Discours prononcé pour la distribution des prix de la Maison d’éducation de la Légion d’honneur à Saint-Denis

Le 27 juin 1987

Maurice DRUON

Monsieur le Grand Chancelier,

Je ne sais si, dans vos annales, on relève fréquemment qu’un même académicien ait été appelé par deux fois au privilège de présider la remise des prix de vos Maisons.

La circonstance en tout cas me permet de prouver mon attachement à l’Ordre, et de vous présenter l’hommage de respect que tout légionnaire vous doit.

Ce respect et, ajouterai-je, cette obéissance, est le premier point que je voudrais évoquer devant mon jeune auditoire. Car quelles que soient les fondions qu’un légionnaire occupe ou qu’il a pu occuper dans l’État, et celles même où il a charge de proposer et faculté de remettre les grades et dignités de l’Ordre, à l’intérieur de celui-ci et dans toutes choses qui en dépendent, il lui est un devoir naturel de se tenir, à son rang, en relation de déférence vis-à-vis du légionnaire qui y représente et y exerce l’autorité supérieure.

La Légion d’Honneur est une hiérarchie particulière, qui, parce qu’elle est symbole de valeurs immatérielles, ne se confond avec aucune autre hiérarchie nationale, mais se superpose à toutes.

Ainsi le trentième Secrétaire perpétuel de l’Académie française, en trois cent cinquante-deux ans, s’honore de pouvoir s’incliner devant le vingt-sixième Grand Chancelier de l’Ordre, en cent quatre-vingt-cinq ans.

C’est sa suprême symbolique, jointe à la gloire universelle de son impérial fondateur, et grâce aux règles exigeantes que restaura le général de Gaulle, qui fait que la Légion d’Honneur demeure la décoration la Plus prestigieuse et donc la plus ambitionnée, non seulement en notre pays mais, croyez-en mon témoignage de voyageur, dans le monde entier.

Madame la Surintendante,

L’hommage que je veux vous rendre, et à travers vous à la grande institution que vous dirigez, est tout différent; c’est une expression de gratitude personnelle. En effet, j’ai épousé une ancienne élève de la Légion d’Honneur. Je suis donc le bénéficiaire quotidien de la formation solide que vos Maisons dispensent à vos pupilles, et qui leur donne une sorte d’armature de l’âme qui vaut en tous temps de la vie, toutes situations sociales, toutes circonstances privées ou publiques.

L’enseignement évolue, dans sa forme comme dans son contenu, ainsi que toutes choses au long du temps. Celui qui se dispense ici comporte nombre de connaissances jadis insoupçonnées, cependant que la discipline y est d’une grande douceur comparée à ce qu’elle était encore naguère. L’important est que cette adaptation s’opère sans heurts, dans la continuité.

Or la continuité ici est bien évidente, et je l’observe dans les tenues, l’attitude et la bonne grâce de vos jeunes filles quand je les vois porter leur concours à quelque cérémonie officielle ; continuité qui m’autorise à leur donner le même titre par lequel je désignais leurs devancières, à la fin de mon adresse, il y a quinze ans.

Mesdemoiselles de France,

En vous parlant de vous, c’est de la France que je veux vous parler, parce que vous composez ses élites féminines de demain. N’ayez pas peur de ce mot d’élite. Acceptez-le et soyez-en dignes, voilà tout.

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Vous êtes ici parce que vos pères ont servi la France. Ils l’ont servie par le courage et le sang versé, par le dévouement aux tâches publiques, ou par des travaux qui ont enrichi le patrimoine du pays et augmenté sa gloire.

Vous êtes donc porteuses d’un patrimoine génétique auquel l’éducation que vous recevez ajoute un patrimoine éthique et culturel.

Les règlements qui vous sont imposés vous semblent un peu rudes au regard de ce qui se pratique ailleurs. Et encore, comme je le disais à l’instant, ils ont été bien assouplis. Les surintendantes du siècle dernier ou de la première moitié de celui-ci eussent été horrifiées si on leur avait dit qu’un jour leurs pensionnaires sortiraient chaque semaine, et auraient une température de plus de douze degrés, l’hiver, dans leurs dortoirs.

Toute contrainte réfléchie, mesurée, intelligente, à laquelle on a été soumis durant la jeunesse, trempe le caractère pour la vie entière. Je ne vous demande pas de me croire; je vous demande de vous en souvenir, plus tard, quand vous en goûterez vous-mêmes le fruit.

« Vieillir, c’est avoir tous les âges. » Le mot est de Victor Hugo. Il n’y a pas d’homme qui n’ait été un gamin et ne s’en souvienne. Pour ma part, ce dont j’ai le plus de gratitude à ceux qui m’ont formé, ce sont précisément les obligations qu’ils m’ont imposées et contre lesquelles mon impatience de vivre se rebiffait. Je dois à ces impératifs de m’avoir permis d’employer les quelques dons que la nature m’avait octroyés, et d’avoir fait ce que j’ai fait.

