Rapports sur les Grands Prix et discours sur l’état de la langue 1993

Le 2 décembre 1993

Maurice DRUON

Rapports sur les Grands Prix
et discours sur l’état de la langue

PRONONCÉ PAR

M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel

Dans la Séance publique annuelle

le jeudi 2 décembre 1993

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Messieurs,

Saluons nos lauréats.

À leur tête, cette année, marche un homme d’Afrique.

Grand Prix de la Francophonie 1993, M. Henri Lopes est né sur la rive sud du Congo, à Kinshasa.

Il a fait ses études supérieures sur les bords de la Seine. Il est reparti vers son fleuve natal, mais au nord, à Brazzaville, pour y accéder à la direction des enseignements, puis y exercer plusieurs charges gouvernementales, dont la plus haute. Il est revenu à Paris pour prendre d’éminentes fonctions à l’UNESCO ; il en est présentement le sous-directeur général pour la Culture. Cet universitaire, cet administrateur est devenu en quelque sorte un magistrat de l’universel.

Parallèlement, Henri Lopes a construit une œuvre littéraire originale, attachante, et c’est à ce titre, avant tout, que nous le couronnons. Ses romans les plus célèbres, Le Pleurer-Rire, Le Chercheur d’Afriques, Sur l’autre rive, qui connaissent traduction déjà en plusieurs langues, ont pour inspiration commune la confrontation des cultures, mais aussi leurs rencontres, leurs croisements, leurs mélanges. Sur les éternelles lignes mélodiques de la destinée humaine, il a composé des orchestrations où les peuples s’appellent, se défient, se reconnaissent et se répondent.

Il a donc, et de maintes manières, hautement servi la langue française.

Nous le prions de venir jusqu’à nous pour recevoir ce prix dont l’écho sera et est déjà entendu partout où l’on pense, où l’on souffre, où l’on aime et où l’on espère en français.

 

L’Académie a décerné deux grandes médailles de vermeil de la Francophonie pour des travaux exceptionnels accomplis de part et d’autre de l’Atlantique.

Professeur d’anthropologie à l’université de Sào Paulo, Mme Manuela Carneiro da Cunha, dont les mérites nous ont été signalés par M. Claude Lévi-Strauss, a fait une partie de ses études en France. Parfaitement bilingue, elle écrit directement en français les textes qu’elle publie dans notre pays. Elle a enseigné à l’École des hautes études en sciences sociales.

Ayant toujours associé l’anthropologie brésilienne et l’anthropologie française, par laquelle elle fut formée, elle a contribué efficacement à maintenir le lien entre les deux cultures, et se dépense sans compter pour faciliter, dans son pays, le travail des chercheurs et savants français.

 

L’Académie a voulu honorer de la même manière M. Abdellatif Laraki et l’académicien marocain M. Habib El Malki, respectivement président et secrétaire général du Conseil national pour la jeunesse et l’avenir du Royaume du Maroc. Ils ont ensemble publié, sur les problèmes si actuels de l’emploi et de la réduction du chômage de la jeunesse, des études et programmes d’un contenu remarquable. Dans ces publications bilingues, arabe et français, la version française est d’une qualité qui peut être regardée comme exemplaire, pour des textes dont la teneur est à la fois économique, sociale et administrative. Nous aimons ainsi à reconnaître que le Maroc maintient la valeur de l’expression française, dans tous les domaines où elle lui est d’usage.

 

Qui donc a prétendu qu’on ne pouvait faire de bonne littérature avec de bons sentiments ? C’est pour avoir démontré le contraire, au long d’une œuvre nombreuse, généreuse et souvent émouvante, que nous avons attribué à M. Louis Nucera le Grand Prix, précisément, de Littérature.

M. Nucera est né à Nice, d’un père italien qui avait choisi la France, je dis bien choisi, mais qu’il connut peu, car Ange Nucera mourut très tôt des suites de la guerre de 1914-1918. Pupille de la Nation, Louis Nucera n’a jamais cessé de témoigner avec tendresse pour sa ville natale, en ses quartiers populaires ; il n’a jamais cessé de témoigner pour les gens des métiers obscurs qui savent porter avec dignité leurs labeurs, leurs peines et leurs humbles joies.

Il a su exprimer la grandeur des petits destins, et d’abord de celui de sa mère, femme admirable. Mais qui ose encore, aujourd’hui, prendre un tel ton, celui de La Chanson de Maria ou de l’Avenue des diables bleus, pour témoigner d’un culte filial ? Bons sentiments oui, mais sans jérémiades, affectations ni mièvreries.

La passion d’écrire, qui l’habitait depuis l’enfance, il ne l’a satisfaite d’abord que dans les courtes rubriques du journalisme local. Il n’a osé présenter à un éditeur que son huitième manuscrit, celui de l’Obstiné.

Sa capacité d’enthousiasme, son besoin d’admiration lui ont fait bientôt des amis qui s’appellent Joseph Kessel, Jean Cocteau, Picasso, Moretti, Romain Gary, Brassens, et même l’inapprochable Cioran. Ils ont reconnu en lui l’écrivain du désespoir surmonté.

Les chats aussi sont ses amis.

Il aime le sport et l’exploit. Il a témoigné pour le cyclisme, sport populaire entre tous. Il a écrit la vie d’un champion cycliste. Il a même refait à cinquante ans, pédalant d’étape en étape, le Tour de France du héros de sa jeunesse. Cela nous a valu Mes rayons de soleil, le plus célèbre des livres de Nucera, un hymne à la France d’une rare fraîcheur, et qui devrait être lu dans toutes les écoles.

S’étant fait par la qualité de son style trente générations d’ancêtres français, depuis François Villon, il a reçu chacun de ses prix, l’Interallié pour Le Chemin de la lanterne, le prix littéraire de la Résistance pour Dora, le prix Jacques Chardonne pour le Ruban rouge, et d’autres encore, avec une sorte d’émerveillement.

Aujourd’hui nous remettons à cet éternel écolier le prix d’excellence. Bravo Nucera !

 

Prix du Rayonnement de la langue française : quatre médailles de vermeil ont été attribuées.

Mme Liselotte Biedermann-Pasques, chercheur au C.N.R.S., a composé un ouvrage remarquable sur Les grands courants orthographiques au XVIIe siècle et la formation de l’orthographe moderne.

Elle y a marqué avec précision la place et le rôle de l’Académie dans les débats, passionnés déjà, en cette matière, et montré comment l’orthographe académique, dite « modernisée », s’imposa en raison de l’autorité que la Compagnie tirait du principe même de sa fondation.

 

À la veille du troisième centenaire de la première édition du Dictionnaire, cet ouvrage savant, mais parfaitement lisible, a retenu notre attention.

