Centenaire d’André Maurois (1885-1985), à Rouen - André Maurois, Le Concours Général et l’Académie Française

Le 25 octobre 1985

Maurice DRUON

André Maurois
Le Concours Général et l’Académie Française

par Maurice DRUON

 

Je ne crois pas au hasard mais à la prédestination. Je crois qu’il n’arrive à chacun de nous que ce qui est à sa ressemblance. Je crois que notre destinée s’édifie à travers les rencontres auxquelles nous avons droit, par nature et tempérament, rencontres parfois heureuses et parfois néfastes qui nous conduisent à nos échecs comme à nos accomplissements.

Qu’avons-nous fait au long de cette belle journée sinon de célébrer des rencontres fortunées ? Rencontre avec la Normandie, province aux solides vertus de travail et de dignité, d’une famille juive alsacienne dont la droiture, la fierté, le sens atavique de la fidélité, l’attachement à la France, ne pouvaient s’accommoder de vivre sous la domination étrangère ni accepter de changer d’identité nationale ; rencontre du jeune Émile Herzog, enfant à l’esprit vif et l’âme volontaire, déjà sensible à « l’ordre intelligent » des choses, avec un des plus vieux, des plus nobles, des plus célèbres lycées et du même coup rencontre de ce lycéen avec cette grande cité, Rouen, qui restera toujours pour lui l’image de la Ville ; rencontre d’un adolescent aux dons intellectuels exceptionnellement précoces et affirmés avec un maître également exceptionnel, Alain, incomparable éveilleur de pensée, et l’un des plus remarquables socratiques parmi toute la descendance de Platon ; rencontre de celui qui serait André Maurois avec le premier succès... Je m’arrête sur celui-ci.

En 1901, à seize ans pas encore atteints, dans ce qu’on appelait la classe de rhétorique, Émile Herzog obtint au Concours Général des Lycées et Collèges le 2e prix de version latine, le 3e prix de version grecque et le ler accessit de géographie. L’année suivante, il remportait le prix d’honneur de philosophie.

Qu’est-ce que le Concours Général ? Chacun le sait ici, dans cet auditoire où les universitaires sont nombreux, et les lauréats aussi. Rappelons-le d’un mot.

Le Concours Général est une vieille institution qui remonte au milieu du XVIIIe siècle. On la doit à un excellent homme, l’abbé Legendre, chanoine de la cathédrale de Paris, qui mourut à près de quatre-vingts ans en affectant ses biens à la dotation d’un concours destiné à révéler « les jeunes élites de la nation ». Sa mémoire survit plus certainement par cette fondation que par ses ouvrages sur les Mœurs et coutumes des Français ou sa Nouvelle Histoire de France jusqu’à la mort de Louis XIII.

Le Concours a traversé troubles et révolutions, par moments supprimé, puis menacé de nouveau de suppression et de nouveau sauvé, tantôt mis en grande lumière et tantôt en veilleuse par les pouvoirs publics, selon que le mode politique tend à exalter la notion d’élite ou à la honnir. Juge-t-on que les affaires de l’État ainsi que généralement les activités de la cité doivent être conduites par les plus capables, les plus instruits, les plus travailleurs et les mieux formés, en somme par les meilleurs, et estime-t-on que la voie de l’examen, du concours est la plus juste et la plus honnête pour sélectionner ces meilleurs ? Alors le Concours Général est au plus haut de l’estime officielle. Veut-on nous persuader au contraire que le talent est une injustice, la sélection une monstruosité et la notion de supériorité une scélératesse morale ou une tyrannique déviation de l’esprit ? Alors le Concours est au plus bas de la faveur. Je note que, pour l’heure, après avoir frôlé les abîmes, le Concours Général est, comme on dit en Bourse, plutôt à la hausse.

Le Concours Général ne donne droit à rien, ne rapporte rien, sinon quelques beaux livres, une modeste médaille et parfois un voyage. C’est une distinction, pas un grade. « C’est bien, disait Alain à son jeune prix d’honneur, à condition que vous compreniez que ce n’est rien ».

