Discours prononcé à l’occasion du IXe congrès de l’Association Guillaume Budé, au Capitole de Rome

Le 13 avril 1973

Jean MISTLER

IXe CONGRÈS DE L’ASSOCIATION GUILLAUME BUDÉ

DISCOURS

prononcé au Capitole de Rome le 13 avril 1973

par

M. JEAN MISTLER
de l’Académie française
délégué de l’Académie

 

En ce haut lieu, assurément un des plus illustres qui soient au monde, nul, je crois, ne saurait prendre la parole sans être ému. Certes, on peut trouver des sites naturels plus grandioses, mais ils sont muets, il existe sans doute aussi des endroits riches de souvenirs archéologiques plus anciens, mais ils nous sont étrangers, tandis qu’ici, il semble que l’histoire et la légende se soient unies pour composer ce qui s’appelle la gloire, et pour nous donner le sentiment d’un retour à nos origines. Aussi ai-je été particulièrement heureux que l’Académie Française m’ait délégué afin d’apporter le témoignage de sa haute estime à l’Association Guillaume Budé, au moment où, pour la première fois, vous tenez à Rome votre congrès quinquennal.

Notre compagnie est moins intimement mêlée à vos travaux que sa savante sœur cadette, l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, dont le domaine propre est celui des langues, des littératures et de l’histoire anciennes. Cependant, vous permettrez peut-être à l’indigne occupant du 14fauteuil de citer ce vers du plus illustre de ses prédécesseurs :

L’Italie est la mère et la Grèce l’aïeule

et de rappeler que les Quarante ne sauraient séparer la défense de la langue française, qui est leur mission traditionnelle, du maintien de l’héritage classique pour lequel votre Association mène sans se lasser, depuis plus de cinquante ans, un utile combat. Il ne s’agit nullement de rallumer la Querelle des Anciens et des Modernes, ni de poursuivre l’utopique dessein d’arrêter en un point de son cours l’évolution des langues et des idées. Ces débats me paraissent des jeux convenant à des temps plus paisibles que le nôtre, mais une chose pourtant devrait rester hors de discussion, en ce dernier tiers d’un siècle difficile, c’est que l’humanisme a certes le droit de puiser à des sources nouvelles pour élargir son horizon et s’enrichir, mais qu’il s’appauvrirait en se coupant de ses sources antiques. La malicieuse chouette, la puissante louve, dont les images sont l’emblème de vos collections, ont chance de survivre à beaucoup d’autres totems et, malgré l’accélération de l’histoire, nous sommes tentés de voir, dans la durée de l’humanisme gréco-romain et dans son extension à travers tout l’Occident, des preuves évidentes de son excellence.

La seule richesse que nous apporte cette vieillesse, que Saint-John Perse appelle poétiquement le grand âge, c’est tout ce que notre mémoire a pu sauver de l’oubli. Or, pour les hommes de notre génération, déjà si clairsemée, l’histoire de votre Association est curieusement parallèle à notre vie. Vais-je énumérer longuement des faits et des dates ? Non, vous les connaissez mieux que moi et je serai bref. Lorsque, à un des moments les plus troubles de la Première Guerre mondiale, au cours de la sombre année 1917, des hommes comme Maurice Croiset et Paul Mazon fondèrent l’Association Guillaume Budé, pour porter remède à la situation difficile des études anciennes en France, il existait à coup sûr des dictionnaires, des grammaires, quelques rares éditions critiques et d’honnêtes éditions scolaires, pourtant, lorsque, mes camarades et moi, sitôt démobilisés, nous avons entrepris, rue d’Ulm et à la Sorbonne, de préparer l’agrégation, nous ne disposions pas d’autres textes anciens publiés en France que la collection gréco-latine de Didot et la latine-française de Nisard, dépassées l’une et l’autre, et nous étions obligés d’utiliser, pour l’ensemble des auteurs du programme, soit les éditions d’Oxford, soit celles de Teubner.

L’Association Guillaume Budé et son émanation, la société d’éditions Les Belles-lettres, allaient rapidement transformer cette situation. En 1920 déjà, la collection latine prenait le départ avec le Lucrèce de Martha, bientôt suivi par les Discours de Cicéron et les Opuscules de Tacite, tandis que Sophocle et Pindare inauguraient la collection grecque. En 1921, sortaient sept volumes, en 1922, treize, et la progression s’accentuait vite, en même temps que commençait une nouvelle collection d’auteurs français.

