Voyages et voyageurs d’autrefois. Discours du Secrétaire perpétuel

Le 16 décembre 1976

Jean MISTLER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi décembre 1976

Voyages et voyageurs d’autrefois

PAR

M. Jean MISTLER
Secrétaire perpétuel

 

 

Messieurs,

Est-ce la majesté du lieu ? Est-ce la présence, à côté de moi, de la robe blanche de Lacordaire, portée par un de nos plus éloquents orateurs ? Est-ce la crainte de voir les atteintes sournoises de la grippe me retirer soudain la parole ? Je ne sais, mais, en sollicitant votre indulgence, je ne puis m’empêcher de me rappeler la fameuse phrase de Bossuet sur « les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint » — il avait soixante ans, l’évêque de Meaux, quand il l’a prononcée — un jeune homme !

L’an passé, je m’étais diverti à évoquer devant vous deux auteurs d’utopies et d’anticipations : Sébastien Mercier et Restif de La Bretonne, et nous avions fait ensemble, sans quitter cette Coupole, une exploration imaginaire dans l’avenir. Ce n’est pas pour le plaisir d’une vaine antithèse que je parlerai aujourd’hui des voyages et des voyageurs du passé, mais pour essayer de retrouver dans les textes d’autrefois, à côté des détails qui ont changé, quelques éléments permanents de la nature humaine.

Nous ne remonterons pas aux périples, plus ou moins fabuleux, de l’Antiquité. Je n’évoquerai pas non plus les Croisades, ni les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle : je voudrais simplement, dans la masse des relations de voyage qui nous sont parvenues, choisir deux textes vivants et pittoresques. Ce sont, d’abord, les souvenirs de deux étrangers, deux Suisses, les frères Platter, qui vécurent chez nous au XVIe siècle, et ensuite, ceux d’un Français, M. de Monconys, qui, au siècle suivant, visita, avec une curiosité toujours en éveil, maintes villes et maints pays.

Le nom de Platter a figuré, pendant cent cinquante ans, sans interruption, sur les registres de l’Université de Bâle, et les deux frères dont je vous parlerai, Félix et Thomas le Jeune, y occupèrent l’un et l’autre la chaire de médecine pratique. Curieuse famille : le père de ces deux savants, Thomas le Vieux, qui a laissé lui aussi des Souvenirs, fut berger dans son canton natal du Valais, puis imprimeur et maître d’école à Bâle, il traversa les six ou sept épidémies de peste qui ravagèrent la ville, se maria deux fois, eut une douzaine d’enfants, et, après avoir, à dix ans, mendié son pain, vit que son fils aîné millionnaire, dans sa belle maison à la façade peinte, aux vastes pièces remplies de collections de médailles, d’orfèvrerie, d’instruments de musique, de cristaux, de fossiles, de coquillages et d’oiseaux vivants, en volière, ou empaillés, dans les vitrines.

Les frères Platter nous intéressent surtout parce qu’ils firent leur médecine à Montpellier. La vieille Université, dont .le prestige s’étendait sur toute l’Europe, compta Félix au nombre de ses cent étudiants étrangers, de 1552 à 1557. Quant à son demi-frère, Thomas, son cadet de trente-huit ans, il y arriva en 1595 et y resta deux ans. De leur séjour, les deux étudiants rédigèrent l’un et l’autre de curieuses relations. Conservées parmi les manuscrits de l’Université de Bâle, elles n’ont été longtemps connues que par des publications fragmentaires et des traductions bien insuffisantes. Tout récemment, une édition intégrale et annotée des Souvenirs de Thomas a été faite par M. Keiser : admirable présentation d’un texte allemand rendu difficile par ses tournures dialectales et son orthographe, mais dont l’intérêt, pour l’histoire des mœurs en France, justifierait pleinement une traduction. Mais commençons par l’aîné.

Félix Platter était né en 1536. Le récit de son enfance bâloise est rempli de particularités curieuses. Dans l’atelier où son père avait imprimé l’Institution chrétienne de Calvin, le gamin pliait à longueur de journée le papier, si rêche que ses doigts saignaient. La mère, une ancienne servante, empilait les feuilles et confectionnait les frottons de cuir servant à encrer les caractères, et, ajoute Platter, « nous nous en servions en guise de balles pour jouer quand ils étaient usés ». Félix commença à étudier à l’école que dirigeait son père. Celui-ci l’avait fait asseoir au pied de sa chaire, à portée de sa main, et un jour, le gamin reçut un tel coup de verge sur la figure qu’il faillit perdre un œil : Qui bene amat bene castigat, disait un proverbe inventé sans doute par quelque féroce magister.

Tout jeune, Félix Platter donna les signes d’une vocation médicale : « Je prenais plaisir, raconte-t-il, à voir les bouchers ouvrir les bœufs et je découpais des feuilles de bardane, comme si j’avais disséqué un animal. » Cela ne l’empêchait pas d’apprendre la musique, de devenir d’une jolie force sur le luth, et de tenir sa place dans les troupes d’amateurs qui jouaient à Bâle les drames tirés de l’Écriture Sainte.