Rien, dans le sens que toute victoire est chose qu’il faut savoir regarder pour ce qu’elle est, et dominer. Rien, dans le sens où les Jeux Olympiques, tels qu’ils étaient à l’origine, ne servaient à rien. Mais ce rien est essentiel. C’est le couronnement de l’effort, la compétition loyale et sans profit, le goût de se mesurer à ses égaux, d’exceller, de triompher. C’est aussi pour la jeunesse le passage de la première chance, car la chance y a, comme en toute compétition, sa part. Il faut être accordé au sujet proposé, et n’être pas atteint, ce jour-là précisément, d’un rhume, d’un mal de tête ou d’un flux de ventre, et aussi que la jeune fille placée près de vous ne soit pas trop jolie, et que la copie remise trouve dans le jury des défenseurs assez opiniâtres. Le Concours, sans en exagérer l’importance, c’est un premier signe que fait le destin à ceux dont quelques-uns deviendront Turgot ou Robespierre, Michelet ou Victor Hugo, Musset ou Baudelaire, Taine ou Pasteur, Bergson ou Henri Poincaré, Jules Romains ou Léon Blum, André Tardieu ou Giraudoux, ou André Maurois.

L’Association des Lauréats est moins ancienne. Elle ne date que d’une soixantaine d’années. Elle permet à toutes les générations de se retrouver, au moins une fois l’an ; elle rassemble des hommes et des femmes de toutes carrières et toutes opinions autour d’un souvenir heureux qui leur donne à tous, un moment, le même âge, et offre aux plus jeunes de côtoyer ceux qui sont devenus, aujourd’hui, René Huyghe ou Edgar Faure, Couve de Murville ou Maurice Schumann, ou Jean-Pierre Chevènement. Il y a toujours un lien entre ceux qui ont eu les mêmes débuts.

Je dois au Concours Général ma rencontre avec André Maurois, que je tiens pour l’une des plus importantes de ma vie ; et je la vois entourée de certaines circonstances ou de certains signes qui m’empêchent de la regarder comme relevant entièrement du hasardeux et du fortuit.

J’étais dans la classe de philosophie, au lycée Michelet. Et là j’ouvre une parenthèse qui nous ramène à la cérémonie de ce matin, pour dire que je crois fort à l’importance des noms qu’on donne aux établissements scolaires. Je pense qu’on ne vit pas impunément six ans de sa jeunesse, les années capitales de la formation, sous l’égide d’un nom illustre, sans qu’il passe en vous quelque chose des valeurs dont ce nom est symbolique. On appartient à une sorte de famille, de petite tribu où se transmettent peu ou prou, et par la puissance d’un vocable chaque jour répété, les traits et les vertus de l’ancêtre choisi.

Entre le nom de Corneille, symbolique de la domination du vouloir et du devoir sur l’abandon aux entraînements de la passion, et le caractère de Maurois, je vois une relation. De même, je ne tiens pas pour indifférent que Fernand Braudel et Edgar Faure aient été élevés au lycée Voltaire. N’appartiennent-ils pas, chacun à sa manière, à ce qu’on pourrait appeler la descendance voltairienne ? Et il n’y a pas lieu de se surprendre, quand on est passé par Michelet, d’avoir contracté quelque goût de l’histoire.

Donc j’étais là, en philosophie, dans la classe où une plaque rappelait que Jules Lagneau y avait eu sa chaire. J’espère qu’aujourd’hui une seconde plaque rappelle qu’Alain y a reçu l’enseignement de Lagneau et y a professé lui-même. Pendant un an, j’ai été imprégné de ces souvenirs.

On sait que le proviseur de Rouen avait pour quelque obscure raison voulu retirer la médaille d’honneur du lycée au jeune Herzog et qu’Alain, s’emportant, la lui fit rétablir, faisant sonner très haut le prix obtenu par son élève au Concours Général. Or une aventure très voisine m’était advenue. Un examinateur, au bachot, ayant détesté ma prose, m’avait gratifié d’une note éliminatoire en français. Je n’en fus sauvé que par l’indignation d’un autre examinateur, dont le nom m’est resté hélas inconnu, et qui se trouvait avoir siégé aussi au jury du Concours qui m’avait décerné le deuxième prix de dissertation. Et sur quel sujet avais-je concouru ? Sur un sujet tiré d’un article d’André Maurois.

Vous comprendrez que je sois resté, comme Maurois, assez attaché à l’institution.

