Discours sur les prix littéraires et l’état de la langue 1992

Le 3 décembre 1992

Maurice DRUON

Séance publique annuelle

 

Messieurs,

Voici l’heure venue de proclamer nos prix.

Celui de la Francophonie, tel un oiseau, non de proie mais de paix, plane à longueur de temps autour du globe afin d’apercevoir, sur tous les continents, les meilleurs serviteurs, les meilleurs défenseurs, les meilleurs illustrateurs de notre langage.

Il s’est posé tour à tour au Liban, au Japon, à Madagascar, au Canada, en Égypte, en Belgique. Cette année, il s’arrête au Viêt-Nam.

Des autorités qualifiées nous ont soumis la candidature d’un écrivain, d’un érudit, M. Nguyên Khac Viên.

Nous savons que sa désignation a provoqué, ces jours derniers, de l’émotion chez des personnes qui ont toute raison d’avoir, regardant cette région du monde, des souvenirs douloureux. Mais ce n’est pas le propagandiste politique de naguère que nous avons couronné. C’est le traducteur émérite.

Traduction en français, dans une édition bilingue, du Kieu, célèbre roman en vers, écrit à la fin du XVIIIe siècle; anthologie de mille pages, en français, des auteurs vietnamiens du XIe siècle à nos jours; traduction en vietnamien des grands classiques français, de Molière à Victor Hugo et à Baudelaire : l’œuvre est nombreuse.

À présent que les drames du milieu de ce siècle s’apaisent, même si des cicatrices profondes restent dans les mémoires, à présent que la confusion entre patriotisme et idéologie se dissout chez des peuples longtemps meurtris, il nous a paru juste de distinguer cet Amyot d’Extrême-Asie qui aura pour beaucoup contribué à ce que les liens de langage et de culture ne soient jamais rompus entre la France et le Viêt-Nam, et que nos échanges reprennent le cours qu’ils ont aujourd’hui.

Ce faisant nous n’avons pas ignoré que M. Nguyên Khac Viên avait ces dernières années obtenu la libération d’écrivains emprisonnés, qu’il avait aidé à faire publier leurs ouvrages, et qu’il s’efforçait de regrouper les esprits d’opposition pour amener le Viêt-Nam vers un régime démocratique.

Son grand âge l’empêchant de se déplacer, son prix lui sera remis par Monsieur l’Ambassadeur de France, à Hanoï.

 

Deux médailles de vermeil ont été attribuées par l’Académie, au titre de la Francophonie.

L’une va à M. Maurice Métral, écrivain valaisan. M. Maurice Schumann nous a rappelé les titres de ce fils de charpentier qui, à dix-sept ans, travaillait sur les barrages avant de devenir professeur, journaliste, et d’entreprendre une abondante œuvre romanesque et théâtrale.

M. Maurice Métral est un défenseur déterminé de la langue française dans un pays qui a quatre langues officielles, et où la carrière d’écrivain francophone n’est pas toujours des plus aisées. Nous nous devions de reconnaître son action.

L’autre grande médaille a été décernée à M. le Professeur Stig Strömholm, recteur de l’Université d’Uppsala, Président de l’Académie royale des Lettres, de l’Histoire et des Antiquités.

Longtemps président du Fonds Descartes, société savante franco-suédoise, maître d’œuvre d’un grand ouvrage en cours de publication sur les rapports de la France et de la Suède au XVIIIe siècle, partenaire infatigable de notre ambassade à Stockholm, M. Stig Strömholm, selon le rapport que nous a présenté M. Pierre-Jean Rémy, n’a cessé, dans un pays plus naturellement tourné vers le monde anglo-saxon, de répandre les fertiles apports de la pensée française dans le champ universitaire suédois.

 

Le Grand Prix que fonda Paul Morand et qui alterne avec le Grand Prix de Littérature est remis à M. Philippe Sollers.

De celui-ci, M. Jean d’Ormesson, dans un rapport enthousiaste, nous a dit :

« Salué à la fois, dès ses débuts, par Mauriac et par Aragon, il n’a cessé de se renouveler et de se confondre tour à tour avec les grands courants de la pensée et de l’art d’aujourd’hui. D’une souplesse d’esprit et d’une vivacité exceptionnelles, il a suivi et souvent précédé le conseil de Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons de les organiser. » C’est un des plus intelligents des écrivains de notre temps que couronne le prix Paul Morand. »

Nous avons eu à choisir nos lauréats des Grands Prix du Rayonnement de la Langue française parmi des dossiers toujours plus nombreux, et dont l’excellence ne peut que nous rendre optimistes sur la brillance du français hors de nos frontières.

Nous avons décerné huit de ces distinctions que j’énumérerai dans l’ordre alphabétique des bénéficiaires.

Professeur à l’Université de Berkeley, M. George Brecher, grand hématologue, en particulier dans le domaine de la physiologie de la moelle osseuse, a, en plus de ses qualités de savant et de médecin, une parfaite connaissance du français, « ce qui n’est pas si commun en Californie », nous a fait observer M. Jean Bernard, témoignant auprès de nous de ce que cet éminent chercheur tenait à s’exprimer en français lors des colloques scientifiques. Un tel exemple, vous en conviendrez, méritait d’être relevé.

M. Guy-José Bretonès, Vice-président de la Commission de la Francophonie de l’Académie des Sciences d’Outre-mer, a composé un Dictionnaire du français fondamental en images pour les ruraux, destiné plus spécialement aux grandes régions de l’Afrique francophone. Ce dictionnaire, remarquable dans sa conception comme dans sa réalisation, rend depuis dix ans les plus réels services. Soyons reconnaissants à M. Bretonès d’avoir dit et prouvé que, dans ce monde rural africain, « le développement passait par le développement du français ».