La formation que vous recevez vous prépare non seulement à triompher des difficultés qui se présentent en toute destinée humaine, mais également à connaître et goûter les plus grandes joies qui soient. Joie d’avoir un rôle efficace dans une famille, un milieu, un métier. Joie d’exceller, si cela se peut. Joie d’appartenir à une grande nation, et d’être pour une part, infime mais certaine, dans sa grandeur. Tout cela, qui donne un sens à la vie, s’ébauche, s’organise et s’élabore. Un arbre ne se fait pas en une saison. Une nation non plus.

La France, elle aussi, a mis du temps à se former. Pendant des siècles et des siècles, elle n’a été qu’une promesse de nation. Peuplements successifs, éparpillement et division des tribus gauloises, colonisation romaine à partir de César, décadence romaine, invasions, émergence d’un regnum Francorum avec les Mérovingiens, partie plutôt délaissée de l’Empire germanique des Carolingiens : la France n’a pris qu’autour de l’an mille son état civil de nation; sa déclaration de naissance à la mairie de l’Histoire, c’est l’avènement ou, plus précisément, l’élection d’Hugues Capet.

Nous sommes dans l’année du millénaire capétien. Vous en entendez parler de toutes parts, et c’est justice. Sans l’événement que nous célébrons, nous ne serions pas ce que nous sommes.

Oh ! pendant bien des années ensuite, la France ne serait qu’une nation enfant, balbutiante, titubante, subissant toutes les maladies du jeune âge, et souvent exposée à disparaître. Le royaume tantôt s’élargissait, tantôt se resserrait autour de Paris.

La France capétienne a eu trois chances. D’abord, la chance de la continuité : onze rois à la file, en trois cents ans, tous ayant un fils en âge ou en état de régner. Et jamais plus de deux médiocres à la suite.

Ensuite la chance de la volonté, car même les monarques les moins doués ou les moins fortunés furent toujours habités par la volonté de la souveraineté.

Enfin la chance du génie. Trois prodigieux hommes d’État en l’espace de cent cinquante ans.

Philippe Auguste, l’homme de Bouvines, négociateur aussi habile que redoutable guerrier, et qui était obsédé d’une idée centrale : l’unité du territoire.

Louis IX, Saint Louis, mystique et juriste, qui avait pour obsession l’unité de la loi.

Philippe le Bel, le réfléchi, l’impitoyable, dont le souci permanent était l’unité de l’État.

Beaucoup de ces rois de la première race sont là, en tout cas leurs tombeaux; une porte seulement vous en sépare. Vous êtes un peu les gardiennes de leur mémoire. Vous êtes vraiment les demoiselles de France; vous vous inscrivez dans leur descendance spirituelle.

Un territoire unifié, une loi commune, un État affirmé. Après Philippe le Bel, la France était irréversible, indestructible.

Elle pouvait connaître aussi bien les épreuves que les triomphes, et se relever des unes et des autres. Supporter la guerre de Cent Ans et les guerres de Religion. Participer au grand mouvement de la Renaissance. Connaître l’apogée louis-quatorzienne longuement préparée et par Richelieu et par Mazarin. Se bâtir un vaste empire colonial; le perdre. Traverser la tornade révolutionnaire, mais en laissant à l’humanité les Droits de l’Homme. Connaître l’épopée napoléonienne, et se relever de sa chute. Être en tête de la grande explosion industrielle du XIXe siècle; redevenir sous la Monarchie de Juillet, le Second Empire et la IIIe République une première puissance coloniale. Subir la Première Guerre mondiale, et l’emporter mais au prix d’une saignée effrayante et comme d’une exténuation des forces vives. S’affaiblir encore dans le parlementarisme. Subir, avec la Seconde Guerre mondiale, une défaite militaire et une occupation de quatre ans. Se redresser, à l’appel de De Gaulle; avec lui se donner des institutions, et réapparaître, parce que puissance nucléaire, comme une force respectée entre les blocs géants. Être la pierre angulaire, l’élément fondamental et décisif d’un groupement politique récent et indispensable : l’Europe communautaire. Reperdre son Empire mais intelligemment, en gardant des liens étroits, essentiels, et affectifs aussi bien qu’économiques, avec presque tous les jeunes États nés de la décolonisation.

Nous en sommes là, dans un monde qui se transforme, qui s’est plus transformé en cent ans que dans les cinq millénaires précédents.

Communications, biologie, génétique, informatique, exploration spatiale : la France est toujours là, présente, et capable d’exploits.

Dans l’espace planétaire, la voici devenue maison mère d’un tout nouvel ensemble international : la Francophonie.