Ayant à la fois mon prix et ma peau d’âne, j’allai donc, l’année suivante, au banquet des Lauréats qui se tenait au Cercle militaire, place Saint-Augustin. Je revois Édouard Herriot, qui présidait alors l’association, notant sur le menu les articulations du discours qu’il allait improviser d’une voix superbe, et je remarquai qu’il écrivit quelque chose, sa péroraison sans doute, sur sa manchette empesée. Il me souvient aussi qu’un très vieux général, comme on avait proposé que Giraudoux fût le président d’honneur du prochain déjeuner, s’était écrié : « Ah non ! cet homme-là n’écrit pas un bon français ». Et nul ne l’avait contredit sans doute parce que ses accointances avec le Cercle permettaient d’y tenir, pour une somme modeste, nos modestes agapes.

A l’heure du café, mon adolescence émue s’approcha, la tasse en main, d’André Maurois. Parmi l’appréciable cohorte de personnages célèbres ou puissants, il était celui que j’avais envie de connaître. Il n’appartenait pas encore à l’Académie française, mais nul ne doutait qu’il y serait bientôt. Il était dans la jeunesse de sa gloire. Et surtout, pour moi, il avait écrit la vie de Shelley, la vie de Byron, la vie de Disraëli, tout ce qui peut peupler l’esprit et les rêves d’un garçon de moins de vingt ans. J’allai lui dire que je l’avais lu et que je l’admirais. Ce fut la première fois que j’entendis sa voix posée, délicate, précise, et que je bénéficiais de son attention si parfaitement courtoise.

Je m’en autorisai pour lui adresser mon premier article littéraire qui venait de paraître dans une revue d’études anglaises, et qui, je dois le confesser, ne ruisselait pas de génie. Maurois me répondit d’une carte brève mais charmante, où son écriture, qui ressemblait à sa voix, avait tracé les mots les plus propres à me toucher.

Il ne faut jamais manquer de répondre à un jeune homme qui débute dans la carrière des lettres. On y récolte parfois un naïf un peu encombrant ou un quémandeur persistant. Mais parfois aussi on a dissipé un doute et fortifié une vocation.

Ainsi se nouèrent, très discrets d’abord, puis espacés par la guerre et les exils, puis renoués, et constamment consolidés et croissants, un attachement, une affection de cadet à aîné et d’aîné à cadet, jusqu’à devenir, dans les dernières années de Maurois, une sorte de double relation paternelle et filiale qui, je le répète, compte parmi les plus précieuses dont l’existence m’ait gratifié.

Si, à l’âge où l’on est plutôt détaché des souvenirs de collège et où l’on n’en a pas encore la nostalgie, je restai assez assidu aux réunions des Lauréats, ce fut parce que Maurois, ayant succédé à Herriot, les présidait. Pendant seize ans, de 1951 à 1967, il fut à la tête de l’Association un exemple et de bonne grâce et de culture générale, renouvelant cet exemple à chaque banquet qui s’était mué en dîner et avait pris logis à la Maison des Polytechniciens.

Bonne grâce inégalable pour présenter l’invité d’honneur qui était, d’abord et surtout, l’invité de Maurois auquel, si occupé qu’on fût, on ne pouvait rien refuser.

A Maurice Garçon, en qui il louait la coexistence de l’érudition et du style, il savait rappeler les traités de Quintilien qui constituaient pour lui, Garçon, la meilleure formation d’un jeune avocat.

Il accueillait Maurice Genevoix, grand combattant, grand humaniste, en disant que « sa vie pourrait être proposée en modèle à nos plus jeunes camarades » ajoutant avec humour que ce normalien, ancien professeur, en devenant secrétaire perpétuel de l’Académie, « n’avait jamais rencontré une classe aussi indisciplinée ».

Il introduisait Louis Armand par ces mots : « On a dit que nous entrons dans l’avenir à reculons, et c’est vrai. Mais Louis Armand regarde par-dessus son épaule, et le moyen de s’orienter, même à reculons... Il y a parfois à l’Académie des élections que j’accepte sans regret, mais sans délire ; j’avoue que j’ai travaillé de toutes mes forces à celle de Louis Armand ».

Et pour Maurice Schumann, mon complice de ce soir, comme nous le sommes depuis quarante-deux ans, Maurois, après avoir énuméré la diversité de ses qualités et de ses talents, dans la guerre comme dans la paix et dans la politique comme dans les lettres, concluait ainsi son propos d’accueil : « Bref, vous êtes un homme complet et un homme parfait ».