Mme Sharad Chandra, formée en Sorbonne, est à la fois universitaire, essayiste et traductrice à New Dehli. On lui doit, outre un essai sur Albert Camus, la traduction en hindi des classiques français et de plusieurs grands romans contemporains. Quel plus bel éloge peut-on lui adresser que celui que M. Michel Déon nous a fait d’elle : « Cette femme remarquable met toute sa passion à faire connaître notre littérature en Inde. »

« Les voyageurs qui se rendent en Égypte peuvent lire au Caire, chaque matin, deux quotidiens francophones, héritiers d’une longue familiarité avec notre langue. L’un d’eux s’intitule le Journal d’Égypte. Fondé en 1939 par Édouard Gallad, il est dirigé, depuis la mort de celui-ci, par son épouse avec un enthousiasme et un désintéressement qu’il faut admirer. C’est de ses propres deniers que Mme Lita Gallad assure le fonctionnement de la publication et sert ainsi à la fois notre langue et notre culture. » Les mérites de Mme Lita Gallad nous ont été signalés dans ces termes par M. Alain Decaux.

Grand universitaire, grand humaniste, M. Houchang Nahavandi fut recteur de l’Université de Téhéran; il a occupé aussi de hautes fondions politiques. Il est depuis plusieurs années professeur à la faculté d’Économie et de Droit à Paris. Son œuvre en langue persane est abondante, et nous avons été particulièrement attentifs à ses traductions du français en persan. Mais nous lui devons aussi plusieurs ouvrages, rédigés directement en français, et qui nous ont éclairés sur l’histoire mouvementée de son pays. Nous avons tenu à saluer en M. Nahavandi une personnalité qui a toujours témoigné d’un attachement sans faille à notre culture.

Mgr Joseph Nasrallah, ancien archimandrite de Saint-Julien-le-Pauvre, a été couronné pour son Histoire du mouvement littéraire dans l’Église melchite du Ve au XXe siècle, remarquable contribution à l’étude de la littérature arabe chrétienne.

M. Jean-Baptiste Tati Loutard, ancien ministre de la Culture et des Arts, professeur à l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville, est l’auteur de deux ouvrages publiés en France : Les Normes du temps et Le Récit de la mort. Nous avons été sensibles, comme le Président Léopold Sédar Senghor, tant à l’inspiration du poète qu’à l’art du conteur exprimant ce qu’il y a d’éternel et de nouveau dans l’homme africain.

Notre Compagnie a voulu enfin récompenser d’un Grand Prix du Rayonnement M. Surinder Jathaul, directeur du Département de français à l’Université de Chandigarh. Nous devons à M. Michel Déon d’avoir arrêté notre attention sur M. Jathaul qui écrit directement en français, et dont la thèse, Robert Challes, voyageur aux Indes au XVIIIe siècle, est un livre passionnant sur un des premiers ethnologues français. Signalons aussi que si l’on joue Marcel Pagnol en penjâbi, à l’Université de Chandigarh, cela est dû à M. Jathaul.

 

Le Grand Prix de Poésie a été attribué à M. Philippe Jaccottet. Du rapport de M. Pierre-Jean Rémy, retenons ce jugement : « Philippe Jaccottet est d’abord l’un des plus grands poètes de langue française de ce temps. Son œuvre reflète une exigence en même temps qu’un souci de pureté qui l’amènent à frôler l’indicible. C’est, en outre, un essayiste qui, parce qu’il est poète, sait parler de la poésie des autres. Enfin, c’est un admirable traducteur, quia réussi à rendre toute la densité, voire l’humour, du chef-d’œuvre de Robert Musil, L’Homme sans qualités. Poète encore, il nous a, mieux que personne, permis de pénétrer l’univers des grands romantiques allemands, et singulièrement de Hölderlin. »

 

Le Grand Prix du Roman, que nous avons choisi de décerner en tête des prix de fin d’année, a été remporté par M. Franz-Olivier Giesbert pour son roman L’Affreux.

On ne saurait imaginer personnage plus différent d’un directeur de la rédaction du Figaro que cet « affreux » qui donne son nom au second roman de Franz-Olivier Giesbert. Disgrâce physique et malchance, innocence et perversité, angoisse et résignation, errance et clochardise... Je soupçonne M. Giesbert d’avoir écrit le roman de l’autre, de l’inverse, celui quia été privé de tout charme, tout don et tout succès. Privé d’amour aussi. À travers des tribulations picaresques qui sont autant d’épreuves, le héros, enfant puis adolescent, devient ce qu’il est. Aucune ambition ne l’inspire, sinon semble-t-il celle d’atteindre à cette sorte de vague sainteté, qui est l’acceptation de soi. Le moraliste perce sous le romancier.

Certaines pages de L’Affreux sont fort peu académiques. Elles ne nous ont pas retenu de reconnaître tout ce qu’il y a d’original, d’attachant, d’entraînant dans cet ouvrage où la dérision le dispute à la pitié, et dont on ne se déprend pas.

 

Notre Grand Prix de Philosophie a été attribué à M. Jean-Luc Marion, philosophe dont l’œuvre importante a pris depuis quelques années tout son essor. Voici ce que nous en dit M. Jean Guitton : « Formé à l’école de Jean Beaufret, disciple de Heidegger, stimulé à réfléchir par la crise de 1968, Jean-Luc Marion a été l’élève préféré de Ferdinand Alquié. À son école, il est devenu un des principaux spécialistes du cartésianisme. Le conflit de Pascal et de Descartes, dont il tirait, en 1977, L’Idole et la Distance, veut montrer que la philosophie est incapable de penser « l’ordre de la charité ». Depuis ses livres Dieu sans l’être et Les Prolégomènes à la charité, il s’efforce de concevoir un ordre de pensée qui, partant de la théologie, fixe à la philosophie ses limites tout en l’élargissant aux dimensions de l’Amour. »

Nous attribuons pour la deuxième fois le prix Moron, destiné à un ouvrage « favorisant une nouvelle éthique ».