« C’est peu dire que Thomas Bishop a servi la langue française. » Chassé d’Europe par les persécutions nazies, ce jeune Autrichien d’origine juive allait se souvenir, durant toute sa vie d’universitaire américain, des quelques mois d’adolescence passés à Paris.

Comme responsable du Département français à New York University, et directeur de la Maison Française, voici quarante ans que ce Passeur d’océan (tel est le titre de ses souvenirs parus en 1989) s’ingénie à faire connaître et aimer outre-Atlantique nos écrivains contemporains. Certains ont pu trouver à Tom Bishop trop de goût pour nos « avant-gardes », dont les « campus » ont fait, grâce à lui, des délices sans doute excessives.

Mais, comme on dit chez nous, « nobody is perfect ! » conclut, dans son rapport, M. Poirot-Delpech qui a plaidé pour que soit donné à M. Bishop ce témoignage de reconnaissance.

 

C’est au professeur Jean Bernard qu’il revenait de proposer le nom du professeur Howard Mel de Fontenay et de nous inviter à honorer ses mérites.

Le professeur Howard Mel de Fontenay dont, comme son nom l’indique, certains aïeux sont français, est un biophysicien de très haut rang, professeur à l’université de Berkeley. Il a passé trois ans à Bordeaux, dirigeant les études des soixante-dix jeunes Californiens qui, chaque année, viennent compléter leur formation en Aquitaine. Il est le modèle des Américains souhaitant tisser des liens vigoureux avec la France.

Et par son œuvre scientifique, et par cette étroite coopération établie depuis une dizaine d’années, le professeur Mel de Fontenay est doublement digne de cette distinction.

 

Auteur des Entretiens québécois, le Dr Mel Yoken est, depuis une dizaine d’années, professeur de français à l’université de Massachusetts (North Dartmouth). La proximité de la frontière canadienne l’a porté à s’intéresser particulièrement aux écrivains canadiens francophones, certains encore à leurs débuts.

Cet intérêt d’un professeur américain est d’un grand secours à une poignée d’écrivains, les sortant de leur vase clos. Le Dr Yoken fait connaître à ses étudiants des écrivains de France qui ne figurent en général pas aux programmes des autres universités américaines, toujours obsédées par le vieux « Nouveau Roman ». C’est sur ce rapport de M. Michel Déon que la médaille du Rayonnement a été attribuée à M. Mel Yoken.

 

Nous avons décidé de deux prix en espèces, également du Rayonnement de la langue française, l’un au R. P. Hage, l’autre à M. Valéry Nikitine.

Ce n’est pas le premier témoignage que nous donnons au Père Louis Hage, ancien recteur de l’Université Saint-Esprit de Kaslik, au Liban, théologien, philosophe et docteur en musicologie de la Sorbonne ; il reçoit cette distinction pour l’ensemble de ses publications sur l’histoire de la musique maronite, et pour la part qu’il prend à la rédaction de l’Encyclopédie maronite.

Allons du Liban en Russie.

Il y a cinq à six millions de Russes qui peuvent lire nos ouvrages dans le texte original. Mais il y en a des dizaines de millions d’autres qui, sans parler notre langue, ont, par hérédité de culture et appétit de l’Occident, une vive propension pour notre littérature d’hier et d’aujourd’hui. C’est pour ceux-là que travaille avec excellence M. Valéry Nikitine, l’un des plus remarquables jeunes traducteurs d’aujourd’hui.

Il a traduit dans les années récentes André Gide et Colette, Chardonne et Boumiquel, François Nourissier et le Villon de Jean Favier. Il achève, et ce n’est pas mince affaire, de traduire en russe Le Temps retrouvé de Marcel Proust. Puisse ce prix du Rayonnement lui être à la fois une marque de gratitude et un encouragement.

 

Né en pays béarnais, pasteur de paroisse béarnaise, poète béarnais, Georges Saint-Clair, qui ne fait qu’un avec l’abbé Jean Bégarie, et qui reçoit le Grand Prix de Poésie, a été influencé par ses voisins illustres, Francis Jammes et Paul-Jean Toulet.

Depuis longtemps, et avec persévérance, M. Jean Dutourd appelait notre attention sur lui, et c’est M. Jean Bernard qui a résumé ainsi notre sentiment :

« Georges Saint-Clair nous émeut par sa simplicité, par sa diversité. Il écrit des poèmes très courts, des quatrains, des distiques.

Nous sommes ses compagnons dans l’école où il est élève d’abord, et un peu plus tard surveillant, chantant les pupitres, les cahiers, les ardoises, les gommes et les plumiers.

Nous sommes ses compagnons dans la chambre-bibliothèque du collège, à Saint Joseph de Nay, avec les chaussons aux pommes, les grogs et la " bouilloire du temps ", dans sa vie de curé de campagne et de prêtre poète. La poésie de Georges Saint-Clair est inséparable de la foi ardente et communicative de l’abbé Bégarie.

On pense souvent à Jean-Sébastien Bach en lisant Georges Saint-Clair, à certaines partitions pour violon seul, à certaines pièces elliptiques. Et, comme Georges Saint-Clair, nous aimons l’oiseau du temps et le feu tournant »

 

Il y a des années fastes pour le roman, où nous sommes en présence de plusieurs livres excellents, et où notre choix est à la fois difficile et passionné.

C’est à une voix, devant Au diable de Mlle Elvire de Brissac, que M. Philippe Beaussant a emporté, pour son Héloïse, le Grand Prix du Roman.

L’Académie avait déjà remarqué naguère la qualité de la biographie que M. Philippe Beaussant avait consacrée e à Lully. Elle a trouvé cette année les plus grands mérites dans son roman Héloïse.

Je vais résumer le beau rapport de M. Moinot.

« L’action se déroule dans une riche famille d’aristocrates dont le fils se prénomme Jean-Jacques, dans un moment du XVIIIe siècle où d’autres enfants ont nom Émile, Julie, Sophie, et où on apprend son alphabet dans les pages de La Nouvelle Héloïse.

Mais ce rousseauisme-là n’a pas la fadeur des petits romans convenus de l’époque, illustrés par de plates scènes de genre ; il n’est que tendresse, protection, tolérance, ingénuité, — jusqu’au moment où de jeunes cœurs grandissant ensemble s’éprennent l’un de l’autre, où la famille retrouve ses préjugés de classe et désunit les enfants qui s’aiment, où la Révolution fait éclater l’ordonnance des choses et menace les amants des plus grands dangers, avant de les éloigner l’un de l’autre à tout jamais.

