science politique aux congrégations religieuses féminines œuvrant hors d’Europe, et dont la longue aventure — trois siècles, de 1639 à la seconde guerre mondiale — fut une des composantes de l’expansion française.

« Ce travail ample, très savant, est à l’origine des Aventurières de Dieu, histoire des femmes de plus de deux cents congrégations qui partirent au-delà des mers, en Amérique, au Proche et Moyen-Orient, en Afrique, en Asie. Histoire inconnue, dans sa durée si longue et dans son ambition presque universelle. Élisabeth Dufourcq restitue ici une aventure prodigieuse, celle de la conquête spirituelle, mais aussi politique, dont la France aura durant des siècles le bénéfice. Qui savait que tant de femmes héroïques, entreprenantes, capables de porter la parole de Dieu, mais en même temps d’instruire et de soigner, de défricher et de bâtir, et cela au sens strict du terme, se sont ainsi lancées à l’assaut des mondes lointains ?

« Peut-être parce que leur rôle fut tout empreint d’esprit de charité, de dévouement à leur patrie, et dénué de volonté revendicatrice, ces femmes éminentes ont été méconnues. Le mérite d’Élisabeth Dufourcq est de rendre justice à leur mémoire, et l’on ne saurait assez dire combien est important l’apport de ce beau livre. »

« Un prix, d’Académie également, veut honorer M. Joseph Rovan pour son Histoire de Allemagne, des origines à nos jours.

« Cet ouvrage, tout à la fois nécessaire, riche et stimulant, est l’aboutissement d’une œuvre et d’une vie. Il vient à son heure, quand, le mur de Berlin ayant été détruit, l’Allemagne se recompose et doit retrouver, avec son unité, une identité quelque peu troublée par l’histoire du demi-siècle écoulé.

Né allemand, devenu français parce que les siens n’acceptèrent pas le visage qu’Hitler donnait à leur pays, résistant à l’occupant allemand de sa patrie d’accueil, déporté à Dachau où il fut le compagnon d’Edmond Michelet, Joseph Rovan, dès son retour des camps d’horreur, s’engagea dans un nouveau combat : réconcilier l’Allemagne, libérée de ses démons, et la France, libérée de l’oppression, pour en faire les garantes de la démocratie, de la liberté et de la dignité humaine. Journaliste, historien, professeur des Universités, Joseph Rovan y a travaillé sans relâche, partout où il disposait d’une tribune. Si des générations de jeunes Français et de jeunes Allemands ont appris à déposer les rancœurs et les haines pour construire un avenir commun, c’est à des historiens tels que Joseph Rovan qu’ils le doivent. »

 

Bossuet, Fénelon. Le premier occupa notre trente-septième fauteuil et le second, le trente-quatrième. L’année est favorable à leur souvenir. Au Bossuet précédemment cité, le Prix Gobert ; au Fénelon de M. Aimé Richardt le Prix d’Aumale. Voici l’élogieux jugement porté par M. Maurice Schumann sur l’ouvrage.

« Exception faite du fameux portrait par Saint-Simon que l’auteur a d’ailleurs eu l’heureuse idée de reproduire intégralement, l’ouvrage d’Aimé Richardt est ce que j’ai lu de plus pertinent, de plus complet et de plus profond sur Fénelon.

Il aide à comprendre le sens intime d’une maxime qui résume, selon moi, toute la pensée et tout le mérite de M. de Cambrai : " Nulle puissance humaine ne peut forcer le retranchement de la liberté du cœur ". »

Le livre d’Aimé Richardt mérite une notoriété qu’une distinction de l’Académie devrait contribuer à lui assurer.

 

Le Prix René Clair, titre que porte désormais et si justement notre prix du Cinéma, réservé à un auteur, je souligne bien un auteur cinématographique, a été décerné à M. Alexandre Astruc.

Nous avons déjà distingué l’un de ses ouvrages littéraires, lesquels témoignent d’une grande diversité de genres et de sujets. Mais cette fois, c’est l’ensemble de son œuvre cinématographique que, suivant l’avis de M. Michel Déon, nous avons voulu couronner.