En octobre 1552, son père l’envoya faire sa médecine à Montpellier. Il serait en pension chez un apothicaire nommé Laurent Catalan, et, en échange, le fils Catalan devait venir à Bâle. Félix partit donc, avec deux chemises et quelques mouchoirs enveloppés dans une toile cirée, quatre couronnes d’or cousues dans son pourpoint, plus trois couronnes en monnaie : « Mon père, relate Félix, nous accompagna jusqu’à Liestal. À la porte de Kappel, il me tendit la main, voulut prendre congé et dire : « Felix, vale ! », mais il ne put prononcer vale ; il dit : « Va... » et partit tout triste. Je me sentis ému jusqu’au fond du cœur et je continuai, navré, un voyage dont la perspective m’avait tant de fois réjoui. »

À Genève, le jeune homme remit à Calvin une lettre par laquelle son père le lui recommandait. « Dès qu’il en eut pris connaissance, Calvin me dit : « Mi Félix, tout s’arrange pour le mieux ! J’ai un excellent compagnon de voyage à vous donner, un aide-chirurgien, Michael Edoardus, de Montpellier. Il doit se mettre en route demain ou après-demain ; c’est le guide qu’il vous faut. » Platter attendit donc jusqu’au dimanche le moment de partir et, écrit-il, « le matin de ce jour, j’entendis Calvin prêcher devant une très nombreuse assistance, mais je n’y compris rien. »

À Avignon, son compagnon de voyage le planta là pour aller loger chez un de ses amis. Platter descendit à l’Hôtellerie du Coq, « un mauvais gîte hanté par des bateliers aux larges chausses et aux bonnets bleus. J’avais grand-peur, car j’étais seul et ne pouvais me faire comprendre de personne ». Le lendemain, il se leva de bonne heure, tout triste de sa solitude. « Il me prit une telle envie de retourner au pays que je me rendis à l’écurie où, le bras autour du cou de mon cheval, je me mis à pleurer. La pauvre bête, qui se trouvait là toute seule, hennissait et semblait demander de la compagnie ; on eût dit que notre solitude lui pesait autant qu’à moi. Je sortis et me dirigeai vers un rocher surplombant le Rhône. Je soupçonnai Maître Michel d’être parti sans moi pour Montpellier. De noires pensées me montèrent au cerveau, mais Dieu me vint en aide : j’entrai dans une église, c’était dimanche, on chantait, les orgues jouaient, cette musique me rasséréna un peu. » Le lendemain, il retrouve son compagnon et reprend son voyage. « Après avoir passé en bac une rivière nommée Gard, nous nous arrêtâmes vers midi à Sérignac. La fille de l’hôte voulut m’embrasser, je m’en défendis, ce qui fit rire, car l’usage est de souhaiter la bienvenue par un baiser. »

Après vingt jours de voyage, Félix Platter arriva à Montpellier. Son compagnon de route lui indiqua son chemin et alla à ses affaires. C’était un dimanche. Félix croisa un nombreux cortège de bourgeois affublés de chemises blanches et escortés de ménétriers. « Ils portaient des jattes d’argent remplies de dragées et de friandises, dont ils offraient à toutes les jolies filles. Cette vue me ragaillardit quelque peu. » En arrivant sur la place où se trouvait la pharmacie de Maître Catalan, il vit l’apothicaire assis devant sa boutique fermée, descendit de son cheval, et c’est en latin qu’il se présenta à son hôte.

Laurent Catalan était un maranne. On désignait sous ce nom les descendants des Maures ou des Israélites expulsés d’Espagne par Ferdinand le Catholique. Beaucoup avaient conservé leurs usages, s’abstenaient de viande de porc et faisaient circoncire secrètement leurs enfants après le baptême. Le récit de Platter consacre une place limitée aux questions religieuses, mais on y sent tout de même à quel point cette période fut troublée et combien le Languedoc était déchiré entre le catholicisme et la Réforme.

Cependant, Platter fut frappé de la gaieté de la vie dans cette province méridionale : quel contraste, à côté de Bâle ! Avec la nouvelle année, commencèrent une foule de divertissements, surtout des sérénades galantes, la nuit, devant les maisons. « Les bourgeois notables donnaient des bals où l’on conduisait les demoiselles. Après le souper, on dansait aux flambeaux le branle, la gaillarde, la volte, la tire-chaîne, ces assemblées se prolongeaient jusqu’à l’aube... Le dimanche de la Quinquagésime, toute la ville dansa, partout les accords de la musique, partout des mascarades de mille espèces... Le Mardi-Gras, les jeunes bourgeois firent un cortège : ils portaient au cou un sac rempli d’oranges — elles sont à vil prix dans ce pays, la douzaine coûte un patard, savoir deux deniers. — Arrivés sur la place Notre-Dame, les voilà qui se jettent à la tête les oranges, dont les débris jonchent bientôt le pavé. Le lendemain, avec le Mercredi des Cendres, commençait le carême, pendant lequel il est interdit de manger viande ni œufs : il est vrai que nous autres Allemands transgressions en cachette l’ordonnance. C’est alors que j’appris à mettre du beurre sur une feuille de papier, à casser des œufs dessus et à faire cuire le tout sur une chandelle, la prudence commandait de n’employer aucun ustensile. Durant tout le Carême, je jetai dans mon cabinet les coquilles des œufs que je faisais cuire ainsi, plus tard, une servante découvrit ce tas de coquilles ; elle le dit à sa maîtresse, qui fut très fâchée, mais ne poussa pas l’enquête plus loin. »

Platter donne de nombreux détails sur ses études. Non seulement il suivait les cours de la Faculté, mais il regardait attentivement, dans le laboratoire de Maître Catalan, la manière dont on préparait les médicaments. D’autre part, il recueillait une foule de plantes « qu’il fixait délicatement dans un herbier ». Mais surtout, il désirait connaître l’anatomie et ne manquait jamais les séances de dissection de l’Université. En plus de ces séances, les étudiants procédaient à des dissections clandestines et pour cela, ils allaient déterrer secrètement dans les cimetières les morts inhumés la veille.