La construction romanesque de M. Beaussant joue sur des décalages, ou des ruptures ; les origines sociales des personnages sont différentes et antagonistes ; les violences révolutionnaires cassent les continuités, renversent les données ; douceurs et grâces rousseauistes sont elles-mêmes brisées par des hommes auxquels la nature n’a pas donné que la bonté.

Le ton et le style de M. Beaussant donnent à ces oppositions tumultueuses la force de rejoindre celles qui bouleversent parfois nos jours. Sa hauteur, son humanité, sa morale non dite, la qualité de sa sensibilité, la perfection classique de sa forme font d’Héloïse l’œuvre accomplie d’un écrivain que l’Académie a justement honoré. »

 

Pour la première fois, le Grand Prix de Philosophie de l’Académie française est décerné à une femme.

Pour la première fois aussi, ce prix va à un auteur belge.

Ce philosophe belge, cette femme philosophe est Mme Isabelle Stengers.

« Seule ou en collaboration avec Ilya Prigogine, prix Nobel, Isabelle Stengers a écrit une dizaine d’ouvrages majeurs, dont : La Nouvelle Alliance, 1979, Entre le temps et l’éternité, La Volonté de faire science, Les Concepts scientifiques, Le Cœur et la Raison, D’une science à l’autre : des concepts nomades, Histoire de la chimie, 1993.

Elle enseigne l’histoire et la philosophie des sciences à l’Université libre de Bruxelles, mais elle visite souvent, pour y professer, les universités d’Europe, du Japon et d’Amérique.

Connue désormais dans le monde entier, partout reçue et fêtée, traduite dans toutes les langues majeures, elle est le chef de file d’une nouvelle génération philosophique, féconde et active ; elle est l’un des rares philosophes de ce temps à tirer les conséquences de la découverte scientifique sur les idées, les conduites et la civilisation d’aujourd’hui. »

Tels sont les termes dans lesquels M. Michel Serres a éclairé notre décision.

 

C’est derechef à M. Michel Serres que nous devons le rapport sur notre autre grand prix de philosophie, le Prix Moron, décerné à M. Jacques Testart pour Le Désir du gène.

« L’utérus de chair, commence notre confrère, ne résistera point à l’utérus de verre. Nul n’y pourra rien, ni vous ni moi. La science continuera ; que voulez-vous que dise et que fasse l’éthique ?

Toujours courageux pourtant, et souvent tenu dans l’héroïsme de la solitude, Jacques Testart crie inlassablement, depuis tantôt dix ans, parmi un concert dont il contredit l’harmonie convenue.

Relative et subjective, que peut la morale, en effet, face à l’objectivité de la raison, économique et scientifique, entraînée par le moteur toujours en surchauffe de la concurrence qui vise à produire l’excellence ? »

M. Testart dénonce, on le voit, la tendance irrésistiblement « eugéniste » de nos sociétés, et dont nous ne nous apercevons pas, présente qu’elle est en tant de domaines.

Serait-ce la Grèce qui nous aurait mis sur cette voie en inventant la démocratie, en fait toujours aristocratique, et les Jeux olympiques, origine du concours et de la sélection ?

« L’Occident améliore sans cesse la vie des meilleurs ; voilà le progrès », résume notre rapporteur.

Ou bien serait-ce le Diable qui incita le premier couple à manger le fruit sucré et terrible en disant : « Vous serez comme Dieu, autrement dit le plus puissant, le plus fort, le plus intelligent, le meilleur ? »

À ce compte, les concours académiques seraient une manifestation inattendue du péché originel.

M. Jacques Testart se fera une raison ; nous lui conférons un prix, parce que son ouvrage est un des « meilleurs », et invite à méditer.

 

Avec son laconisme éloquent, M. Georges Duby a défini comme suit les motifs qui nous ont fait réserver à M. Pierre Nora le célèbre Prix Gobert.

« Repérer dans l’espace culturel des Lieux de mémoire, montrer pourquoi le souvenir s’est attaché à chacun d’eux, comment ce souvenir s’est transformé d’âge en âge, c’était considérer l’histoire de la France d’un point de vue entièrement nouveau. Pierre Nora conçut ce projet, s’engagea dans cette entreprise hasardeuse, rassembla et guida des années durant une équipe nombreuse sur ce chantier démesuré. Il conduisit ainsi à son achèvement un ouvrage qui prend place parmi les monuments de l’historiographie française. En lui décernant son grand prix d’Histoire, l’Académie entend célébrer la clairvoyance, l’audace et la rigueur de cet éminent maître d’œuvre. »

On ne peut mieux dire.

 

Le Prix Augustin Thierry, généreusement fondé par Mme Baptistine Augustin-Thierry, est allé à M. Jean Barbey pour son ouvrage Être roi, le roi et son gouvernement en France de Clovis à Louis XVI

Nous avons entendu le jugement prononcé également par M. Duby :

« Quinze siècles durant, le peuple de France fut guidé par un roi, chargé par Dieu de le maintenir dans la paix et dans la justice. Historien et juriste, Jean Barbey montre magistralement où se trouvent les assises de la légitimité royale, quels sont les devoirs du souverain, ses droits, comment ceux-ci sont mis en œuvre, ainsi que les moyens qui furent employés pour répandre et entretenir sa gloire.

En lui attribuant le Prix Augustin Thierry, l’Académie rend hommage à la rigueur, à la clarté, à l’élégance de ce beau livre. »

 

C’est sur l’analyse que nous a faite M. Alain Decaux, que le Prix de la Biographie est allé à M. Michel Duchein pour son ouvrage Elisabeth Ire d’Angleterre.

« Elisabeth d’Angleterre partage avec Auguste, Charlemagne, Saint Louis et Louis XIV le rare privilège d’avoir donné son nom à son siècle. Impossible de ne pas comprendre et admettre ce jugement de l’histoire tant il devient évident après la lecture du livre de M. Michel Duchein. Il est le premier que l’on ait consacré en France à la grande Elisabeth depuis trente-huit ans. Il répond à une attente, mais courait le risque, en proportion de la longueur de celle-ci, de décevoir davantage s’il avait été médiocre. Bien au contraire, il faut saluer ici une remarquable réussite...

 

Quand la compétence de l’historien s’allie au don de résurrection, le résultat est un grand livre : ce qui est ici le cas. »

Ceux parmi nous, Messieurs, — il en demeure quelques-uns —qui ont siégé ici avec Jules Romains n’auront pas lu sans émotion le livre que M. Olivier Rony lui a consacré.

« Jules Romains est un romancier, un poète, un homme de théâtre, un théoricien, un journaliste, un humaniste qui a marqué son siècle. Il a essayé tous les genres, il a réussi dans chacun. Il a chanté l’unanimisme et il a chanté l’Europe. Tout le monde connaît au moins un volume des Hommes de bonne volonté, tout le monde connaît Knock, Les Copains, Donogoo, Monsieur Le Trouhadec saisi par la débauche. Jules Romains est un des géants de notre temps.