« Dès 1948, dans un article resté célèbre parmi les cinéphiles, M. Astruc plaidait pour un " langage cinématographique qui serait l’équivalent exact du langage littéraire ". La formule qu’il lança alors, " la caméra-stylo ", est restée dans l’esprit de tous ceux que, par la suite, il attira vers ce renouveau du cinéma. Son œuvre propre illustre sa conception de l’image avec un court métrage devenu classique : Le Rideau cramoisi, d’après Barbey d’Aurevilly, et des adaptations nombreuses de Balzac, Edgar Poe, Maupassant, Flaubert et Jacques Laurent. »

 

Placé sous deux vocables célèbres, ceux de Béatrix Dussane qui en fut la fondatrice et du cher André Roussin qui le présida, le Prix du Jeune Théâtre a, cette année, deux lauréats.

L’un est M. Fabrice Luchini, pour son spectacle Voyage au bout de la nuit. « Grâce, d’abord, à l’heureux choix des textes, et, ensuite grâce au talent d’interprète de M. Fabrice Luchini lui-même, ce spectacle illustrait remarquablement l’œuvre de Céline, le rythme de son écriture et le tragique de sa vision du monde. »

Le jugement de M. Félicien Marceau s’applique naturellement au phénomène littéraire que constitue Le Voyage au bout de la nuit non aux affligeantes et détestables positions de son auteur pendant la seconde guerre mondiale.

 

Un autre Prix du Jeune Théâtre, sur proposition de M. Michel Déon, va à Mlle Françoise Dorner pour ses deux premières pièces, L’Hirondelle qu’elle interprétait elle-même, et Le Parfum de Jeannette qu’elle a mis en scène.

« Mlle Dorner, comédienne que nous avons toujours vue avec plaisir dans le répertoire contemporain, passe avec une pudique sensibilité du côté des auteurs. Nous lui souhaitons de mener avec le même bonheur ces deux carrières. »

Par les longs et dévastateurs effets du surréalisme, le terme de poésie semble ne plus guère s’appliquer qu’à des proses insolites, parfois éblouissantes et plus souvent décevantes.

 

La poésie, au sens qu’elle avait depuis les âges anciens, c’est-à-dire la parole rythmée, cadencée, ou assonancée, afin de s’inscrire dans la mémoire, cette poésie-là, qui était nombre et mesure, s’est réfugiée dans la chanson. Elle est souvent pauvrette, certes ; mais elle peut resurgir épique, dans les temps de drame ; elle est plus ordinairement lyrique, sentimentale ou satirique ; et ses succès sont pour nous des marqueurs du souvenir.

La poésie des origines était chantée ; l’aède s’accompagnait d’une cithare, le ménestrel d’un rebec. Le griot d’Afrique qui, n’ayant pas d’écriture, ne peut rien oublier, prend appui sur son balafon.

Les trouvères d’aujourd’hui se servent ordinairement d’une guitare. Et leurs chansons, pour les meilleurs, font le tour du monde, avec les mots de notre pays.

C’est à l’intention de ces poètes-là que l’Académie, voici quelques années, a institué la Grande Médaille de la Chanson française. Elle est décernée aujourd’hui à M. Guy Béart.

Du Bal chez Temporel au Grand Chambardement, il a peuplé nos jours de ses couplets tendres, ou persifleurs, ou nostalgiques, ou indignés. Il sait peindre une ville, ses façades et ses canaux songeurs, comme dans Amsterdam. Il sait se faire chroniqueur ironique avec Entre-temps, ramait d’Aboville. Ancien ingénieur, sa description d’un bombardement atomique a des images terribles, parce qu’elles sont justes.

Il n’hésite pas à se moquer des gens qui font abusivement parade des grands principes et des grands sentiments.

Il cueille son inspiration au long de sa route et au gré du vent.

J’avoue aimer au matin, pour encourager la journée, fredonner parfois quelques mesures de Allô, tu m’entends ?, L’Eau vive, ou Les Couleurs du temps.