Ce prix va à M. Alain Finkielkraut, pour son livre Le Mécontemporain, Péguy, lecteur du monde moderne.

« Dans ce livre, remarquablement pensé et écrit, l’auteur insiste sur l’actualité de Péguy dans sa critique du monde moderne, fondé sur la domination de l’Argent, et qui considère comme négociables des valeurs que le monde antique et le monde chrétien considéraient comme non négociables. »

M. Jacques de Bourbon Busset, à qui nous devons le rapport dont je viens d’extraire ces lignes, nous a présenté également les mérites du livre de M. Michel Maffesoli, La Transfiguration du politique, auquel nous avons attribué une médaille.

« L’auteur, professeur à la Sorbonne, analyse ce qu’il appelle la culture du sentiment, qu’il oppose à la forme rationnelle d’organisation de la société présidant à la politique, et qui, selon lui, s’effondre. Cette culture du sentiment repose sur la notion de « l’être ensemble » et se manifeste aujourd’hui dans d’innombrables formes mineures du sacré et par une religiosité diffuse... Il y a là une mise en valeur de l’altérité qui peut contribuer à la naissance d’une nouvelle éthique, fondée sur le désir de proximité et l’accueil dans la confiance. »

 

Grand Prix Gobert : M. Roger Chartier, pour l’ensemble de son œuvre.

« Posant, à propos du livre, de l’usage de la lecture, à propos des bibliothèques et de l’édition, quantité de questions pertinentes et nouvelles, M. Roger Chartier a singulièrement enrichi notre connaissance de l’histoire de la culture dans la France du XVIIIe siècle. Son œuvre aide aussi à mieux saisir l’évolution de la langue française, et est pour l’Académie une raison de plus de couronner un remarquable historien. »

Nous avons partagé ce jugement de M. Georges Duby.

Nous décernons, également pour la deuxième fois, le prix Augustin Thierry, que Mme Baptistine Augustin-Thierry a fondé en mémoire de son arrière-grand-oncle.

L’Académie a choisi de récompenser l’ouvrage que M. Pierre Antonetti a consacré à Savonarole, le prophète désarmé.

« Cet ouvrage, écrit Mme Carrère d’Encausse, repose sur une documentation considérable et sera difficilement dépassé. L’auteur s’y consacre à la vie de Savonarole, certes; mais, au-delà, c’est un projet, un problème politique très proche de notre temps qui nourrit son livre. La certitude fanatique de détenir la vérité, de devoir l’imposer aux hommes sans concessions, le dialogue avec Dieu en ignorant l’Église ou contre elle, la volonté d’établir une dictature temporelle légitimée par un projet spirituel, le cynisme dans le choix des moyens, autant de traits qui confèrent à ce livre un caractère contemporain. Il est de plus bien construit, bien écrit, difficile à oublier. »

Mais nous avons voulu aussi, par une médaille, marquer notre estime pour le livre de M. Michel Bur sur Suger, Abbé de Saint-Denis, Régent de France, dont Mme Carrère d’Encausse nous a dit les qualités : « Une érudition incontestable et que l’on peut à tout instant vérifier. Un style alerte et plaisant. L’ouvrage est du plus grand intérêt pour qui veut suivre les progrès de l’histoire politique institutionnelle, mais aussi culturelle, de la France à une époque mal connue et souvent incomprise. »

 

Commentant notre Grand Prix de la Biographie, M. Pierre-Jean Rémy a fait les observations suivantes : « Ghislain de Diesbach a commencé sa carrière de biographe comme conteur, ou plutôt comme inventeur de biographies légendaires et le très joli recueil de nouvelles qu’il a publié, en 1960, sous le titre Iphigénie en Thuringe a donné le ton : léger, incisif, romanesque. C’est pourquoi son Proust est une superbe approche de l’œuvre de Marcel Proust, toute en nuances, où le travail du plus rigoureux des biographes sait revêtir le costume de scène du plus habile et du plus désinvolte des romanciers. »

C’est sur la proposition de M. Michel Déon que le Prix de la Critique est échu à M. Pol Vandromme pour son Journal de lectures. « Plus encore que ce brillant recueil d’études sur la littérature contemporaine — je cite M. Michel Déon — c’est l’ensemble de l’œuvre de Pol Vandromme que je voudrais signaler, ainsi que son action pour la défense de la Francophonie en Belgique. Prolifique et enthousiaste, ou sobre et sévère, Pol Vandromme est un des critiques dont la réputation devrait légitimement dépasser les frontières de sa Belgique natale. »

 

Le Prix de l’Essai est décerné à M. Marc Fumaroli pour L’État culturel. M. Pierre-jean Rémy qui, par profession, connaît bien à la fois l’un et l’autre, je veux dire : l’État et la culture, nous rappelle que, professeur au Collège de France, M. Marc Fumaroli est un « universitaire au plus grand sens du mot, mais aussi un journaliste, un chroniqueur attentif à débusquer le pire qui sommeille parfois au cœur du meilleur d’entre nous, et encore un polémiste hors pair. L’État culturel a été un livre clef de l’année 1991-1992; il a suscité l’approbation sans réserve chez certains et la colère chez d’autres. Il est vrai que, partant en guerre contre l’idée que c’est à l’État de gérer notre culture, c’est-à-dire de nous offrir la culture qu’il choisit pour nous, Marc Fumaroli ne s’embarrasse pas toujours de nuances. Avec une redoutable persuasion et parfois quelque injustice, il met en garde contre une manière de totalitarisme ».