Préparée par de Gaulle et par Pompidou, par Senghor et par Bourguiba, la Francophonie elle aussi a été en germination, en incubation, et pendant vingt ans. Elle est née il y a quelques mois. C’est à Versailles, au début de l’an dernier, qu’on a rédigé son acte de baptême. Elle sera confirmée en septembre de cette année, à Québec, par la Conférence des chefs d’État de quarante-cinq pays ayant en commun l’usage du français.

Qui sont-ils, ces pays ?

De vieux peuples d’Europe, dont le français est langue maternelle, immémorialement. De vieux peuples d’ailleurs, mais constitués en nouvelles nations et qui accèdent à la modernité en français. Un puissant pays d’outre-Atlantique, comme le Canada, où le peuplement français reste vigoureux, et qui a compris que le bilinguisme était la condition de son identité nationale. Des pays pauvres et endettés de l’Afrique centrale, mais qui attendent de la Francophonie d’accéder à la suffisance et au développement économique. Des pays comptant des dizaines d’ethnies, donc de langues, tels la Côte d’Ivoire ou le Zaïre, et dont le français est le tissu conjonctif.

Tout cela réparti sur quatre continents, et baigné par trois océans l’Atlantique, le Pacifique et l’Indien. Car le Vietnam est du nombre, comme Madagascar, et l’île Maurice en est partie, comme Haïti.

Ainsi se présente cet ensemble souple d’individualités nationales, unies par la langue française, parce que la langue est ce par quoi on peut à la fois se définir et se relier.

Vaste chaîne d’affinités, à travers le monde, et de solidarités, qui, au début du siècle prochain, ne raccordera pas moins d’un demi-milliard d’hommes.

C’est dans ce monde-là que vous allez vivre, à ce monde-là que vous allez, Mesdemoiselles, participer, dans ce monde-là que vos activités, vos métiers personnels vont s’inscrire, ou ceux des époux que vous vous serez choisis. C’est dans ce monde-là et de ce monde-là que vous serez demain responsables, pour la part de responsabilité qui revient à chaque être humain, pour le temps que Dieu lui donne sur la Terre.

Dans mon propos qui n’a été qu’une sorte de survol, vous aurez reconnu trace ou bribe de tout ce qui vous est enseigné ici : histoire, géographie, sciences, morale, économie, philosophie.

Or ce qui est, comme pour la Francophonie, l’assise et le lien de toutes ces disciplines, de tous ces pays du savoir, c’est le langage. Et disposer d’une langue universelle est une chance merveilleuse, mais une chance qu’il ne faut pas insulter.

Respecter sa langue, c’est se respecter soi-même ; c’est une des conditions de la dignité personnelle. Maîtriser les vocables, la grammaire, la syntaxe, c’est aussi la condition première de toute pensée efficace et de tout succès, en quelque domaine que ce soit.

Voilà pourquoi la vieille institution dont j’ai la charge, après trois cent cinquante ans, tient toujours debout. Le cardinal de Richelieu lui avait assigné comme principale fonction de travailler — c’est le texte même des règlements de 163 5 — « à donner des règles certaines à notre langue, et à la rendre pure, éloquente, et capable de traiter des arts et des sciences ».

Cette responsabilité, les académiciens français l’ont exercée continûment, contre vents et marées de l’histoire, et aujourd’hui comme à l’époque de Corneille, à l’époque de Montesquieu, à l’époque de Chateaubriand.

Quand les magazines vous présentent de vieux messieurs caparaçonnés d’habits qui les font ressembler à des généraux de l’Empire, ne vous dites pas qu’ils ne servent absolument à rien.

Ils veillent sur l’âme du pays, son langage; ils veillent à ce que le français conserve ses « règles certaines » et puisse tout exprimer, clairement, des arts présents et des sciences nouvelles, et pour toute la Francophonie.

Car ils sont capables d’épouser leur temps et de s’adapter aux réalités du monde, ces écrivains, ces savants, ces philosophes, ces théologiens, ces dramaturges, ces médecins, ces hommes d’État qui ne sont jamais plus de quarante, mais qui se choisissent de manière à incarner, du mieux qu’il se peut, la continuité de la France.

Mesdemoiselles, ai-je été trop sérieux ? Je vous ai entretenues de choses dont je ne peux parler qu’avec passion. Mais la passion est bien ce que vous pouvez entendre.

Comme toute jeunesse, vous êtes pleines d’exigence et d’espoir, pleines de dispositions au dévouement, pleines de volonté de vouer votre vie à quelque chose de noble et de grand. Ce quelque chose de noble et de grand est là : c’est votre pays; et vous trouverez à le servir, ici ou au-delà des mers, de grandes fatigues souvent, mais aussi d’immenses satisfactions. On ne rencontre de déceptions que lorsqu’on ne se consacre qu’à soi-même.

À présent, bonnes vacances ! Mais où que vous alliez, dans la province ancestrale, ou sur le sable des plages, ou dans quelque voyage, ayez au cœur l’honneur qu’il y a d’être, en 1987, les meilleures des jeunes Françaises.