Ce n’est pas rien que d’avoir, avec trois accords et une voix qui hésite entre feutre et rouille, su donner du génie à la ritournelle. C’est ce qu’a fait M. Guy Béart.

 

Messieurs,

Dans un moment, M. Bertrand Poirot-Delpech proclamera les Prix dits de Fondations qui sont nombreux.

Toutes ces distinctions sont dues aux générosités, anciennes ou récentes, qui les instituèrent.

De certaines de ces fondations, datant d’un siècle ou plus, et qu’il a fallu regrouper, il ne reste plus guère que le nom des donateurs, toujours conservé. Chez nous la mémoire, à la différence de l’argent, ne s’érode pas.

D’autres libéralités viennent prendre la relève. Ainsi l’Académie a-t-elle pu inscrire, cette année, deux noms sur la liste de ses grands mécènes : celui de Mme René Clair, qui a doté, pour d’émouvantes raisons, notre Grand Prix du Cinéma, et celui de M. André Bénard, ancien président d’Eurotunnel, pour l’importante contribution qu’il a déterminée, de la part de cet organisme, au Grand Prix de la Francophonie. Nous leur avons voté la Médaille du Mécénat que j’aurai l’honneur de leur remettre prochainement. Qu’ils soient remerciés de nous aider de la sorte à remplir nos missions.

C’est de la première de celles-ci, le service de notre langue, que je vais à présent vous entretenir.

 

Messieurs,

« Magistrature idéale », selon la description de Paul Valéry, « cour supérieure », selon nos successifs règlements, gardiens assurément de l’essentielle partie du patrimoine immatériel de la France, aujourd’hui partagé avec près de cinquante nations, nous avons obligation morale de rendre compte de notre office en ce qu’il est d’intérêt public. C’est ce qu’il me revient d’accomplir, par votre délégation, dans la circonstance annuelle où nous ouvrons nos portes à une assistance choisie, où le gouvernement est présent ou représenté, et où de nombreuses missions diplomatiques nous font l’honneur de leur attention.

En votre nom, je salue tous ceux ici qui donnent éclat à cette cérémonie et qui en étendront l’écho.

Je résumerai d’abord nos travaux.

Nous avons célébré cette année au mois de mai, sous cette Coupole, le 300e anniversaire de la première publication du Dictionnaire, événement capital dans l’histoire de la langue française, et qui, d’autre part, a été l’objet d’un colloque international tenu dans les murs de l’Institut, voici une quinzaine.

Nos meilleurs érudits en lexicographie, mais aussi ceux d’Italie, d’Espagne, du Portugal, de Belgique, d’Allemagne et même de Grande-Bretagne y ont participé, étudiant l’évolution de notre langage et de notre méthode d’en définir les normes, à travers les neuf éditions — la dernière étant en cours — de cet ouvrage perpétuelle ment repris.

Le mérite de l’organisation de ce colloque savant, et dont les actes seront de particulier intérêt, revient à M. Bernard Quemada, directeur du grand œuvre qu’est le Trésor de la langue française, aujourd’hui achevé.

Nous avons poursuivi la publication de notre neuvième édition par la parution, dans les « Documents administratifs » du Journal officiel, de deux nouveaux cahiers. La Commission du Dictionnaire procède aux relectures, contrôles, harmonisations, vérifications des cahiers suivants, dont la Compagnie a déjà effectué révision jusqu’à la lettre M.

D’autre part la Commission a répondu, par des avis, aux questions, sans cesse plus nombreuses, qui lui sont posées par les administrations, les collectivités locales, les organismes professionnels, les entreprises publiques ou privées. Avis rendus dans des délais qui vont de quinze jours à un mois. L’Académie a réputation de lenteur. J’ose avancer qu’elle donne là un exemple de célérité.

Je signalerai que le système de communication établi avec l’Assemblée nationale, pour aider à la justesse et la correction du langage législatif, a commencé de fonctionner.