Comme en témoigne notre palmarès depuis quelques années, la nouvelle est un genre en pleine vitalité. C’est ce que constate avec plaisir M. Michel Déon, à la lecture du recueil de Mme Françoise de Maulde, Le Séjour à Hollywood, à qui nous avons décerné le Prix de la Nouvelle.

« Cette dizaine d’histoires, ajoute M. Déon, les unes courtes, les autres plus longues, sont racontées avec un humour tranquille qui fait, par moments, penser à Marcel Aymé. C’est dire que Mme de Maulde écrit un français naturel, limpide et simple, avec un rare bonheur. Ces histoires sont aussi toutes profondément différentes les unes des autres, et témoignent d’une forte imagination. »

 

Nous avons indus cette année dans nos distinctions cinq prix d’Académie.

Une médaille de vermeil va à M. Bernard Delvaille pour son anthologie Mille et cent ans de poésie française.

« Y a-t-il choix plus difficile et plus hasardeux que celui d’une anthologie de la poésie française ? demande M. Michel Déon. On ne saurait satisfaire tous ceux qui conservent au fond du cœur un jardin secret où chantent des poètes. En rassemblant, dans Mille et cent ans de poésie française, la fleur de notre tradition, Bernard Delvaille en a dégagé, avec un rare bonheur, le thème essentiel : le temps — c’est-à-dire, précise-t-il dans sa préface, l’amour et la mort — le temps qui est la préoccupation suprême des poètes de langue française. »

Une autre médaille va à M. Daniel Péchoin, qui a dirigé l’édition du Thésaurus Larousse. « Mieux qu’un dictionnaire analogique, nous dit M. Jean Dutourd, ce Thésaurus est un grand réservoir des mots de la langue française, avec toutes les voies, y compris les plus cachées et les plus subtiles, qui peuvent mener des uns aux autres. Du dictionnaire analogique, il a évidemment la première qualité, qui est d’être un répertoire de synonymes; mais c’est surtout un remarquable instrument pour aller des mots aux idées et pour donner aux idées leur meilleure expression. »

Ophtalmologiste de renommée mondiale, le Professeur Yves Pouliquen, qui dirige de brillante façon son service à l’Hôtel-Dieu de Paris, a publié, avec La Transparence de l’œil, un livre de grand praticien transcendant sa discipline. Il y retrace l’histoire et la physiologie de la vision à travers l’évolution des espèces vivantes, de l’aréole ciliée jusqu’à l’œil humain; l’histoire aussi de la médecine des yeux depuis l’Antiquité jusqu’aux accomplissements prodigieux des découvertes et techniques les plus récentes. L’immense culture littéraire et artistique du Professeur Pouliquen lui permet d’explorer tous les symboles et les mythes se rapportant à cet organe capital, sans quoi l’homme ne serait pas ce qu’il est. Il rend grâce à ses propres yeux qui lui ont donné le spectacle du monde. Nous pensons qu’il contemplera avec plaisir la médaille de vermeil que nous lui offrons.

« Le général Maurice Schmitt est un soldat. Son livre intitulé De Diên Biên Phu à Koweït City est un ouvrage de souvenirs, qui mérite de retenir l’attention.

Le général Schmitt entre dans l’armée à Coëtquidan et choisit l’artillerie coloniale. C’est à ce titre qu’il participe aux deux grandes opérations de sa génération, l’Indochine et l’Algérie. Il termine comme chef d’état-major des armées et dirige les opérations des forces françaises dans la guerre du Golfe. Il décrit ici l’armée, parle de la constitution des forces nucléaires et explique les raisons qui justifient le maintien du service militaire. Le général Schmitt rappelle que la voix de la France sera à la mesure des capacités dont elle disposera. Et il conclut, ayant cité la phrase fameuse du général de Gaulle : « La France s’est faite à coups d’épée », par ces mots : « Il est de la responsabilité de l’ensemble des Français que l’épée reste de qualité et soit fermement tenue. »

C’est à M. Michel Debré que nous devons cette chaleureuse lecture d’un ouvrage que nous tenons à honorer, parce qu’il nous honore.

M. Jean Tiberi, premier magistrat du se arrondissement jouit à ce titre d’une vue privilégiée sur le Panthéon. Sa familiarité avec les terres que domine la montagne Sainte-Geneviève nous avait valu de sa part, il y a quelques années, un ouvrage consacré au Quartier latin. Accordant aujourd’hui à Paris tout entier la qualité de « Nouvelle Athènes », il nous convie à un très remarquable parcours dans le temps et dans l’espace. Très tôt, dès les Capétiens, le destin de Paris était tracé : cette capitale serait la capitale de l’esprit et elle exercerait sans discontinuer une extraordinaire fascination sur les artistes, écrivains, savants de l’Europe et du monde entier. Le florilège de textes et de personnages illustres que M. Tiberi rassemble au cours de cette flânerie nous surprend par son nombre et nous émerveille par sa diversité. Le livre qui nous a permis de décerner une médaille de vermeil à M. Jean Tiberi sera désormais indispensable aux Parisiens comme à leurs hôtes.

Deux autres prix d’Académie s’ajoutent à ce palmarès.