Un tableau général de sa vie et de son œuvre faisait encore défaut. M. Olivier Rony s’y est attaqué avec intelligence, avec un enthousiasme critique et avec beaucoup de succès. Son Jules Romains ou l’appel au monde est l’ouvrage le plus complet sur le père de Dallez, de Jerphanion, de Bénin, de Broudier, de Lamendin, des Saint-Papoul et de leur chien. »

C’est ainsi que M. Jean d’Ormesson, qui a succédé à Jules Romains en notre Compagnie, a défini les qualités de l’ouvrage qui vaut à M. Rony le Prix de la Critique.

 

Le Prix de l’Essai a été décerné à M. Alain Etchegoyen pour son ouvrage La Démocratie malade du mensonge. C’est Mme de Romilly qui en a fait l’analyse.

« Cet essai de philosophie politique, nous a-t-elle dit, brillant et pénétrant, analyse les dangers que fait courir à la démocratie le mensonge, d’abord inévitable, puis bientôt scandaleux. L’auteur, qui combine la formation du philosophe avec l’expérience de la vie pratique, tire ses arguments de bien des sources : depuis le film de John Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance, jusqu’aux critiques de Platon ou de Montesquieu, et surtout aux analyses de quelques exemples récents, dramatiques ou risibles ; il appelle avec force à un redressement. »

 

C’est avec un grand enthousiasme que M. Michel Déon a proposé le recueil de M. Frédéric Berthes, Felicidad, pour le Prix de la Nouvelle. « Felicidad a provoqué un joli feu d’artifice de la critique, fort mérité et rare dans son unanimité. La nouvelle qui donne son titre au livre est un bijou d’élégance et de pénétration psychologique. »

Et M. Déon de nous assurer qu’en Frédéric Berthes nous saluons un talent original, qui se lève.

 

Nos prix dits d’Académie, dont le nombre est laissé à la discrétion de la Commission des Grands Prix, veulent distinguer des travaux qui, sans entrer dans nos catégories précisées, ont une portée ou une valeur d’exemple que nous ne pouvions pas ne pas souligner.

 

C’est ainsi que, sur le rapport de M. René Huyghe, nous offrons à Mme Desroches Noblecourt une médaille de vermeil pour La Grande Nubiade.

« Ce livre important, écrit M. Huyghe, évoque, selon le complément du titre, " le parcours d’une égyptologue " ; et quelle égyptologue, puisqu’il s’agit de l’auteur qui fut le conservateur en chef du Département égyptien du musée du Louvre, et, dès 1938, travailla si efficacement sur les chantiers de fouilles de la vallée du Nil ! Elle participa aux découvertes accomplies depuis cette date avec une activité prépondérante, en même temps qu’elle joua un rôle majeur dans le transfert des grands temples de Nubie hors de la portée des eaux du fleuve, après la construction du barrage d’Assouan. Le récit de sa vie retrace quelques-unes des plus grandes pages de l’égyptologie, aux heures mêmes où les relations diplomatiques amenaient une sérieuse tension entre l’Égypte et la France. Sa carrière éminente lui valut d’être commandeur de la Légion d’honneur, en même temps que médaille d’or du C.N.R.S. et grande médaille d’argent de l’UNESCO.

 

Ce n’est certes pas un parcours ordinaire que celui de M. René Han, enfant chinois que ses parents, obligés par la guerre sino-japonaise de rentrer dans leur pays, abandonnent, alors qu’il n’a pas trois ans, aux soins d’une nourrice dans un petit village de Bourgogne. Non, ce n’est pas une aventure ordinaire que celle de cet enfant d’Asie, assez aimé des humbles paysans qui deviennent sa famille adoptive pour s’enraciner dans la terre de France, et refuser de la quitter lorsqu’il apprendra, à dix-huit ans, que son père est général chez Tchang Kaï-chek et gouverneur de province. Il ne saura jamais, en revanche, ce que sa mère est devenue.

Après de belles études à Dijon et à Paris, et une carrière brillante à la télévision, le fils du général chinois a terminé président-directeur général de la chaîne FR3. Mais que de rebonds, de découvertes, d’angoisses, de douceur et de déchirements, de talent aussi, talent de vérité, dans cette autobiographie qui m’a ému, comme elle a ému mes confrères, et qui méritait bien qu’une médaille de vermeil en marquât le caractère exceptionnel !

 

C’est l’émotion aussi, mais d’une autre sorte, qui m’a saisi à la lecture du livre de M. Jean-Pierre Renouard, Un uniforme rayé d’enfer, émotion dont je vous ai fait part et qui a conduit M. Michel Droit à nous proposer pour cet ouvrage un prix d’Académie.

Cinquante ans, ou presque, après la Libération, et tant d’écrits sur les camps de concentration, en voici un qui les complète et, à mon sens, les domine tous.

Je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit.

« Il y a dans ses pages le suprême talent de la vérité. Je n’ai rien lu, aucune étude, aucun témoignage, qui m’ait procuré un tel sentiment de la réalité concentrationnaire, de son horreur et de ses grandeurs ; et je ne pense pas qu’il en soit qui puisse mieux en donner le sentiment à tous ceux qui auraient pu la connaître, comme à ceux qui étaient trop jeunes alors ou qui sont nés depuis, que ces images, ces instants, ces fragments gravés dans la mémoire la plus profonde, et resurgis quand le temps permet d’en supporter l’aveu, et de surmonter la double pudeur de l’horreur et de la grandeur.

L’absence d’effet et d’artifice dans le style, qui est simple et droit, contribue à la noblesse de l’ensemble.

Le document est fascinant — si j’ose parler de document et de fascination — aussi bien pour le médecin qui veut comprendre la pathologie concentrationnaire, que pour l’historien, pour le psychologue, le philosophe et même le théologien. »

Un hommage de l’Académie était bien dû, à travers le livre de M. Jean-Pierre Renouard, à tous les déportés pour le volontariat de la liberté.

 

Après la tragédie, un sourire. Ainsi le veut notre obligation de variété. Ce sourire, c’est La Petite Anthologie imaginaire de la Poésie française, de M. Henri Bellaunay, qui nous l’apporte, et que M. Jean Dutourd nous a présentée comme suit :

« Le recueil de Henri Bellaunay semble, à première vue, une succession de pastiches allant de Rutebeuf à Jules Supervielle. D’ailleurs, c’est ce qu’a voulu l’auteur. Mais ses pastiches sont aussi réussis et subtils que ceux de Proust. Nous les avons trouvés si remarquables que nous avons pensé qu’un homme qui connaissait et qui sentait aussi intimement la poésie française était un poète lui-même. »

 

Fleuve rouge de M. Jean-Pierre Dannaud est un roman qui doit faire date, nous a dit M. Maurice Schumann dans son rapport.