Mais le plus étonnant était son commentaire des sujets donnés au dernier concours, et des copies primées. J’ai toujours pensé, en l’entendant, qu’il y avait un regret chez lui, qui lui venait du souvenir d’Alain, de n’avoir pas été professeur autrement que quelques mois en Amérique et un peu par accident. Quel professeur il eût été !

Il semblait s’en consoler une fois l’an, pendant une heure. C’était son rendez-vous avec une nostalgie, la nostalgie de l’inaccompli. Il donnait pendant cette heure un éblouissant cours magistral qui portait sur toutes les matières, un cours universel, passant de la philosophie à l’histoire, de la dissertation française à la composition d’anglais, et de la version grecque aux mathématiques. Au lauréat de sciences expérimentales auquel on avait demandé : « Quels sont les caractères distinctifs d’un concept scientifique ? », et qui avait dans son devoir avancé que les sciences de la vie atteindraient peut-être à la rigueur abstraite, il répondait : « Je ne le pense pas. Nous sommes fils de la terre, et même si nous arrivions un jour à mettre les arbres, les animaux et les hommes en équation, il resterait une marge d’intuition nécessaire. Heureusement car dans cette marge fleurit la poésie ».

Puis, d’une copie de géographie où le candidat avait traité du pétrole dans le monde – c’était dans les années cinquante – il disait : « Tout y est. La copie est à la fois d’un géographe, d’un romancier balzacien, d’un grand journaliste, d’un savant, d’un homme politique. Pour moi, si j’étais l’un des dirigeants de l’Esso Standard, de la Shell ou de la Compagnie Française des Pétroles, j’engagerais immédiatement cet éblouissant jeune homme. J’ajoute qu’il écrit fort bien, qu’il sait être technique sans aller au jargon ». Et par là Maurois abordait la réforme en cours – l’une des réformes – de l’enseignement. « La société nouvelle, disait-il, comportera des éléments nouveaux : les techniques, et des éléments permanents : les passions humaines. Il faut que nos étudiants soient capables de s’entendre avec les hommes et de les commander... Entre efficacité et sagesse, il faut trouver la commune mesure. C’est là le rôle de l’écrivain et du philosophe. Aussi, non seulement la technique ne dispense pas de la culture, mais elle la rend plus nécessaire que jamais ».

Cette « leçon » de Maurois me fait réentendre comme en écho un mot de Georges Pompidou, autre lauréat, à la toute fin de sa vie : « Plus je vais et plus je suis persuadé que ce sont les littéraires qui doivent exercer le gouvernement ».

Telle année, Maurois prouve sa conscience de « magister » en signalant, après avoir commenté la dissertation française couronnée d’un premier prix, qu’il n’a pas moins aimé la copie d’un simple accessit dont la pensée et le style l’avaient arrêté.

Telle autre, un sujet de philosophie lui est prétexte à un exposé sur la liberté.

Telle autre encore, il s’étonne que le premier ni le second prix n’aient été décernés. « Et pourtant le sujet était beau : « Que pensez-vous de cette phrase : Celui qui augmente sa science augmente aussi sa douleur ». Si j’avais eu à le traiter... »

Et voilà Maurois redevenu lycéen et rédigeant sa copie.

Il revient souvent à la géographie, souvenir sans doute de son accessit de naguère, et se réjouit que son cher lycée Corneille, en 1963, ait remporté le 2e prix, le 3e prix et... le ter accessit.

Une autre fois, rendant compte du prix de version anglaise, il complimente la lauréate, aux prises avec un texte de Priestley, d’avoir eu la sagesse de mettre le mot « pub » entre guillemets sans tenter de le traduire.

« J’ai eu la curiosité, dit Maurois, de chercher dans le meilleur dictionnaire anglais-français. J’ai lu : cabaret, bistro, caboulot, assommoir. Or un « pub » n’est ni un bistro, ni un cabaret. Un « pub » est un « pub » et il faut bien parler franglais quand le mot équivalent n’existe pas. »

En 67, Maurois déplorait que le ministère ne lui eût fait parvenir que quatre des copies primées, deux de français, deux de géographie... géographie toujours. Ce fut l’occasion pour lui de nous raconter son concours de 1901. « On nous donna pour thème : les côtes de la France, de la Bretagne à la frontière espagnole. Je ne savais à peu près rien. Je fis de la littérature ; je pastichai Pierre Loti et j’obtins le premier accessit. Cela en disait long sur l’ignorance des autres »... Et il finit son discours selon sa formule habituelle : « Voilà notre compliment fait, le compliment, ajouta-t-il, du lauréat des temps préhistoriques à ceux de 1967 ».