L’un est attribué, sur le rapport de M. Jacques de Bourbon Busses, à M. Pierre Hadot pour sa traduction et sa présentation des œuvres de Plotin. « Les deux premiers volumes de cette nouvelle édition de l’œuvre de Plotin, nous dit notre rapporteur, représentent un énorme travail et méritent à coup sûr d’être récompensés par notre Académie. »

L’année 1991 fut l’année Rimbaud. De la masse de publications suscitées par ce centenaire, combien resteront ? L’Arthur Rimbaud de M. Jean- Luc Steinmetz, à qui va notre septième prix d’Académie, sera du nombre, si l’on en croit notre rapporteur, M. Michel Déon.

« Voici un gros livre, nous dit-il, qui suit Rimbaud pas à pas, dans son enfance, sa précoce adolescence, sa tumultueuse et ravageuse vie avec Verlaine, son départ, ses voyages, son commerce, la fortune réalisée en Éthiopie, le cancer qui le paralyse, tandis qu’Isabelle, sa sœur, à son chevet, recueille les dernières paroles du mourant. Le travail de M. Steinmetz est du premier ordre et il est possible que l’on doive considérer que c’est la pierre fondamentale de tous les travaux à venir sur Rimbaud. »

 

« Le regretté André Roussin aurait aimé que notre Prix du Jeune Théâtre, qui porte aussi son nom et celui de Béatrix Dussane, allât à un serviteur du rire. Jérôme Deschamps est, l’auteur, le metteur en scène et l’acteur de La Famille Deschiens, Les Blouses, La Veillée, et Les Pieds dans l’eau. Autant de pantomimes lunaires, à l’image des fausses fêtes dont notre époque a le sinistre secret, avec ses foyers de jeunes ou de vieux, son travail posté ou ses restaurants à la chaîne.

En couronnant Jérôme Deschamps, il ne nous déplaît pas de saluer le neveu d’un autre comédien merveilleusement imprévisible, Hubert Deschamps, et le petit-fils de Paul Deschamps, membre de l’Institut. De l’archéologue des Croisades aux pures joies du cirque : le gène du talent ignore décidément la frontière des genres ! »

Ainsi s’exprime en son rapport cet expert du théâtre qu’est M. Bertrand Poirot-Delpech.

Nous avons attribué le Prix de la Critique dramatique à M. Claude Sicard pour son édition du Journal de Jacques Copeau. Mme Hélène Carrère d’Encausse a tenu à nous signaler l’intérêt de ce Journal qui « évoque tout le monde du théâtre à un moment où les animateurs sont en quête d’une nouvelle conception de leur art : l’aventure du Vieux-Colombier, les recherches de Charles Dullin, la décentralisation tentée par Copeau en Bourgogne, mais aussi la NRF, Gide, Jacques Rivière, Martin du Gard, tout ce qui marqua la vie intellectuelle de ces années-là ».

 

« En décernant à M. Henri Verneuil son Prix du Cinéma 1992, l’Académie a voulu couronner une œuvre considérable que le public a maintes fois acclamée. Une œuvre où, avec un très sûr talent, Henri Verneuil a témoigné de son attention passionnée pour l’état présent de notre société, tantôt dans ses aspects les plus graves, tantôt dans ceux où apparaissent plus d’aventures ou plus d’humour. Dois-je rappeler des titres : Le Président, I.. comme Icare, Le Corps de mon ennemi, Un singe en hiver, ou La Vache et le Prisonnier? En y ajoutant ce don devenu plus rare : l’art de raconter, l’art du romancier, de l’écrivain, comme en témoignent non seulement les films d’Henri Verneuil mais aussi son livre, Mayrig où, même sans le recours aux images, il a su nous faire partager l’émotion de ses souvenirs. »

Ce rapport est de la plume de M. Félicien Marceau.

Le Prix d’Aumale, décerné par l’Institut sur proposition de l’Académie, ira cette année à M. Marc Alyn, dont l’œuvre poétique nous est bien connue depuis son premier recueil, Le Chemin de la parole. Depuis, M. Marc Alyn a publié des travaux importants de critique et d’histoire de la poésie. Après la Nuit majeure et Infini au-delà, son œuvre n’a cessé de s’accroître et de s’approfondir jusqu’aux Alphabets de Feu, « une trilogie poétique de grand souffle consacrée à la parole créatrice », pour reprendre ici les termes mêmes de Mme Jacqueline de Romilly.

 

Et puisqu’en France tout finit, dit-on, par des chansons, il nous plaît de terminer cette revue de nos Grands Prix par un hommage à Madame Mireille, notre Médaille de vermeil de la Chanson française. « Pour parler de Mireille, nous suggère M. Pierre-Jean Rémy, il suffit de prononcer quelques noms de chansons : Couchés dans le foin, Le petit chemin qui sent la noisette, Le jardinier qui boîte, ou Papa n’a pas voulu. Et c’est toute la chanson d’aujourd’hui qui apparaît derrière celle d’hier. Avec le concours le plus souvent de Jean Nohain, Mireille nous a appris qu’une chanson pouvait être très gaie, très intelligente, et devenir, les mots et la musique confondus, un bref moment, intense, radieux, de poésie. »

Remercions Madame Mireille d’avoir inscrit dans nos souvenirs tant de ces moments-là.

Ainsi nous sommes-nous acquittés de l’administration d’un mécénat qui ne comporte pas moins de trois cent cinquante fondations. Cela ne va pas sans quelque soin. Depuis que M. Guez de Balzac, premier titulaire du vingt-huitième fauteuil, et dont Voltaire disait qu’il avait donné à la prose « du nombre et de l’harmonie », créa, en 1654, un prix d’éloquence, depuis que le baron de Montyon institua, en 1782, un prix destiné à récompenser les actions vertueuses, nombre des plus anciennes de ces fondations sont tombées en poussière. Mais nous faisons en sorte que la mémoire des donateurs, de manière ou d’autre, soit conservée. Et les générosités nouvelles continuent de converger vers notre institution, pour la célébrité qu’elle s’est acquise au cours des temps, et pour la confiance qu’elle a su inspirer.