« En premier lieu, Jean-Pierre Dannaud a renouvelé un thème inspirateur. On pense, en le lisant, à La Condition humaine, tout en se disant que l’Asie est à la fois méconnaissable et pareille à elle-même.

En second lieu, le style brille par une puissance et une sobriété de plus en plus rares.

En bref, un livre poignant qui nous confirme que les carrières successives ou simultanées de Jean-Pierre Dannaud sont inférieures à ses mérites.

La Compagnie se devait de compenser ce déséquilibre en décernant à Fleuve rouge un prix d’Académie. »

 

En souhaitant qu’un prix d’Académie, également, allât à M. Maurice Patronniez de Gandillac, pour l’ensemble de son œuvre et son rayonnement dans la pensée contemporaine, M. Henri Gouhier nous a expliqué :

La bibliographie de Maurice de Gandillac appelle une remarque : elle contient relativement peu de livres, mais beaucoup d’articles ayant d’ailleurs, parfois, l’épaisseur d’une brochure. Il arrive, en effet, que le compte rendu d’un ouvrage devienne l’occasion d’une minutieuse et originale mise au point d’un problème historique, d’une interprétation philosophique, d’une explication de texte. Il y avait là la riche matière d’au moins deux recueils, et l’on voit l’importance de l’œuvre de Maurice de Gandillac après leur publication sous le titre Genèse de la modernité, les douze siècles où se fit notre Europe. »

Un grand prix s’imposait.

 

Il appartenait au R.P. Carré, de guider notre choix pour le Prix biennal du Cardinal Grente, et c’est pour l’ensemble de l’œuvre de Mgr Charles Molette qu’il nous a fait nous prononcer.

Mgr Charles Molette, qui fut longtemps chercheur au C.N.R.S., a publié de nombreux volumes, livres d’histoire religieuse ou biographies. Voilà exactement vingt ans, Mgr Charles Molette fondait l’Association des Archivistes de l’Église de France. Il donna ainsi une impulsion à la mise en ordre et au développement des archives des diocèses français. Entre autres responsabilités, il assuma la direction et la publication des Sources franco-polonaises d’histoire religieuse. Membre de la Commission pontificale pour la sauvegarde du patrimoine de l’Église, Mgr Charles Molette fait preuve dans toutes ses œuvres d’une grande rigueur scientifique et d’une large ouverture d’esprit. »

Je vous disais à l’instant que nous avions l’obligation de la variété, donc le goût des contrastes. Ainsi se font les ensembles concertants.

 

« Fernando Arrabal, écrivain espagnol usant de la langue française avec une étonnante maîtrise, romancier à ses heures, poète tous les jours, a apporté sur nos scènes de théâtre tout le baroque et le fantastique de son pays d’origine. Volontiers provocateur avec les situations comme avec les mots, il cache, sous d’apparents désordres, une fière exigence, le respect d’une tradition à laquelle il sait qu’on ne fait des enfants qu’en la bousculant et en la violant avec amour. » Ce sont là les termes par lesquels M. Michel Déon nous a recommandé que notre Prix du Théâtre soit donné à M. Fernando Arrabal pour l’ensemble de son œuvre dramatique.

Ajouterais-je que l’annonce de ce prix a eu, en Espagne, un immense écho ?

 

C’est M. Michel Déon, lui encore, qui a été notre rapporteur pour le Prix du Jeune Théâtre Béatrix Dussane - André Roussin.

« Pour sa première pièce, Les Palmes de M. Schutz, Jean-Noël Fenwick a eu droit à une moue de la critique et à la superbe revanche d’une consécration par le public. Quatre prix prestigieux l’ont déjà couronné, mais nous n’avons pas craint d’y ajouter le Prix du Jeune Théâtre pour la spirituelle façon avec laquelle il a mis en scène un couple, Pierre et Marie Curie, que leur grande aventure scientifique ne semblait pas prédisposer à devenir le sujet d’une comédie. »

Nous savons que M. Jean-Noël Fenwick est un de ces jeunes auteurs qui peuvent ressentir ce que représentent, dans le monde enchanté du théâtre, le nom de l’exemplaire comédienne que fut Mme Dussane, et le souvenir de notre cher André Roussin. Ce n’est pas rien que de devenir, d’une certaine manière, porteur de ces deux mémoires.

 

Contrairement à ce qui se produisit parfois, nous n’avons eu aucun mal, pour le Grand Prix du Cinéma, qui s’appellera dès l’an prochain le Prix René Clair, à nous accorder sur le nom de M. Jean-Paul Rappeneau. C’est M. Bertrand Poirot-Delpech qui a bien voulu exprimer notre unanimité.

« Le rayonnement d’une culture n’est pas affaire de décret, ni de subvention. Si une œuvre est belle et si elle plain, elle traversera sans peine océans, barrières des langues, et jusqu’aux chicaneries du GATT !

La preuve en a été donnée magnifiquement par le film de Jean-Paul Rappeneau tiré de Cyrano de Bergerac. Grâce à cette pleine réussite cinématographique, la pièce d’Edmond Rostand, que son éloge du panache et ses alexandrins semblaient réserver à notre usage interne, a séduit le monde entier.

Ce triomphe a été beaucoup récompensé et date déjà de quatre ans. Mais ce n’est pas seulement à lui que va notre Prix du Cinéma. C’est à une œuvre entière, dont on a pu regretter la rareté mais qui tranche sur la hâte de la production contemporaine par un soin médité et un charme singulier, de La Vie de château (prix Delluc 1965) à Tout feu tout flamme, en passant par Les Mariés de l’An II.

Outre la réalisation de ces films, Jean-Paul Rappeneau a cosigné de nombreux scénarios, avec Louis Malle notamment, et il va nous donner l’an prochain un Hussard sur le toit, d’après Giono.

Jean-Paul Rappeneau apporte la preuve éclatante et réconfortante qu’en cultivant les qualités proprement françaises d’un art, on témoigne de leur caractère universel. »

 

Le Prix d’Aumale est décerné par l’Institut de France sur proposition de l’Académie française.

Nous avons donc proposé pour ce prix le beau Michel de Montaigne de Mme Madeleine Lazard, faisant nôtre le jugement de M. Félicien Marceau, pour qui « ce livre, nourri par une forte documentation et par nombre de réflexions personnelles, nous fait avancer à la fois dans la vie de Montaigne et dans son œuvre, sans cesse confrontées entre elles. Le tout dans une écriture très sûre ».