« Ma première expédition de ce genre, écrit-il, date du 11 décembre 1554. La nuit était déjà sombre quand Gallotus (un de ses amis) nous mena, hors de la ville, au monastère des Augustins. Nous y trouvâmes un moine aventureux qui s’était déguisé et nous prêta son aide. Nous entrâmes furtivement dans le couvent, où nous restâmes à boire jusqu’à minuit, puis, bien armés et dans le plus profond silence, nous nous rendons au cimetière du couvent de Saint-Denis... Nous déterrons le mort, en nous aidant des mains seulement, car la terre n’avait pas eu le temps de s’affermir... Après l’avoir enveloppé de nos manteaux, nous le portons, sur deux bâtons, jusqu’à l’entrée de la ville. Il pouvait être trois heures du matin. Nous déposons le cadavre dans un coin et nous frappons au guichet. Un vieux portier se présente, en chemise, et ouvre : nous le prions de nous donner à boire, disant que nous mourons de soif. Pendant qu’il va chercher du vin, trois d’entre nous introduisent le mort et vont le porter dans la maison de Gallotus. Le portier ne se douta de rien. Quant aux moines de Saint-Denis, ils gardèrent désormais militairement, avec des arbalètes, leur cimetière. »

Platter copiait des quantités de formules, notamment une recette pour faire pousser la barbe et la moustache. « Que de fois, raconte-t-il, ai-je barbouillé mes lèvres le soir, ce qui salissait mes oreillers. Nous nous faisions également raser le dessous du nez, mais tous ces procédés ne se montraient guère efficaces. »

Dans ces Souvenirs, j’aurais pu glaner d’autres faits divers. Par exemple, Platter rapporte l’histoire d’un paysan « qui se déguisait en diable et lançait du feu par la bouche, les oreilles et le nez ». Par la bouche, c’est banal, mais par les oreilles, on peut se demander comment il faisait ! Tout le monde fuyait à son approche, mais les chiens des paysans lui sautèrent dessus et on l’arrêta. Parfois, les détails qu’il donne sont étonnants : « Un jour, raconte-t-il, sur le pont du Rhin, à Bâle, un parapet s’effondra. Plus de cinquante personnes furent noyées, mais une petite fille de cinq ans, qui allait chercher de la moutarde, et qui était tombée dans l’eau, tenant son petit pot dans une main et sa pièce de quatre sous dans l’autre, fut retirée vivante, sans avoir lâché ni le pot, ni la pièce. »

Le 28 mai 1556, il fut reçu bachelier en médecine, il paya onze francs et trois sols le diplôme qu’on lui remit et il offrit un banquet aux étudiants allemands.

Son père, qui lui écrivait souvent, lui donna le conseil d’apprendre la chirurgie, car, disait-il, « à Bâle, la quantité des médecins est effrayante et, si l’on n’est pas capable de surpasser ses confrères, on est sûr de rester toute sa vie une sorte de mendiant ». Thomas le Vieux ajoutait qu’il voudrait bien lui voir épouser une jeune fille, Madeleine Jeckelmann, dont le père était barbier.

Le 27 février 1557, Félix quitta Montpellier. « Je pris congé de M. Catalan, qui pleurait. Les étudiants allemands arrivèrent devant la pharmacie pour me faire la conduite. J’enfourchai ma monture et, Dieu aidant, mais le cœur bien gros de quitter cette bonne ville, je me mis en route, escorté d’une assez nombreuse suite à cheval. »

Félix passa son doctorat en médecine à Bâle. Son père le lui avait conseillé, car les diplômes conférés à l’étranger étaient considérés comme de moindre valeur, « leurs titulaires sont réputés trop incapables pour postuler à notre Université, car on connaît le dicton : Accipimus paecuniam et mittimus stultos in Germanium, c’est-à-dire : « Nous prenons l’argent et nous envoyons les sots en Allemagne. »

Au mois d’octobre, il épousa Madeleine Jeckelmann et s’installa à Bâle comme médecin, bien qu’il y en eût déjà dix-sept dans la ville, plus un certain nombre d’empiriques guérisseurs, notamment une vieille sorcière et les deux bourreaux de la ville !

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Thomas le Jeune, le demi-frère de Félix, né en 1574, fut élevé par son aîné. Celui-ci l’envoya à Montpellier et le plaça chez Jacques Catalan, fils et successeur de Laurent, chez qui il avait lui-même logé en 1552. Le manuscrit de Thomas Platter le Jeune, beaucoup plus étendu que celui de son frère, traite, non seulement de son séjour à Montpellier, mais des nombreux voyages qu’il fit en France, en Espagne, et jusqu’en Angleterre et aux Pays-Bas.

Les détails de mœurs y sont plus nombreux que dans le Journal de Félix. Partout où il passe, Thomas recueille les témoignages des superstitions populaires. C’est ainsi qu’à Bagnols le Grand Prévôt du Languedoc, Pierre d’Augier, lui montre plusieurs bagues d’or, parmi lesquelles un anneau contenant un spiritus familiaris. Cette bague avait été donnée en cadeau à une femme de la noblesse et l’esprit répondait à toutes ses questions, « à condition d’être adoré par elle deux heures par jour... Lorsque la dame sut tout ce qui se passait autour d’elle et tout ce qu’on disait sur son compte, elle tomba dans une telle mélancolie qu’elle omit de rendre à l’esprit le culte qu’elle lui avait promis et elle mourut lamentablement ». Tous les discours du Grand Prévôt, ajoute Platter, roulaient sur des prodiges, sur les mauvais esprits ou sur les jolies femmes et, un peu fatigué d’avoir écouté son hôte pendant de longues heures, Thomas regagna son auberge. Nous ne savons pas s’il s’endormit facilement.