Dix commissions, se réunissant chacune plusieurs fois dans l’année, se partagent le devoir de couronner les talents, soutenir les efforts et pallier les infortunes. Mais tout cela n’est que notre fonction seconde.

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Car, Messieurs, notre mission fondamentale, notre rôle premier et permanent est de veiller sur la langue française.

Nous avons voulu payer d’exemple en publiant cet automne le premier tome de la neuvième édition du Dictionnaire.

L’apparition du Dictionnaire est un phénomène un peu comparable à celui des comètes. Il se produit avec une moyenne de quarante ans. Mais parfois il prend du retard. On cherche la comète, mais elle n’est pas au rendez-vous.

Dans la préface de la première édition, celle de 1694, on pouvait déjà lire : « La lenteur des travaux d’une Compagnie est avantageusement récompensée par l’autorité de ses décisions. »

Sage attitude, qui fut celle toujours de l’Académie, mais dont il ne faut tout de même pas abuser.

Sans vouloir le moins du monde médire de nos éminents devanciers, il nous faut bien reconnaître qu’ils s’étaient laissé gagner par le temps. La langue avait couru plus vite qu’eux et, déjà voici vingt-cinq ans, Maurice Genevoix, sans être assez entendu, nous exhortait à hâter notre train.

Tout ce qui avait été revu à partir de 1935 était déjà à revoir, tant les sciences et les techniques avaient déversé de vocables nouveaux dans le langage, et tant les mœurs comme le savoir avaient fait évoluer ou s’étendre le sens des mots.

En six ans, votre Commission du Dictionnaire a révisé le tiers du vocabulaire français. Je voudrais ici rendre hommage aux confrères qui la composent, témoin que je suis du temps et du soin qu’ils consacrent à cette œuvre, comme de l’ardeur et parfois de la passion qu’ils y apportent.

Sur les seize mille cinq cents mots contenus dans ce volume, cinq mille neuf cents sont des termes nouveaux, que nous avons admis et définis. Les sens ou emplois nouveaux des mots anciens sont à peu près en même nombre.

Pensant aux millions d’êtres humains qui, à travers le monde, utilisent notre langue, lui font confiance, la révèrent, mais sans l’avoir toujours trouvée dans leur berceau, nous avons mis plus de logique dans nos articles, plus de clarté dans nos exemples, plus de détails dans les prescriptions d’emploi. Nous avons accueilli de vieux mots conservés ou de beaux mots créés dans diverses régions de la Francophonie. Nous sommes reconnaissants à la Belgique de nous avoir sauvé « aubette », qui a meilleure figure, avouez-le, qu’« abribus », au Canada de nous avoir donné ou ramené « achaler, chicoter, enfarger », au Val d’Aoste de nous inviter à surmonter le « campanilisme », à la Suisse romande de nous offrir « écolage » quand nous voulons éviter de répéter trop souvent « scolarité ».

Nous avons, quand il se peut, illustré les mots en rappelant les titres d’œuvres célèbres où ils figurent.

Nous étant avisés que nos mentions : familier, populaire, vulgaire, trivial, argotique n’étaient plus vraiment dissuasives, et que le fait qu’un terme grossier soit « dans le dictionnaire » parût presque un encouragement à l’employer, nous avons cru devoir introduire quelques remarques normatives pour les déconseiller, de même que pour signaler des constructions fautives mais hélas trop habituelles.

Enfin, et c’est la principale novation dans cette édition, notre Dictionnaire comporte, pour la première fois depuis trois cents ans, des indications étymologiques. Indications volontairement brèves, mais claires.

Devant la réduction, que nous déplorons, de l’enseignement du latin et du grec qui furent les deux grands fournisseurs des racines de notre vocabulaire, devant le constant besoin, également, de néologismes savants ou courants, nous avons estimé qu’il était indispensable d’éclairer les origines de notre langage.

Tout ce travail, nous l’accomplissons, non sans fatigue parfois, mais avec une sorte de joie, parce qu’il y a un peu de sacré dans notre affaire.

Le langage n’est pas seulement le moyen d’échange des hommes entre eux, mais leur lien avec l’univers. Rien n’existe pour l’homme qui n’ait été nommé, qui n’ait reçu le baptême du mot. Les mots sont l’élément premier de toute pensée.

Sans nous exagérer notre importance, nous sommes conscients de notre cléricature, cependant que l’opinion publique, elle, inconsciemment, nous accorde cette considération mêlée souvent de raillerie qu’elle réserve aux ministres du culte : nous sommes les ministres des mots.

Ce qui nous conduit nécessairement à nous pencher sur l’état de notre langue, en France comme à l’extérieur de la France.

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Sur l’état externe de notre langue française, nous entendons bien des discordances. D’aucuns répandent, et comme s’ils en éprouvaient une sorte de délectation du déclin, que le français partout perd de ses positions et qu’il se réduit comme une peau de chagrin.

Nous ne pouvons contester qu’en certaines aires géographiques, et pour certaines générations, les plus jeunes hélas, comme dans certaines activités scientifiques ou économiques, hélas encore, la régression que l’on a observée depuis la fin de la seconde guerre mondiale n’est pas enrayée. Mais j’ose avancer qu’elle est notablement ralentie, et j’aimerais que ceux qui se complaisent à gémir sur nos infortunes voulussent bien donner écho aux signes heureux.