C’était manière aussi, l’ouvrage ayant été publié en 1992, de marquer le quatrième centenaire de la disparition de l’auteur des Essais.

 

La liste de nos grands prix se clôt traditionnellement par la Médaille de vermeil de la chanson française.

C’est M. Pierre-Jean Rémy qui nous a persuadés de l’accorder cette année à Mme Barbara, en nous disant qu’elle était « une artiste inimitable quand bien même souvent imitée, dont le nom a sa place parmi ceux qui font qu’une certaine chanson française ne ressemble à aucune autre de par le monde ».

Notre directeur en exercice, M. Michel Déon, proclamera dans un moment les noms des lauréats des Prix institués par des Fondations. À tous nous adressons nos félicitations les plus chaleureuses et nos souhaits les plus fervents.

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Messieurs,

Beaucoup de gens pensent que, en matière de langage, nous disons la loi.

Eh bien, ils ont juridiquement raison.

En effet, si l’on rapproche les Lettres patentes et règlements, signés de Louis XIII et de Richelieu, qui instituèrent l’Académie en 1635, des Règlements qui lui furent donnés par Louis XV en 1752, puis des Ordonnances royales de 1816, que distingue-t-on ?

Les premiers de ces textes nous assignaient pour principales fonctions de « travailler à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ».

Le second avait pour objet essentiel de rappeler que l’Académie avait statut de Cour supérieure, admise depuis Louis XIV à « haranguer » le roi, et de reconnaître l’importance « des règlements qu’elle a successivement faits » afin, en les confirmant, « de leur donner force de loi ».

Quant aux ordonnances de 1816, elles disposent dans un article particulier, que « l’Académie française reprendra ses anciens statuts une décision annexe lui rendant son rang de Cour supérieure.

Nulle modification n’étant intervenue depuis, il apparaît bien que nous étions et sommes restés, institution unique au monde à avoir une telle définition, la juridiction du langage.

Cela dit assez le souci que la France a, ou avait, de sa langue.

J’ai interrogé notre confrère Pierre Moinot, expert en « Cours supérieures », sur ce que signifiait ce « haranguer » qui pourrait nous faire sourire.

Il ne s’agissait pas, comme on pourrait le croire, de seulement adresser au souverain vœux et compliments dans l’occasion des fêtes solennelles, mais bien plutôt de lui présenter annuellement un rapport sur les activités de la Cour et de commenter ce qui allait bien et ce qui n’allait pas, voire même à exprimer doléances ou remontrances, dans son domaine de compétence.

Les discours, pleins d’intérêt, prononcés lors de la séance de rentrée de la Cour de cassation ou de celle de la Cour des comptes sont, me semble-t-il, dans la droite tradition de ces harangues-là.

Le souverain est devenu le peuple. Ministres et présidents des assemblées élues sont ses représentants. Et c’est à la Nation, en leur personne, que s’adressent les propos de nos hauts magistrats.

Depuis sept ans, Messieurs, en présentant le rapport sur l’état de la langue, j’ai donc fait à cette place, avec une ignorance digne de celle de M. Jourdain, de la harangue sans le savoir.

D’ailleurs cette séance ne s’appelle-t-elle pas, elle aussi, séance de rentrée ?

Pendant de longues, très longues années, et grâce au labeur de l’Académie durant son premier siècle, tout le monde, en France et en Europe, s’exprimait si bien, non seulement dans l’aristocratie et les milieux cultivés, mais dans la simple bourgeoisie et dans la fonction publique, les plumes couraient si aisément et si correctement sur le moindre billet, les conversations se tenaient en un langage si honnêtement construit, que l’on avait presque oublié le pouvoir normatif de notre Compagnie. Les choses étaient établies. C’est en souriant qu’on disait, quand on discutait d’un vocable et qu’on ouvrait le dictionnaire : « Ah ! qu’en pense l’Académie ? » Celle-ci était devenue aux yeux du grand nombre, d’abord une assemblée de beaux esprits, puis une société de vieux messieurs distingués qui époussetaient sans se hâter le vocabulaire.

Sa réputation tenait plus à l’ardeur des ambitions d’y entrer qu’aux preuves de l’ambition d’y travailler. Il y a une décennie, aux regards même de certains d’entre nous, elle constituait, par la force de l’habitude, un club parisien auquel il était d’autant plus enviable d’appartenir qu’il était si peu nombreux, et si peu contraignant.

Ce n’est pas par décision gratuite que nous nous sommes quelque peu secoués et, si j’ose dire, réveillés ; c’est par la pression du monde autour de nous et sur nous. C’est la dégradation brutale et accélérée du langage français, mettant en danger notre culture, notre économie et notre identité même, qui a provoqué notre sursaut avec une vigueur qu’on n’attendait peut-être plus de nous ; c’est aussi le besoin de solidarité des pays partageant notre langue qui nous a rappelés à nos missions d’origine.

Car, n’ayons pas de fausse pudeur à l’affirmer, si du XVIIe à nos jours, en tout cas jusqu’à avant-hier, tous nos auteurs sont restés, à quelques nuances près, immédiatement lisibles et compréhensibles, cela est dû aux normes jadis et naguère fixées par l’Académie.

Et si notre langue a atteint à l’universalité, si elle est devenue, toujours jusqu’à avant-hier, la langue internationale par excellence —alors que cela n’avait rien d’acquis ni de certain, et qu’à la fin de la Renaissance c’eût pu être aussi bien l’italien qui bénéficiât de ce rôle — c’est grâce à l’esprit et aux soins de nos devanciers qui lui bâtirent son ordonnance et lui conférèrent son éminente qualité.

L’amour de la langue, c’est ce qui caractérisait, au premier chef, la France, et était pour grande part dans sa puissance, autant que celle de nos armées.

Hélas, en quelques lustres, tout s’est gâté. Cela va vite, une chute ! Il était temps d’y mettre un frein. Nous avons donc dû retourner à nos origines, reprendre le collier de Vaugelas et nous efforcer de satisfaire aux définitions de notre mission première.

« Travailler à donner des règles certaines à notre langue... » Oui, travailler. Je ne sais si cela apparaît bien, mais nous travaillons beaucoup. La durée de notre séance hebdomadaire a été allongée. La Commission du Dictionnaire siège quatre fois plus longtemps qu’elle ne le faisait autrefois, et surtout elle abat, avec autant d’attention que jamais, dix fois plus de labeur. Et le service de préparation, auquel nous devons exprimer nos compliments, compte à présent une dizaine d’agrégés.

Le vocabulaire est la base de tout. On ne se rend maître des choses qu’en les nommant, et avec justesse.

