Discours prononcé pour la distribution des prix du Concours général, à la Sorbonne

Le 1 juillet 1987

Maurice DRUON

Monsieur le Ministre,

Toutes les générations de lauréats du Concours général, depuis le rétablissement de celui-ci en 1922, et son sauvetage de justesse en 1968, vous sont reconnaissantes non seulement d’en avoir, par cette cérémonie, restauré complètement l’éclat mais encore d’en avoir confirmé, par d’heureuses novations, l’importance nationale.

Il en va toujours de même avec les grandes institutions. Elles sont régulièrement soumises à des poussées contestataires d’ailleurs parfaitement traditionnelles elles aussi, et qui tendent à en faire litière. Et puis, si ces institutions sont vraiment de nécessité et d’intérêt publics, on les voit, la bourrasque passée, se redresser comme devant.

Ainsi de la Cour des comptes, tout ce qui nous reste du règne de Philippe V le Long; ainsi du Collège de France, qui nous fut donné par François Ier; ainsi de l’Académie française, créée par Richelieu, et ainsi du Concours général, fondé par ... l’abbé Legendre.

Mesdemoiselles et Messieurs les nouveaux Lauréats, ayez une pensée pour cet excellent homme, chanoine de Notre-Dame — comme on était chanoine au XVIIIe siècle — et auteur d’estimables ouvrages historiques, mais dont le nom n’aura survécu, au moins parmi nous, que par la généreuse idée qu’il eut de léguer sa fortune à une fondation chargée d’organiser un concours entre les collèges de Paris, afin d’aider à dégager « les jeunes élites de la Nation ». C’est donc d’abord à l’abbé Legendre que vous devez d’être ici aujourd’hui.

Vous recevrez d’ailleurs, après qu’on y aura gravé au revers votre nom, son effigie sur une médaille que je fis frapper naguère par la Monnaie de Paris, et que, selon votre tempérament, vous poserez en belle place sur une étagère ou jetterez au fond d’un tiroir.

La première distribution des prix eut lieu en 1747, il y a donc deux cent quarante ans.

Assimilé, Dieu sait pourquoi, à un privilège, le Concours fut supprimé pendant la période révolutionnaire, et rétabli par décret impérial en 18o8; mais il était alors limité aux lycées de Paris et de Versailles. Il fut étendu à la France entière par Victor Duruy, en 1864, supprimé de nouveau en 1904, sous le prétexte qu’il poussait au gavage des « bêtes à concours »; il est redevenu ce qu’il est et ce que, si même d’autres assauts lui sont donnés qu’enregistrera le sismographe universitaire, il restera.

« Les jeunes élites de la Nation ». Ne vous sentez surtout pas accablés par cette définition. Ne vous sentez nullement coupables de vos dons de nature, et de les avoir mis en œuvre par ces dons supplémentaires mais indispensables que sont la mémoire, l’aptitude à l’effort et le goût d’exceller.

Ne vous laissez pas impressionner par des idéologies encore tramantes qui voudraient vous faire confondre égalité des chances et égalité des destins.

Méfiez-vous de cette erreur de l’esprit qui donne à l’égalité le sens d’uniformité. L’uniformité, c’est l’entropie, c’est-à-dire la dégradation de l’énergie, la mort. Or, vous voulez vivre. Demandez donc aux astronomes comment le monde tournerait si toutes les étoiles avaient le même diamètre, le même poids et la même intensité magnétique !

La loi de la vie, c’est la diversité, et, partant, la compétition; le principe du concours constitue le seul système, la seule méthode qui rende la compétition honnête.

C’est en quoi vous êtes exemplaires, non seulement pour vos établissements, mais pour le pays tout entier.

Le Concours général, telle est sa caractéristique, ne vous donne droit à rien, ni points supplémentaires aux examens, ni entrée automatique dans une classe supérieure ou une grande école, rien d’autre que la poignée de main d’un ministre, un beau livre et, pour certains, un beau voyage. Mais<?xml:namespace prefix = o /> il a quelque chose de tout à fait merveilleux : c’est le signe de la première chance accordée au talent.

Vous entrez dans une lignée dont la brillance n’a d’égale que la disparate. Vous vous inscrivez à la suite de Turgot et de Robespierre, de Lavoisier et de Camille Desmoulins, de Michelet et de Victor Hugo, de Baudelaire et du duc d’Aumale, de Pasteur et de Sadi Carnot, de Péguy et d’Alfred Jarry, de Bergson et de Jean Jaurès, d’André Tardieu et de Léon Blum, de Jean Giraudoux et d’André Maurois, de Roger Nimier et de Georges Pompidou.

J’aurai garde de citer les vivants, encore qu’il y aurait une amusante étude statistique à faire sur la proportion quasi constante d’anciens lauréats dans les conseils du gouvernement et sur les fauteuils de l’Académie française. Nul doute qu’il y ait parmi vous de futurs Littré et de futurs Evariste Galois, d’autres Carcopino et d’autres Jules Romains.

Il n’est jamais vain de survoler l’histoire d’une institution, surtout lorsque s’en ouvre un nouveau chapitre.

Saluons ensemble ce qui fait cette nouveauté. Saluons ces mentions régionales, qui donneront davantage à nos provinces le sentiment de la qualité de leurs vigoureux lycées. La voilà, la bonne décentralisation ! Saluons l’extension du Concours général aux établissements privés, disposition qui était ardemment demandée, de toutes parts et depuis si longtemps, et qui se heurtait à d’illusoires obstacles. La voilà, la véritable égalité des chances !

Saluons le nombre croissant de candidats.

Saluons enfin les succès de nos établissements à l’étranger : Alicante, Casablanca, Dakar, Monaco, Montréal, Rabat, Tunis.

Ces noms composent à nos oreilles une musique d’espoir, car ils préfigurent, je le souhaite fort, un Concours général de la francophonie.

Bonnes vacances, Mesdemoiselles et Messieurs les nouveaux Lauréats. Vous avez bien travaillé; votre ministère aussi. Et tout également vos maures, en toutes disciplines, auxquels vous pouvez dire merci, et qui méritent assurément d’être applaudis autant que vous-mêmes.