Nous ne nous sommes pas privés d’élever protestations en maints cas, que nous avons relevés ou qui nous ont été signalés, d’offense à notre langue.

Je mentionnerai encore les nombreuses missions accomplies par nos membres les plus voyageurs dans diverses parties du inonde pour le service de la langue et de la culture françaises. Et j’aurai ainsi fait l’inventaire rapide de nos travaux.

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Il nous revient, forcément, d’être en constante surveillance de l’état de la langue. Cet état, pour ce qui est de la population française, ne s’empire ni ne s’améliore. Et comment pourrait-il s’améliorer puisqu’il n’a pas été remédié aux causes mêmes de sa dégradation ?

Il nous faut émettre les mêmes déplorations sur le rôle délétère joué par les médias. Il n’a toujours pas été installé, ce qui serait peu coûteux, auprès de chaque station de radio et de télévision, des observateurs du langage chargés de relever les fautes commises, par ignorance ou volontairement, et qui, du fait de leur vaste et quotidienne diffusion, ont un effet d’entraînement consternant. Seule Radio France Internationale, service public dont les émissions sont destinées au monde entier, a répondu à notre vœu en nommant trois observateurs. Cet exemple vaut d’être signalé, et suivi.

Il nous faut également déplorer, une fois de plus, les carences dans l’enseignement des rudiments, et particulièrement dans l’enseignement de la lecture, qui commande tout.

Le remplacement des écoles normales d’instituteurs par les instituts universitaires de formation des maîtres continue de produire ses effets malheureux. Il semble que les maîtres, sous-entendu d’école, aient de plus en plus de difficultés à maîtriser leurs programmes et leurs élèves.

Pendant plus de dix ans, de 1969 à 1980, ils ont attendu les directives promises d’un « mouvement novateur », et finalement rien de vraiment solide ne leur a été fourni sur quoi s’appuyer. On a baptisé fièrement « liberté pédagogique » l’incertitude dans laquelle on les a laissés, et l’on est passé, comme le disait un inspecteur général, « des méthodes dominantes à l’absence de méthode ». Chacun a dû se construire ses règles. Certains le font remarquablement et méritoirement. Ils ne sont pas la majorité.

Ajoutons qu’il n’y a toujours pas de commission d’habilitation des manuels, et que nous sommes là, au gré des éditeurs et pour leur profit, dans la plus grande confusion et la surenchère des Pédanteries. La pédagogie paraît être devenue trop souvent le domaine des précieux ridicules.

N’accablons pas les maîtres ; ils font ce qu’ils peuvent. Il serait injuste d’imputer, et à eux seuls, une responsabilité qui incombe bien plus et, de longtemps, au pouvoir politique, paralysé par le pouvoir syndical.

Dans l’ordre institutionnel, le fait marquant de l’année a été le vote par le Parlement de la loi dite « loi Toubon », et portant, non pas sur la langue française, comme on l’a dit trop généralement, mais sur l’emploi de la langue française. Une partie de la presse, toujours ardente à la dérision, s’est empressée à la moquer, plutôt que de prendre la peine de la lire et de la comprendre.

Cette loi, qui est dans le droit fil de notre appareil juridique depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts jusqu’à la loi de 1975 en passant par les textes instituant l’Académie française et l’esprit des dispositions de Jules Ferry, était parfaitement nécessaire.

J’en prends deux exemples.

Une machine, dont le manuel d’emploi et les indications portées sur les appareillages sont en langue étrangère, est mise entre les mains d’un ouvrier français qui selon toute vraisemblance ne connaît pas cette langue, et moins encore ses abréviations techniques. Il en peut résulter des erreurs de manipulation qui mettent en danger l’utilisateur et les personnels alentour. L’obligation du français est, dans ce cas, une mesure de protection physique.

Une personne de nationalité française est engagée pour un quelconque service de vente ou d’entretien dans un grand parc de divertissement. Son contrat porte qu’elle est membre du casting. Comprendra-t-elle que cet engagement l’assimile à un figurant de cinéma ? L’obligation d’employer des termes français dans la rédaction des contrats est une protection juridique.