Nous rappelant ce que doit et se doit une « Cour supérieure », nous avons confié à l’Imprimerie nationale de publier notre nouvelle édition, dont le premier tome est paru l’an dernier. Mieux, c’est dans les « Documents administratifs » du Journal officiel que paraît désormais périodiquement, grâce au Secrétariat général du Gouvernement, la suite de nos travaux, avant de pouvoir les réunir en volume.

On aura compris par là, ou l’on voudra bien comprendre, que notre Dictionnaire doit être la référence, et que d’autres ouvrages lexicographiques, même de réputation ancienne, mais qui se montrent ces temps-ci un peu trop ouverts aux néologismes sans substance, aux expressions ou abréviations argotiques, aux mots ramassés dans le ruisseau, n’ont pas là-dessus notre aval.

« ... et la rendre pure, éloquente, capable de traiter les arts et les sciences ».

Pure, la langue ? Où que nous soyons, de quelque côté que nos oreilles se tournent, principalement vers les récepteurs de radio ou les écrans de télévision, où que nos yeux se posent, sur des copies de bachot, des articles de presse ou des annonces publicitaires, nous l’entendons, nous la lisons, cette malheureuse langue, truffée de termes plus étranges encore qu’étrangers, de mots pris à contresens, de substantifs défigurés par des désinences empruntées à d’autres idiomes, de pronoms et de participes mal accordés, de qualificatifs abusifs, bref, réduite à une bouillie de langage.

«... Éloquente », notre langue ? On bafouille.

« ... Capable de traiter les arts » ? On jargonne.

« ... Capable de traiter les sciences » ? On parle anglais.

Alors nous tonnons. Et chose curieuse, on nous entend, ou l’on commence à nous entendre.

Il n’est pas de semaine où l’un d’entre nous, dans les organes d’information qui veulent bien nous ouvrir leurs colonnes ou leurs micros, ne dénonce, avec ironie, vigueur ou fureur, selon son tempérament, les dégradations, les lacérations que l’on fait subir à notre patrimoine intellectuel fondamental. Et l’abondance du courrier que nous recevons suffit à nous prouver que nos protestations ne sont pas vaines.

Il n’est pas de semaine où ne partent, du bureau de l’Académie, des lettres à des entreprises publiques ou privées, à des administrations, à des ministres même qui veulent bien y porter attention, où nous signalons les mauvaises actions commises à l’encontre du langage.

Quand, pour ne donner qu’un exemple, l’Association internationale des Navigants de langue française nous alerte sur une décision autorisant Airbus Industrie à ne plus publier en français le manuel de vol de ses avions, que faisons-nous ?

Nous nous permettons d’écrire au Président de la République, notre Protecteur, qui aussitôt nous avise qu’il intervient pour que l’emploi de la langue française soit respecté. Nous l’en remercions.

À qui la faute, Messieurs, dans cette détérioration, voire parfois cet abandon de la langue contre quoi nous avons entrepris de lutter ? À qui la faute si, à la sortie des écoles, des collèges, des lycées, la langue que parlent les enfants et les adolescents, — les « ados » comme ils se désignent, parce qu’on n’a plus la force de prononcer les mots en entier — est proprement affligeante d’inconsistance et de vulgarité, sans plus même le pittoresque de ce qu’on appelait le « parler potache » ?

Oh ! À bien des facteurs.

Aux familles d’abord.

Nous savons depuis Quintilien — mais qui le lit encore alors que nous lui devons, que nous lui devions tant ? — que la formation linguistique commence dès le berceau, par les mots que l’enfant entend avant même de parler, et par le soin qu’on apporte, dès qu’il commence à articuler, à ce qu’il parle bien.

J’ose avancer que lire, chaque soir, aux enfants quelques pages d’une bonne histoire qui, à la fois, les passionnait et leur formait l’oreille, valait mieux que de les laisser collés, quatre heures par jour, aux écrans de télévision, à lécher les réclames de bonbon ou de lessive, quand ce ne sont pas des images pornographiques.

On me trouvera sans doute très vieux jeu.

Il y avait tout de même du bon dans ce jeu-là.

Les familles, en vérité, ont une excuse ; elles ont été elles-mêmes mal formées. Nous sommes, et c’est le fait grave, devant la deuxième génération de personnes handicapées par les effets de méthodes pédagogiques aberrantes ou de programmes pervers. La transformation générale des mœurs a fait le reste.

Alors, est-ce à l’enseignement que la faute incombe ?

J’ai suffisamment exprimé là-dessus notre sentiment, dans les années précédentes, pour n’avoir pas à beaucoup y revenir.

Mais tout de même, je ne puis pas ne pas relever qu’autrefois aucun enfant n’entrait en sixième qui ne sût lire et écrire convenablement. Les chiffres qu’on publie aujourd’hui dénombrant les élèves qui encombrent les collèges sans pouvoir tracer une phrase correcte, formuler leur pensée, ni comprendre ce qu’ils lisent sont effarants. On devrait tout de même pouvoir trouver un système qui pallie ce qui parait devenir une fatalité.

Je recommande à ce sujet la lecture d’un mémoire, fort mesuré, intitulé Réflexions sur l’enseignement, rédigé par un groupe de membres de l’Institut de France.

Cette étude fut entreprise à l’initiative de notre très regretté confrère, Jean Hamburger, quand il était président de l’Académie des Sciences. Ce fut son dernier labeur d’intérêt général. Il n’en a pas vu l’achèvement ; mais ce qu’il avait inspiré a été conduit à bonne fin. Mme de Romilly, dont nous savons les combats, et M. Maurice Schumann, que ses fonctions ministérielles et parlementaires ont amené à se pencher sur ces questions, y ont participé.

Et j’ai plaisir à vous annoncer la publication prochaine, par Mme de Romilly, d’une Lettre aux parents qui ne manquera, je vous l’assure, ni de bon sens ni de vigueur.

Dernier grand fautif, l’audiovisuel.

Vous seriez surpris que je ne vous en parlasse pas. Mais, l’opinion me semblant assez préparée, je ne le ferai qu’en évoquant la future loi sur l’emploi de la langue française appelée à remplacer celle de 1975, un peu trop modeste peut-être, et qui surtout semble avoir été assez peu opérante. Une nouvelle loi est en préparation au Ministère de la Culture et de la Francophonie, et le Premier ministre y porte, je crois pouvoir le dire, une attention personnelle et toute particulière.

De cette loi, dont l’Académie n’est pas tenue ignorante, j’attends beaucoup à une double condition. D’une part, qu’elle ne soit pas étroitement chauvine, et là-dessus je rejoins notre confrère des Inscriptions, M. Jean Favier, qui disait récemment que ce n’est pas week-end qui est dommageable à la langue, pas plus que ne l’a été tramway, mais que c’est solutionner qui est calamiteux.