Le 25 juillet, il visite la Foire de Beaucaire et là, entre autres curiosités, il voit un montreur de puces savantes, un Bourguignon, qui portait d’énormes lunettes sur son nez : « Sa fille nourrissait ces insectes sur son bras... Les puces étaient harnachées avec une extrême habileté. L’une d’elles portait un petit cavalier en argent, couvert d’une cuirasse et ayant sa lance sur l’épaule, d’autres puces traînaient une petite chaîne du même métal, longue comme le doigt et ne pesant qu’un grain... Cela, je l’ai vu de mes yeux, avec les deux frères Lasser de Lassereck, nobles Strasbourgeois, et plusieurs autres personnes. Cela n’est pas si difficile que ce que j’ai entendu raconter, à savoir qu’une puce peut tirer une petite voiture d’argent à quatre roues et que cela ne l’empêche pas de sauter, mais ça, je ne l’ai point vu. »

Dans ce manuscrit, la page la plus curieuse concernant le folklore languedocien est celle où Thomas Platter rapporte les usages populaires relatifs à la fête de Noël.

« Le 24 décembre, soir de Noël, au moment de la tombée de la nuit, comme nous allâmes collationner dans la maison de M. Carsans (qui, ainsi que son fils, était catholique, mais sa femme et sa fille étaient de religion réformée), je vis placer sur le feu une grosse bûche de bois, que dans leur langue ils nomment cachefioc, c’est-à-dire couvre-feu, et on exécuta ensuite les cérémonies suivantes.

Quand cette bûche, placée sur les chenets, commence à brûler, toute la maisonnée se rassemble près du feu et le plus jeune de la maison, s’il n’est pas trop petit (car dans ce cas, c’est le père ou la mère qui le fait en son nom), doit tenir de la main droite un verre plein de vin, un morceau de pain et un peu de sel, et, dans la main gauche, une chandelle allumée en cire ou en suif. Alors tous les garçons et tous les hommes se découvrent la tête et cette personne, la plus jeune, ou le père en son nom, parle ainsi :

Où Monsieur
S’en va et vent
Dious donne prou de ben
Et de Mau ne ren.
Et Dieu donne des fennes enfantans,
Et des capres caprettans,
Et des fedes agnolans
Et vacques vedelans,
Et des saumes poulinans,
Et de cattes cattonans,
Et de rattes rattonans,
Et de mal non ren
Si non force ben.

Pour le cas où, dans cet auditoire, il se trouverait quelques personnes ne sachant pas le provençal, on me permettra de traduire.

 

Où le maître de maison
Va et vient,
Que Dieu donne beaucoup de bien
Et en fait de mal, rien.
Et que Dieu donne des femmes enfantant,
Et des chèvres chevrettant,
Et des brebis agnelant,
Et des vaches vêlant,
Et des ânesses poulinant,
t des chattes chattonnant,
Et des rattes rattonnant.
Pas du tout de mal,
Mais force bien.

 

Je trouve cette formule délicieuse dans sa naïveté : il faut que tout le monde, bêtes et gens, vive. Mais reprenons notre texte :

« Après avoir récité ces paroles, le même enfant jette un peu de sel sur le devant de la bûche Au nom de Dieu le Père, puis derrière, au nom du Fils, et enfin au milieu, au nom du Saint-Esprit. Lorsque ceci a été exécuté, tous crient ensemble : Allègre, Diou nous allègre, c’est-à-dire : Joyeux, que Dieu nous rende joyeux ! Il fait de même avec le pain, ensuite avec le vin, et enfin, aux trois endroits, il fait couler sa chandelle au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et tous crient comme il est dit ci-dessus : Joyeux !

On dit qu’un charbon ardent de cette bûche, si on le pose sur une table ne peut pas brûler et traverser la nappe. Ils gardent soigneusement le charbon pendant toute l’année et croient que si un être humain ou un animal a l’enfle, et si, autour de cette enflure, on dessine un cercle avec un tel charbon, elle ne grossira pas, mais disparaîtra bientôt.

Quand tout ceci a été fait, on prend une copieuse collation, sans poisson ni viande, mais avec d’excellent vin, des confitures et des fruits. On laisse la table servie pendant toute la nuit et on pose dessus un demi-verre de vin, du pain, du sel et un couteau, j’ai vu de mes yeux faire le tout. »

Non moins intéressantes sont les observations recueillies par Thomas Platter sur d’autres usages populaires, par exemple les charivaris. Le mot charivari, qu’il orthographie chalifary, vient, d’après lui, du grec. « Il a lieu lorsqu’un jeune célibataire épouse une vieille veuve ou qu’une jeune fille se marie avec un veuf âgé. Les jeunes de la ville se réunissent, munis chacun d’un instrument, l’un porte une vieille casserole, l’autre une poêle à frire, le troisième un tambour, le quatrième un sifflet, le cinquième une cuillère, le sixième un cor de berger, etc. Ils se rendent à la maison où le couple dort et ils commencent, vers minuit, à mener un horrible vacarme, criant, chantant, ce qui fait un tel bruit que personne ne peut dormir à douze maisons de distance. Ce scandale dure chaque nuit une heure ou trois, parfois même jusqu’au jour, jusqu’au moment où le couple contre qui se fait le charivari s’arrange avec eux en leur donnant une douzaine de couronnes, plus ou moins, chacun selon ses moyens. Les jeunes dépensent cet argent en festins nocturnes et les mariés retrouvent le repos. » Parfois, se produisent des incidents graves, c’est ainsi qu’à Uzès « des meneurs de charivari rencontrèrent un soir des musiciens qui venaient donner une sérénade à des nouveaux mariés et ceux qui faisaient le charivari tuèrent un des musiciens. Toute la bande fut condamnée à mort, mais cela ne suffit pas à faire cesser l’usage des charivaris ».