Pour notre part, il ne nous écorche pas la langue de faire part des bonnes nouvelles ou des signes favorables.

Quand, en 1976, Léopold Sédar Senghor, alors chef d’État du Sénégal, lança l’idée, selon sa propre expression, d’un « commonwealth » à la française, beaucoup ne prirent pas le projet au sérieux.

Or, seize ans après, qu’avons-nous entendu, lors de la visite d’État de Sa Majesté la reine Elizabeth II ? Au dîner de l’Élysée, la souveraine, dans son discours, prononça ces mots que nous avons retenus : « La France et la Grande-Bretagne ont toujours été ouvertes au monde extérieur. De tous les pays de la Communauté européenne, c’est le vôtre et le mien qui ont le plus de relations avec le monde extérieur [...] Nous avons, vous avec la Francophonie, nous avec le Commonwealth, des institutions propres à donner corps à l’intérêt que nous portons à des régions lointaines, souvent démunies. »

Cela m’est l’occasion de répéter que la défense de la langue française ne doit pas être conduite et regardée comme une lutte amère contre la langue anglaise. Le français et l’anglais sont deux langues alliées, les deux grandes langues universelles porteuses intrinsèquement des valeurs de liberté et de progrès. L’anglais a tout autant besoin que le français d’être défendu afin de garder ses caractères propres contre les désagrégations qui l’atteignent d’être trop répandu et trop mal utilisé.

L’idéal serait, pour la bonne compréhension des peuples, que le français devint la première langue étrangère de tous les anglophones, comme l’anglais la première langue étrangère de tous les francophones.

Ce qui n’exclut en rien d’avoir une deuxième et même une troisième grande langue étrangère à sa disposition.

Dois-je rappeler, pour évaluer les positions du français dans le monde, qu’il est l’une des deux langues de travail des Nations unies, l’une des deux langues de travail de l’UNESCO et encore l’une des deux langues officielles du Conseil de l’Europe et de l’OCDE, une des trois langues officielles de la Conférence islamique, la langue officielle, toujours, de l’Union postale universelle et du Comité international olympique ?

Cette place de droit serait mieux assurée si tous nos agents diplomatiques, hauts fonctionnaires et toutes gens du secteur public ou privé prenant part à une négociation internationale se faisaient devoir, sauf cas d’exception, de s’exprimer dans notre langue et d’exiger, avec une courtoise fermeté, que les documents leur soient toujours communiqués dans une version française.

L’Europe est à l’ordre du jour, et les débats à son propos sont infinis. Le problème des langues s’y pose. Toutes sont également honorables, toutes ont leurs titres de noblesse culturelle. Mais chacune ne peut prétendre à être langue universelle, ou seulement commune, sous peine, en s’appliquant à construire l’Europe de n’avoir bâti que la tour de Babel.

Il est certain que les pays du Nord ont opté pour l’usage de la langue anglaise. Mais regardons vers les pays de l’Est, sortis d’un abîme d’oppression et qui semblent parfois désorientés par l’air et le soleil de la liberté. C’est vers le langage français qu’ils se tournent. Le français est la première des langues étrangères de la Roumanie, de culture latine, mais aussi de la Bulgarie et de l’Albanie. Roumanie et Bulgarie ont rejoint, comme observateurs, la Conférence francophone. Les lycées bilingues, où l’histoire, la géographie, les mathématiques, la biologie sont enseignés en français, s’y multiplient afin d’y former les futurs cadres économiques et techniques.

Mme Carrère d’Encausse nous apprenait récemment qu’en Russie les mots du langage marxiste, les mots de la langue de bois, chassés ou évités comme porteurs de mauvais souvenirs, sont de plus en plus remplacés dans la presse par des mots français.

Et revenant d’une tournée dans les pays de l’Extrême-Asie, notre ministre de la Francophonie, Mme Tasca, nous confirmait le regain d’intérêt pour le français, l’appel au français qu’avait déjà constaté notre confrère, M. Alain Decaux.

Il suffirait que la volonté politique se traduise résolument en termes financiers, il suffirait qu’on y consacrât les moyens nécessaires, en argent et en hommes, pour que le français reprenne à l’Est la place première qu’il y occupait autrefois. Quand proclamera-t-on enfin que c’est là un investissement prioritaire, non seulement sous l’aspect culturel, non seulement sous l’aspect de la solidarité avec des peuples qui ont besoin de refaire leurs lois et tous leurs systèmes sociaux, mais encore sous l’aspect économique, la langue étant l’avant-garde des débouchés et des marchés ?

Je donnerai encore une preuve du rôle universel que joue notre langue. Sait-on assez que le nouveau catéchisme de l’Église catholique, le premier depuis celui du concile de Trente, voici quatre siècles, et qui est paru, coïncidence dans laquelle d’aucuns verront un signe céleste, le jour même où paraissait notre Dictionnaire, sait-on assez que ce grand document de près de sept cents pages a été rédigé en français ? N’est-il pas impressionnant que cardinaux et prélats chargés de l’établir se soient accordés sur le choix du français comme langue de la version originale, pour que la traduction en soit faite ensuite en latin, et à partir du latin dans toutes les langues de la chrétienté ?

Cela ne nous invite-t-il pas à un devoir de respect envers ce langage que nous avons reçu en héritage ? Nous sommes les gardiens d’un dépôt sacré.

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Ce n’est donc pas, Messieurs, la présence quantitative du français dans le monde qui doit nous inquiéter. Nous sommes beaucoup plus préoccupés de l’état qualitatif du français en France.

Comment ne pas constater, avec chagrin, une accélération dans le délabrement de la langue communément écrite ou parlée ? Quelle étrange démagogie linguistique s’est-elle répandue qui nous tire vers un parler qui est moins populaire que relâché ?