D’autre part, que cette loi circonscrive bien les délits, de façon qu’ils puissent être réellement condamnables et condamnés. Autrement, ce ne serait pas une loi.

L’audiovisuel y sera forcément visé. J’ai émis, voici quelque temps déjà, le souhait qu’on fasse obligation, à chaque station radiophonique ou chaîne télévisuelle, de se pourvoir d’observateurs du langage, lesquels auront à fournir rapports réguliers, non seulement à la direction de la chaîne ou de la station, mais au Conseil supérieur de l’audiovisuel, afin que les blessures trop graves et trop répétées infligées à notre langue puissent recevoir une cautérisation appropriée.

On emploie souvent, par une longue habitude, qui remonte à Du Bellay et au temps de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, l’expression « défense et illustration de la langue française ». Ce sont les termes de respect et de protection qui conviennent aujourd’hui.

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Mais je n’ai pas, Messieurs, que plaintes et doléances à vous présenter. J’ai aussi quelques bonnes nouvelles, et je les ai réservées pour la dernière partie de mon propos.

Ces bonnes nouvelles viennent de l’extérieur.

Le Sommet francophone de Maurice a été un grand succès. Est-ce le doux climat de cette île, posée comme un panier de fleurs au milieu de l’océan Indien ? Est-ce la gentillesse et l’intelligence d’une population qui, appartenant aussi au Commonwealth, garde un attachement émouvant à la langue française ? Est-ce la situation d’un petit État où, quand je le visitai il y a vingt ans, le niveau de vie était misérable, et qui est aujourd’hui prospère, au point de devoir importer de la main-d’œuvre ?

Cette réunion fit démonstration d’une ferveur, d’un élan, d’un esprit d’entente et d’espoir tout à fait encourageants.

On pouvait craindre que l’enthousiasme des premières conférences ne retombât. Tout au contraire, on eut une impression de renouveau. Sur les quarante-sept pays ou communautés rassemblés, trente-quatre furent représentés par leur chef d’État ou de gouvernement. Oui, quarante-sept, six de plus qu’au premier Sommet de Versailles. La Roumanie, la Bulgarie, le Cambodge sont devenus membres à part entière.

Selon la remarque du secrétaire général de l’Association de coopération culturelle et technique, M. Jean-Louis Roy, « un État sur quatre dans le monde adhère librement à cette communauté. Un demi-milliard d’hommes habitent ses pays membres ».

Et sont candidats à l’adhésion l’Albanie, la Moldavie et Israël. La Francophonie s’étend.

Nous avons eu droit, à Maurice, à un magnifique discours de M. Boutros Boutros-Ghali, exaltant la langue française, et lui reconnaissant pour grande qualité d’être « subversive », ce qui était manière, je pense, de dire que le français convenait aux pays qui refusent toute forme d’hégémonie.

M. Boutros Boutros-Ghali est vraiment un soutien de notre langue. Il n’en demeure pas moins que sur les quatre-vingt-dix banques de données, aux Nations Unies, quatre seulement sont en français, et que la bibliothèque des mêmes Nations Unies ne contient que dix pour cent d’ouvrages en langue française. Il y a encore du travail à faire de ce côté-là.

Les résolutions prises à ce cinquième sommet francophone ont exaucé une bonne part des vœux que nous nous étions avancés à formuler, ce qui prouve que notre Compagnie est en harmonie avec les aspirations de tant de peuples divers mais unis par un langage, donc une manière de penser.

En premier lieu, la Conférence a changé de dénomination ; elle ne s’appellera plus « des pays ayant en commun l’usage du français », mais, comme nous le préconisions avec M. Alain Decaux, depuis plusieurs années, « la Conférence des pays ayant le français en partage ».

Il y a plus qu’une nuance. Et c’est la France qui a proposé cette désignation plus généreuse, la France aussitôt soutenue par le Maroc, le Sénégal, le Canada, la Côte-d’Ivoire, la Belgique, et rejointe par la totalité des pays présents.

Ont été votées : une résolution, très détaillée et très prescriptive, relative à l’emploi du français dans les organisations internationales où il est langue de travail ; une résolution rappelant le Comité international olympique à son obligation de respecter le français comme langue officielle des Jeux ; une résolution, et ce n’est pas la moindre, par laquelle les quarante-sept pays sont convenus de réclamer l’exception culturelle au sein du GATT, que nous pourrions aussi bien appeler l’A.G.T.C., puisqu’il s’agit de l’Accord général sur les tarifs et le commerce.

Si le Sénat culturel ou Conseil des Sages que nous demandons avec notre grand confrère le Président Senghor, père de la Francophonie institutionnelle, n’est pas encore créé, déjà a été mis en place un comité de réflexion sur le renforcement, précisément, de cette Francophonie.

Dans ce renforcement, la contribution de la France sera comme toujours la plus importante ; et c’est bien, et c’est juste qu’il en soit ainsi.

L’effort, à mon sens, doit se porter sur deux points principaux : répondre aux demandes d’envoi d’enseignants qui nous parviennent de tous côtés, car c’est l’avenir, là, qui nous appelle ; engager les investissements nécessaires pour que les « industries de la langue » —encore un mauvais terme auquel il faudrait trouver un substitut plus exact et plus attractif — sortent du stade des beaux rapports pour entrer dans celui des réalisations, car ne resteront langues universelles que celles qui seront traitées par tous les procédés d’informatique. Et cela aussi, c’est l’avenir.

Quand le ministre des Affaires étrangères du Rwanda me dit « Fournissez-nous des formateurs d’instituteurs pour que nous puissions envoyer des Rwandais enseigner le français dans les pays anglophones limitrophes, où ils sont demandés », ou bien quand je lis sous la plume d’un conseiller aux Affaires culturelles de Roumanie : « Un Roumain sur quatre s’exprime en français. Pour les Roumains le français a été et restera la langue du cœur. Encore faut-il que cette tradition reste vivante », comment ne ressentirais-je pas l’honneur et le devoir qu’il y a de répondre à ces appels-là ?

Dans une émission émouvante, M. Michel Jobert demandait, il y a tout juste deux mois, avant la réunion de Maurice, qu’on mît « en tête des priorités de la France... le respect et la place d’une langue, d’une culture aux mots inspirés qui font le tour de la terre. N’en déplaise à ceux qui ricanent, ajoutait-il, ce combat n’a rien de ringard. Il est le meilleur des combats. »

Je reprends sa formule au vol.

Oui, Messieurs, là où nous sommes, et pour les années que la Providence voudra nous accorder encore, c’est bien le meilleur des combats !