Le Conseil constitutionnel, se fondant sur une interprétation vraiment très, très extensive, pour ne pas dire spécieuse, de l’article 11 des Droits de l’homme, a invalidé une partie du dispositif. En réalité, cette interprétation lui permettait de justifier sa compétence pour viser, seule faiblesse de la loi, la longue périphrase qui rendait obligatoires « les termes approuvés dans les conditions prévues par les dispositions relatives à l’enrichissement de la langue française ». Traduction en clair : les arrêtés des commissions ministérielles de terminologie. Obligation malheureuse en effet, car ces arrêtés venaient d’être rassemblés dans un Dictionnaire des termes officiels de la langue française d’une valeur des plus discutables à commencer par son titre même qui comporte à lui seul deux faux sens.

Si j’ai mentionné l’incident, qui n’est pas mince, c’est qu’il met en lumière l’un des problèmes les plus importants et les plus difficiles à résoudre : celui de la néologie.

Il y a plusieurs sortes de néologie. Il y a la néologie pédante, comme celle que j’évoquais à propos de la pédagogie, qui se forme dans les spécialités, de plus en plus cloisonnées, des sciences dites humaines.

Il y a, tout à l’opposé, la néologie que j’oserai dire vulgaire, encore qu’elle soit souvent prétentieuse, celle qui se forme un peu partout, par déformation de la bonne langue, celle qui se crée par des préfixes ou des désinences inutiles, par inculture et méconnaissance du vocabulaire existant, par relâchement naturel ou affecté, par abréviation, comme si l’on était trop fatigué pour prononcer les mots en entier dès qu’ils ont plus de deux syllabes, ah ! les ados, ah ! le porno, par greffes contre nature, ah ! relooker, en bref, la néologie des folliculaires, des publicitaires, ou du ruisseau.

Un mien correspondant, médecin humaniste qui vit au Maroc, m’écrivait récemment : « On a fait un grand homme d’un industriel qui inventa le stylo et le briquet jetables. La belle affaire ! La grande différence entre l’outil de l’homme et celui de l’animal, c’est que l’animal s’en débarrasse aussitôt après usage. L’homme, lui, l’utilise à nouveau, donc le perfectionne et lui confère une mémoire. N’est-on pas en train de nous fabriquer une langue jetable ? »

Hélas ! ce n’est même pas sûr. Nous avons vu paraître il y a peu, à l’enseigne du C.N.R.S., et avec la bénédiction du même directeur du Trésor de la langue que je louais tout à l’heure, un fort volume intitulé Les mots du français contemporain, ouvrage qui répertorie toutes les pires horreurs langagières, relevées ces dernières années dans les imprimés, avec leur date d’apparition, et sans un mot de condamnation. Ce livre porte en sous-titre Matériaux pour l’histoire du langage. Que pourrait-on construire avec de tels matériaux ? C’est bien le moment de rappeler le mot attribué à Vaugelas, dans le tout début des travaux de l’Académie : « Il convient de débarrasser la langue des ordures qu’elle a contractées. » Elle en contracte beaucoup, ces temps-ci.

Et puis, il y a la néologie des sciences et des techniques, absolument indispensable, et qui est affaire d’évidente urgence. Celle qui se crée est parfois très bonne et souvent boiteuse ou exécrable. Ne nous délectons pas trop de la réussite de logiciel. Ce succès est, hélas, rare sinon unique. On part trop souvent des termes étrangers, dont on donne d’approximatives et lourdes traductions, au lieu de partir de la description de l’objet ou du fait à nommer, et de lui trouver un vocable conforme au génie de la langue.

Il est impérieux, nous le savons, de faire entrer notre langage dans ce qu’on appelle les autoroutes de l’information. Mais voilà bien, au départ, un exemple de mauvaise néologie. Parce que, outre-Atlantique, les industriels désignent d’un mot qui en anglais fait image : highways, l’ensemble des nouvelles et futures techniques de traitement et de transmission des signes par les procédés informatiques, nous nous sommes contentés de traduire autoroutes de l’information, ce qui, pour un intellect français, ne veut pas dire grand-chose. On aurait peut-être pu inviter les spécialistes à trouver mieux.