À ceux qui comme moi avaient déjà infléchi leurs activités dans des voies divergentes, ces publications apportaient des nouvelles de l’Université. Vos premières éditions étaient signées des noms illustres de nos maîtres, les Croiset, les Mazon, les Goelzer — dix ans après, venaient s’y inscrire les noms de mes camarades de lycée ou d’école, Clarac, Durry, Festugière, Chapouthier, Juneaux, puis c’était le tour de nos cadets, et voici maintenant leurs élèves et leurs enfants qui assurent la relève ! Revenu de l’étranger pour entrer au service des Œuvres françaises au Quai d’Orsay, j’y recevais souvent l’infatigable Jean Malye, qui m’informait des progrès de l’entreprise à laquelle il devait consacrer toute sa vie, et vous me permettrez d’évoquer sa mémoire avec une émotion particulière.

Cependant, je prévois la question insidieuse que plusieurs d’entre vous pourraient me poser : « Parmi les quelque 500 volumes que nous avons publiés, combien en avez-vous lus ? Et n’avez-vous pas louché souvent vers la page de gauche, celle de la traduction ? » Vous reconnaissez là l’humoristique expression d’Alain Peyrefitte à votre Congrès de 1968 ! Eh bien, permettez-moi, après la demande, de faire la réponse : « J’ai dans ma bibliothèque une centaine de volumes de la collection grecque et autant de la latine. Certains ne figurent dans ses rayons que comme témoins de travaux achevés ou abandonnés, mais il en est d’autres auxquels je me reporte souvent : l’Odyssée, Euripide, Lucien, et même — pourquoi pas — l’Hermès Trismégiste. Là, je dois l’avouer, mon œil gauche travaille plus que le droit, mais, pour les auteurs latins, Lucrèce, Virgile, Tite-Live, Apulée, la traduction n’est qu’une main courante pour franchir un passage difficile. Et l’éditeur que j’ai longtemps été ajoutera une remarque : presque tous les livres publiés en France entre 1920 et 1930 tombent en poussière, tandis que le papier des vôtres est resté en bon état !

Mon très regretté confrère et ami, Pierre-Henri Simon, à votre Congrès de Paris, avait traité avec beaucoup d’intelligence et de pénétration le problème de l’avenir de la culture et de l’humanisme, il ne croyait certes pas, comme les modernistes, que l’humanisme était un diplodocus empaillé, mais sa conclusion était marquée d’un profond pessimisme. Fallait-il y voir l’effet de la crise qui commençait, en ce printemps de 1968, à secouer l’Université, ou au contraire le pressentiment de la maladie qui devait nous enlever prématurément Pierre-Henri Simon ? Je n’ose choisir entre ces deux hypothèses. Mais n’est-ce pas le propre de la culture d’être toujours menacée ? Le destin de l’humanisme de se trouver toujours remis en question, aussi bien par les ignorants que par les mauvais clercs ? Dans une de vos premières réunions, un de vos fondateurs ne rappelait-il pas que déjà, au temps de sa jeunesse, on déplorait le déclin des études grecques ?

« On peut se demander, s’écriait Pierre-Henri Simon il y a cinq ans, si l’esprit mène vraiment l’histoire », et le matérialisme tient une réponse négative toute prête, avec ses courbes du prix de la vie, ses chiffres extraits des anciennes mercuriales et tout l’arsenal des causes économiques qui, selon lui, enfanteraient les guerres et les révolutions. Mais ne pourrait-on pas prendre le contre-pied de cette thèse et rechercher si ce ne sont point les idées — « ce ferment destructeur », disait Balzac — qui orientent les faits et, comme une étincelle allume un incendie, transforment une bagarre de faubourg en révolution, un incident de frontière en guerre européenne ? Et n’est-il pas permis de noter que la lutte engagée contre la culture classique et contre l’intellectualisme est menée selon les méthodes, déformées, de cette même dialectique sur laquelle Hegel fonda jadis une métaphysique idéaliste et une philosophie de l’État souverain ?