Nous voudrions pouvoir suivre Thomas Platter dans tous ses voyages en France, à Toulouse, à Bordeaux, à Poitiers, où il est frappé par la variété des danses locales, à Rouen, où il admire la grosse cloche de la cathédrale, à Paris, où il est frappé par la foule qu’il voit à Notre-Dame, foule qui paraît s’occuper davantage d’affaires profanes que de dévotions. « Les entremetteuses se promènent autour du chœur et offrent leurs services aux étrangers. » Il a vu également, « adossés contre les piliers, des lits dans lesquels étaient couchés de jeunes enfants trouvés qu’on recueille dans les rues et qu’on porte dans des lieux déterminés les jours de fête, dans l’espoir qu’une personne charitable désirant élever un enfant s’en fasse donner un ».

En sortant de la Sainte-Chapelle, Platter entre dans la grande salle du Palais où l’on voit « des boutiques de marchands de soie, de velours, de pierres précieuses, de chapeaux, de livres, de tableaux et autres articles. Il est assez difficile de passer devant ces étalages sans acheter quelque chose, parce que les marchands et les marchandes savent attirer les passants avec beaucoup d’affabilité. Les femmes qui vendent de la toile pour chemises, cols et mouchoirs, sont fort rusées et distinguent vite ceux qui ont de l’argent de ceux qui n’en ont pas ; elles observent ce qui vous manque et vous offrent ce que vous ne songeriez nullement à acheter. Si quelqu’un passe habillé de neuf, elles lui demandent s’il ne veut rien acheter pour sa maîtresse, aussi, ceux qui vont s’y promener avec des dames regrettent-ils généralement leur visite ».

Au Louvre, où le public entrait librement, Platter visite l’appartement du Roi et même son cabinet. Il donne des détails sur les constructions entreprises par Henri IV, en particulier une galerie « qui va du palais jusqu’à son jardin de plaisance, les Tuileries, situées en dehors de la ville... Il emploie pour ce travail un nombre considérable d’ouvriers, afin de pouvoir le terminer et en jouir de son vivant. J’ai entendu moi-même Sa Majesté dire, en empochant un gain qu’elle venait de faire au jeu de paume : « C’est pour mes maçons ! »

Non moins pittoresque est une page où notre voyageur relate comment il a vu, le 2 décembre 1599, le Roi toucher les écrouelles à l’église du Louvre (Saint-Germain l’Auxerrois). Ce jour-là, le Roi est gardé en raison de la foule nombreuse qui s’y presse, mais Platter réussit à entrer grâce aux Suisses de la Garde. Le Roi fait un signe de croix avec le pouce et l’index sur le menton et le nez des malades, puis sur leurs deux joues, en disant, au premier signe : « Le Roi te touche », et, au second, « Dieu te guérit ».

Nous ne suivrons pas le voyageur en Angleterre et aux Pays-Bas. À Londres, il a relevé des détails amusants, aussi bien sur le droit d’aînesse que sur l’Ordre de la Jarretière ou la chasse au canard sauvage. Il trouve — déjà ! — le système monétaire britannique effroyablement compliqué. De toutes ses observations, nous n’en retiendrons qu’une : « Le 21 septembre 1599, après le déjeuner, je suis allé, vers deux heures de l’après-midi, au Théâtre du Globe, et j’ai assisté à une tragédie sur Jules César, le premier empereur, avec environ quinze comédiens, qui jouaient fort bien. À la fin, ils dansèrent, selon l’usage et de façon charmante : deux étaient habillés en hommes et deux en femmes. » La seule chose que Platter omette de mentionner, c’est qu’il s’agissait du Jules César de Shakespeare, alors dans toute sa nouveauté ! On aimerait connaître ses impressions plus en détail, mais en tout cas, cette page de sa relation permet de fixer avec certitude à 1599 la date, parfois contestée, du Jules César.

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Au XVIIe siècle, M. de Monconys, un riche gentilhomme bourguignon, lieutenant criminel du Roi à Lyon, fit plusieurs voyages en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, ainsi que dans les pays du Levant. Esprit curieux, aussi bien d’histoire que de physique, d’astrologie que de médecine, de peinture que d’architecture, M. de Monconys a laissé une relation de ses voyages en deux volumes in-quarto remplis d’observations intéressantes.

La première expédition de notre gentilhomme, en 1645, se termina mal. Le bateau sur lequel il s’était embarqué, à Vannes, pour les Indes orientales fut capturé par une frégate espagnole, et Monconys, dépouillé de tous ses bagages, dut se faire rapatrier. Mais cela ne le découragea point. Dès l’année suivante, il reprit la mer, à Livourne cette fois, et à destination de l’Égypte.

Après avoir vu Alexandrie, Le Caire, le Sinaï et la Terre Sainte, Monconys arriva, en mai 1648, à Constantinople, dont il donne une description détaillée. Il va consulter plusieurs devins et devineresses, qui se montrent naturellement incapables de lire dans sa pensée.