Au vrai, trop d’organismes, officiels, para-officiels ou subventionnés, s’occupent de la langue française, chacun avec son optique particulière, et sans toujours la compétence voulue.

Nous souhaiterions que la Délégation générale à la langue française, bras séculier du gouvernement, reçût pouvoir et moyens, à la mesure de ses efforts, pour mettre quelque ordonnance dans tout cela.

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À l’extérieur de nos frontières, l’état de la langue française ne s’est guère modifié par rapport à ce que je vous en disais l’an dernier ; mais, lorsqu’il y a modification, elle est dans un sens favorable.

Certes, l’anglais, dans sa version américaine, connaît toujours la même faveur. Toute langue est un moyen d’échange, une monnaie ; et la valeur qu’on lui accorde, l’emploi général qui en est fait sont liés, d’une certaine manière, au poids de la monnaie elle-même.

Aussi longtemps que le dollar, monnaie flottante, servira d’étalon à toutes les monnaies du monde, la langue du dollar, flottante elle aussi, continuera de prévaloir dans les échanges internationaux.

Il n’en demeure pas moins que la langue française, qui a l’avantage d’être fixée, conserve en maints points ou reconquiert ses positions.

Les pays scandinaves, qui sont rattachés de longtemps à la zone anglophone, entrent dans l’Union européenne. Cette entrée, apparemment, va renforcer le poids de l’anglais dans les institutions de l’Union. Mais en même temps, les Scandinaves semblent ressentir la nécessité de posséder l’usage de l’autre langue universelle de l’Europe.

La preuve m’en a été donnée, lorsque j’eus à inaugurer, au début de l’automne, le nouveau lycée français d’Helsinki. Il compte déjà huit cents élèves, et l’on craint de n’y pouvoir répondre à toutes les demandes d’inscription. Il s’agit là de la formation d’une élite, soit ; mais après tout, la vocation du français a toujours été d’être choisi par des élites ; et si cette élite-là fournit à l’Europe des administrateurs, ce sera bonne chose.

La question des langues officielles de l’Union européenne va forcément, du fait des adhésions prochaines, se poser. Le système des neuf langues utilisées par le Parlement, obligeant à soixante-douze opérations de traduction, va imploser si l’on veut en introduire d’autres ; le sort de Babel nous guette. Si l’Union s’étend à vingt ou vingt-cinq États, les susceptibilités nationales devront se mettre en sourdine.

La présidence du Conseil européen va échoir, à partir du premier janvier, à la France. On s’exprimera donc, nous l’espérons, un peu plus en français. Le bon sens voudrait que l’Union européenne adoptât le principe de travailler officiellement en deux langues, l’une de racine saxonne et l’autre de racine latine. Mais il est douteux que le bon sens triomphe ; le mark pèsera lourd dans la balance linguistique.

Au Proche et Moyen-Orient, même si l’enseignement en anglais progresse pour raisons évidemment économiques, les adeptes du français n’entendent pas qu’il abandonne pour autant ses positions. Un hebdomadaire en français vient de sortir au Caire, créé par le grand quotidien arabe Al Ahram, et un autre au Koweit, en supplément du Koweit Times. Il y a longtemps que nous n’avions pas aperçu de tels signes, qui sont non pas de concurrence entre les langues, mais de complémentarité.

Au Liban, Mme Carrère d’Encausse et moi-même, qui nous y sommes succédé voici peu de semaines, avons pu constater combien ardents demeurent l’attachement à notre langue et l’amour de notre culture. Les manifestations dont nous avons été l’objet, parce que nous étions l’Académie française, étaient réellement émouvantes, et nous voudrions en porter devant vous témoignage.