Ce fut, hélas, son dernier compliment. J’étais lié un peu à cette fournée dernière, car je venais d’être élu à l’Académie ; mais je fus privé de la joie d’avoir André Maurois auprès de moi quand j’y pris séance. Vous comprendrez pourquoi, par quel sentiment de fidélité, j’acceptai de lui succéder à la présidence des lauréats. C’était une sorte de legs moral.

Heureusement pour moi, à partir de 68, le ministère n’envoya plus aucune copie, ce qui m’évita d’avoir à me risquer dans un exercice où Maurois excellait et où je n’aurais témoigné que de mon insuffisance.

Mais je pense qu’il y aurait un intéressant travail universitaire à conduire, pour quelque jeune maître qui serait tenté, sur l’évolution de l’enseignement en France, de 1951 à 1968, à travers les discours d’André Maurois aux Lauréats du Concours Général. Sujets proposés, copies couronnées, état d’esprit des maîtres, mentalité des lycéens ont là leur reflet, dans le miroir que leur tendit l’écrivain le plus parfaitement humaniste de notre époque. Je lance l’idée au vent de l’estuaire et du soir.

Si le Concours Général est la compétition de la première chance, l’Académie française est la compétition du rêve ultime. C’est la consécration d’une carrière ou d’une œuvre, le suprême honneur. Pour l’homme d’État, c’est la seule élection qui ne sera pas remise en cause. Pour l’homme de guerre, c’est le sceau de ses victoires et l’hommage de la gratitude nationale – quand il y avait encore des victoires à remporter. Pour le diplomate, le grand serviteur du pays, c’est le définitif brevet des services rendus. Pour l’homme de recherche, d’étude et d’enseignement, le coup de lumière sur tous les travaux de sa vie. Pour le savant, le médecin, c’est le témoignage de la gratitude due à ses découvertes. Pour l’homme de lettres, le passage de la notoriété à la célébrité, voire de la célébrité à la gloire, avec tout ce que la gloire peut avoir de fragile et de passager ; c’est la reconnaissance que ses ouvrages sont entrés, au moins provisoirement, dans le patrimoine intellectuel du pays, et comme une valeur ajoutée à ceux qu’il publiera désormais.

Précoce en sa maturité comme il l’avait été en son enfance, Maurois entrait sous la Coupole à cinquante-trois ans, et il était dans la catégorie de ceux que l’Académie fait passer de la célébrité à la gloire.

Étrange compagnie que la nôtre, première institution démocratique fondée sous la monarchie, dernière institution royale à se perpétuer sous la République, avec des statuts et des usages inchangés !

Société d’égaux qui se recrutent eux-mêmes librement et par vote secret, grand corps de l’État mais qui vit dans l’État d’une vie autonome, magistrature morale, dont on ne peut dire précisément, le langage excepté, sur quoi elle s’exerce, toujours raillée depuis ses débuts et toujours impavide parce que les railleries mêmes aident à son lustre, et qui, à travers tous les accidents de l’histoire, révolutions et marées politiques ou idéologiques, conserve en France et pins encore dans le monde un prestige inégalé.

Société d’amitiés également, d’amitiés véritables, et cela du fait précisément que l’Académie unit et rassemble des gens appartenant à des disciplines différentes. Entre personnes de même profession, et surtout s’il s’agit de professions intellectuelles ou de beaux arts, les rivalités sont obligées et les amours propres à fleur de peau. Entre des incomparables, la jalousie n’a pas de motif. La gloire d’aucun ne peut porter ombrage aux autres, mais au contraire donne de la lumière à tous. Et le moins caractéristique n’est pas l’unité et, généralement, l’harmonie qui règne dans ce peuple d’uniques.

Maurois avait le sens et le goût profond de l’amitié. Comme tout grand humaniste, il savait l’importance première de ce sentiment non seulement dans l’accomplissement de notre destin individuel mais également dans les rapports sociaux. L’Académie à cet égard répondait à l’une des dispositions profondes de son tempérament.