En juillet, il rend visite à des savants turcs, dont un lui promet de lui faire voir le mouvement perpétuel, mais il n’en sera plus question dans la suite de sa relation.

Au mois d’août, Monconys assista à un coup d’État contre le sultan Ibrahim Ier. Le 8 août, le Grand Vizir obtint contre Ibrahim une sentence de déposition (un fetfa, en turc) du Grand Muphti. « Toutes les cours du Sérail furent pleines de milices, mais il n’y eut que le Muphti, le Vizir et quelques chefs de lois et de milices qui entrèrent dans le palais. » Ils prirent Mohamed, fils d’Ibrahim, âgé seulement de sept ans : « On le porta dans la cour du Divan où, assis sur une chaise d’ivoire qui se trouva toute prête, il fut proclamé Roi avec une allégresse extraordinaire. Jamais on n’a vu désordre si bien ordonné, ni révolte si paisible. Le 9, le vieux Grand Seigneur fut mis dans la prison qu’on lui avait préparée dans le Sérail même, où il fut enfermé avec Lasséqui, qu’il a épousée, et l’on plomba le cadenas qui ferme sa prison. »

« Le 13, l’on apprit comme le Grand Seigneur s’affligeait fort dans sa prison, où ses deux petits enfants allaient pleurer alentour. »

« Le 18, on publia la mort de Sultan Ibrahim, il ne faisait que se mordre dans la prison et se cognait la tête contre les murailles. Il fut enterré sur les onze heures.

« Depuis, on a su comment il fut étranglé ce jour-là, 18, par ordre du Muphti et du Vizir, lequel, au sortir du Divan, mena le bourreau au Sérail et à la prison où était le Grand Seigneur et, ayant un Fetfa du Muphti, fit étrangler ce prince... Quand on le voulut étrangler, il tenait ses mains sur la tête pour empêcher qu’on ne passât le licol, mais on lui mit un manteau sur la tête et, l’ayant poussé contre le mur rudement, il fut étourdi du coup qu’il donna de la tête, et après, facilement étranglé. »

Tout ce récit est remarquablement exact, sauf qu’Ibrahim avait été enfermé avec deux de ses favorites. Dans cette anecdote, nous trouvons toute l’atmosphère de férocité du Bajazet de Racine.

Le 21 novembre, M. de Monconys reprit la mer à destination de Marseille et, après une navigation sans incident, il fut de retour en France dans les derniers jours de janvier 1649.

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Quatorze ans plus tard, il entreprit un second grand voyage. Chargé par le duc de Luynes, l’ami de Port-Royal, d’accompagner son fils, le duc de Chevreuse, Baltazar de Monconys se déplaça cette fois dans des conditions beaucoup plus confortables et fut reçu par les grands personnages : le Roi d’Angleterre, l’Empereur d’Allemagne, le Grand-duc de Toscane, le Pape Alexandre VII, etc. Mais il semble qu’il ait été beaucoup plus intéressé par les savants et les philosophes, comme Boyle et Hobbes à Londres, et par les artistes, Miéris, Gérard Dow, Vermeer de Delft en Hollande, Poussin et Claude Lorrain à Rome.

À Paris, Monconys assistait parfois aux réunions de savants qui se tenaient chez Henri de Montmaur dans son hôtel du Marais et qui furent à l’origine de notre Académie des Sciences. M. de Montmaur était du reste un lettré, il figura parmi les quarante premiers membres de l’Académie française, ainsi que ses deux frères, Philippe Habert et Germain de Cérizy.

Le 23 mai, le voyageur est invité à Londres à une séance de la Société Scientifique Royale où l’on discute les questions les plus variées. « Le Président a un petit maillet de bois à la main, dont il frappe sur la table pour faire taire ceux qui veulent parler lorsqu’un autre parle, ainsi, il n’y a ni confusion ni crierie. »

Monconys rend plusieurs fois visite à Hobbes, l’illustre philosophe, qui avait séjourné plusieurs années à Paris et parlait couramment français. « Il me dit l’aversion que tous les gens d’église, tant catholiques que protestants, avaient pour lui, à cause de son livre De cive, où il soutient l’autorité royale indépendante de toute autre, si ce n’est de Jésus-Christ immédiatement. »

Entre nous, les ecclésiastiques n’avaient pas tout à fait tort et les doctrines politiques et philosophiques développées dans le De Cive et le Léviathan sont aux antipodes de l’Évangile et présagent déjà le matérialisme historique.

Prenant goût aux débats de la Société Royale, Monconys assista plusieurs fois aux séances du mercredi. Comme il ne comprenait pas l’anglais, le secrétaire de la Société traduisait en français pour lui toutes les discussions. Les communications faites par les membres de la Société et généralement suivies d’expériences, montrent que les superstitions médiévales, l’alchimie, l’astrologie, avaient encore quelques tenants. Notons cependant une expérience qui annonce, deux cents ans d’avance, celles de Pasteur : « Ayant pris les intestins d’un animal et autres parties plus aisées à corrompre, les ayant mises dans un vase de verre et par-dessus du coton tout seul pour empêcher qu’il n’y entre ni mouches ni autre animal, mais l’air seulement qui y pouvait facilement pénétrer, il y avait plus de six semaines qu’on les gardait, sans qu’il s’y fût engendré aucun ver ni autre chose. »

Le voyageur ne méprisait pourtant pas les divertissements populaires. Il s’arrêtait volontiers dans les jardins pour regarder les joueurs de boules et il s’amusait à voir les combats d’animaux à Whitehall. D’abord, ce sont des chiens de boucher contre un ours, « maigre divertissement » auquel succède le combat d’un taureau emboulé contre plusieurs dogues : « Il jetait en l’air tous les chiens qui voulaient l’approcher, il leur faisait faire cinq ou six tours, après quoi ils retombaient sur le sable ou sur les spectateurs. » À ce divertissement brutal en succédait un autre, plus plaisant : « Un singe, monté sur un petit bidet, était attaqué par les chiens, le cheval ruait et tombait souvent, sans que le singe lâche prise, et parfois, le cheval, se mêlant aux spectateurs, en faisait tomber plusieurs par terre. »

Après un séjour de plus d’un mois à Londres et dans les environs, Monconys, le 27 juin, s’embarqua sur la Tamise à destination des Pays-Bas.