Le Liban, qui relève ses ruines, voit toujours en la France son alliée naturelle. Celle-ci n’a pas toujours répondu, dans les temps récents, à l’attente que les Libanais mettaient en elle. Or le Liban, si étroit que soit son territoire, et même si, pour l’heure, la main de la Syrie y est lourde, reste une place d’influence irremplaçable sur une aire géographique très large. Et comme nous y sommes aimés, dans toutes ses régions, nous aurons intérêt à ne pas faire de choix entre ses communautés. Un seul Liban et tout le Liban ; c’est le Liban entier qu’il faut soutenir.

Regardant la situation de notre langue dans l’ensemble du monde, j’aimerais ici rendre hommage aux Alliances françaises, et aux actions qu’elles accomplissent sous l’impulsion de leur président, l’ambassadeur Jacques Viot.

Le problème reste toujours le même pour le français langue scientifique. Nous souffrons toujours du même handicap créé par les disparités économiques. Mais quand nos savants sont déterminés à maintenir l’usage du français dans leurs congrès, ils y parviennent, notamment dans le monde médical. J’en ai eu diverses preuves cette année. Dans des congrès d’ophtalmologie, notamment, d’où l’on voulait exclure notre langue, l’usage de celle-ci a été imposé, grâce à l’insistance et même l’intransigeance de nos maîtres en la discipline.

Il est évidemment nécessaire que soient fournis des interprètes. La Direction générale des Relations culturelles, scientifiques et techniques y a grandement aidé. Et nous n’avons pas à douter de l’un des choix judicieux qu’elle fera dans l’emploi de l’accroissement de budget qu’elle a obtenu pour l’année 1995.

Nous ne cesserons de répéter qu’il est indispensable de constituer, national et international, un organisme de formation de traducteurs scientifiques spécialisés. Cela est primordial pour tout l’espace francophone où nous exerçons des responsabilités particulières.

Or cet espace, loin de se réduire, ou de seulement se stabiliser, s’élargit. Les pays « qui ont le français en partage », puisque telle est désormais l’appellation officielle de cette communauté, ces pays étaient quarante-sept à la conférence de l’an dernier, à Maurice. Trois autres depuis postulent à y entrer : l’Albanie, la Moldavie, Israël. Et il nous est parvenu quelques signes d’un semblable souhait du côté de la Pologne. La langue française n’est donc pas si moribonde, ni ne paraît aussi inutile que certains, il y a dix ans encore, voulaient le dire.

Mais la condition des admissions nouvelles devrait être désormais que, dans les programmes d’enseignement des pays candidats, le français fût première langue étrangère.

La prochaine réunion de la Conférence aura lieu l’an prochain au Bénin. Il importe de s’y préparer, c’est-à-dire de préparer les propositions qui y seront débattues, et tout d’abord dans l’ordre institutionnel. Car de si nombreux pays, qui ont décidé d’avoir entre eux des liens organiques, ne peuvent rester sans des institutions solides. C’est pourquoi nous préconisons, avec le président Léopold Senghor, depuis le sommet de Québec, et à travers les réflexions conduites depuis, avec M. Alain Decaux et d’autres parmi nous, la création d’un secrétariat général de la Conférence francophone et celle d’un Sénat culturel, ou, si l’on veut, d’un Conseil des sages. Une réelle autorité exécutive, assurée d’une certaine durée, et une autorité morale : c’est avec ces deux instruments, nous semble-t-il, que cette communauté constituée par le partage d’un langage, chose absolument neuve dans l’Histoire, pourra assurer pleinement sa solidarité, et pourra également faire sentir son poids dans les affaires du monde.

 

Messieurs,

Peut-être jugera-t-on que je me suis avancé jusqu’aux limites du domaine politique. C’est que, lorsque l’on a mission, comme nous l’avons, de veiller sur le langage, lequel est l’outil de toutes les activités humaines, la vigilance doit s’exercer vers tous les horizons.

La France a les responsabilités générales et particulières qui sont celles d’une grande puissance. Elle ne saurait les remplir sans que sa langue restât universelle.

Nous tenons pour devoir autant que pour privilège de consacrer nos efforts au maintien de cette universalité.