D’autre part, sa recherche et son souhait, en tout, de « l’ordre intelligent » auxquels j’ai déjà fait allusion « un ordre intelligent, a-t-il écrit, est une satisfaction de l’esprit – lui inspiraient un goût et un attachement pour les institutions, leur fonctionnement et leur rôle.

Cette compagnie qui intègre, génération après génération, toutes les familles spirituelles, toutes les tendances philosophiques et politiques, toutes les écoles littéraires et scientifiques, tous les apports culturels, toutes les grandeurs et tous les drames du pays à travers ceux qui y ont eu un rôle particulièrement représentatif ou décisif, lui apparaissait pour ce qu’elle est : l’une des plus certaines, des plus évidentes, des plus vivantes expressions de la continuité de la France.

Enfin, sa curiosité d’esprit, cet intérêt pour toutes les activités intellectuelles, pour toutes les disciplines, anciennes ou nouvelles, et dont il témoignait au dîner du Concours Général, trouvait aliment chaque jeudi dans cette enceinte où le romancier côtoie l’historien, où le philosophe écoute le biologiste, où l’homme d’État interroge le théologien.

La caricature représente volontiers les académiciens comme des vieillards retombés en enfance. J’oserais dire qu’ils sont des hommes mûrs retombés en adolescence, se redécouvrant un appétit de savoir que la vie ne leur a pas permis toujours de satisfaire. Et même n’auraient-ils plus d’appétit, le travail du dictionnaire leur en donnerait. Car la surveillance des mots, leur définition, le classement de leurs divers sens, l’acceptation des nouveaux vocables utiles, le rejet des inutiles ou des mal venus, exige un surprenant concert de connaissances et de compétences, en même temps qu’un emploi très exercé du jugement.

André Maurois fut un modèle d’académicien. Il avait l’adolescence de l’esprit ; il avait le jugement de la maturité ; il avait la conscience de la pérennité de l’institution.

Il était l’un de ceux à travers qui se transmettent les usages et les manières, manières de gentilhomme, il faut bien le dire, et qui nous viennent du temps où tous les pays d’Europe étaient des provinces intellectuelles de la France. Il possédait, qualité sociale entre toutes, la bonne grâce, qui ajoutait encore à l’autorité qu’on lui reconnaissait. Il avait pris figure de maréchal des Lettres.

Il était donc fort écouté ; souvent les élections dépendaient d’un mot de lui : « Je pense, disait-il, que c’est le tour de M. Untel ». Car il avait pesé ce que M. Untel pouvait apporter à la Compagnie pour en renforcer l’éclat ou pour en maintenir les subtils équilibres.

Or il ne manquait pas d’audace ni d’imprévu dans ses choix ; les « M. Untel » de Maurois s’appelaient Jean Cocteau, Louis Armand, Jacques Rueff, Jean Rostand, René Clair. Mais il n’avait pas les yeux posés seulement sur ses contemporains immédiats. Il regardait ses cadets avec attention, affection, tendresse même, et il n’hésitait pas à désigner, dans de discrètes mais publiques déclarations, ceux auxquels il voyait place parmi les quarante. Nous sommes trois ici, M. Jean-Jacques Gautier, M. Michel Droit et moi-même à en pouvoir témoigner. Vous comprendrez la fidélité passionnée que nous lui gardons.

Toute la journée que nous venons de vivre lui aurait plu, et je m’avance à dire, lui plaît, dans l’inconnu des communications mystérieuses. L’hommage de son département natal, l’hommage de sa ville d’études, l’hommage enfin, aux proportions nationales, que la grande société savante qu’est l’Académie de Rouen a voulu lui rendre dans cette salle historique et superbe des États de Normandie, tout cela est en correspondance avec l’ordre des valeurs, le sens du souvenir et de la transmission qui étaient les siens, éminemment.

Plusieurs membres du Conseil des Lauréats du Concours Général ont tenu à s’y associer, au nom de trois générations. Cinq membres de l’Académie française, et délégués par elle, sont venus représenter leur compagnie tout entière. Ils remercient Rouen, sa municipalité, son académie, de cette célébration du très grand écrivain et du suprême civilisé qui fut leur aîné, leur maître, leur confrère, leur ami tutélaire.

Voilà notre compliment terminé... comme aurait dit André Maurois.