Son voyage aux Pays-Bas et en Hollande nous le montre toujours amateur d’art et de sciences, et curieux de toutes les nouveautés. À Anvers, il visite l’imprimerie de Plantin, « où douze presses sont continuellement au travail », et il admire le jardin aux murs tapissés de vigne. À Middlebourg, il décrit une prison où l’on fait travailler « les malfaiteurs, fainéants et filles débauchées. Il y a une chambre où l’on met ceux qui sont pris riblant de nuit, pavée de bâtons carrés, la tête en haut, de sorte qu’on n’y peut être couché ni debout, sans souffrir beaucoup sur ces seillons de bois ». En Hollande, à Dort, il va voir l’atelier d’un peintre nommé Buscat : « Sa femme était fort jolie, mais non pas tant qu’une revendeuse de tableaux et une marchande de fil blanc, chez qui je m’arrêtai exprès pour les considérer. »

Le passage le plus intéressant concernant la Hollande, c’est la description de Delft : « Tout le pays semble plutôt une seule maison de plaisance qu’une campagne ; les canaux sont bordés d’arbres et de haies, de force maisons, de plusieurs moulins à scier du bois et à tirer les eaux du pays, qu’ils versent dans ces canaux. Il y a plusieurs cygnes dans ces canaux, qui y pondent sans que personne osa leur faire mal, car ce serait un crime capital. »

De Delft, Monconys se rend en bateau à La Haye. Ce trajet lui permet d’évoquer à nouveau « la beauté du pays, celle des arbres, des maisons et des prairies », mais, détail moins aimable, il ajoute : « Il y a force gibets sur les chemins et qui sont magnifiques. » Le lieutenant criminel parlait en connaisseur ! Quelques jours après, il revient à Delft, en prenant le bateau commun, qui coûte deux sols. Là, se place une visite à Vermeer, qui est probablement la seule mention de cet admirable peintre dans la littérature française du XVIIe siècle. Permettez-moi d’en citer quelques lignes : « Je vis le peintre Vermeer, il n’avait point de ses ouvrages, mais nous en vîmes un chez un boulanger, qu’on avait payé six cents livres, quoiqu’il n’y eût qu’une figure, que j’aurais cru trop payer de six pistoles. » Cette appréciation ne doit pas nous surprendre, mais nous aimerions bien savoir si ce boulanger était le même à qui Vermeer devait, à sa mort, six cents livres pour ses fournitures.

À Leyde, il va chez « le fameux peintre Miéris, qui n’avait qu’un de ses tableaux commencé d’une femme évanouie entre les bras des siens et un médecin qui regarde son urine. Il n’y avait de fini que le justaucorps de velours rouge de la femme et sa jupe isabelle, si bien faite qu’on eût assuré que c’était de l’étoffe, il en voulait douze cents livres du pays quand il sera fini. De là, je fus chez son maître nommé Dow, qui est incomparable pour la délicatesse du pinceau, il n’avait qu’un tableau d’une femme qui était à une fenêtre, dont il voulait six cents livres du pays ». Malgré leur naïveté, ces textes nous apprennent beaucoup de choses : on y voit d’abord que les artistes avaient de la peine à satisfaire aux commandes, et ensuite que la valeur relative de leurs tableaux s’est largement modifiée avec le temps.

Après la Hollande, Monconys traverse l’Allemagne. À Cologne, on lui raconte l’histoire de la femme enterrée à l’église des Apôtres. Les fossoyeurs tirèrent de son doigt une bague qu’elle portait. « Elle se réveilla, vint chez elle avec la lanterne qu’ils avaient laissée de peur, fit plusieurs enfants et fila une grande pièce de toile, pendue à la voûte de l’église. » À Ratisbonne, où la Diète d’Allemagne était réunie, l’empereur Léopold Ier se trouvait là avec les électeurs de Cologne, Trèves, Mayence, Bavière et Saxe. Le duc de Chevreuse et Monconys furent reçus en audience par le souverain, dont Monconys trace un portrait saisissant : « Il avait une perruque fort noire, frisée, et des moustaches renouées, il a le regard un peu farouche, la lèvre de dessous extraordinairement avancée et grosse et les dents de dessous un peu avancées en forme de défenses. » C’est écrit à la diable, mais les caractères héréditaires des Habsbourg sont parfaitement rendus.