Que l’on ne vienne pas s’abriter derrière les fameux crocheteurs du Port au Foin. Ces crocheteurs-là avaient de la trouvaille, de l’image et de la vigueur. Ils saisissaient le langage comme ils soulevaient leurs fardeaux. Nos crocheteurs d’aujourd’hui sont grévistes. Ils déposent le verbe comme s’il était trop lourd à porter et ne valait point d’effort.

Prononcer des mots de plus de deux syllabes semble requérir une introuvable énergie; aussi l’abréviation pullule, et l’onomatopée. Faire les liaisons en parlant, les accords en écrivant, ne demandez pas cela à des gens épuisés par trop de siècles d’élégance et de correction. Les formes les plus simples de la syntaxe, mais qui donnent leur sens à toute phrase, on les vide dans le ruisseau. Les seules trouvailles sont dans des jeux de mots dérisoires et souvent grossiers, sinon orduriers. L’affectation des précieuses était ridicule; mais l’affectation de vulgarité est affligeante.

L’abaissement, le délabrement, l’avilissement du langage prennent un tour angoissant; et les deux termes qui viennent à l’esprit, pour décrire l’état présent de la langue, sont détérioration et dégradation.

La langue française se détériore quand l’enseignement de base, dans les écoles, n’est pas dispensé avec le soin, la rigueur, l’exigence d’attention, de mémoire et d’effort que demande l’apprentissage du langage. Qui donc a mis dans la tête de certains maîtres l’idée perverse qu’un parler correct est un privilège de classe, alors que tout au contraire il efface les différences de condition et ouvre la voie de toutes les carrières ?

La langue française se dégrade lorsque nombre d’élèves des collèges sont incapables de formuler convenablement leur pensée, et lorsque, dans l’enseignement supérieur même, les expressions fautives deviennent monnaie courante. Qu’attendre de tels étudiants, généreusement diplômés, lorsqu’ils deviendront à leur tour des formateurs ?

La langue se détériore quand les textes administratifs sont rédigés sans aucun souci de clarté, usant et abusant, au long de phrases interminables et mal construites, de néologismes pseudo-techniques incompréhensibles pour l’usager. Que sont-ils devenus, ces porteurs du beau titre de « rédacteurs » qui formaient la base et l’honneur de la fonction publique ?

La langue se dégrade quand, dans toutes les professions, on juge avantageux d’employer, et souvent dans un sens faux, des mots, tournures, expressions empruntés à des langues étrangères, en ignorant, volontairement ou non, qu’il existe de bons termes français équivalents.

La langue se détériore quand la publicité, y compris celle d’organismes d’État, fabrique, pour attirer l’attention, des verbes ridicules ou invente des formules qui sont des fautes délibérées, des insultes manifestes à la syntaxe et au bon usage. Qui dira la responsabilité des publicitaires dans cette détérioration ?

La langue se dégrade quand la radio et la télévision, tout spécialement dans les émissions dites de variétés ou dans les bavardages décorés du nom de débats, diffusent à longueur d’antennes et à largeur d’écrans, un parler relâché, avachi, déliquescent quand il n’est pas truffé de scatologie. Qui dira le préjudice définitif que l’on cause à l’enfant en lui faisant ingurgiter cette bouillie orale ?

Voilà les vraies menaces qui pèsent sur l’avenir du français.

La langue d’un peuple, c’est son âme. Respecter sa langue, c’est se respecter soi-même.

La langue est l’un des éléments premiers, et le plus précieux, de notre patrimoine. Quand un fou lacère un tableau du Louvre, quand un vandale mutile une statue dans un parc royal, chacun crie au scandale. Et nous ne crierions pas au scandale quand, mille fois par jour, on attente à notre patrimoine mental ?

Sauvegarder, restaurer nos monuments historiques nous parait un devoir. N’en est-ce pas un que de sauvegarder la langue ? Notre palais, qui commença de s’édifier avec Montaigne, dont Vaugelas, Racine, La Fontaine, La Bruyère, Bossuet ont dessiné l’architecture, et que cent autres, qu’ils se nomment Montesquieu, Chateaubriand, Hugo, Pasteur, Renan ou Valéry, Mauriac, Malraux n’ont cessé d’agrandir, d’embellir, d’enrichir, ce palais, allons-nous le laisser prenant l’eau par le toit et ouvert à tout vent, devenir un chef-d’œuvre en péril ? Un peu de fierté, que diable, un peu de fierté de ce que nous sommes.

La protection de l’environnement est devenue une priorité générale, sinon même une obsession. Mais qui songe à lutter vraiment contre la pollution de notre langage, qui est à notre intellect ce que l’air est à nos poumons ?

L’Académie en appelle à la conscience de tous les Français, car c’est là une affaire parfaitement collective.

Nous en appelons aux pouvoirs publics pour ce qui leur incombe; nous en appelons aux élus, où qu’ils soient et jusque dans le moindre village; nous en appelons aux fonctionnaires à tous les échelons ; nous en appelons aux maîtres dans les écoles, les collèges, les universités ; nous en appelons aux familles penchées sur leurs enfants ; nous en appelons aux chefs d’entreprises, nous en appelons aux professions libérales; nous en appelons à la presse, écrite, orale, visuelle, nous en appelons à tous pour que s’instaure un état d’esprit attentif au respect et à la qualité du langage.

La France n’a pas fini d’être un grand pays, c’est-à-dire d’être en mesure de rendre au monde d’éminents services. Mais c’est dans et par sa langue, d’abord, sa langue claire, solide et droite, qu’elle les rendra.