Mais je m’égare sur des terrains où, depuis plus de trente ans, j’avais évité de me risquer. Au reste, le lieu où nous sommes réunis nous parle plutôt d’ordre et de durée que d’abandons et d’accidents. Avant de quitter Paris, j’ai relu dans Properce l’admirable élégie qui ouvre le Livre IV :

« Tout ce que tu vois ici, mon hôte, celle Rome si grande, avant que le Phrygien Enée vint ici, c’était une colline herbeuse où se sont couchées les vaches fugitives d’Evandre. » Puis, le poète évoque « ce fleuve étranger, le Tibre, où les bœufs allaient boire, et l’humble cabane qui fut la maison de Rémus ». Ensuite, j’ai repris le commentaire profond que Georges Dumézil a donné de cette élégie. Quoi ? Cet oppidum primitif, pris d’assaut et incendié par les Sabins, puis par les Étrusques, puis par les Gaulois, est redevenu chaque fois romain, à travers les fusions de peuples divers et l’assimilation de dieux étrangers. Que prouve ce mythe devenu modèle historique et aboutissant sept siècles plus tard à la maîtrise du monde connu ? Il. prouve, je crois, que l’esprit ne mène pas l’histoire dans chacun de ses instants, mais que la volonté d’un peuple finit par la construire dans sa durée, en fixant avec ses Annales une image voulue du passé et en faisant entrer l’avenir dans le cadre de ses oracles.

Beaucoup de penseurs, reprenant la méditation de Renan sur l’Acropole, ont semblé croire que la sagesse d’Athéna était une égide suffisante pour protéger sa cité. Sur ce Capitole où s’élevèrent des palais et des temples, dont les ruines mêmes ont péri, mais que, toujours, des constructions plus grandes et plus belles ont remplacés, nous ne saurions oublier une vérité : si les peuples heureux n’ont pas d’histoire, ce n’est point par leurs infortunes, mais par leur courage et leurs actes, que les hommes retiennent l’attention de Clio.

J’ai lu, je ne sais où, qu’au Moyen Age trente-deux papes se retranchèrent à Orvieto pour fuir les émeutes romaines : cela, c’est l’anecdote, et l’histoire de la Ville Éternelle est ailleurs. L’histoire du monde également.

Ici, selon la tradition, une tête humaine, découverte par Tarquin, fut pour lui l’annonce de la royauté. Une roche voisine porte encore le nom de cette Tarpéia que, dans une autre élégie, Properce, toujours lui, nous montre brûlant de passion pour le beau Tatius, roi des Sabins. Devons-nous le croire, ou nous demander, avec Georges Dumézil, si ce récit ne symboliserait point plutôt la puissance corruptrice de l’or, comme plusieurs autres légendes ? Je l’ignore, et je me demande même si la Vestale écrasée sous les boucliers des Sabins n’incarne pas tout simplement le thème folklorique de la jeune fille immolée ou enterrée vivante dans les fondations d’une forteresse, afin que ses remparts défient le temps ?

Défier le temps. Nietzsche écrivait que l’homme de l’avenir serait celui qui aurait la plus longue mémoire. Or, qu’est-elle, la mémoire, sinon un refuge contre le Panta rei où se résume la fuite du temps ? n’est-elle, sinon une garantie de durée pour les individus comme pour les nations ? Ah, ils savent bien pourquoi ils s’attaquent à l’histoire, les tenants de cette philosophie désespérée qui couvre paradoxalement son appétit du néant sous un barbarisme dérivé du verbe exister ! Mais ne devrions-nous pas dire plutôt que ce mot la couvrait, il y a dix ans, cette philosophie, car les modes intellectuelles se succèdent aussi vite que les autres, et l’actualité, nous le savons, c’est ce qui, ce matin, semble être quelque chose, et, ce soir, ne sera plus rien.

Changeant au milieu des choses qui changent, inquiet de voir ses maîtres eux-mêmes hésitants, l’homme moderne éprouve l’angoisse du voyageur perdu dans une forêt. Mais l’image n’est pas nouvelle et cette forêt d’erreurs c’est celle que Dante, dans le Convito, appelait « la selva erronea di questa vita ». Dans une forêt plus obscure encore, celle de l’Enfer, le Florentin a trouvé un guide, Virgile, que le Moyen Age révérait comme un prophète, et qui demeure pour nous un représentant de la sagesse antique. Puisse-t-elle, cette sagesse, nous montrer qu’elle n’a point épuisé ses vertus, et puissions-nous nous rappeler que, si l’on construit un musée pour un vase grec ou pour un bronze égyptien, on n’a pas le droit de jeter à la décharge le trésor de sagesse des siècles passés, comme on fait pour les produits fabriqués par une société de consommation, plus pauvre sur le plan de l’esprit au fur et à mesure qu’elle dispose de plus de ressources matérielles.