Ensuite, c’est l’Italie. À Venise, Monconys décrit les canaux, les gondoles, les verreries de Murano. Un certain M. Gilbert lui vend deux Bassano et une tête de Tintoret. Il paye ces trois toiles cent quarante écus, puis, il les soumet à Carlo Lotti. « Il me détrompa de mes tableaux et je les reportai à Gilbert. »

À Rome, il voit le père Kircher, cet extraordinaire savant, capable de rédiger huit cents pages in-folio sur la musique qu’il connaissait bien, ou sur le déchiffrement des hiéroglyphes, qui, bien entendu, lui échappait totalement. Chez un marchand, Monconys troque une pierre fine, un œil-de-chat, contre un tableau de Poussin, un de Titien et un de Guaspre. Cette fois-ci, il ne s’est pas fait voler : « Je fus à la place d’Espagne voir M. Poussin, qui reconnut et avoua le tableau de Narcisse que j’avais eu de lui. » Quelques jours après, il achète un Claude Lorrain, « qui me promit de le raccommoder et y toucha un peu », et un autre Poussin, qu’il paie soixante-quatre pistoles : « Je fus le montrer à M. Poussin, qui le reconnut pour l’original. »

 

On se prend à rêver en songeant à l’époque où on pouvait, en échange d’une pierre fine, avoir deux tableaux qui vaudraient aujourd’hui quelques centaines de fois davantage !

 

Enfin, le 25 mai, le duc de Chevreuse est reçu par le pape Alexandre VII. Après le duc, Monconys est introduit : « J’eus une très longue audience, où Sa Sainteté me dit force bien du zèle du Roi et des Français pour la guerre de Hongrie, et qu’à cette heure tous les différends entre elle et Sa Majesté étaient heureusement terminés. » Mais, après ces compliments, viennent une série de phrases aigres-douces, où l’on voit bien que le Pape n’avait point oublié les incidents qui s’étaient produits à Rome avec le duc de Créquy, ambassadeur de France, et qui avaient amené Louis XIV à confisquer purement et simplement Avignon et le Comtat Venaissin.

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Nous en resterons là pour la relation de M. de Monconys. Parmi les voyageurs du XVIe siècle, j’aurais pu citer Montaigne, et, parmi ceux du XVIIe, Jean-Jacques Bouchard, mais le premier est trop célèbre, quant au second, son manuscrit est encore inédit pour la moitié, et d’ailleurs, beaucoup de passages de ce texte feraient scandale sous cette Coupole. Et puis, le temps de parole que je me suis promis de ne point déborder touche à son terme, et je voudrais conclure.

Les frères Platter, l’un au milieu, l’autre à la fin du XVIe siècle, et M. de Monconys, au milieu du siècle suivant, n’appartiennent pas au même milieu : les étudiants de Montpellier sont en contact avec ce qu’on appelait « le peuple menu », tandis que le lieutenant criminel de Lyon fait partie, sinon de l’aristocratie, du moins de la magistrature, et sa fortune lui permet d’acheter tableaux, sculptures et curiosités d’histoire naturelle. J’ajoute qu’il parle trop souvent de secrets d’alchimie, pour qu’on ne le soupçonne pas d’avoir, de temps en temps, soufflé le feu sous un alambic, dans un athanor. Les auberges dans lesquelles les Platter ou Monconys descendent sont toujours aussi peu confortables, les chemins aussi malaisés, les moyens de transports aussi lents. Quelques différences, pourtant, nous frappent. Lorsque Thomas Platter gravit l’Aigoual, pour ramasser des plantes montagnardes dans ce qu’il appelle le Jardin de Dieu, il fait l’ascension à pied et il est heureux de boire son vin, après l’avoir mis à rafraîchir dans une source. Plus tard, toujours à pied, bien entendu, il monte au sommet du Ventoux, et là, il se mettra nu jusqu’à la ceinture pour faire sécher son linge et ses vêtements trempés de sueur ! Monconys, lui, n’est point tenté par l’alpinisme : à son retour d’Italie, obligé de franchir le col du Mont-Cenis, il loue à Rivolle quatre porteurs et « une chaise très légère, couverte de toile cirée ». Parvenu au col, où souffle un grand vent d’Ouest, il a très froid : ce n’est sans doute pas le cas pour ses porteurs ! Ceci dit, à quelques détails près, ces trois voyages nous décrivent une société qui n’a guère changé en cent ans, et du reste, un siècle plus tard, le président de Brosses, ou mon prédécesseur Charles Duclos, voyageront à peu près dans les mêmes conditions.

Au XIXe siècle encore, les choses n’avaient guère changé, et les voyages vers l’Orient de Chateaubriand et de Lamartine ne différaient de ceux de Monconys que par le talent des narrateurs. C’est seulement avec le développement des chemins de fer, de la navigation à vapeur et de l’hôtellerie que le caractère des voyages s’est transformé.

Notre siècle, ce siècle qui s’achèvera bientôt, a vu, avec l’automobile et l’avion, une nouvelle forme de déplacements succéder aux anciennes. Sans parler des migrations saisonnières, qui concentrent des millions d’individus sur quelques centaines de mètres de largeur, le long des trois côtés de l’hexagone baignés par la mer, sans parler des voyages interplanétaires, qui ne sont pas encore à la portée de tout le monde, le nombre des gens qui se déplacent s’accroît très rapidement. Pourtant, je me demande quel enrichissement de leur personnalité peuvent espérer les passagers d’un avion supersonique lorsque, après cinq heures de vol à douze mille mètres d’altitude, ils trouvent, à l’arrivée, un aéroport pareil à celui du départ, ils entendent les mêmes indications mugies en anglais, et voient le même sourire sur les visages, un peu plus ou un peu moins bronzés selon les latitudes, des hôtesses de l’air, qui les feront monter dans des autocars identiques, vers des hôtels interchangeables et des bars standardisés. Certes, nous allons de plus en plus vite, de plus en plus loin, mais l’angoisse et le souci qui montaient en croupe du cavalier d’Horace restent toujours présents dans les appareils les plus rapides, et nous ne leur échapperons point.